CHAPITRE IV
Marie aimait l'odeur des vieux livres, du cuir patiné, du papier jauni et craquant, les gravures tarabiscotées et les majuscules à enluminures. C'était sans doute pour cette raison qu'elle avait tenté l'aventure, trois ans plus tôt, de s'associer à un certain Emile Chaffier afin de racheter une minuscule librairie spécialisée dans le livre ancien et d'occasion. Elle y avait investi le petit pécule qui lui venait de sa mère, une dizaine de milliers de francs prêtés sans intérêts par Martine, le reste lui venant — avec intérêts — de l'agence locale du Crédit Agricole. Depuis, quand elle ne se trouvait pas à RocheLalheue, elle passait son temps à compulser des catalogues, à répondre au courrier d'originaux dans son genre, à téléphoner à des bibliothécaires et parfois à vendre un volume à un amateur que sa jolie silhouette, derrière la vitrine, avait attiré en ce lieu. Sans doute n'était-ce pas le Pérou, d'autant que son associé se reposait entièrement sur elle et ne faisait que de rares apparitions à la Bouquinerie — c'était le nom de la boutique —, mais au moins elle avait la tranquillité. Elle pouvait demeurer seule, tout à ses pensées, durant de longues heures et refaisait ses forces, se reposant des nuits infernales que lui imposait grand-mère.
Il lui arrivait également de négocier l'achat de livres avec des particuliers, suite la plupart du temps à des décès et des héritages, ou au rachat de vieilles demeures aux greniers recelant des surprises. C'était la partie la plus intéressante de son job. Elle savait reconnaître la bonne occasion et la négocier au mieux, sans pour autant se montrer rapace envers des gens qui, la plupart du temps, n'y connaissaient rien. Emile n'étant de toute manière pas acharné au travail, il lui laissait le côté prospectif de l'affaire et gardait le magasin pendant qu'elle se déplaçait. Aussi Marie ne fut-elle pas étonnée, en arrivant à la Bouquinerie, quand son associé — cinquante ans, le foie malade et des lunettes toujours sales — lui dit qu'un certain Thomas Bastide l'attendait chez lui, au lieu-dit Combevelle, pour y discuter d'ouvrages qu'il désirait vendre.
Après la nuit qu'elle avait passée et son... absence, Marie n'avait guère envie de traîner à la boutique en compagnie d'Emile, à subir les commentaires condescendants engendrés par sa longue carrière de libraire parisien — mais pourquoi était-il venu s'enterrer en province? — à devoir sourire à des gens qui erreraient entre les rayonnages et repartiraient sans avoir rien acheté et à se ronger en se demandant comment faire pour honorer sa prochaine cotisation à l'U.R.S.S.A.F.
Aussi décida-t-elle de se rendre séance tenante chez ce M. Bastide. Au moins, cela lui occuperait l'esprit.
Combevelle était un hameau sis à une quinzaine de kilomètres de la ville, mais elle mit plus d'une demiheure pour s'y rendre. La route était mauvaise, encombrée de travaux, et les balais d'essuie-glace de sa 4L, usés, remplissaient mal leur office sous la pluie d'orage. Arrivée aux premières maisons du village, Marie perdit encore du temps à s'orienter, tourna en rond puis dut finalement se renseigner auprès d'une passante qui disparaissait à moitié sous son parapluie.
Comme elle s'y attendait, la demeure du sieur Bastide était une vieille maison, sans doute vendue depuis peu car le panneau du notaire chargé de la transaction était encore fixé sur le mur d'enceinte, à côté du portail ouvert.
La jeune femme suivit une allée, en aussi mauvais état que celle de RocheLalheue, et déboucha dans une petite cour que surplombaient trois marroniers impressionnants. Elle considéra un instant la grande demeure bourgeoise, qui conservait de beaux restes, puis ouvrit sa portière et, empoignant son sac, courut se réfugier sous l'auvent qui ornait la façade. L'orage était vraiment violent, et il durait.
Comme elle cherchait une sonnette, la porte s'ouvrit, et elle se trouva en face d'un homme de haute taille. Il lui tendit la main, un large sourire sur son visage hâlé.
—Mademoiselle de RocheLalheue, j'imagine, dit-il.
C'est très aimable à vous d'être venue si vite ! Je suis Thomas Bastide.
Prise de court, Marie serra la main tendue. Elle s'était attendue à rencontrer un vieux monsieur à lorgnon — un peu dans le genre de son associé. Or l'homme qui se tenait devant elle ne devait guère avoir plus de trentecinq ans. Il était plutôt beau garçon, le visage ouvert, énergique, les cheveux blonds assez longs, le sourire charmeur. Un seul regard suffit à l'arrivante pour noter une foule d'autres petits détails. Un lacis de rides minuscules, de chaque côté des yeux, deux fossettes au coin des lèvres, une petite cicatrice au-dessus de l'oeil gauche.
—J'ai contacté M. Chaffier hier, reprit Bastide, mais je ne pensais pas que vous viendriez dès aujourd'hui.
Rien ne pressait...
Il tenait toujours la main de Marie. Sa poigne était ferme, agréable, sa peau sèche. La jeune femme avait du mal à détourner les yeux de ses prunelles au gris profond. Une étrange lueur y brillait et, sans savoir pourquoi, Marie songea à sa mésaventure du matin. Ces prunelles l'emmenaient... ailleurs. Elles possédaient un magnétisme, une présence auxquels elle était sensible.
Elle eut un sourire un peu forcé.
—Je suis toujours intéressée par les vieux ouvrages...
s'ils en valent la peine.
Elle venait de se souvenir qu'elle était acheteuse, et que la première qualité, d'une acheteuse était de ne pas montrer un enthousiasme excessif pour ce qu'on lui proposait.
—Je crois qu'ils en valent la peine, répliqua Bastide, son sourire s'élargissant.
Il lui lâcha enfin la main, s'effaça pour la laisser entrer. La maison sentait un peu le renfermé, mais malgré le mauvais temps était très claire grâce à ses grandes fenêtres. Le mobilier du salon où se retrouva Marie était sommaire. La sobriété de la table et des chaises lui plut néanmoins.
—J'ai acheté cette maison il y a deux semaines à peine, expliqua Thomas Bastide. Tout est encore à faire.
Excusez l'austérité du lieu.
Marie eut un sourire.
—J'habite moi-même une vieille demeure. J'ai l'habitude de l'austérité.
—Malgré tout, la cuisine est en état de marche.
Désirez-vous quelque chose? Un café?
—Un café, je veux bien.
Bastide eut l'air enchanté. Il prit sans façon sa visiteuse par le bras pour la guider vers une autre pièce. La jeune femme aimait le contact de sa main, et cela la troubla plus que le reste.
La cuisine était peut-être en état de marche, mais elle ne payait pas de mine. Le vieux papier peint — de très mauvais goût — était largement délavé, déchiré par endroits, et un antique fourneau à bois trônait contre un mur, surmonté de son tuyau coudé. Thomas Bastide disposait cependant d'une cafetière ultramoderne dont s'échappait un arôme alléchant.
Le café était bon, fort, et Marie le sirota à petites gorgées, consciente que son hôte ne la quittait pas du regard.
—Je suis artistepeintre, déclara tout à coup Bastide.
J'arrive des Etats-Unis, après y avoir passé quelques années. Je voulais me ressourcer, reprendre contact avec mes racines, comme on dit. Pour parler plus simplement, j'ai besoin de me reposer, loin de la faune que je fréquentais là-bas... J'avais du succès, de l'argent, mais je ne faisais plus grand-chose de bon. Alors j'ai emballé mes affaires, débarqué en France, et j'ai cherché où me réfugier. Quelque chose m'a irrésistiblement attiré ici.
Je suis tombé amoureux de cette vieille maison, alors que je suis persuadé qu'il va me falloir dix ans au moins pour la remettre en état. Et savez-vous.., j'ai retrouvé le plaisir de peindre !
Marie écoutait, un peu étonnée par cette confession.
Bastide parlait sans ostentation, mais elle se demandait pourquoi il se confiait ainsi à elle. Son regard gris était intense.
—Voulez-vous voir quelque chose d'assez étrange?
conclut-il.
Elle posa sa tasse vide.
—Pourquoi pas?
—Venez.
Il la prit à nouveau par le bras. Ils quittèrent la cuisine, suivirent un couloir, débouchèrent dans une sorte de jardin d'hiver que recouvrait une vaste véranda. Des toiles vierges s'alignaient contre le mur, d'autres attendaient, accrochées à des chevalets. Certaines portaient des esquisses et quelques-unes, terminées, étaient posées dans un coin.
—Mon atelier, commenta Bastide. Pas encore terminé d'aménager non plus. Mais... approchez-vous.
Marie obéit, s'avança vers une des toiles en cours de réalisation. C'était un portrait. Elle se pencha... et eut l'impression que le sol se dérobait sous ses pieds.
Les traits, quoique à peine marqués, étaient reconnaissables, ainsi que les lignes maîtresses du décor.
La bouche sèche, la jeune femme se contemplait dans la clairière, là où sa transe l'avait emportée. Là où elle avait rencontré... la créature. Là où son corps s'était ému... comme il s'émouvait en cet instant précis, dans cet atelier.
Marie demeura un long moment fascinée par cette toile. Puis, enfin, elle se retourna vers Thomas Bastide.
Il l'observait avec gravité.
—Je... je ne comprends pas, ditelle.
—Croyez-vous à la prédestination?
Elle ne répondit pas. Depuis quelques heures, elle ne savait plus très bien à quoi elle croyait ou pas. Silencieuse, elle examina les autres esquisses. Toutes la représentaient. Il y avait plusieurs nus. Elle s'y retrouvait, sans le moindre doute possible. Ses seins charnus, ses fesses rondes, ses longues jambes, ses mollets forts et même son abondante toison noire.
Elle reconnaissait aussi, toujours sans équivoque, le décor où elle avait vécu son dédoublement. La brume, la forêt. Puis la maison confusément familière. Malgré elle, elle y chercha les cadavres, le sang. Mais les tableaux n'évoquait rien de morbide, aucune violence ne les marquait. Ils étaient tout simplement beaux.
Ce fut avec un grand trouble que la jeune fille se tourna à nouveau vers le peintre.
—Comment cela se peut-il? interrogea-t-elle.
Vous... vous m'avez déjà vue?
—Non, hormis en rêve.
Elle se raidit.
—En... rêve?
Il effleura une toile.
—Je crois en certains signes, expliqua-t-il d'une voix sourde. En une vie bien au-delà de la vie apparente...
Votre vision.., car il ne peut s'agir que de vous.., m'a visité pour la première fois il y a un an, à New York.
Vous m'êtes apparue et... je n'ai pu me défaire de vous, si j'ose dire. Je pensais sans arrêt à vous, sans savoir, bien sûr, qui vous étiez. J'ai fait des dizaines d'autres esquisses, des portraits, des nus. J'en ai même exposé dans une galerie... Mais cela ne suffisait pas. J'ai su que je devais quitter l'Amérique pour suivre mon obsession.
Quelque chose m'appelait... ailleurs. J'ai suivi cet appel, et je me suis retrouvé ici. Quand j'ai vu cette maison, ce village, j'ai compris que j'étais arrivé. Je me suis installé, j'ai repris mes pinceaux. J'attendais... Je savais que vous alliez venir. En fait, je n'ai même pas été surpris lorsque je vous ai vue sur le pas de la porte. C'était dans l'ordre des choses.
Marie sentait son cœur s'emballer. Ce qu'elle vivait n'avait pas plus de sens que.. .que ce qu'elle avait vécu la nuit précédente. Elle aurait dû éclater de rire, repousser les allégations de Bastide, lui crier qu'il racontait des histoires, qu'il l'avait espionnée et lui montait un bateau pour coucher avec elle... Mais elle savait, au plus profond d'elle-même, qu'elle aurait eu tort. Thomas Bastide ne mentait pas.
—Et ce... décor? demanda-t-elle en montrant les arbres estompés dans la brume, l'escalier qui se perdait dans les nues. Vous en avez rêvé aussi?
—Peut-être... Quand je vous peins, le décor vient tout seul.
—Et pourquoi... m'avez-vous représentée... nue?
Il eut un sourire fugitif.
—Parce que vous avez un corps magnifique et que j'aime la beauté. Je suis réellement peintre. Tout cela n'est pas une machination pour vous mettre dans mon lit Marie rougit de se sentir devinée.
—Qu'est-ce que vous attendez de moi? questionnat-elle brutalement.
Il cilla devant la sécheresse du ton.
—Seulement que vous examiniez les livres que je souhaite vendre.
—Eh bien montrez-les-moi, voulez-vous.
Il acquiesça et la prit une nouvelle fois par le bras. Elle ne se dégagea pas. Malgré son apparent sang-froid, elle se sentait bouleversée. Non pas tant qu'un artistepeintre l'ait imaginée dans ses fantasmes, mais bien que ces fantasmes correspondent aussi exactement à son expérience.
Bastide la précéda dans un escalier qui donnait sur une vaste pièce, au premier étage, aménagée en bureau. Là non plus, il n'y avait pas beaucoup de mobilier. Mais trois des quatre murs étaient couverts de rayonnages ; deux de ces étagères étaient occupés par des livres. Deux grosses malles, dans un coin, débordaient d'autres ouvrages, et Marie sentit son intérêt professionnel se réveiller.
—Vous les avez trouvés ici? demanda-t-elle.
—Oui. J'imagine qu'ils peuvent avoir une certaine valeur. Mais peut-être me fais-je des illusions.
La visiteuse eut un petit sourire.
—Et ceux-là? s'enquit-elle en montrant les volumes rangés en rayons.
—Ceux-là, j'y tiens... Je les ai collectés tout au long de ma vie... Je ne les vends pas.
Marie s'avança vers les étagères. Ces livres l'attiraient. Elle en saisit un, sans en demander la permission à son hôte. A l'instant où sa main touchait l'ouvrage, un long frisson la traversa. Le livre semblait très ancien. Le cuir qui le reliait était d'une finesse qu'elle n'avait jamais connue, et sa patine la ravit. Elle ouvrit le volume, retenant son souffle.
—C'est du latin, s'étonna-t-elle.
—Oui, comme tous les écrits des débuts de l'imprimerie. Lisez-vous le latin?
—J'en ai quelques souvenirs.
Elle s'efforça de déchiffrer les lignes serrées, dont les mots étaient collés les uns aux autres.
—Il me semble... que cela traite d'occultisme? fitelle, perplexe.
—Plus exactement de démonologie. Vous tenez entre les mains un livre qui a fait le malheur de bien des gens.
—Comment cela?
—Son auteur a été brûlé pour hérésie, ainsi que l'imprimeur — clandestin, comme il se doit —, les ouvriers qui y ont travaillé et même leurs proches. Il ne faisait pas bon, à l'époque, écrire sur le Diable.
Marie, très étonnée, se rendit compte que Thomas Bastide paraissait tout à coup songeur, presque nostalgique, comme s'il évoquait des souvenirs. Elle reposa l'ouvrage, en prit un second. Celui-ci, rédigé en langue profane, traitait de magie. Un troisième, anglais, évoquait les rapports entre le maudit et le sacré. D'autres, dans diverses langues (allemand, italien, et même grec ancien et chinois) semblaient s'occuper des mêmes sujets.
—Vous vous intéressez aux sciences parallèles, monsieur Bastide? demanda-t-elle.
—Pourquoi « parallèles »? riposta-t-il. Ce sont des sciences fermées à la compréhension du vulgaire, mais pour qui sait en pénétrer les arcanes, elles s'avèrent aussi exactes et nobles que les mathématiques.
—Et... vous savez les pénétrer?
La jeune femme ressentait l'envie, folle, de raconter son étrange expérience de la nuit à son compagnon, de lui confier son angoisse, ses interrogations. Mais elle n'osa pas.
Elle se détourna des livres, fit face à Thomas Bastide.
—Bien, je vais examiner les ouvrages que vous désirez vendre. Je vais commencer par en établir une liste.
J'en aurai peut-être pour un moment...
Il eut un geste négligent de la main.
—Faites comme chez vous. Si cela ne vous ennuie pas, je vais vous laissez. Je dois travailler.
—Entendu.
Il se retira. Restée seule, Marie posa son sac, s'agenouilla devant la première malle et entreprit d'en aligner le contenu sur le plancher.
Elle se rendit vite compte qu'il s'agissait cette fois d'ouvrages de littérature courante. Certains étaient anciens, d'autres moins, et elle jugea qu'il pouvait effectivement y en avoir de valeur mais que le niveau général de la collection restait dans la moyenne. C'était là ce qu'elle aurait pu trouver dans n'importe quelle vieille bibliothèque. Cependant, elle se fit un point d'honneur d'examiner chaque volume, d'en noter les références, estimant mentalement le prix qu'elle en offrirait et celui auquel elle pourrait le revendre.
Elle s'absorba si bien dans son travail qu'elle demeura toute bête lorsqu'elle entendit, dans une autre pièce, une pendule sonner douze coups. Un regard à sa montre lui confirma qu'il était bien midi. Elle n'avait pas vu le temps passer. Les livres, triés par catégories et époques, s'alignaient en piles séparées. Elle se releva, légèrement ankylosée, ramassa son sac et gagna la porte.
—Monsieur Bastide? appela-t-elle.
Pas de réponse. Elle hésita, sortit du bureau, appela une seconde fois, sans plus de succès. Elle descendit donc l'escalier, se demandant pourquoi son coeur battait plus fort. Puis elle se retrouva à la porte de l'atelier du peintre.
Il se trouvait là, lui tournant le dos, et il dessinait.
C'était elle qu'il dessinait. Nue... Crucifiée devant un arbre touffu, immense, un arbre qui était lui-même une cathédrale de vie, d'ombres et de mystère. L'arbre aux fées, le thuya géant du parc de RocheLalheue.
Marie resta un long instant immobile, à regarder Bastide s'affairer, tracer les lignes maîtresse de sont tableau. L'oeuvre prenait forme sous les yeux fascinés de la jeune fille. Elle n'était pas experte en peinture, mais la justesse du trait l'a stupéfiait. Bastide travaillait au fusain, posant ses ombres délicatement. Pourtant, une force extraordinaire jaillissait de ses mains. Marie se dit que c'était réellement un grand artiste.
—Approchez-vous, dit-il sans tourner la tête. Vous verrez mieux.
Elle n'avait fait aucun bruit. Cominent avait-il deviné sa présence?
Comment pouvait-il connaître l'arbre am fées? Comment parvenait-il à la croquer aussi justement, sans qu'elle ait jamais posé pour lui? La pointe du fusain marqua un grain de beauté juste sous son sein droit. Elle tressaillit. Elle avait exactement ce grain de beauté, à cet endroit.
Lorsqu'elle s'avança, elle découvrit son visage. Il était extraordinairement concentré, mais une flamme intense brûlait dans ses yeux, qui lui noua la gorge. Elle regarda ses mains, longues et nerveuses. Une idée absurde naquit dans son esprit. N'était-il pas beaucoup plus âgé qu'il le paraissait? Son expression n'était pas celle d'un homme de trentecinq ans, ou de quarante, ou de soixante... ou d'une vie.
—Aviez-vous déjà vu cet arbre? demanda-t-elle en montrant le thuya.
Il sourit.
—Bien sûr que non. Il n'en pousse pas de pareils à New York, même dans Central Park !
—A Central Park, non... Mais là où je vis, oui... (Il ne réagit que par un coup d'œil appuyé. Elle se mordit les lèvres.) Vous me connaissez très bien, monsieur Bastide.
Il posa son fusain.
—Vous feriez un modèle admirable.
—Est-ce une proposition?
Il s'essuya lentement les mains à un chiffon, sans la quitter du regard. Marie, très étonnée, se rendit compte qu'elle aimerait effectivement poser pour lui. Nue...
—Je vous propose de partager mon déjeuner, déclara-t-il soudain. Il est plus de midi, et j'ai envie que vous restiez ici.
C'était direct, et Marie se sentit rougir. Mais elle n'avait aucune raison valable de refuser l'invitation.
—D'accord, acquiesça-t-elle. Qu'y a-t-il au menu?
Il y avait des légumes, des oeufs et du fromage, arrosés d'eau. La jeune femme s'étonna d'une telle frugalité, qui ne lui déplaisait cependant pas. C'était de toute manière plus sain que les sandwiches qu'elle absorbait habituellement en guise de déjeuner.
Ils bavardèrent d'une façon très décontractée, et elle en fut reconnaissante à son hôte car, pendant cet entracte, elle parvint à oublier grand-mère, RocheLalheue et ses soucis.
—Que pensez-vous de mes livres? demanda tout à coup le peintre.
Elle s'essuya les lèvres.
—Il faudra que j'étudie la liste que j'en ai faite.
Ensuite, je pourrai vous proposer un chiffre. Je ne vous cache pas qu'une bonne moitié des ouvrages est sans intérêt. Je ne vous la rachèterai pas.
Il ne parut pas se formaliser et lui passa le plateau de fruits, se penchant vers elle. Marie eut le souffle coupé.
L'envie qu'il l'embrasse flambait en elle. L'envie qu'il la séduise, qu'il lui fasse l'amour. Elle n'avait jamais ressenti cela, avec aucun des garçons à qui elle s'était donnée. Pas même avec Marc.
Mais Bastide ne l'embrassa pas.
—Eh bien, vous reviendrez me communiquer votre offre. Cela me donnera le plaisir de vous revoir. (Il se rassit en face d'elle, et ses yeux gris la pénétrèrent.) Vous n'avez pas une vie facile, observa-t-il. Vous souffrez et vous êtes lasse. Vous avez l'impression qu'un piège s'est refermé sur vous, et vous ne savez pas si vous pourrez vous en échapper. Mais vous vous dévouez, et votre coeur est pur. Ne désespérez jamais, Marie. Vous passerez par des moments difficiles, mais la lumière brillera pour vous.
Marie ouvrait de grands yeux, sans savoir si elle devait se mettre en colère ou s'exclamer de surprise. Comment Bastide pouvait-il aussi bien la deviner, deviner ses problèmes? C'était comme s'il connaissait son âme aussi bien que son physique.
—Est-ce votre connaissance de l'occultisme qui vous permet de prédire l'avenir? persifla-t-elle pour se donner une contenance.
—Pourquoi pas?
Il y eut un long silence. Enfin, la jeune femme se leva.
—Je dois retourner en ville, monsieur Bastide. J'ai à faire à la Bouquinerie.
Il se leva à son tour.
—Vous reverrai-je, interrogea-t-il, ou bien m'enverrez-vous votre associé? Vous ai-je fâchée, Marie?
Elle secoua doucement la tête.
—Non, vous ne m'avez pas fâchée. Mais il se passe trop de choses que je ne comprends pas. J'ai besoin de réfléchir.
Il acquiesça. Elle prit son sac, et il l'accompagna sur le pas de la porte, où ils se serrèrent la main.
Et, brusquement, Marie cessa de retenir les paroles qui se pressaient dans sa gorge depuis le début du repas.
—Je veux poser pour vous, monsieur Bastide, ditelle très vite, sentant ses joues s'empourprer. Je... je veux comprendre... pourquoi... vous me connaissez si bien.
Il poussa un soupire qu'elle crut deviner de soulagement, et ses mains caressèrent la sienne.
— Vous comprendrez, Marie. Revenez demain.
Vous poserez, et alors beaucbup de choses s'éclairciront.
Marie regagna la ville, profondément troublée par sa visite à Combevelle. Elle avait les pieds sur terre, un peu par nécessité, et ne s'était jamais sentie concernée par l'occultisme, les superstitions ou les mouvements écologico-mystiques qui prétendaient améliorer le monde. En outre, elle détestait le charlatanisme et les beaux parleurs. Mais Bastide n'était ni l'un ni l'autre. Il était... elle ne savait quoi... Différent.
Elle travaillait à la liste de ses ouvrages, à la boutique, quand une angoisse soudaine la saisit. Elle était là, assise à son bureau, à compulser un catalogue, et voilà que son coeur se serrait, que sa gorge se nouait, qu'une suée froide la faisait frissonner. Elle leva la tête, considéra l'alignement des rayons et des bacs emplis de livres. Le magasin était sombre, silencieux, et elle retrouva l'impression qu'elle avait ressentie au sortie de la chambre de grand-mère. La présence... invisible, obsédante. Les ombres s'allongeaient. Les perspectives s'étiraient. Le silence s'approfondissait...
— Ah non ! s'écria la jeune fille en se dressant si brusquement qu'elle renversa sa chaise. Ça suffit comme ça!
Alors, aussi soudainement qu'elle était venue, la sensation désagréable disparut. Son malaise apaisé, Marie porta une main à sa poitrine. Elle avait physiquement senti le souffle de la mort sur son visage, avait aperçu un abîme, entendu des appels déchirants, vu bouillonner des flots de sang; et un ricanement haineux avait résonné à ses oreilles...
On frappa à la vitrine, et un cri lui échappa. Elle se retourna pour découvrir un client qui lui rappelait avec véhémence qu'il était temps d'ouvrir la Bouquinerie.
Elle connaissait bien l'homme et ne l'appréciait pas.
Un type qui ne venait que pour faire semblant de chercher et la reluquer sous le nez, lui demandant des renseignements bidon sur des ouvrages qui n'existaient sûrement que dans ses fantasmes et ne traitaient que de cul ! Marie avait horreur de cette hypocrisie gluante; aussi, pendant que son obsédé se livrait à son petit jeu dans son coin, elle s'affaira à ouvrir des cartons et à faire du rangement.
Le manège dura presque une heure, puis un groupe de jeunes gens arriva, à la recherche de vieilles éditions de science-fiction, et l'importun décampa, visiblement frustré.
Lorsque enfin Marie se retrouva seule, elle put penser à Bastide. A tout ce qu'il lui avait dit. A ses mains traçant la courbe de sa hanche, les ondulations de ses cheveux, le modelé de son menton. Que se passerait-il, demain, lorsqu'elle se dénuderait devant lui? Elle frémissait rien que d'y songer. Elle avait peur. Mais elle savait qu'elle le ferait. Pour rien au monde elle ne manquerait de le faire. Thomas Bastide la possédait.
Comme la créature l'avait possédée.
Elle sentit son sang refluer de ses veines, frappée par l'évidence...
La porte de la Bouquinerie s'ouvrit à la volée, et Jeanne apparut.