CHAPITRE II

Ce fut étrange et très désagréable. Tout à coup, Marie n'était plus seule dans le corridor mal éclairé. Immobile, le linge sale sur les bras, elle savait avec une absolue certitude qu'elle était accompagnée. Quelque chose, quelqu'un, se tenait à côté d'elle ou derrière elle, devant elle... En elle ! Sa gorge se serra d'épouvante. Elle ne se trouvait plus dans le vaste manoir...

... mais en un lieu indéterminé, mouvant, telles les brumes qui, en automne, flottent à la surface d'un étang.

Une brume vivante, pesante, étouffante, où se mouvait une vie hostile, maléfique et sourde...

Malgré elle, Marie tourna la tête, pour regarder pardessus son épaule. Elle cligna des yeux. N'était-elle pas victime d'une hallucination? Elle se voyait marcher vers elle-même...

Elle avançait, raide et droite. Nue. Glacée. Sa bouche s'ouvrait pour prononcer des paroles qu'elle ne comprenait ni n'entendait. Un jet tiède, venu du nulle part, l'éclaboussa. Elle poussa un cri.

Exactement en même temps...

... que son double. Hébétée, elle contempla le sang qui coulait de sa main, s'étendait sur sa poitrine, ruisselait le long de ses jambes. Absurdement, elle se demanda si elle n'avait pas ses règles plus tôt que prévu...

Son double lui adressa un horrible sourire. Elle voulut fuir, mais ses pieds étaient collés au sol, comme dans un de ces absurdes cauchemars où elle tentait de fuir l'approche inexorable d'un monstre. Absurde... Le mot tournoya dans son esprit. Absurde... Absurde!

A l'instant où son double allait poser les mains sur elle, elle hurla.

Marie reprit brutalement conscience. Sa gorge modulait un son inarticulé. Elle chancela, dut s'appuyer du dos contre la porte de la chambre de grand-mère pour ne pas tomber, regarda tout autour d'elle. Bien entendu, le couloir était désert. Elle en fut presque déçue, puis se traita d'idiote. A quoi s'était-elle attendue? A ce qu'un fantôme se tienne auprès d'elle?

— Elle me rendra chèvre..., murmura-t-elle.

Son coeur battait à grands coups et un goût de bile remontait dans sa gorge. La vision de son double dansait encore devant ses yeux. Etait-ce la fatigue qui la soûlait?

Craquait-elle, minée par les soucis professionnels et domestiques, par les persécutions de l'aïeule et le vide désespérant de son existence? N'importe qui aurait craqué depuis longtemps.., ou aurait étranglé la vieille, comme disait Jeanne.

Mais Marie n'était pas du genre à s'apitoyer sur son sort. Son moment de faiblesse ne dura pas. Elle alla refermer la fenêtre au fond du couloir, où elle s'attarda à contempler le parc, à peine éclairé par un mince croissant de lune. Les hêtres et le thuya gigantesque, de l'autre côté de la vaste pelouse — l'arbre aux fées, ainsi qu'elle l'appelait quand elle était petite — étaient des gouffres d'obscurité. Elle réprima un frisson. Qu'elle était donc nerveuse !

Elle se détourna de la croisée et, son répugnant fardeau sous son bras, redescendit l'escalier. Après avoir traversé le hall, elle alla jusqu'à la cuisine, y alluma la lumière, enfourna rapidement le linge sale dans la machine à laver. Elle ne supporterait pas de laisser traîner cette merde dans la buanderie, fût-ce jusqu'au matin seulement. Jeanne ferait un foin du diable si elle y découvrait le linge taché, et elle-même n'avait pas besoin de se disputer, en plus, avec sa soeur!

Marie s'attarda un instant à écouter le ronron du moteur de la machine. Elle se sentait bien, dans la cuisine du manoir, mieux que dans n'importe quelle autre pièce, excepté, peut-être, la bibliothèque. Le reste n'était qu'enfilades de vastes et sombres salles peuplées d'échos et de souvenirs. Marie ne raffolait pas des souvenirs et se prenait parfois à rêver du jour où grandmère partirait. Alors, elle fuirait Roche-Lalheue et commencerait peut-être enfin à vivre...

En attendant, elle puait ! Elle regarda ses mains: maculées d'excréments, puis se détourna, traversa la cuisine et le hall au pas de charge pour se réfugier dans sa salle de bains.

C'était une pièce minuscule, qu'elle avait fait tant bien que mal aménager quelques années plus tôt, dans un espace perdu entre sa chambre et la cage d'escalier voisine. La baignoire y occupait presque toute la place, escortée d'un bidet et d'un lavabo. La robinetterie laissa échapper des glouglous sonores et de longues vibrations dès qu'elle fit couler l'eau.

Marie arracha sa robe de chambre et son tee-shirt, enjamba le rebord de la baignoire et, enfin.., enfin.., se laissa aller, savourant la sensation de l'eau chaude qui ruisselait sur son corps, la débarrassait de sa crasse et de sa lassitude. Quand elle se sentit un peu mieux, elle se redressa, saisit le gant de crin, le bloc de savon de Marseille et commença à se laver. Elle savait qu'aussitôt sa toilette achevée, elle en reviendrait à la réalité sordide de sa vie.

Elle se frotta énergiquement les bras et les mains, pour chasser odeur et dégoût. Puis elle se leva et, plus paresseusement s'enduisit de mousse le reste du corps.

Elle prenait son temps. Ces instants d'intimité lui appartenaient. Elle s'occupait d'elle-même. Elle... Pas de Jeanne. Ni de grand-mère. Ses mains effleuraient des courbes, des volumes, des fossettes qui étaient les siens.

Cette chair douce, c'était sa chair...

Elle accrocha du regard son reflet, dans la grande glace — piquée — qu'elle avait dénichée un jour au grenier et qu'elle avait elle-même accrochée au mur pour tenter d'agrandir artificiellement sa trop petite salle de bains. Le miroir s'embuait, mais elle ne s'en attarda pas moins à se contempler, songeant à l'étrange impression qu'elle avait ressentie en découvrant son double lors de sa... transe. Etrange, oui... Elle ne s'était pas vue inversée, comme dans n'importe quelle glace. Elle s'était réellement découverte comme si elle avait pu se détacher de son propre corps. Mais c'était bien sûr impossible.

Elle s'examina longuement, ce qui n'était pas dans ses habitudes, et en conclut qu'elle était belle, ce qui n'était pas non plus dans ses habitudes. Pourtant, en toute impartialité, elle l'était. Seulement sa beauté ne lui servait à rien. Ses jours étaient vides, son existence stérile. Elle eut un sourire sans joie. Le trait le plus marquant de son visage était sans doute ses sourcils arqués, épais, très noirs, qui lui donnaient une physionomie frappante, énergique. Ensuite, on remarquait son nez légèrement busqué, ses yeux à la prunelle de jais, ombrés de très longs cils recourbés, puis sa bouche, grande, aux lèvres charnues. Enfin, son menton délicat.

Le tout encadré par une masse épaisse, léonine, de cheveux si noirs qu'ils en avaient des reflets bleus et qui frisaient naturellement. Elle était une vraie brune, comme il y en a peu, et sa peau mate était celle d'une Méditerranéenne.

En revanche, sa stature la rapprochait des filles du Nord. Elle était grande, les épaules larges, les seins lourds, volumineux, au point qu'il lui arrivait de se demander ce qu'il adviendrait de leur arrogance lorsqu'elle aurait quarante ans. Mais pour l'heure, elle n'en avait que vingt-quatre, et en passant une main savonneuse sur eux, en un geste qui la troubla quelque peu, elle apprécia leur fermeté et en ressentit un orgueil inattendu.

Ses doigts jouèrent un instant avec les pointes couleur de prune, descendirent le long de ses flancs, de sa taille fine et souple.

— Mon Dieu... Il va me falloir une douche froide !

grommela-t-elle.

Elle se sentait une chaleur au creux des reins. Cela lui paraissait si incongru qu'elle restait là, à se regarder, tandis que sa main droite effleurait le sombre et épais buisson qui ornait son bas-ventre..., s'aventurait plus loin, dans le secret de sa féminité.

Marie se masturbait rarement, mais en cet instant, elle avait le désir animal de faire l'amour, d'éprouver du plaisir, de la jouissance. De vivre... De se trouver loin de grand-mère, de Roche-Lalheue, de ses soucis, de sa vie monotone. Il y avait une éternité qu'elle n'avait pas couché avec un garçon. Jeanne se moquait d'elle, la traitait assez méchamment de « Vierge Marie » tout en sachant combien, au fond d'elle-même, Marie se sentait anormale, infirme de la vie. Une vie sans homme, sans joie et sans rires. Une vie déjà éteinte, murée dans la prison qu'était devenu le domaine de Roche-Lalheue.

La jeune femme se tourna et, pardessus son épaule, observa sa croupe. Large, pommée, faite pour la main d'un homme. Elle désirait des choses informulées, vulgaires, sales. Elle se caressa, entre les globes charnus de ses fesses...

La buée acheva d'effacer son reflet, et ce fut comme si elle se réveillait d'une seconde transe. Elle hoqueta de stupeur et d'indignation devant les pensées qui l'agitaient et retira vivement ses mains.

Puis, tremblante, elle pressa sur le bouton de la douche, amena le jet dru entre ses cuisses, avec une sorte de rage, et laissa l'eau la cingler violemment. Que disparaissent sa folie, son désir, et son sexe, et son utérus. Et tout !

Puisque tout cela ne servait à rien !

Marie sortit de la baignoire et se sécha dans une serviette-éponge élimée jusqu'à la trame. Son visage, calme, ne laissait rien deviner de l'émoi qui l'avait agitée, et des questions qu'elle se posait encore. Elle jeta un coup d'oeil à sa montre bon marché. Presque quatre heures et demie. Elle se sentait lasse, ses yeux la brûlaient, mais elle était presque sûre de ne pas parvenir à se rendormir.

Elle retourna néanmoins dans sa chambre, se laissa tomber sur son lit. La chaleur était toujours aussi pesante. Ses yeux se fermèrent.

Aussitôt lui revint l'épisode qu'elle avait vécu en sortant de la chambre de grand-mère. Son propre corps, dans cette brume sinistre. Son visage angoissé. Et ce sentiment d'une présence étrangère qui l'observait, qui s'approchait d'elle, qui la traquait....

Oui... C'était cela. Qui la traquait, la poursuivait...

— Merde..., gémit-elle en se redressant. (Elle s'assit sur son lit, les poings sur les tempes.) Pfff...

Elle ne voulait pas attendre que le jour se lève, les yeux grands ouverts dans l'obscurité et les pensées s'affolant sous son crâne. La perspective de ces heures de solitude et de silence lui donnait la nausée. Elle songea à Marc, qu'elle avait eu la sottise d'amener au château, une année plus tôt. Il n'avait pas fallu longtemps à grand-mère pour dégoûter à jamais le jeune homme d'y remettre les pieds!

La jeune femme se leva, songeant vaguement qu'elle s'était choquée de ce que Jeanne dorme nue mais qu'elle se trouvait à présent dans le même appareil. Au fond, malgré les plaisirs onanistes qu'elle se procurait de temps en temps, elle était complètement coincée! Elle chercha une culotte dans un tiroir de sa commode, un tee-shirt, les enfila, fit machinalement bouffer ses cheveux puis quitta sa chambre.

Elle retourna à la cuisine, mit de l'eau à bouillir, saisit le pot de café moulu. La pendule, au salon, égrena cinq coups. Deux heures à tuer. Deux heures d'ennui, d'angoisse. Elle entrouvrit les volets, en attendant que le café passe. Le soleil se levait sur le parc, sur la rivière qui coulait en contrebas du domaine. Il ferait beau... Et chaud. Une magnifique journée d'été.

Elle but son café, l'accompagnant d'une tranche de pain rassis et d'un reste de beurre. Ce matin, avant de se rendre à son travail, elle irait au village faire quelques courses. L'épicerie et la boulangerie ouvraient très tôt.

Après avoir lavé son bol dans l'antique évier, elle hésita. Puis elle retourna s'asseoir à la table, étendit les bras et posa la tête dessus.

Elle s'endormit...

Et rêva...

Elle marchait à nouveau dans la brume. Elle n'était jamais venue ici, et pourtant, elle reconnaissait ce lieu.

Elle en avait peur, tout en s'y sentant chez elle. Il y flottait un parfum d'irréalité. Elle se trouvait hors du temps, hors du monde. Ses pieds nus foulaient une mousse épaisse froide, gluante. Des flaques d'eau sourdaient entre les taillis rabougris. De hauts fûts d'arbres s'élevaient autour d'elle. Mais le plus étrange, le plus angoissant, était le silence qui régnait dans ce vaste domaine. Un silence surnaturel. Un silence de mort.

Elle s'arrêta et, machinalement, posa une main sur l'écorce rude d'un chêne. Ce ne fut qu'à cet instant qu'elle se rendit compte qu'elle était nue. Elle comprit aussitôt.

Elle ne rêvait pas. Elle revivait sa transe. Cette fois, cependant, elle ne se trouvait pas en dehors d'elle-même.

Elle avait pénétré son double. Elle était son double. Elle voulut crier de peur, s'enfuir, s'évader de ce corps qui n'était pas le sien. Elle n'en fit rien. Un plaisir sourd l'habitait, une sensation perverse. Elle savait qu'elle se conduisait mal, qu'elle faisait une bêtise. Mais laquelle?

Pourquoi?

Elle reprit sa marche. Un rayon de soleil la guidait, perçant les nuages de brume. Elle déboucha tout à coup dans une clairière, et la brume disparut.

Alors elle le vit...

Il l'attendait. Elle cligna des yeux. Il était épouvantablement pervers, mauvais. Tout son être se révulsait à sa vue.

Pourtant, elle était heureuse qu'il soit là. Elle savait qu'il l'attendait. Elle-même l'attendait, lui. Elle ne distinguait pas son visage, qui demeurait flou, sans relief, les traits effacés. Mais cela n'avait pas d'importance. Il était présent, attirant, la force qui émanait de lui la subjuguait tout entière. Il était nu, lui aussi, et elle pouvait voir qu'il la désirait violemment. Son érection l'émut. Elle avait tout autant envie de lui, envie d'être prise par lui, de jouir par lui, d'être fécondée par lui.

Il lui fit signe d'approcher et elle obéit, s'avançant à pas lents, le coeur battant à se rompre. Elle leva le bras, mais il recula avant qu'elle ne le touche. Elle voulut l'appeler, mais il s'en allait. Sa silhouette s'estompait, s'amenuisait, disparaissait...

Brusquement, le décor changea. Marie se trouvait maintenant dans une maison. Elle ne la connaissait pas, et pourtant les lieux lui étaient familiers. Elle était déjà venue ici. Souvent. Mais cela n'avait aucune importance. Sauf que c'était dans cette maison qu'il l'attendait. Derrière cette porte, en haut de cet escalier.

Elle gravit lentement les marches, sachant qu'elle découvrirait au bout quelque chose d'épouvantable. Elle ne voulait cependant pas se dérober.

En atteignant le palier, elle vit le sang qui coulait sous la porte entrouverte. Elle se mordit les lèvres, mais, de toute manière, elle était incapable de crier. Fascinée, elle s'approcha de cette vaste flaque, tendit les mains...

La porte s'ouvrit toute seule. Effectivement, il était là. Il la désirait toujours aussi fort. Son sexe pointait vers elle, pareil à un obélisque de chair. Et ses reins à elle étaient en feu.

Elle parvint pourtant à détourner son attention du membre en érection et baissa la tête.

Corps déchiqueté, bras et jambes arrachés, découpés, tronc dépecé, abdomen ouvert, entrailles dévidées. Et le sang... le sang... le sang...

Elle se raidit, dans un farouche effort pour se réveiller, pour fuir, refusant la monstrueuse envie qui naissait en elle de se rouler dans ces ignobles restes, de les faire siens, de s'en repaître.

Il s'approcha alors d'elle, posa les mains sur ses hanches. Elle sentit une haleine brûlante sur sa nuque et retint son souffle, sachant qu'il allait la prendre, la profaner, violer son âme..., satisfaire les honteuses pulsions qu'elle se découvrait en cet instant et qui la faisaient s'offrir, cambrer les reins, geindre d'impatience...

Marie se redressa brusquement et s'aperçut, abasourdie, qu'elle était sur le point de jouir. Son excitation était telle qu'elle dut se morde férocement les lèvres pour retenir les cris qui montaient de son ventre en feu jusque dans sa gorge.

Elle se calma enfin et resta assise, le souffle court, les tempes battantes. Ses jambes étaient molles. Elle baissa la tête. Son slip était trempé.

—C'est pas vrai..., murmura-t-elle. Mais qu'est-ce qui m'arrive?

Son rêve demeurait incroyablement net dans son esprit. Elle en revivait chaque instant. La forêt, la brume..., la maison..., le cadavre. Et lui... Lui... Mais qui était-il?

La pendule sonna la demie, et la jeune femme jeta un coup d'oeil distrait à sa montre. Il était six heures trente.

Elle avait dormi un sacré bout de temps, appuyée à cette table.

Une question la frappa alors, singulière mais qui lui dessécha la bouche. Avait-elle réellement dormi?

Elle se leva, furieuse contre elle-même. Elle devenait dingue ! C'étaient la fatigue, les persécutions de grandmère, le manque de sommeil. Et puis elle avait vraiment besoin d'un mec! Pas étonnant qu'elle ait des plaisirs nocturnes, des rêves perturbés.

Il y eut un bruit derrière elle, et elle se retourna si vivement qu'elle se cogna la hanche contre le coin de la table. C'était Jeanne qui arrivait, bâillant et traînant les pieds dans des mules tout aussi éculées que les siennes.

Elle avait enfilé une chemise et fourrageait dans ses cheveux emmêlés.

—'lut..., dit-elle sans chaleur, en se laissant tomber sur une chaise. T'as du café?

—Froid... Une seconde. Je vais en refaire.

Marie servit en effet sa soeur. L'haleine de cette dernière était lourde et des senteurs moites montaient de son large décolleté.

-'rci, marmonna-t-elle en saisissant le pain. Y en a pas du frais?

—Non... Je ne suis pas allée au village. Je ne sais pas si tu as remarqué, mais je suis encore à moitié à poil...

Marie considérait Jeanne en s'efforçant de juguler son irritation. Sa compagne en prenait un peu trop à son aise. Sans doute n'était-ce pas sa semaine de s'occuper de Roche-Lalheue — et de grand-mère — mais ellemême n'était pas pour autant sa bonne !

Jeanne but une gorgée de café, mordit dans sa tartine.

—Elle t'a vraiment fait chier, mémé? demandat-elle, la bouche pleine.

Marie haussa les épaules et se rassit, en face de sa cadette.

—T'as l'air crevée, reprit celle-ci. Bon... écoute... si tu veux, la nuit prochaine, c'est moi qui me chargerai de cette vieille peau.

Marie eut une brève crispation de la bouche. Elle n'aimait pas que Jeanne traite grand-mère de noms d'oiseaux. Il restait au cœur de la jeune femme, malgré toutes les avanies qu'elle subissait, un respect atavique et, peut-être, une forme d'amour pour la mère de leur père. Respect et amour qui expliquaient le dévouement dont elle faisait preuve envers la vieille dame. Jeanne lui était beaucoup moins attachée. Du moins n'avait-elle pas l'hypocrisie de feindre une quelconque affection.

Chacun savait à quoi s'en tenir. Même grand-mère.

En regardant sa soeur, Marie avait l'impression de contempler son image, à peine déformée dans un miroir.

Jeanne avait dix-neuf mois de moins qu'elle, jour pour jour — un accident lors du retour de père d'un de ses voyages — et elles se ressemblaient énormément.

Mêmes cheveux noirs frisés, même teint mat, mêmes yeux sombres. Il fallait faire très attention pour noter le pli plus dur qui soulignait les lèvres de la cadette, son menton plus agressif. Jeanne était également un peu plus petite que son aînée, ses formes moins épanouies.

Quand elle s'énervait, elle traitait Marie de dondon ou de grande jument, ce qui était injuste. Elles ne seraient jamais l'une comme l'autre, ni l'une ni l'autre.

Les différences entre les deux soeurs étaient plus nettes au moral. Jeanne, assez paresseuse, se laissait souvent aller à la facilité. Elle travaillait sans zèle dans un salon de coiffure, après avoir trop tôt arrêté le lycée, ne se forçait guère pour faire preuve d'amabilité envers ses semblables et — ce qui choquait le plus Marie, peut-être parce qu'elle l'enviait secrètement —, avait la réputation justifiée d'être une fille facile.

Marie avait des hantises de grossesse ou de sida.

—Non, répondit-elle enfin. Ce n'est pas ta semaine.

—Ecoute... si ça peut t'aider. Moi, j'ai pas de problèmes pour me rendormir. (Marie se sentit faiblir.

C'était vrai qu'elle rêvait d'une vraie nuit de sommeil.) Seulement, samedi, je veux la bagnole, conclut Jeanne.

Sa sœur s'était bien doutée qu'elle n'offrirait rien pour rien.

—Tu dois sortir?

—Ouais...

Marie ne posa aucune question. Elle n'en avait pas envie.

—O.K., acquiesça-t-elle.

Jeanne eut un large sourire. Son aînée songea qu'elle avait bien de la chance de pouvoir sortir, se distraire, flirter..., se faire sauter. Echapper à l'atmosphère lugubre du manoir. Complètement déprimée, elle se leva.

—Tu débarrasseras, dit-elle. Il faut que j'aille m'habiller et faire les courses.

—Marie... (L'interpellée s'immobilisa, dans l'encadrement de la porte. Les yeux de Jeanne étaient durs.) C'est plus possible. Elle nous rend dingues toutes les deux. On n'a plus un sou. Tu te crèves le cul dans ta librairie et moi dans ce salon de coiffure merdique, et quand on est là, elle nous traite pire que des bonniches !

Faut faire quelque chose !

Marie garda un instant le silence.

—Et quoi donc? lâcha-t-elle ensuite.

—La foutre à l'hospice !

Elle secoua la tête.

—Tu sais bien que ce n'est pas possible.

—Et pourquoi? T'as peur qu'elle nous déshérite?

Pour ce qu'il doit y avoir comme héritage !

Jeanne avait élevé la voix. Marie sentait naître derrière ses yeux un sourd mal de tête. Puis, soudain, les paroles s'écoulèrent de sa bouche.

—Tout à l'heure, raconta-t-elle sourdement, en sortant de la chambre de grand-mère, je me suis sentie transportée ailleurs... Je me voyais à côté de mon corps, dédoublée... J'ai perçu une présence et... ensuite...

j'étais dans une forêt. Il y avait un... une créature... Elle m'a entraînée dans une maison... où il y avait un cadavre. Et... elle voulait me faire l'amour devant ce cadavre... Jeanne... j'ai... j'ai failli jouir pour de bon !

Jeanne, éberluée, resta un instant sans voix. Puis elle éclata de rire.

—Pas à dire, railla-t-elle, t'as des rêves intéressants !

Marie haussa les épaules, furieuse contre elle-même.

—On reparlera de tout ça plus tard.

Elle retourna dans sa chambre, furieuse de s'être confiée à Jeanne et d'avoir essuyé une moquerie. A la salle de bains, elle se lava les dents et changea de slip, après une assez longue séance sur le bidet durant laquelle elle refusa obstinément les pensées qui se bousculaient dans son esprit. Puis elle mit un soutien-gorge dont une baleine la blessait un peu, enfila un pantalon qui laissait deviner disgracieusement les élastiques de sa culotte et un léger pull noir au décolleté en V, fort seyant mais plus très frais. Elle avait besoin de vêtements neufs, aussi se promit-elle de vérifier le montant du compte en banque. Pour peu qu'elle fasse une bonne journée, elle pourrait peut-être s'acheter le soutien-gorge qu'elle avait vu en vitrine... Une paire de chaussures... Il lui faudrait aussi une robe d'été... Et il y avait la vidange et le graissage de la 4 L... Depuis quand n'était-elle pas allée au cinéma?

Jeanne paressait dans le hall, avachie sur la cathèdre, les jambes étendues devant elle, dans une pose vulgaire.

—Tu pourrais mettre un slip ! lui jeta son aînée.

—Pourquoi? Je te choque?

Marie dompta un début de colère.

—Tu fais négligée ! Et tu pues la sueur! Je te suggère d'aller prendre une douche. Dans un salon de coiffure, on est censé sentir bon !

Jeanne fusilla sa sœur du regard, avant de hausser les épaules.

—Qu'est-ce que tu crois que j'allais faire? Tu me prends pour qui?

Marie ne répliqua pas, saisit son grand sac à bandoulière posé sur la commode et se dirigea vers la porte. Au moment où elle l'ouvrait, Jeanne lui jeta : —Dis... ça remonte à quand, le dernier mandat de papa? (Marie se figea, très étonnée que sa cadette lui parle de leur père. L'autre poursuivit, venimeuse :) Parce que tu sais... je me suis acheté une veste, hier. J'en avais vachement besoin pour sortir avec Fred. Alors.., je crois qu'on a un petit découvert, à la banque.

Marie serra son poing gauche sur la lanière de son sac, si fort que ses articulations en blanchirent. Puis elle sortit.

Le parc de Roche-Lalheue couvrait dix hectares et demi. Une paille en comparaison de l'immensité du domaine d'autrefois. Les révolutions, quelques faillites et scandales, deux guerres mondiales, plusieurs crises boursières ainsi que l'inconséquence de certains membres de la noble famille avaient réduit les terres comme peau de chagrin. Et les dix hectares et demi de bois et de pâtures mal entretenus avaient eu vite fait de se muer en une étendue sauvage sur laquelle n'erraient plus que les chasseurs, en saison, et quelques enragés de trial. Dernière fioriture du blason, une ferme subsistait près de l'entrée du parc, dont le métayer s'entêtait à régler scrupuleusement le loyer, ce qui arrangeait bien Marie pour les fins de mois. Quand elle passa devant la vieille bâtisse, au volant de sa 4 L, la jeune femme ralentit. Nicolas, le fils de Martine et de Fabien Chanut, les locataires, handicapé de la tête mais pas des jambes, avait l'habitude de jaillir à toute heure de derrière la maison et de se précipiter vers les voitures en agitant ses bras immenses. Marie redoutait de l'écraser. Deux fois déjà, elle l'avait heurté.

Mais Nicolas ne parut pas, et elle prit la direction du village, à cinq kilomètres de là.

Les dernières paroles de Jeanne résonnaient à ses oreilles. Il était rare que les deux soeurs parlent d'Edouard de Roche-Lalheue, leur père. Elles l'avaient assez peu connu. Du vivant de leur mère, il habitait, pour son travail disait-il, de lointaines et exotiques contrées. Il ne revenait en France que pour de brèves périodes. Après la mort de Mathilde, son épouse, il s'était fait encore plus rare : pour finir, il ne s'était même plus manifesté que par l'envoi irrégulier de cartes postales ou, très exceptionnellement, de maigres mandats.

Durant ses années d'adolescence, Marie avait un peu considéré ce pie quasi inconnu comme un mythe, le parant du romantisme de son âme de jeune fille. Mais le mythe s'était évanoui à mesure que les difficultés matérielles sapaient ledit romantisme. A présent, la jeune femme considérait tout simplement son géniteur comme un beau salaud.

Et son dernier mandat remontait à plus de deux ans...

Une fois au bourg, Marie s'arrêta à la boulangerie, acheta du pain tout chaud et se fendit d'un croissant, estimant qu'elle le méritait bien, après la nuit qu'elle avait passée. L'épicerie voisine était encore fermée. Il faudrait que Martine s'y rende dans la journée. On avait besoin de lait, de légumes, de saucisson et de purée en flocons, au château. On avait besoin de beaucoup d'autres choses... mais il y avait un découvert à la banque.

Marie reprit aussitôt la direction du manoir. Il était un peu plus de sept heures et demie, et il fallait ensuite qu'elle aille à son travail.

Quand elle arrêta sa 4L devant le perron, Martine Chanut en gravissait lourdement les marches. Toujours vêtue de sombre, Martine était sans âge. Et aussi loin que remontaient ses souvenirs, Marie l'y découvrait.

Martine la baignant, lui essuyant le nez ou le derrière, langeant Jeanne, les houspillant lorsqu'elles traînaient à la cuisine. Martine leur distribuant un morceau de pain et deux carrés de chocolat au lait. Martine les grondant et les changeant à la suite de leur chute, un petit matin de septembre, dans l'étang... Martine prenant la place de leur mère, après la mort de cette dernière, les poussant pour qu'elles fassent leurs devoirs. Martine lui faisant répéter ses leçons... Martine lui expliquant les mystères féminins, lui parlant des garçons, la mettant en garde contre... Contre quoi, grands dieux?

Marie descendit de la 4L et embrassa celle qu'elle considérait comme sa seconde maman. Martine avait les yeux rouges.

—Ça ne va pas? s'enquit la jeune femme.

Elles entrèrent dans le manoir.

—C'est Nicolas, répondit Martine. Il a pas été bien, cette nuit. Il a crié. J'ai eu peur qu'il me tape.

Marie pinça les lèvres.

—C'est l'orage. Ça l'a énervé.

Martine acquiesça distraitement, tout en empoignant le balai pour se mettre au ménage. Jeanne n'était plus dans le hall. Marie savait le souci que la vieille dame se faisait pour son fils. Nicolas avait plus de trente ans, mais son esprit était celui d'un petit enfant. Il était sujet à des accès d'euphorie... ou de violence, qu'il était bien incapable de contrôler. Que se passerait-il, le jour où ses parents disparaîtraient? L'asile de fous, pudiquement baptisé maison de santé...

—Il faut que je file, annonça Marie. Tout est prêt pour midi. Tu n'auras qu'à faire des raviolis en boîte et une salade de tomates. Si tu as le temps, tu peux passer à l'épicerie? J'ai une liste.

Martine hocha la tête.

—Elle t'en as encore fait baver cette nuit, hein?

dit-elle.

—Comme toi Nicolas... Tu feras presser Jeanne. Sa patronne m'a téléphoné deux' fois, la semaine dernière, parce qu'elle arrive en retard à son travail.

Martine eut un ricanement amer.

—Elle risque de ne pas le garder longtemps, son travail ! Elle préfère courir les garçons !

La vieille femme aimait Jeanne, mais ne s'était jamais illusionnée sur ses qualités et ses défauts.

—Martine...

Son amie regarda Marie, étonnée par la gravité de sa voix. Mais la jeune fille renonça. Pouvait-elle expliquer à Martine ce qui lui était arrivé? Bien sûr que non. Cela suffisait que Jeanne, déjà, la prenne pour une dingue.

—Le garçon avec qui elle sort, en ce moment... ce Fred... tu le connais?

A nouveau, Martine ricana.

—Même si je le connaissais, qu'est-ce que ça changerait?

Marie secoua pensivement la tête.

—Sans doute rien... Bon, j'y vais... Après tout, elle sait ce qu'elle fait.

Elle sortit du château, se remit au volant de la 4L et démarra.