Chapitre 11

 

Le chef de station avait annoncé l’arrivée imminente d’un médecin. Une nouvelle rame grondait sur la gauche, Mathilde n’a pas attendu. Elle avait déjà beaucoup de retard. Elle a laissé la femme assise sur son siège, prise en charge par d’autres. Elle semblait un peu moins contractée mais ne pouvait toujours pas se lever. La femme a dit merci. Mathilde est montée dans le métro. Elle a forcé le passage, calé son dos contre un strapontin. Elle était au bon endroit. À Nation, elle est descendue, parmi la foule impatiente elle s’est frayé un chemin, elle a emprunté les couloirs de correspondance et rejoint la ligne 1. Le trafic semblait normal. Elle a attendu moins d’une minute le métro suivant, puis elle est descendue à la station Gare de Lyon.

 

 

Cette fois, Mathilde se dirige vers le RER. Elle ne regarde pas l’heure. Elle connaît par cœur les couloirs, les escaliers, les raccourcis, ce monde souterrain tissé comme une toile dans les profondeurs de la ville. Pour rejoindre la ligne D, Mathilde emprunte depuis huit ans la longue galerie qui passe en dessous de la gare, où se croisent chaque jour quelques milliers de personnes : deux colonnes d’insectes, déversées par vagues sur les dalles glissantes, une voie rapide à double sens dont il faut respecter le rythme, la cadence. Les corps se frôlent, s’évitent, parfois se heurtent, dans une étrange chorégraphie. Ici s’opère un vaste échange entre le dedans et le dehors, entre la ville et sa banlieue. Ici, on est pressé, on marche vite, on va à son travail, madame.

Avant, Mathilde faisait partie des plus rapides, elle déboîtait sur la gauche, doublait d’un pas sûr et conquérant. Avant, elle s’agaçait quand le flot ralentissait, pestait contre les lents. Aujourd’hui elle leur ressemble, elle sent bien qu’elle n’est plus capable de suivre le rythme, elle traîne, elle n’a plus l’énergie. Elle plie.

 

 

À l’autre bout de la galerie, en bas des escaliers roulants, les portillons automatiques marquent l’entrée du RER. Il faut ressortir son ticket ou son passe Navigo, franchir la frontière. Dans cette zone incertaine, plus profonde encore, on peut acheter un croissant ou un journal, boire un café debout.

Pour accéder aux voies 1 et 3, il faut descendre plus bas, s’enfoncer dans les entrailles de la cité. Ici, la RATP et la SNCF se partagent le territoire. Le voyageur de la ligne D ignore ce qui relève de l’une ou de l’autre, il évolue comme il peut dans ce périmètre commun, au point de jonction, d’interconnexion, il tâtonne, tel un otage abandonné à lui-même dans un entre-deux mondes.

Comme les autres, Mathilde a appris au fil du temps une autre langue encore, ses rudiments, elle a acquis quelques réflexes salutaires et admis les règles élémentaires nécessaires à sa survie. Les trains portent des noms, composés de quatre lettres majuscules, affichés à l’avant de la locomotive. Le nom du train s’appelle une mission.

En direction de Melun, pour rejoindre son travail, Mathilde emprunte tous les jours le RIVA. Ce n’est pas un bateau en acajou aux lignes pures, ni la promesse d’une autre rive. Seulement un train bruyant sali par la pluie. Si elle le rate, elle prend le ROVO ou le ROPO. Mais si elle monte par erreur dans un BIPE, un RIPE ou un ZIPE, c’est la catastrophe : ces trains sont sans arrêt jusqu’à Villeneuve-Saint-Georges. Et le NOVO ne s’arrête qu’à Maisons-Alfort. La difficulté réside dans le fait qu’ils circulent tous sur les mêmes voies.

Suspendus au plafond comme des téléviseurs d’hôpitaux, les écrans bleus dressent la liste des prochains trains, leur destination finale, l’heure à laquelle ils sont attendus et leur retard éventuel. Le retard peut être évalué en minutes, au cas par cas, ou bien la mention train retardé clignote sur toutes les lignes – ce qui est très mauvais signe. Les panneaux d’affichage électronique, plus anciens, sont situés en différents endroits du quai. Ils se contentent d’annoncer la mission du prochain départ et les gares desservies, signalées par un carré blanc. À ces différentes sources d’information s’ajoutent un certain nombre d’annonces aléatoires, délivrées par une voix synthétique. Généralement contraires à celles des écrans ou des panneaux. Si les haut-parleurs annoncent un ROPO, il n’est pas rare que la signalisation à quai prévoie l’arrivée d’un RIPE.

Le voyageur de la ligne D reçoit par conséquent un certain nombre d’injonctions contradictoires. Avec un peu d’expérience, il apprend à faire le tri, à rechercher confirmation, à considérer différents paramètres pour prendre une décision. Le novice, le voyageur d’un jour arrivé là par hasard, regarde de tous côtés, s’affole et appelle au secours.

Mathilde a la tête de quelqu’un à qui on demande des renseignements. Depuis toujours, on l’arrête dans la rue, on baisse sa vitre quand elle passe, on s’approche d’elle avec cet air embarrassé. Alors Mathilde explique, tend les bras, montre le chemin.

 

 

Il est neuf heures et demie, les portes du ROVO se sont refermées sous son nez, elle devra attendre le prochain train, dans un quart d’heure. Au bout du quai, l’odeur d’urine domine, mais c’est le seul endroit où s’asseoir. Elle est fatiguée. Certains jours, tandis qu’elle guette le bruit du train, les fesses collées au plastique orange, elle se demande au fond s’il ne serait pas plus doux de rester là, toute la journée, dans les entrailles du monde, laisser couler les heures inutiles, vers midi remonter d’un niveau pour acheter un sandwich, redescendre, reprendre sa place. S’extraire du flot, du mouvement.

Capituler.

 

 

Le ROPO est arrivé, elle a hésité une seconde et puis elle est entrée dans le wagon. Une fois assise elle a fermé les yeux, elle ne les a rouverts que quand le train est ressorti à la surface. Le temps était clair.

Huit minutes plus tard, au Vert-de-Maisons, elle est descendue du wagon, s’est dirigée vers le principal portillon de sortie. Un goulot d’étranglement devant lequel les voyageurs s’entassent et forment bientôt une file, comme devant une caisse d’hypermarché. Elle a attendu derrière les autres que vienne son tour, elle a respiré à pleins poumons l’air du dehors.

 

 

Mathilde s’engage dans l’escalier, rejoint le tunnel qui passe sous les voies, remonte vers la rue.

Elle fait chaque jour ce trajet depuis huit ans, chaque jour les mêmes marches, les mêmes tourniquets, les mêmes souterrains, les mêmes regards jetés aux horloges, chaque jour sa main se tend au même endroit pour tenir ou pousser les mêmes portes, se pose sur les mêmes rampes.

Exactement.

 

 

Au moment où elle sort de la gare, il lui semble qu’elle a atteint sa propre limite, un point de saturation au-delà duquel il n’est pas possible d’aller. Il lui semble que chacun de ses gestes, chacun de ses mouvements, parce qu’il a été répété plus de trois mille fois, menace son équilibre.

Alors qu’elle a vécu des années sans y penser, aujourd’hui cette répétition lui apparaît comme une forme de violence faite au corps, une violence silencieuse capable de la détruire.

Les heures souterraines
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