Chapitre 10
Il est descendu dans le métro pour une crise de tétanie à la station Charonne. Les pompiers avaient renvoyé l’appel sur la base, ils étaient débordés à cause d’un incendie important dans leur secteur. Rose a lancé un avis général, Thibault était à quelques rues, il s’est arrêté.
En état d’hyperventilation, une femme d’une trentaine d’années était assise sur le quai. Le temps qu’il arrive, elle avait commencé de se calmer. La foule s’était massée autour d’elle, regards curieux, sur la pointe des pieds. La foule ne perdait rien du spectacle. À deux, ils ont réussi à l’emmener dans l’arrière-salle du guichet, où Thibault a pu lui administrer un sédatif. La femme a retrouvé une respiration normale, ses mains se sont déliées. Il était garé en double file, il ne pouvait pas rester. Un agent lui a promis qu’il la conduirait jusqu’au taxi lorsqu’elle aurait récupéré.
Au feu rouge, il regarde autour de lui. Ces gens qui marchent vite, sortent par grappes des bouches de métro, traversent en courant, ces gens qui font la queue devant des distributeurs de billets, fument en bas des immeubles ou devant les cafés. Ces gens qu’il ne peut compter, soumis au flux, à la vitesse, observés à leur insu, aperçus de loin, au coin des rues, une infinité d’identités fragiles qu’il ne peut percevoir dans sa globalité. Derrière son pare-brise, Thibault observe les femmes, ces tenues légères qu’elles ont commencé à porter, robes fluides, jupes courtes, collants fins. Les jambes nues parfois. Leur manière de tenir leur sac, l’anse à la main ou la bandoulière sur l’épaule, leur manière de marcher sans voir personne, ou bien d’attendre le bus, le regard vague.
Soudain, il pense à cette fille qui était arrivée au lycée l’année de sa terminale. Sur une table, il avait gravé son prénom. Elle venait de Caen. Ou d’Alençon peut-être. Il pense à cette fille, maintenant. Ses cheveux fins. Ses bottes cavalières et son allure de garçon. C’est étrange. Penser à cette fille, maintenant. Il avait été amoureux d’elle. De son reflet dans le regard des autres. Ils ne se parlaient pas. Ils n’appartenaient pas aux mêmes groupes. Penser à cette fille, plus de vingt ans après. Se dire : c’était il y a vingt ans… et puis compter jusqu’à vingt-cinq. C’était il y a vingt-cinq ans. Avant, quand sa main gauche possédait encore cinq doigts.
C’était il y a vingt-cinq ans. Ces mots sonnent comme une erreur de frappe, une mauvaise plaisanterie. Est-ce qu’on peut dire ça, sans tomber de sa chaise : « c’était il y a vingt-cinq ans » ?
Il a quitté Lila. Il l’a fait. Il y a dans cette affirmation quelque chose qui relève de l’exploit, de la performance.
Pourtant la plaie d’amour contient en elle tous les silences, les abandons, les regrets, et tout cela, au fil des années, s’additionne pour former une douleur générique. Et confuse.
Pourtant la plaie d’amour ne promet rien : ni après, ni ailleurs.
Sa vie est diffractée. De loin, elle semble posséder une unité, une direction, on peut la raconter, décrire ses journées, le découpage des heures et des semaines, suivre ses déplacements. On connaît son adresse, les habitudes qu’il combat, les jours où il va au supermarché, les soirs où il ne peut rien faire d’autre qu’écouter de la musique. Mais de près sa vie se brouille, se divise en fragments, il manque des pièces.
De près, il n’est qu’un Playmobil encastré dans sa voiture, les mains accrochées au volant, un petit être en plastique qui a perdu son rêve.