Chapitre 8
Lila a posé son sac dans le coffre puis s’est assise à côté de lui. Avant de démarrer, Thibault a appelé la base pour prévenir qu’il prendrait sa garde avec une demi-heure de retard. Rose a dit qu’elle allait se débrouiller avec les autres médecins. La folie n’avait pas encore commencé.
Ils ont roulé en silence. Au bout d’une heure, Lila s’est endormie, la tête appuyée sur la vitre, un fin filet de salive coulait de sa bouche jusqu’à la naissance de son cou.
Il a pensé qu’il l’aimait, il aimait tout d’elle, les fluides, la matière, le goût. Il a pensé qu’il n’avait jamais aimé de cette manière, dans la perte, tout le temps, avec ce sentiment que rien n’était préhensible, que rien ne pouvait être retenu.
À l’approche de Paris, le trafic s’est densifié. À quelques kilomètres de l’entrée du périphérique, ils se sont retrouvés presque à l’arrêt. Coincé derrière un camion, il a revécu chaque moment du dîner de la veille. Il s’est vu, lui, en appui sur la table, le corps penché en avant, tendu vers elle. Et Lila, renversée sur sa chaise, à distance toujours. Il s’est vu, et de quelle manière il s’était enfoncé peu à peu, essayant de donner la bonne réponse aux questions qu’elle n’avait pas cessé de lui poser, qu’est-ce que tu cherches, qu’est-ce que tu veux, de quoi tu as besoin, dans l’idéal, et si ? Questions en rafale pour ne rien dire d’elle, de sa propre quête, pour le confort de son propre silence.
Lui, essayant de faire le beau, d’être drôle et spirituel et sympathique et décontracté.
Lui, dépossédé de son mystère, mis à nu.
Lui : une mouche prise au piège dans un verre.
Il avait oublié à quel point il était vulnérable. Est-ce que c’était ça, être amoureux, ce sentiment de fragilité ? Cette peur de tout perdre, à chaque instant, pour un faux pas, une mauvaise réplique, un mot malencontreux ? Est-ce que c’était ça, cette incertitude de soi, à quarante ans comme à vingt ? Et dans ce cas, qu’existait-il de plus pitoyable, de plus vain ?
Devant chez elle, il a coupé le moteur. Lila s’est réveillée. Il s’est approché pour l’embrasser. Il a glissé sa langue dans sa bouche. Une dernière fois. Il a posé sa main sur sa gorge, à plat, les doigts écartés, il a caressé sa peau, à cet endroit qu’il aime tant, et puis il a dit :
— Je voudrais qu’on arrête de se voir. Je ne peux plus, Lila, je ne peux plus. Je suis fatigué.
Les mots étaient d’une banalité insoutenable. Les mots usés étaient une injure faite à sa douleur. Mais il n’y en avait pas d’autres.
Lila s’est levée, elle a ouvert la portière. Elle est passée derrière la voiture pour accéder au coffre, elle est revenue à sa hauteur, son sac sur l’épaule, elle s’est penchée vers lui et elle a dit : merci.
Et puis après un silence : merci pour tout.
Il n’y avait sur son visage ni douleur ni soulagement, elle est entrée dans l’immeuble sans se retourner.
Il l’avait fait.
Il a prévenu Rose qu’il prenait sa garde, elle lui a donné la première adresse de vive voix : forte fièvre, symptômes grippaux. Elle l’a rappelé quelques minutes plus tard, elle voulait savoir s’il pouvait prendre le secteur six en plus du quatre, sur lequel il était planifié. Frazera s’était cassé le poignet la veille, la fracture était déplacée. Le dispatcheur n’avait pas encore trouvé de médecin pour le remplacer.
Thibault a accepté.
Il vient de se garer sur une livraison, au pied de l’immeuble où on l’attend. Il regarde son téléphone, il sait ce qu’il espère. Il sait que toute la journée il va surveiller l’écran de son portable, guetter le signal des SMS. Avant, la gestion des visites passait par radio. Maintenant, pour des raisons de confidentialité, les Urgences disposent d’une flotte de téléphones mobiles et d’un système de numéros raccourcis. À chaque fois que la base lui enverra une nouvelle adresse, il ne pourra s’empêcher d’espérer voir apparaître le prénom de Lila. Pendant des semaines, cette sonnerie sera son tourment.
Il espère lui manquer, comme ça, d’un seul coup. Un vide vertigineux qu’elle ne pourrait ignorer. Il espère qu’au fil des heures elle soit gagnée par le doute, qu’elle prenne peu à peu la mesure de son absence. Il voudrait qu’elle se rende compte que jamais personne ne l’aimera comme il l’aime, par-delà les limites qu’elle impose, cette solitude fondamentale qu’elle oppose à ceux qui l’entourent mais n’évoque qu’à demi-mot.
C’est ridicule. Il est ridicule. Grotesque. Pour qui se prend-il ? En vertu de quelle supériorité, de quelle exception ?
Lila ne reviendra pas. Elle se le tiendra pour dit. À l’heure qu’il est, elle se félicite sans doute de cette issue : facile, légère, servie sur un plateau. Elle sait que les gens qui aiment au-delà de ce qu’on peut leur donner finissent toujours par peser.
Il va rejoindre son premier patient. Quitter le parfum de Lila qui flotte dans l’air. Laisser les fenêtres entrouvertes.
« Il faut arracher la perfusion », lui avait déclaré un soir Frazera, spécialiste des fractures – et pas seulement du poignet. Ils s’étaient retrouvés pour boire un verre, après un long week-end où ils avaient été de garde tous les deux. Aidé par l’onde tiède que la vodka diffusait dans ses veines, Thibault lui avait parlé de Lila : cette sensation d’étreindre quelque chose de soluble, pulvérulent. Cette sensation de refermer ses bras sur le vide : un geste mort.
Frazera avait conseillé la fuite immédiate, le repli stratégique. Et, le regard perdu au fond de son verre, il avait conclu :
— Il y a dans la relation amoureuse une forme de férocité infuse et inépuisable.
Thibault est dans la voiture, au pied d’un immeuble sans caractère, il regarde une dernière fois l’écran de son téléphone, au cas où il aurait manqué le bip.
Il l’a fait. Il a fini par le faire : arracher la perfusion.
Il l’a fait et il peut être fier de lui.
Elle a souri. Comme si elle s’y attendait. Comme si elle avait eu tout le temps de s’y préparer.
Elle a dit merci. Merci pour tout.
Peut-on à ce point être aveugle au désespoir de l’autre ?