Chapitre 4
D’abord Jacques avait décidé que les quelques minutes qu’il lui consacrait chaque matin pour faire le point sur les priorités et les dossiers en cours constituaient une perte de temps. Elle n’avait qu’à se débrouiller seule, et le solliciter en cas de besoin. De même, il avait cessé de venir la voir dans son bureau en fin de journée, un rituel qu’il avait instauré depuis des années, une courte pause avant de rentrer chez lui. Sous des prétextes plus ou moins plausibles, il avait évité toute occasion de déjeuner avec elle. Il ne l’avait plus jamais consultée à propos d’une décision, avait cessé de se préoccuper de son avis, n’avait plus jamais fait appel à elle d’aucune manière.
En revanche, dès le lundi suivant, il était venu à la réunion planning qu’elle animait chaque semaine avec l’équipe au complet, à laquelle il ne participait plus depuis longtemps. Il s’était assis de l’autre côté de la table, dans une position d’observation, sans un mot pour justifier sa présence, les bras croisés, le corps renversé sur sa chaise. Et puis il l’avait regardée. Dès la première fois, Mathilde s’était sentie mal à l’aise, parce que ce regard n’était pas un regard de confiance, mais un regard qui la jugeait, qui cherchait la faute.
Puis Jacques avait réclamé le double de certains documents, s’était mis en tête de viser lui-même le travail des chargés d’études et des chefs produit, de relire les rapports et valider l’affectation des ressources sur les différents projets. Ensuite, en diverses occasions, il avait commencé à la contredire devant l’équipe, faisant mine de contenir une vague irritation ou l’air carrément exaspéré, puis devant d’autres personnes, lors des échanges réguliers qu’ils entretenaient avec les différentes Directions de l’entreprise.
Puis il s’était appliqué à remettre systématiquement ses décisions en question, à demander des précisions, réclamer des preuves, des justifications, des arguments chiffrés, à émettre des doutes et des récriminations.
Puis il était venu tous les lundis au planning de l’équipe.
Puis il avait décidé de l’animer lui-même et, par conséquent, qu’elle pouvait s’occuper à autre chose.
Elle avait pensé que Jacques reviendrait à la raison. Qu’il renoncerait à sa colère, laisserait les choses reprendre leur cours.
Cela ne pouvait pas déraper, s’enrayer comme ça, pour rien. Cela n’avait aucun sens.
Elle avait essayé de ne pas modifier sa propre attitude, de mener à bien les projets qui lui avaient été confiés, de maintenir ses relations avec l’équipe malgré le sentiment de malaise qui s’était installé et ne cessait d’augmenter. Elle avait misé sur le temps, le temps qu’il faudrait à Jacques pour passer outre.
Elle n’avait relevé aucune de ses attaques – réflexions ironiques sur ses chaussures ou son nouveau manteau, remarques désobligeantes sur la date de ses congés de Noël ou l’illisibilité soudaine de son écriture –, elle lui avait opposé un silence patient, indulgent.
Elle lui avait opposé la confiance qu’elle avait en lui.
Tout cela, peut-être, n’avait rien à voir avec elle. Jacques traversait une période difficile, éprouvait le besoin de retrouver ses marques, de reprendre la main sur les dossiers qu’il lui avait délégués depuis longtemps. Elle avait même imaginé qu’il était malade, une maladie tenue secrète qui le rongeait en silence.
Par refus de le trahir, elle ne s’était plainte à personne. Elle s’était tue.
Mais Jacques avait continué sur le même mode, chaque jour un peu plus agacé, lointain, brutal.
Peu à peu, Mathilde avait dû admettre qu’en présence ou en l’absence de Jacques, les membres du service ne s’adressaient plus à elle de la même manière, qu’ils adoptaient maintenant avec elle ce ton contrit, emprunté, dès lors qu’il n’était pas loin, à l’exception d’Éric dont l’attitude à son égard n’avait pas changé.
Au mois de novembre, Jacques avait oublié de la convier à la présentation interne de la campagne de publicité que leur agence venait de réaliser pour le lancement d’un nouveau produit. Elle avait appris ce rendez-vous au dernier moment par la secrétaire de Jacques, s’était rendue in extremis dans le bureau du Directeur de la Communication. Elle avait frappé, les avait trouvés tous les deux assis sur le canapé en cuir, face à l’écran plat. Jacques ne l’avait pas regardée, l’autre l’avait saluée de loin. Aucun d’entre eux ne s’était levé ou décalé pour lui laisser une place. Mathilde était restée debout, les bras croisés, tout le temps que cela avait duré, le temps de passer et repasser les trois films, de comparer les images, la voix off et le montage. Ni Jacques ni le Directeur de la Communication ne lui avaient demandé son avis, ils s’étaient comportés tous les deux comme si elle était entrée par effraction ou par erreur et n’avait aucune raison d’être là.
Ce jour-là elle avait compris que l’entreprise de destruction entamée par Jacques ne se limiterait pas à leur propre service, qu’il avait commencé à la discréditer ailleurs et avait tout pouvoir de le faire.
Après cet épisode, pendant plusieurs semaines, elle lui avait réclamé un entretien, par l’intermédiaire de sa secrétaire ou à chaque fois qu’elle l’avait croisé dans un couloir ou à la machine à café. Jacques avait refusé, sur un ton affable, remettant à plus tard, prétextant une semaine trop chargée.
Au mois de novembre, elle avait fini par surgir dans son bureau sans frapper, avait refermé la porte derrière elle et réclamé des explications.
Il ne voyait pas de quoi elle parlait. Vraiment pas. Tout était parfaitement normal. Il faisait son travail. Point. Elle était bien placée pour savoir le montant du budget annuel qu’il gérait, le nombre de choses sur lesquelles il intervenait ou qui reposaient sur lui. Il n’avait pas de temps à perdre avec ses états d’âme. Il avait mieux à faire. Il lui incombait de contrôler, de vérifier, de prendre les bonnes décisions. Elle était compliquée. Elle compliquait tout. Qu’est-ce qui lui prenait ? Avait-elle quelque chose à se reprocher ? Elle avait sans doute besoin de vacances, l’année avait été difficile, il était normal qu’elle s’essouffle. D’ailleurs elle avait l’air tendue. Fatiguée. Personne n’était indispensable, elle le savait bien, elle n’avait qu’à prendre quelques jours, elle y verrait plus clair.
Elle se souvient de sa voix, une voix qu’elle ne lui connaissait pas, dont il avait peine à contenir les accents de haine, une voix qui ne laissait pas de place à un juste retour des choses. Une voix qui la condamnait.
À partir de ce jour Jacques avait cessé de lui adresser la parole.
Mathilde n’avait pas pris de congés. Elle était restée de plus en plus tard au bureau, s’était mise à travailler le week-end. Elle s’était comportée exactement comme si elle était coupable, comme si elle devait réparer une faute grave ou faire ses preuves. Elle avait commencé à se sentir fatiguée, en effet, épuisée même, il lui avait semblé qu’elle travaillait moins vite qu’auparavant, de manière moins efficace. Peu à peu, elle avait perdu son aisance, son assurance. À plusieurs reprises, Jacques avait annulé des déplacements prévus avec elle, il était parti seul ou l’avait remplacée au dernier moment par quelqu’un d’autre. Il avait cessé de l’informer de ses échanges avec la Direction Générale, il avait commencé à oublier de lui fournir des documents, de la convier aux réunions, de la mettre en copie des mails importants. Il avait profité de son absence pour déposer sur son bureau des dossiers surmontés de consignes illisibles griffonnées sur des post-it, puis avait décidé de ne communiquer avec elle que par messagerie interne.
À cela s’était ajoutée une somme de petites choses insignifiantes, sans importance, qu’elle pouvait à peine décrire, qu’elle n’avait pas su raconter. La manière dont il la regardait quand ils se croisaient, la manière dont il ne la regardait pas en présence des autres, la manière dont il lui passait devant pour la précéder, la manière dont il s’asseyait en face d’elle pour l’observer, et la porte de son bureau qu’il s’était mis à fermer à clé lorsqu’il partait plus tôt qu’elle.
Une somme de petites choses insidieuses et ridicules, qui l’avaient isolée chaque jour davantage, parce qu’elle n’avait pas su prendre la mesure de ce qui se passait, parce qu’elle n’avait pas voulu alerter. Une somme de petites choses dont l’accumulation avait détruit son sommeil.
En l’espace de quelques semaines, Jacques était devenu un autre, un autre qu’elle ne connaissait pas.
Parce qu’elle y a passé des nuits entières, parce qu’elle y est revenue des centaines de fois, elle est capable aujourd’hui de nommer ce qui lui arrive. Elle est capable d’en identifier les différentes étapes, le début et l’aboutissement.
Mais c’est trop tard.
Il veut sa peau.