Chapitre 2

 

Il ne va quand même pas pleurer comme un con, enfermé à quatre heures du matin dans une salle de bain d’hôtel, assis sur le couvercle des chiottes.

Il a enfilé le peignoir encore humide que Lila a utilisé à la sortie de sa douche, il respire le tissu, y cherche ce parfum qu’il aime tant. Il s’observe dans le miroir, il est presque aussi blême que le lavabo. Sur le carrelage, ses pieds nus cherchent la douceur du tapis. Lila dort dans la chambre, les bras en croix. Elle s’est endormie après avoir fait l’amour, tout de suite après, elle s’est mise à ronfler doucement, elle ronfle toujours quand elle a bu.

À l’entrée du sommeil, elle a murmuré merci. C’est ça qui l’a achevé. Qui l’a transpercé. Elle a dit merci.

Elle dit merci pour tout, merci pour le restaurant, merci pour la nuit, merci pour le week-end, merci pour l’amour, merci quand il l’appelle, merci quand il s’inquiète de savoir comment elle va.

Elle concède son corps, une partie de son temps, sa présence un peu lointaine, elle sait qu’il donne et qu’elle ne lâche rien, rien d’essentiel.

Il s’est levé avec précaution pour ne pas la réveiller, il s’est dirigé dans l’obscurité vers la salle de bain. Une fois à l’intérieur, il a sorti sa main pour allumer la lumière, il a refermé la porte.

 

 

Tout à l’heure, quand ils sont rentrés du dîner, tandis qu’elle se déshabillait, elle lui a demandé :

— De quoi tu aurais besoin ?

 

 

De quoi tu aurais besoin, qu’est-ce qui te manque, qu’est-ce qui te ferait plaisir, à quoi tu rêves ? Par une forme d’aveuglement provisoire ou d’irrévocable cécité, elle lui pose souvent ces questions. Ce genre de questions. Avec la candeur de ses vingt-huit ans. Ce soir, il a failli lui répondre :

— Me tenir à la rambarde du balcon et hurler à en perdre haleine, tu crois que ce serait possible ?

Mais il s’est tu.

 

 

Ils ont passé le week-end à Honfleur. Ils ont marché sur la plage, traîné en ville, il lui a offert une robe et des nu-pieds, ils ont bu des verres, dîné au restaurant, ils sont restés allongés, rideaux tirés, dans les effluves mêlés de parfum et de sexe. Ils repartiront demain matin aux premières heures du jour, il la déposera devant chez elle, il appellera la base, il enchaînera sur sa journée sans repasser chez lui, la voix de Rose lui indiquera une première adresse, au volant de sa Clio il ira visiter un premier patient, puis un second, il se noiera comme chaque jour dans une marée de symptômes et de solitude, il s’enfoncera dans la ville grise et poisseuse.

 

 

Des week-ends comme celui-ci, ils en ont vécu d’autres.

Des parenthèses qu’elle lui accorde, loin de Paris et loin de tout, de moins en moins souvent.

Il suffit de les regarder quand elle marche à côté de lui sans jamais l’effleurer ni le toucher, il suffit de les observer au restaurant ou à n’importe quelle terrasse de café, et cette distance qui les sépare, il suffit de les voir de haut, au bord d’une quelconque piscine, leurs corps parallèles, ces caresses qu’elle ne lui rend pas et auxquelles il a renoncé. Il suffit de les voir ici ou là, à Toulouse, Barcelone ou à Paris, dans n’importe quelle ville, lui qui bute sur les pavés et se prend les pieds dans le rebord des trottoirs, en déséquilibre, pris en faute.

Parce qu’elle dit : qu’est-ce que tu es maladroit.

Alors il voudrait lui dire que non. Il voudrait lui dire avant de te rencontrer j’étais un aigle, un rapace, avant de te rencontrer je volais au-dessus des rues, sans jamais rien heurter, avant de te rencontrer j’étais fort.

 

 

Il est comme un con à quatre heures du matin enfermé dans une salle de bain d’hôtel parce qu’il n’arrive pas à dormir. Il n’arrive pas à dormir parce qu’il l’aime et qu’elle s’en fout.

Elle, offerte pourtant, dans l’obscurité des chambres.

Elle qu’il peut prendre, caresser, lécher, elle qu’il peut pénétrer debout, assise, à genoux, elle qui lui donne sa bouche, ses seins, ses fesses, ne lui oppose aucune limite, elle qui avale son sperme à pleine gorge.

Mais en dehors d’un lit, Lila lui échappe, se dérobe. En dehors d’un lit elle ne l’embrasse pas, ne glisse pas sa main dans son dos, ne caresse pas sa joue, le regarde à peine.

En dehors d’un lit, il n’a pas de corps, ou bien un corps dont elle ne perçoit pas la matière. Elle ignore sa peau.

 

 

Il respire un par un les flacons posés sur le lavabo, lait hydratant, shampoing, gel douche, disposés dans une corbeille d’osier. Il se passe de l’eau sur la figure, s’essuie avec la serviette pliée sur le radiateur. Il fait le compte des moments passés avec elle, depuis qu’il l’a rencontrée, il se souvient de tout, depuis ce jour où Lila lui a pris la main, à la sortie d’un café, un soir d’hiver où il n’avait pas pu rentrer chez lui.

Il n’a pas cherché à lutter, même pas au début, il s’est laissé glisser. Il se souvient de tout et tout concorde, va dans le même sens, s’il y réfléchit le comportement de Lila indique mieux que toutes les paroles son absence d’élan, sa manière d’être là sans y être, sa position de figurante, sauf peut-être une fois ou deux où il a cru, le temps d’une nuit, que quelque chose était possible, au-delà de ce besoin obscur qu’elle avait de lui.

N’est-ce pas ce qu’elle lui avait dit, ce soir-là ou un autre : j’ai besoin de toi. « Est-ce que tu peux comprendre ça, Thibault, sans que cela relève de l’allégeance ou de la dépendance ? »

Elle l’avait attrapé par le bras et elle avait répété : j’ai besoin de toi.

 

 

Maintenant elle le remercie d’être là. En attendant mieux.

Elle n’a pas peur de le perdre, de le décevoir, de lui déplaire, elle n’a peur de rien : elle s’en fout.

Et contre ça, il ne peut rien.

Il faut qu’il la quitte. Il faut que ça s’arrête.

Il a suffisamment vécu pour savoir que cela ne se renverse pas. Lila n’est pas programmée pour tomber amoureuse de lui. Ces choses-là sont inscrites au fond des gens comme des données dans la mémoire morte d’un ordinateur. Lila ne le reconnaît pas au sens informatique du terme, exactement comme certains ordinateurs ne peuvent lire un document ou ouvrir certains disques. Il ne rentre pas dans ses paramètres. Dans sa configuration.

Quoi qu’il fasse, quoi qu’il dise, quoi qu’il essaie de composer.

Il est trop sensible, trop épidermique, trop impliqué, trop affectif. Pas assez lointain, pas assez chic, pas assez mystérieux,

Il n’est pas assez.

Les jeux sont faits. Il a suffisamment vécu pour savoir qu’il faut passer à autre chose, mettre un terme, sortir de là.

 

 

Il la quittera demain matin, quand le téléphone sonnera pour les réveiller.

Le lundi 20 mai, il lui semble que c’est une bonne date, quelque chose qui sonne rond.

 

 

Mais cette nuit encore, comme chaque nuit depuis plus d’un an, il se dit qu’il ne va pas y arriver.

Les heures souterraines
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