The Project Gutenberg EBook of Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, by Duc de Rovigo

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Title: Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon

Author: Duc de Rovigo

Release Date: December 14, 2006 [EBook #20108]

Language: French

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MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO, POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON.

TOME PREMIER.

PARIS.

A. BOSSANGE, RUE CASSETTE, N° 22.
MAME ET DELAUNAY-VALLÉE, RUE GUÉNÉGAUD, N° 25.

1828.

PRÉFACE.

On m'a accusé d'avoir été le séïde de l'empereur, et de l'être encore.

Si on entend par là d'avoir compris que les convulsions qui ont agité le monde, n'étaient autre chose que la lutte des principes de la révolution contre ceux de l'aristocratie européenne; si on entend par là que je n'ai pas songé à mettre de borne à l'étendue de mes devoirs; oui, je fus le séïde de Napoléon.

Si se souvenir des bienfaits au temps des revers, si ne pas abandonner son chef après sa chute, si se résigner à l'exil pour avoir voulu partager le sien, si ne pas craindre de braver l'inimitié de ses ennemis, naguère ses courtisans; si rendre hommage à sa mémoire, lorsqu'il n'est plus, c'est être séïde; oui, je suis encore le séïde de Napoléon.

Ce grand homme m'a honoré de sa confiance; j'étais près de lui sur les champs de bataille, il m'a appelé près de sa personne dans le conseil, il m'a donné des preuves éclatantes de bienveillance, j'oserais presque dire d'affection; pouvais-je, devais-je y répondre autrement que par un dévouement sans bornes! fallait-il, tout couvert que j'étais de ses bienfaits et investi de sa confiance, fallait-il m'ériger en censeur au moment du danger et offrir du blâme au lieu d'aide. Le rôle de censeur est commode et facile, mais ce n'est pas le plus honorable à jouer. Ce n'est pas celui que j'ai choisi: qu'on ne s'attende donc pas à trouver dans ces Mémoires de longues critiques ou de graves dissertations politiques; je n'ai pas voulu écrire autrement que je n'ai agi.

On a cherché à calomnier le beau et noble caractère de l'empereur, c'est tout simple, il n'a plus rien à donner; mais si faire son éloge était faire sa cour au pouvoir, que de gens rassembleraient complaisamment leurs souvenirs, et retrouveraient tout à coup la mémoire.

On a voulu peindre l'empereur comme un homme insatiable de guerres, et cette idée, qui sera reconnue fausse, passe encore pour vraie dans beaucoup de bons esprits; j'espère que la lecture de ces Mémoires contribuera à les éclairer. Napoléon avait essentiellement besoin de la paix; chef d'une dynastie née au milieu de la guerre, le repos seul pouvait la consolider.

Je m'attache à faire connaître l'empereur tel qu'il était et tel que je l'ai connu; mais je cherche plus encore à faire connaître les motifs des actes de sa politique.

J'ai passé rapidement sur les récits de batailles et sur les opérations militaires, non pas que je les trouvasse dénués d'intérêt, mais parce que plusieurs habiles généraux ont rempli cette tâche avec un talent supérieur et digne du génie dont le nom brille dans chacune de leurs pages.

Je ne sais si un auteur doit compte au public des motifs qui l'ont déterminé à écrire; mais quant à moi, je n'ai aucune objection à dire les miens.

Prisonnier à Malte, pendant que l'empereur était captif à Sainte-Hélène, j'ai vu, à mon retour en France, que de généreux amis, et quantité de fonctionnaires bien intentionnés, avaient trouvé commode de se justifier à mes dépens. Il faut que la calomnie soit une fort belle chose par elle-même, car, bien qu'on la méprise, force est d'y répondre. Je n'ai cru pouvoir mieux faire que de publier mes Mémoires.

Aussitôt que j'ai fait connaître cette intention, une grande inquiétude s'est manifestée; beaucoup d'existences se sont crues compromises; l'alarme s'est répandue, et quelques consciences se sont troublées. Sans doute, personne mieux que moi ne pourrait faire des mémoires de scandale, car je n'ai rien oublié de ce que j'ai su; mais qu'on se rassure. J'aime à penser qu'on conviendra tout au moins de ma modération, et si je faisais un usage plus étendu des nombreux documens secrets que je possède, il n'y aurait pas de ma faute.

Quelques amis ont cherché à me persuader que je ferais mieux de différer la publication de mes Mémoires, et de laisser ce soin à mes enfans. J'ai été sensible à la bonne intention qui les dirigeait, et cependant je publie, parce que je ne partage pas leur opinion. C'est pendant que j'existe encore que j'ai voulu que ces Mémoires parussent; je suis encore là, du moins, pour convenir de mes erreurs si j'en ai commis; mais je suis encore là aussi pour répondre aux attaques calomnieuses; il m'a semblé d'ailleurs qu'il y avait plus de courage et de loyauté à choisir, pour parler, le moment où il y a encore tant de témoins qui peuvent me réfuter.

J'ai occupé de grands emplois, j'ai reçu de grands honneurs, j'ai joui d'une immense fortune; on se console de perdre tout cela; mais on ne se console pas de se voir attaquer dans ce que tout homme de cœur a de plus cher. J'aime à penser que la lecture de ces Mémoires prouvera que si j'ai été honoré de la confiance et comblé des faveurs du plus grand homme des temps modernes, j'ai su les mériter par mes services et y répondre par un dévouement honorable.

Je ne dis plus qu'un mot. Je n'ai pas cherché à faire une œuvre littéraire: le lecteur trouvera donc sans doute beaucoup de négligences dans mon style; on ne me les reprochera pas, car je raconte, je ne compose pas; et d'ailleurs, mes compagnons d'armes savent que le talent d'écrire a toujours été chez moi la disposition la moins développée. J'aurais pu emprunter le secours d'une plume étrangère et plus exercée, le public y aurait sans doute gagné, mais son jugement n'aurait pas été aussi rigoureux que si je me montre à lui tel que je fus et tel que je suis.

CHAPITRE PREMIER.

Entrée au service.—Les représentans du peuple aux armées.—Exécution de M. de Tosia.—Je suis en danger d'être arrêté comme royaliste.—Premiers faits d'armes.—Intelligences de Pichegru avec le prince de Condé.—Périlleuse mission à l'armée de Sambre-et-Meuse.—Pichegru, soupçonné, est remplacé par Moreau.—Je suis nommé chef de bataillon, au passage du Rhin.—Cessation des hostilités après les préliminaires de Léoben.—Aide-de-camp du général Desaix; je l'accompagne à Paris.

Fils d'un officier qui avait vieilli sous les drapeaux, et qui n'avait obtenu, pour prix de ses longs services, que le grade de major et la croix de Saint-Louis, je finissais à peine mes études lorsque la révolution éclata. J'avais ma fortune à faire. La carrière des armes pouvait seule m'offrir des chances d'arriver au but: je résolus d'en courir les hasards.

Mon frère aîné servait dans l'artillerie; mon père désirait que j'y entrasse aussi, parce que l'avancement y était fixé de manière à ce qu'il n'y eût pas de passe-droit à redouter; mais je préférais la cavalerie; et bien qu'alors on regardât cette arme comme fort dispendieuse et convenable seulement aux jeunes seigneurs riches, je persistai à y entrer. Il me sembla qu'une résolution forte, du courage, et mon épée, devaient suppléer au défaut de fortune.

Je partis pour rejoindre le régiment de Royal-Normandie, où mon père avait servi, et qui était alors en marche pour se réunir à la petite armée que rassemblait M. de Bouillé, pour soumettre la garnison de Nancy révoltée. J'arrivai au moment décisif; de sorte que, dès mon entrée au service, ma première nuit se passa au bivouac, et le premier jour je fus au feu.

Je faisais partie du corps qui entra par la porte de Stainville, et le premier mort que je vis fut le brave chevalier des Isles, tué par ses propres soldats en voulant les empêcher de faire feu sur nous. Quelques jours après cette expédition, M. de Bouillé renvoya son armée dans ses garnisons. Ce général avait pour le régiment dans lequel je venais d'entrer une bienveillance particulière, et le régiment tout entier y répondait par un dévoûment sans bornes: mais qu'il n'eut plus occasion de lui prouver.

À cette époque, la plus grande partie des officiers de grosse cavalerie professaient des principes opposés à ceux qui se manifestaient déjà de toutes parts; aussi s'attirèrent-ils l'animadversion des novateurs. Les provocations et les menaces amenèrent des résistances; les proscriptions suivirent. Les officiers de Royal-Pologne égorgés à Lyon, ceux de Royal-Berri guillotinés à Paris, ceux de Royal-Bourgogne destitués en masse, ceux de Royal-Navarre poursuivis à Besançon et obligés de quitter la ville, en furent les victimes. Nous dûmes craindre à notre tour; mais heureusement pour nous la déclaration de guerre vint faire diversion.

Nous fûmes dirigés sur Strasbourg. C'est alors que je fis la connaissance de Desaix, et que je fus assez heureux pour me lier d'amitié avec lui. Il était alors capitaine, et aide-de-camp du prince Victor de Broglie, chef d'état-major de l'armée qui se rassemblait sur ce point. Peu après survint le 10 août, qui servit de prétexte à de nouvelles violences. Le prince de Broglie fut destitué, et Desaix fut attaché au corps du général Biron. Les officiers de mon régiment furent presque tous obligés de quitter le service; quelques uns émigrèrent, presque tous se retirèrent dans leurs terres. Je me trouvai sous les ordres du général Custine.

Sur ces entrefaites, l'invasion de la Champagne eut lieu. Verdun et Longwy avaient été livrés. L'armée rassemblée entre Landau et Wissembourg marcha par la Lorraine pour rejoindre l'armée qui combattit à Valmy, et arrêta les Prussiens. En même temps, nous avions pris Mayence, franchi le Rhin et poussé jusqu'à Francfort. Ces succès firent éclater une joie qui ne fut pas de longue durée. Les revers suivirent: battus presque partout, nous fûmes ramenés jusque sous Landau, après avoir laissé garnison à Mayence.

C'est par les assertions les plus ridicules et par les soupçons les plus absurdes qu'on voulut expliquer ces défaites, et nous vîmes arriver des représentans du peuple aux armées. Envoyés pour découvrir de prétendues conspirations, ils ne voulaient voir partout que des conspirateurs, et je dois le dire, ils ne trouvèrent que trop de misérables que l'espoir des récompenses fit descendre au rôle de délateurs. On a dit que, dans un temps de désordre et d'anarchie, l'honneur français s'était réfugié aux armées. On put dire aussi que, avec ces proconsuls d'espèce nouvelle, la méfiance vint s'y établir. On s'évitait; chacun craignait celui qui jusqu'alors avait été son plus dévoué compagnon d'armes; mais surtout on fuyait un représentant du peuple presque comme on fuit une bête enragée. Chose étrange! pendant que leurs mesures de terreur l'inspiraient autour d'eux, leurs décisions, qu'ils rendaient avec toute l'importance de l'ignorance, les couvraient de ridicule. On riait de pitié tout en frémissant d'horreur.

Aux lignes de Weissembourg, on nous fit un jour monter à cheval à huit heures du matin, pour reconnaître comme général de brigade un certain chef d'escadron de dragons, nommé Carlin. À onze heures, on nous y fit monter de nouveau, pour le reconnaître comme général de division! Le lendemain, il était à l'ordre comme général en chef. La perte des lignes de Weissembourg eut lieu quelques jours après, avant que le nouveau général eût le temps de les parcourir! il ramena l'armée à Strasbourg, y trouva sa destitution, et s'il ne fut pas condamné à Paris, c'est qu'il y fut protégé par son incapacité, qu'on reconnut. On croyait alors que le meilleur moyen de se justifier des malheurs publics ou des revers de la guerre, était de faire tomber sous le glaive de la loi les braves que le fer de l'ennemi avait épargnés. Sur les champs de bataille, la mort vole au hasard, mais là, elle mettait du discernement dans le choix des victimes. Qui pouvait se croire à l'abri de ses coups? MM. de Custine, de Biron, de Beauharnais, périrent sur l'échafaud. Dumouriez ne sauva sa tête que par une prompte fuite.

J'ai vu arrêter M. de Tosia, colonel du régiment Dauphin, cavalerie, sur la dénonciation d'un maréchal-des-logis de son régiment, qui avait eu l'audace de s'adresser au représentant du peuple en pleine revue. Tosia fut traduit à l'instant même à la commission militaire, qui était toujours en permanence, et fusillé deux heures après la dénonciation.

Je ne me souviens pas si ce maréchal-des-logis, nommé Padoue, a été récompensé, mais je me souviens parfaitement qu'il devint l'objet de l'exécration de toute l'armée.

À cette même époque, je rencontrai de nouveau le général Desaix; à la suite de quelques actions d'éclat, il avait été nommé adjudant-général, et commandait l'avant-garde sur la route de Strasbourg au Fort-Louis. Il m'apprit que mon colonel, quelques officiers et moi avions été dénoncés comme fort suspects, et que je devais agir avec prudence. La position était grave, comme on va le voir, et l'événement prouva que Desaix était bien instruit.

À quelques jours de là, j'étais de grand'garde en face du village de Hofeld, sur la route de Saverne à Haguenau, lorsque mon domestique vint m'y joindre et m'apprendre que le colonel venait d'être arrêté, qu'on me cherchait, et que je n'avais pas un instant à perdre pour me sauver. L'honnête garçon était si persuadé que j'allais prendre la fuite, qu'il m'apportait mon bagage; mais, quelque pressant que fût le danger, pouvais-je quitter le poste dont le commandement m'avait été confié? D'ailleurs, je pouvais prendre des dispositions afin d'être informé à temps si on était venu me chercher aux avant-postes: je préférai attendre l'événement.

On vint relever le poste, et l'officier qui venait me remplacer me tira d'anxiété en m'apprenant que, satisfaits sans doute d'avoir enlevé le colonel et un autre officier, les gendarmes étaient partis avec leurs prisonniers sans reparler de moi. Quoi qu'il en soit, je me tins pour bien averti, et, au lieu de retourner au régiment, je fus rejoindre l'adjudant-général Desaix à son avant-garde, sur la route de Strasbourg à Fort-Louis; mais comme j'aurais pu le compromettre en restant près de lui, j'obtins du lieutenant-colonel d'être attaché, en qualité d'officier d'ordonnance, au quartier-général de l'armée.

Sur ces entrefaites, le général Pichegru vint prendre le commandement en chef de l'armée. Dès son arrivée il se prononça ouvertement contre les mesures de terreur que déployaient les représentans du peuple; dès son arrivée aussi il se disposa à reprendre vivement l'offensive. Le jour même où l'armée commença son mouvement le général en chef me confia une mission pour l'armée de la Moselle, à notre gauche. Je me hâtai de la remplir, et comme je revenais on se battait entre Belheim et Haguenau. Je ne tardai pas à reconnaître que c'était mon régiment et le IIe de cavalerie qui étaient aux prises avec le corps émigré que commandait le duc de Bourbon. C'était une belle occasion que le ciel m'envoyait. Je courus prendre ma part du danger; je me mis à la tête de mon peloton, et je fus assez heureux pour me faire remarquer. Après l'action, je fus en rendre compte au général en chef, et ma bonne fortune voulut qu'il se trouvât dans ce moment avec le représentant du peuple. Je profitai de la circonstance pour parler de moi, et Pichegru prenant mon parti assura ma tranquillité d'un seul mot.

Quoique fort jeune alors, j'étais déjà connu à l'avant-garde de l'armée. Dur à la fatigue, sobre par habitude, ayant fait preuve de quelque témérité, et doué par la nature d'une bonne mémoire, j'étais devenu l'objet des préférences de mes chefs, quand il s'agissait d'exécuter quelque entreprise hasardeuse, et je fus bientôt attaché au général Ferino en qualité d'aide-de-camp. Par malheur, ce général, qui avait été quelque temps au service d'Autriche, était inexorable pour les moindres fautes de discipline; l'extrême licence des nouvelles recrues le mettait en fureur; il n'en pouvait cacher son mécontentement; aussi fut-il bientôt destitué.

Je me serais trouvé sans emploi, si Desaix, devenu général de division, ne m'eût appelé près de sa personne, et je fis avec lui le blocus de Mayence pendant ce rigoureux hiver qui fut signalé par la conquête de la Hollande. L'amitié de Desaix pour moi ne se démentait pas; il m'employait activement à toutes les affaires d'avant-poste, genre de guerre qu'il aimait, parce qu'il y trouvait l'occasion de former les jeunes officiers sur lesquels il avait des projets.

Avant la fin du blocus de Mayence, Pichegru revint de Hollande prendre le commandement de l'armée du Rhin. Il la trouva dans un état de délabrement complet. Le Directoire lui enjoignait de passer le Rhin entre Brissac et Bâle, et il ne trouvait dans les arsenaux aucun des objets indispensables pour cette opération. Il n'en cacha pas son mécontentement, et le ton de ses dépêches s'en ressentit. J'ai toujours cru que ce fut alors que germèrent dans son esprit les sentimens haineux qui plus tard lui firent commettre une action criminelle.

La division du général Desaix avait quitté le blocus de Mayence pour prendre position entre Brissac et Bâle. Son avant-garde était commandée par Bellavene, et j'étais attaché à l'état-major, dont le quartier-général était à Ottmarsheim. Le corps de Condé était campé à Neubourg, sur la rive droite en face. Je commençai à remarquer que le général Pichegru allait bien souvent à Bâle, quoique son quartier-général fût à Illkirck près Strasbourg.

Un jour qu'il retournait de Bâle à son quartier-général, il me fit appeler, et me donna une lettre à porter à M. Bâcher, notre chargé d'affaires à Bâle, qui devait me remettre une réponse pour Illkirck; et comme à cette époque il n'y avait pas un écu dans les caisses de l'armée, je remarquai que le général avait établi des relais à poste fixe pour que la communication fût plus facile. Pendant quinze jours je fus toujours sur cette route, et certes, je ne me doutais guère que je portais les lettres destinées au prince de Condé.

Nous nous attendions à passer le Rhin dans ces parages, lorsque tout à coup nous reçûmes l'ordre de partir pour Manheim, qui venait d'ouvrir ses portes d'après une influence intérieure toute dévouée à la France. Le général Pichegru avait chargé le général Desaix de prendre l'offensive sur la rive droite, et obtenu le rappel du général Ferino. Ce dernier voulut bien témoigner le désir de m'avoir près de lui. Le général Desaix m'ayant engagé à ne pas refuser, je suivis son conseil, et joignis le général Ferino à Manheim.

L'armée ne tarda pas à s'ébranler; elle s'avançait par les deux rives du Necker, lorsqu'elle vit déboucher les Autrichiens qui venaient à sa rencontre. L'action s'engagea; nous succombâmes, et fûmes vivement ramenés. Les troupes qui occupaient les lignes de Mayence ne combattirent pas d'une manière plus heureuse. Elles firent une perte d'artillerie énorme, et furent rejetées dans la direction de Kaiserlautern.

Le général Pichegru, dont ce double revers compliquait la position, fut obligé de repasser le Rhin au plus vite, et vint s'établir sur la petite rivière de Pfrim pour recueillir les fuyards. La position devenait difficile; il n'y avait qu'une prompte coopération de l'armée de Sambre-et-Meuse qui pût garantir la Lorraine et l'Alsace d'une invasion: il importait donc qu'elle fût prévenue sans perdre de temps.

La mission était délicate. Sur l'indication du général Desaix, Pichegru me la confia. J'associai Sorbier, un de mes camarades, à ma périlleuse entreprise, afin qu'il pût prendre les importantes dépêches, si je venais à être tué.

Nous nous mîmes à la tête de cinquante cavaliers choisis, tous gens audacieux et intrépides, et quittâmes l'armée à la nuit tombante. À l'aide des précautions que des officiers d'avant-garde ne doivent jamais négliger, nous traversâmes tout le pays qu'occupaient les troupes légères autrichiennes, et nous eûmes le bonheur d'atteindre Kaisemark sur la Nahe, où nous joignîmes la division Marceau, de l'armée de Sambre-et-Meuse. Nous lui remîmes nos dépêches; et, comme il importait que le général Pichegru fût fixé au plus vite sur la position qu'occupait le général Jourdan, nous nous hâtâmes de partir pour le rejoindre. Nous ne savions trop cependant quelle direction nous devions prendre; car l'armée devait avoir continué son mouvement. Redoublant de précautions, ne marchant que la nuit, évitant les villages, nous arrivâmes enfin à la hauteur d'Allzée.

Le jour naissait, quelques paysans commençaient à se répandre çà et là dans la campagne. Nous joignîmes une jeune fille, qui nous apprit que nous n'étions qu'à quelques pas des Autrichiens. Ils marchaient à nous: quelques pas encore, et nous étions découverts. Nous lançâmes une seconde fois nos chevaux à travers champs, et nous atteignîmes bientôt la route de Gremdstadt à Mayence, à une bonne lieue des avant-postes du général Desaix. À peine y fûmes-nous, que nous vîmes accourir un escadron de chevau-légers autrichiens. Il n'y avait pas à reculer; nous fîmes nos dispositions: elles furent simples. Je dis à Sorbier de se mettre en tête du détachement et de le faire marcher par quatre, en prenant le côté gauche du chemin, de manière qu'en faisant demi-tour à droite, par quatre, nous devions avoir l'ennemi sous le coupant de nos sabres: nous fûmes bientôt vivement poursuivis. Nous nous mîmes au galop, afin de rompre l'ennemi, que nous ne pouvions aborder en masse, et faisant brusquement face en arrière, nous accablions ceux des siens qui s'abandonnaient trop imprudemment à leur ardeur. Nous fîmes cette manœuvre deux ou trois fois, et à chaque fois nous prîmes quelques hommes et quelques chevaux. Néanmoins nous n'étions pas hors de danger, mais heureusement le feu des carabines fut entendu des avant-postes, d'où on envoya un détachement à notre secours.

Cette expédition nous valut les félicitations du corps d'armée: le général Pichegru y joignit la sienne, et le général Desaix me témoigna plus de bienveillance que jamais.

Le jour même, Pichegru, pressé par l'armée autrichienne, se mit en mouvement pour se porter sur Landau. Il prit position derrière le Queich; l'avant-garde en avant de Landau, où, en cas de blocus, le général Ferino eut ordre de se renfermer. Il y était depuis quelques jours, lorsqu'un parlementaire autrichien vint proposer un armistice, qui devait être commun aux deux armées du Rhin et de Sambre-et-Meuse. Ce fut le premier armistice conclu dans le cours de cette guerre.

Pichegru profita de ce moment de repos pour se rendre à Paris. Il s'y plaignit vivement de l'état de dénûment dans lequel on laissait l'armée. Le Directoire, qui n'aimait pas à rencontrer des difficultés de ce genre, lui déclara que s'il trouvait le fardeau trop lourd, il pouvait le déposer. On a dit, depuis, que déjà le Directoire commençait à soupçonner ses manœuvres: je ne saurais l'assurer; mais ce qu'il y a de certain, c'est que l'armée, qui n'avait aucune connaissance de la perfidie de son général, crut qu'il n'avait été sacrifié que pour avoir trop chaudement pris ses intérêts.

Moreau, qui avait remplacé Pichegru à l'armée du Nord, vint encore, cette fois, le remplacer à l'armée du Rhin. L'armistice fut presque aussitôt dénoncé. L'archiduc Charles avait succédé au feld-maréchal Clairfait: c'était la première fois que ce prince paraissait à la tête des armées autrichiennes; il était impatient d'en venir aux mains. Moreau, de son côté, se proposait de marcher à lui, mais il fallait franchir le fleuve: il s'appliqua à lui donner le change sur ce périlleux projet.

Il concentra ses troupes sous Landau, feignit de vouloir tenter des entreprises auxquelles il ne songeait pas; et quand tout fut prêt, tout disposé, il se porta, en deux marches, sous la citadelle de Strasbourg. Je n'étais que capitaine alors, mais j'étais déjà connu dans l'armée, et quoique d'un grade subalterne, je fus chargé d'exécuter le passage avec un bataillon qui fut mis sous mes ordres immédiats. Mes instructions portaient de me détacher, à minuit, de la rive gauche, de prendre rapidement terre à la droite, et de fixer le plus que je pourrais l'attention de l'ennemi, afin de favoriser le grand passage qui devait se faire à Kehl. Malheureusement la nuit était noire, le fleuve très rapide; une partie de mes bateaux céda au courant, une autre s'engrava; je ne pus conduire à bon port que quelques embarcations. Je marchai néanmoins aux Autrichiens, mais j'étais si faible que je fus obligé de regagner la rive gauche, et m'estimai heureux d'y être parvenu sans accident. Je passai alors à la division de droite, que commandait le général Ferino. Nous quittâmes Kehl presque aussitôt. Nous nous portâmes sur le Brisgau; nous traversâmes la forêt Noire par le val d'Enfer, pendant que le reste de l'armée s'avançait par la route de Wirtemberg. Nous franchîmes toute la Souabe; nous marchions sans coup férir, lorsque nous rencontrâmes le corps de Condé dans les environs de Memingen. Il occupait le petit village d'Ober-Kamlach. Nous l'abordâmes. L'attaque fut vive, meurtrière: l'infanterie noble fut presque entièrement détruite, et, je dois le dire à la louange de nos troupes, quoique les animosités politiques fussent alors dans toute leur force, la victoire fut morne et silencieuse; nos soldats ne pouvaient, en contemplant cet horrible champ de carnage, retenir les regrets que leurs coups ne fussent tombés sur des étrangers.

Nous continuâmes le mouvement; nous marchâmes sur Augsbourg, qu'occupait encore l'arrière-garde autrichienne. Elle se retira; nous la suivîmes et arrivâmes sur les bords du Lech. Nous fîmes nos dispositions pour le franchir. Je fus chargé de reconnaître un gué au-dessus de Friedberg, où devait passer la division Ferino, et de conduire la colonne à la rive opposée. Mon opération réussit à souhait. J'eus le bonheur de ne perdre que quelques maladroits qui se noyèrent pour n'avoir pas su tenir le gué.

La bataille s'engagea immédiatement: nous la gagnâmes, et poursuivîmes les ennemis jusqu'à Munich. Je reçus, à cette occasion, une lettre du Directoire, qui me félicitait du courage que j'avais montré.

Pendant que nous poussions sur le Lech, l'armée de Sambre-et-Meuse, qui avait passé le Rhin à Dusseldorf, s'était portée sur la Bohême; mais soit animosité, soit défaut d'instructions, Moreau négligea les nombreux passages qui existent sur le Danube, depuis Donawerth jusqu'à Ratisbonne. Cette faute nous devint fatale. L'archiduc Charles déroba sa marche au général qu'il avait en tête, franchit le Danube à Ingolstadt, à Neubourg, et fit sa jonction avec les troupes autrichiennes qui se retiraient devant l'armée de Sambre-et-Meuse. Il reprit aussitôt l'offensive, s'avança sur Jourdan avec toutes ses forces réunies, le battit, et le poursuivit jusqu'aux bords du Rhin sans qu'il vînt à la pensée du général Moreau de répéter ce que son adversaire avait fait. Au lieu de repasser sur la rive gauche du Danube, de chercher à se rallier à l'armée de Sambre-et-Meuse, et de forcer l'archiduc à lâcher prise, il se mit en retraite avec sa magnifique armée, qui comptait plus de quatre-vingt mille combattans. Pendant qu'il rétrogradait à petites journées, l'archiduc poussait Jourdan à tire-d'ailes, et passait le Mein à Francfort. Ce fleuve franchi, il remonta rapidement la vallée du Rhin et intercepta la route de Wurtemberg. Prévenu par cette marche, à laquelle cependant il aurait dû s'attendre, Moreau fut obligé de se jeter par le val d'Enfer, et repassa le Rhin, partie à Brisach et partie à Huningue. Ainsi finit cette campagne, qui paraissait devoir amener des prodiges, et qui se termina comme l'accouchement de la montagne.

Pendant que nous faisions cette promenade militaire, le général Bonaparte poursuivait le cours de ses victoires en Italie. Les armées autrichiennes qui combattaient sur le Rhin étaient incessamment obligées d'envoyer au secours de celles qui périssaient sur l'Adige. Elles s'étaient affaiblies par les détachemens qu'elles avaient fait partir. La circonstance était favorable pour reprendre l'offensive. Le Directoire résolut de mettre en mouvement les armées de Sambre-et-Meuse et du Rhin; mais, soit qu'il fût mécontent de la mésintelligence qui régnait entre elles, soit toute autre cause, il donna le commandement de la première au général Hoche, et leur ordonna à l'une et à l'autre de repasser le Rhin.

J'étais alors aide-de-camp du général Desaix. Je fus chargé de prendre le commandement de l'avant-garde du général Vandamme, qui devait passer la première. Il fallait aborder en plein jour sous le feu des batteries autrichiennes. L'opération était périlleuse, mais tout fut au mieux; nous débarquâmes sous la protection de la compagnie d'artillerie légère que commandait Foy, depuis officier-général et député. Nous fûmes l'un et l'autre faits chefs de bataillon à cette journée.

Le général Desaix fut blessé le lendemain. Je continuai de combattre à la tête des troupes avec lesquelles j'avais franchi le fleuve. L'ennemi fut obligé de céder. Nous le suivions vivement, lorsque nous vîmes accourir à nous un officier français; c'était le général Leclerc, qui arrivait d'Italie par l'Allemagne, et venait nous donner avis des préliminaires de paix arrêtés à Léoben. Le feu cessa aussitôt, l'armée prit position, et les généraux des deux partis se réunirent pour arrêter les lignes de démarcation.

Je fus encore employé à ces conférences, qui eurent lieu à Heidelberg. J'y suivis le général Reynier, qui était chargé des intérêts de l'armée du Rhin. Tout fut bientôt réglé, et je pus rejoindre le général Desaix, qui se rétablissait à Strasbourg.

Ce fut pendant sa convalescence qu'il conçut le projet d'aller en Italie pour voir le général Bonaparte. Jusqu'alors il ne le connaissait que de renommée, mais il était grand admirateur de sa gloire. D'ailleurs, blessé de l'infériorité dans laquelle le Directoire tenait ceux qui portaient les armes, Desaix appelait de ses vœux secrets un homme de caractère et de génie qui pût remédier au mal. Le vainqueur d'Arcole devait être cet homme; lui seul avait acquis assez d'ascendant pour se déclarer le protecteur de ceux qui s'étaient couverts de gloire aux armées.

Il voulut aller conférer avec lui, et je fus passer dans ma famille le temps qu'il employa à ce voyage. Je le rejoignis à son retour, et la paix ayant été signée sur ces entrefaites, je ne tardai pas à l'accompagner à Paris.

CHAPITRE II.

Retour du général Bonaparte à Paris.—Réception que lui fait le
Directoire.—Sa nomination à l'Institut.—Faux projet de descente en
Angleterre.—Mission secrète du général Desaix en Italie.—Préparatifs
pour l'expédition d'Égypte.—Bernadotte à Vienne.—Port de
Civitta-Vecchia.—Forçats.—Départ pour l'Égypte.

Les fureurs de la révolution s'étaient déjà calmées en France; on commençait à ne plus s'y effrayer à la seule émission d'idées raisonnables; mais rien de ce qui avait été jeté hors de son orbite, par les commotions révolutionnaires, ne pouvait encore être replacé; les destructions étaient achevées, et bien que le besoin de réédifier se manifestât déjà, il n'existait point de centre autour duquel on pût graviter avec quelque sécurité. Il ne se présentait nulle part de main assez ferme pour rassembler les débris que la tempête avait dispersés. On était en présence d'un amas de ruines; on mesurait avec effroi l'étendue, les ravages causés par la tourmente populaire, mais personne n'entrevoyait de terme à cette misère, personne n'osait envisager l'avenir.

Les chefs des différens partis de la guerre civile, que le Directoire était parvenu à désunir, pour les désarmer, plus étourdis par la gloire que nos armes avaient acquise et par la paix qui l'avait suivie, que confians dans la tranquillité qui leur avait été promise, pensaient bien qu'un gouvernement ombrageux leur ferait tôt ou tard payer chèrement la célébrité qu'ils avaient obtenue. Les têtes volcaniques paraissaient calmées, à la vérité, mais on n'osait croire qu'elles fussent rassurées, et les rivalités s'apercevaient de toutes parts, particulièrement parmi les hommes que la guerre avait formés.

Les armées du Nord et de Sambre-et-Meuse, pleines d'officiers de mérite, ne voyaient qu'avec regret la plus belle part de gloire qu'avait eue l'armée d'Italie; elles étaient envieuses des préférences du Directoire exécutif pour tout ce qui appartenait à cette armée, et offraient ainsi des moyens de trouble à des agitateurs qui se rencontrent facilement parmi des esprits médiocres, surtout après des événemens comme ceux dont on était à peine sorti. Les ambitions de toute espèce étaient en mouvement, et ne pouvaient qu'amener quelque nouveau 18 fructidor, ou tout autre événement de cette nature.

Le général Bonaparte venait de quitter l'Italie pour se rendre à Radstadt en traversant la Suisse; son voyage n'avait été, pour ainsi dire, qu'une marche triomphale. La population entière se portait sur son passage; on le saluait comme le héros des idées libérales, comme le défenseur des intérêts de la révolution.

D'après le traité de paix, il devait se rassembler, à Radstadt, un congrès pour y régler les affaires des princes dépossédés, tant en Allemagne qu'en Italie, et sur la rive gauche du Rhin. Ce travail exigeant, par sa nature, de fort longs préliminaires d'étiquette et des renseignemens de détail difficiles à réunir, le général Bonaparte ne s'occupa, à Radstadt, que de régler sommairement les bases des opérations qui devaient occuper ce congrès.

Il revint à Paris, où l'impatience publique l'attendait pour lui voir décerner, par le gouvernement, les témoignages de reconnaissance et d'admiration qui remplissaient depuis long-temps le cœur de chaque Français.

L'automne finissait, l'hiver et ses plaisirs avaient ramené la population dans la capitale: soldats et citoyens se portèrent en foule au-devant de lui.

Le Directoire, qui avait mis en délibération s'il ratifierait les préliminaires de Léoben, se vit contraint, par cette manifestation de l'opinion nationale, de faire une réception solennelle au pacificateur qu'il avait été sur le point de désavouer.

Une estrade magnifique avait été dressée au fond de la cour du palais du Luxembourg. Le Directoire y prit place sous un dais, et le général Bonaparte lui fut présenté par M. de Talleyrand, alors ministre des affaires étrangères. Les acclamations de la multitude contrastèrent avec les éloges froids du Directoire.

À cette époque, l'armée de Sambre-et-Meuse était réunie à celle du Rhin, sous le commandement d'Augereau, qui avait commandé à Paris au 18 fructidor.

Moreau venait d'être destitué, après avoir dénoncé Pichegru, qui fut déporté à Cayenne.

Après la réception du Directoire au général Bonaparte, commencèrent les bals et les grands dîners, parmi lesquels il faut remarquer celui que lui donna la Convention nationale; il eut lieu dans la grande galerie du Muséum; la table tenait toute la longueur de ce vaste local, et cette fête n'aurait été qu'une véritable cohue, sans les grenadiers de la garde du Directoire, qui, en armes, bordaient la haie d'un bout à l'autre de la galerie, et présentaient un spectacle imposant.

À quelques jours de là l'Institut décerna une couronne au général Bonaparte; son aréopage l'élut au nombre de ses membres. Il fut reçu par M. Chénier, et sa réception eut lieu, un soir, dans la salle du Louvre, où l'Institut tenait alors ses séances. Cette salle est au rez-de-chaussée, il y a devant un balcon ou une grande tribune en menuiserie antique, et soutenue par d'énormes cariatides; c'est là que fut déposé le corps de Henri IV après que ce prince eut été assassiné. J'assistais, avec le général Desaix, à la réception du général Bonaparte: il était en costume, assis entre Monge et Berthollet; c'est, je crois, la seule fois que je l'aie vu porter l'habit de ce corps savant. Sa nomination eut l'effet qu'il en avait attendu: elle lui donna les journaux, les gens de lettres, toute la partie éclairée de la nation. Chacun lui sut gré d'avoir mêlé aux lauriers de la victoire les palmes académiques. Quant à lui, simple, retiré, en quelque sorte étranger au bruit que son nom faisait dans Paris, il évitait de se mêler d'affaires, paraissait rarement en public, et n'admettait dans son intimité qu'un petit nombre de généraux, de savans et de diplomates.

M. de Talleyrand était du nombre; il avait le commerce aimable, le travail facile, un esprit de ressources que je n'ai vu qu'à lui. Habile à rompre, à tisser une intrigue, il avait tout le manége, toute l'habileté qu'exigeait l'époque; il s'empressait auprès du général Bonaparte; il s'était fait, pour lui, intermédiaire, orateur, maître des cérémonies. Touché de tant de zèle, le général accepta son dévoûment. Cette sorte de transaction amena des bals, des soirées, où le ministre avait pris soin de rassembler les débris de la vieille bonne compagnie.

C'est dans une de ces réunions que le général Bonaparte vit madame de Staël pour la première fois. Le héros avait toujours vivement intéressé cette femme célèbre. Elle s'y attacha, lia conversation avec lui, et laissa échapper, dans le cours de cet entretien, où elle voulait s'élever trop haut, une question qui trahit l'ambition qu'elle nourrissait. «Quelle est la première femme, à vos yeux? lui demanda-t-elle.—Madame, répondit-il, c'est celle qui fait le plus d'enfans.» Madame de Staël fut stupéfaite: elle attendait une tout autre réponse.

Mais ces félicitations, cet empressement, qui suivaient partout le général Bonaparte, ne tardèrent pas à faire ombrage aux membres du Directoire. Faibles dépositaires de l'autorité, ils sentaient l'opinion se détacher d'eux; la nation comparait leur nullité personnelle à l'illustration du héros. Ils craignirent que l'enthousiasme public n'amenât quelque mouvement, quelque entreprise contre leur pouvoir, et ne songèrent plus qu'à éloigner celui qui en était l'objet.

Le général Bonaparte jugeant encore mieux des conséquences dont pourrait être suivie la prolongation de son séjour à Paris, où il n'avait cependant voulu s'immiscer en rien de ce qui concerne les affaires de l'intérieur, songea dès-lors à s'éloigner d'un lieu qui offrait encore la triste perspective de tant de moyens de discordes, d'autant que nous approchions de l'époque propre à l'exécution du projet qu'il avait conçu en faisant la paix, et dont il avait rassemblé les premiers matériaux avant de quitter l'Italie.

À peine le Directoire avait-il fait la paix, qu'il avait décrété la formation d'une armée d'Angleterre que le général Bonaparte devait commander en chef, mais dont il avait lui-même fait donner le commandement au général Desaix, en attendant qu'il eût fait son voyage d'Italie à Radstadt.

Le général Bonaparte envoya le général Desaix visiter les ports et arsenaux de la marine depuis l'embouchure de la Loire jusqu'au Havre, pour reconnaître dans quel état ils étaient, et quelles ressources ils pourraient offrir pour une descente en Angleterre. J'accompagnai le général Desaix dans ce voyage, et nous revînmes à Paris en même temps que le général Berthier, que le général Bonaparte avait envoyé faire la même reconnaissance dans les ports de la Manche.

Ces deux observateurs furent de l'opinion unanime qu'il ne fallait pas compter sur les ressources de ces ports pour effectuer une descente en Angleterre, et que, conséquemment, il fallait lui faire la guerre avec d'autres moyens. Néanmoins on tint un langage contraire; on laissa se persuader que l'idée de la descente était la pensée unique du gouvernement, en sorte que l'opinion s'y arrêta.

On fit partir de Paris tous les généraux qui avaient de l'emploi dans l'armée d'Angleterre; on les envoya à leurs postes sur les côtes: on parvint à faire complétement adopter l'idée que c'était de l'Angleterre qu'on s'occupait, et que tous les préparatifs de la Méditerranée n'avaient été faits que pour détourner l'attention de l'ennemi, tandis que c'était justement le contraire.

Tout cela fait, le général Bonaparte n'eut pas de peine à démontrer l'insuffisance des moyens de la république pour attaquer l'Angleterre dans son île, et à décider le Directoire à entreprendre de porter une armée en Égypte, comme le point le plus rapproché et le plus vulnérable de la puissance commerciale anglaise, et dont les difficultés n'étaient pas disproportionnées à nos moyens d'attaque. Il lui fit l'énumération de ceux qu'il avait réunis dans les ports d'Italie avant de la quitter, et demandait le commandement de la flotte et de l'armée, se chargeant de pourvoir à tout le reste.

On démontra au Directoire que l'on ne parviendrait jamais à tranquilliser la France, tant que cette foule de généraux et d'officiers entreprenans ne serait pas occupée; qu'il fallait faire tourner l'ardeur de toutes ces imaginations au profit de la chose publique; que c'était ainsi qu'après leurs révolutions, l'Espagne, la Hollande, le Portugal et l'Angleterre avaient été obligés d'entreprendre des expéditions outre-mer, pour employer des esprits remuans qu'ils ne pouvaient plus satisfaire; que c'était ainsi que l'Amérique et le cap de Bonne-Espérance avaient été découverts, et que les puissances commerciales d'au-delà les mers s'étaient élevées.

Il n'en fallait sans doute pas tant pour déterminer le Directoire à saisir l'occasion d'éloigner un chef dont il redoutait la popularité, et la proposition convint à tous deux.

Dans ce temps-là, l'ordre de Malte existait encore, et ses bâtimens de guerre devaient protéger tous les pavillons chrétiens contre les Barbaresques et les Turcs, qui ne respectaient que celui de la France.

Les bâtimens de commerce de Suède et de Danemarck qui fréquentaient la Méditerranée, étaient protégés par des bâtimens de guerre de leur nation qui y venaient en croisière.

Ceux d'Amérique y venaient en petit nombre, et l'Angleterre n'avait une flotte de guerre dans cette mer que depuis que la France en avait armé une pour venir dans l'Adriatique protéger les opérations de l'armée d'Italie; mais depuis la paix cette flotte était rentrée à Toulon, où elle avait emmené l'escadre vénitienne, et la flotte anglaise était rentrée dans les ports de Sicile.

Elle avait pour but d'observer Toulon ainsi que l'escadre espagnole de Cadix, et tenait pour cela une croisière à la pointe sud de la Sardaigne. Le commerce de Marseille n'était pas encore tout-à-fait éteint. Cette ville, par suite de la sûreté de son pavillon, était presque exclusivement en possession de tout le commerce qui se faisait par les Turcs dans le Levant; elle avait un nombre considérable de bâtimens connus sous la dénomination de bâtimens de caravane, qui, toute l'année, allaient dans les ports du Levant se noliser, et qui venaient hiverner à Marseille, où ils rapportaient leurs profits. Marseille comptait jusqu'à huit cents de ces bâtimens employés à cette navigation. Ceux des nations du Nord hivernaient dans les ports d'Italie, où ils cherchaient des nolis pour le printemps.

Avant de quitter l'Italie, et sous le prétexte d'une expédition contre l'Angleterre, le général Bonaparte avait fait mettre l'embargo sur tous les bâtimens de commerce qui se trouvaient dans les ports de la Méditerranée occupés par les troupes françaises. Il les fit fréter et bien payer, en sorte que ceux qui étaient dans les ports de Naples et de l'est de l'Adriatique, s'empressèrent de venir chercher des nolis dans les ports que nous occupions.

Les États romains venaient d'être occupés par les troupes françaises; le Directoire, qui cherchait à établir la république partout, n'avait pas manqué de prétextes pour susciter une querelle au pape, qui vit la métropole chrétienne envahie, et lui-même transporté à Valence en Dauphiné.

Depuis son retour à Paris, le général Bonaparte avait fait donner les ordres nécessaires pour que (toujours sous le prétexte de la descente en Angleterre) l'escadre de Toulon, forte de quinze vaisseaux, dont un à trois ponts, fût mise sur-le-champ en état de prendre la mer avec des troupes à bord.

Il fit également donner des ordres pour que l'on équipât et frétât tous les vaisseaux de commerce que l'on pourrait réunir dans Marseille et dans Toulon.

Il venait d'envoyer le général Reynier, que le général Desaix lui avait recommandé[1], pour organiser les bâtimens réunis à Gênes, d'après l'embargo dont je viens de parler, et en même temps pour commander les troupes qui venaient s'y embarquer.

Il y avait également un grand nombre de bâtimens semblables retenus dans les ports depuis Venise jusqu'à Livourne. Il fit partir de Paris, fort incognito, le général Desaix, qui eut l'air d'aller faire à Rome un voyage d'amateur, parce qu'il aimait beaucoup les arts. Étant son premier aide-de-camp je partis avec lui dans sa propre voiture, ainsi que l'adjudant-général Donzelot[2], qui était son chef d'état-major; et je suis arrivé jusqu'à Rome sans qu'il soit échappé au général Desaix un mot qui m'ait donné à juger de l'objet de notre voyage. Il traversa la France comme un trait, et commença ses investigations scientifiques, en conservant toujours son incognito, dès qu'il fut au-delà des Alpes.

Il s'arrêta à Turin, Parme, Plaisance, Bologne et Florence, visitant tout ce que ces villes offrent de remarquable, et arriva à Rome.

Il n'avait l'air d'y être venu que comme curieux; il était en course continuelle dans tous les célèbres environs de cette cité fameuse, pendant que Donzelot exécutait les ordres qu'il lui avait donnés pour la réunion, dans le port de Civitta-Vecchia, de tous les bâtimens qui avaient été rassemblés dans tous les autres, depuis Livourne jusqu'à Venise.

Nous restâmes six semaines à Rome, menant une vie aussi active qu'en pleine campagne; enfin tous les moyens matériels ayant été préparés, il en fut rendu compte au général Bonaparte, qui était toujours à Paris, d'où il envoya ses derniers ordres, en désignant les troupes qui devaient composer chaque convoi. Il n'y eut aucune disposition particulière à leur faire prendre; tout ce dont elles auraient pu avoir besoin, tant pour la traversée que pour la guerre, avait été mis à bord des vaisseaux avant qu'elles dussent y monter.

À Civitta-Vecchia, nous embarquions neuf bataillons d'infanterie, pris dans les troupes qui occupaient les États romains;

Un régiment de dragons, mais seulement avec les chevaux d'un escadron;

Un régiment de hussards;

Une compagnie d'artillerie légère, avec ses pièces et tous ses chevaux;

Deux régimens d'artillerie à pied avec leurs pièces et leurs chevaux;

Un parc;

Et enfin un état-major, une ambulance et une administration complète[3].

Le célèbre Monge, qui se trouvait à Rome, avait reçu du général Bonaparte l'ordre de se procurer à tout prix des caractères arabes d'imprimerie, des protes, des interprètes, et de s'embarquer avec eux sur notre convoi.

Il trouva les interprètes dans l'école de médecine de Rome, où l'on envoie des jeunes gens des Échelles du Levant pour étudier la médecine; il parvint à exécuter en tout point les ordres du général Bonaparte, pendant que lui-même composait à Paris cette troupe de savans dans tous les genres, et dont les travaux ont immortalisé cette célèbre expédition.

C'étaient le général Caffarelli-Dufalga[4] et M. Berthollet qui les lui avaient désignés.

Tout ce qui fut embarqué d'accessoire pour cette grande opération ne peut se comprendre: il n'y manquait rien de ce que la prévoyance la plus minutieuse et la plus étendue avait pu imaginer.

Il y avait des savans de toutes les classes, et des artisans de toutes les professions; en un mot, de quoi créer, perfectionner, civiliser, et même polir tout à la fois les populations au milieu desquelles on allait s'établir, quelque barbares qu'elles eussent pu être.

Ce fut à la fin de mars 1797 que furent achevés tous ces préparatifs. Le général Bonaparte avait fait partir de Paris tout ce qui devait s'embarquer avec lui à Toulon et à Marseille; les troupes qui devaient de même s'y embarquer y furent envoyées de l'armée, qui depuis la paix était rentrée en France.

Le général Kléber, que le général Desaix avait aussi fait connaître au général Bonaparte, fut chargé du commandement de celles qui s'embarquèrent à Toulon.

Il venait d'arriver de ce port dans celui de Civitta-Vecchia une frégate que le général Bonaparte envoyait au général Desaix, pour escorter son convoi. Ce ne fut qu'après l'arrivée de cette frégate que lui-même partit de Rome pour Civitta-Vecchia, où il fit diriger les troupes qui devaient s'y embarquer.

Au commencement d'avril, tout le matériel était déjà à bord des vaisseaux, lorsqu'il survint un incident qui faillit faire ajourner toute l'entreprise.

Après la paix de Campo-Formio, le Directoire avait envoyé le général Bernadotte à Vienne en qualité d'ambassadeur; à cette époque, il professait chaudement les idées républicaines, qui, dans ce temps-là, étaient une route assurée de fortune pour toutes les ambitions.

Il avait arboré sur son hôtel, à Vienne, un drapeau tricolore, qui, à tort ou à raison, fut regardé par le peuple de cette ville comme une provocation. Y eut-il de l'excitation? je ne l'ai pas su; mais après quelques jours de fermentation, il éclata une émeute; la populace s'étant portée à l'hôtel de l'ambassadeur, en fit retirer le drapeau, et se livra à des désordres, au point que le commandant de la garnison fut obligé de faire marcher les troupes pour protéger l'ambassadeur et sa légation, qui avait été composée à Paris dans le but de ce que voulait faire le Directoire à Vienne, à l'ombre même du traité de paix qui venait à peine d'être signé.

Le ton des premières dépêches par lesquelles le général Bernadotte rendait compte de cet événement était si alarmant, que le général Bonaparte, auquel le Directoire les avait communiquées, envoya contre-ordre dans tous les ports, afin que non seulement on n'embarquât point, mais que de plus l'on fît débarquer tout ce qui pouvait être déjà à bord, et que l'on se tînt prêt à marcher.

Huit jours après, le ton de la correspondance de Vienne étant devenu moins hostile, l'on reçut de nouveaux ordres pour continuer l'embarquement, qui n'avait éprouvé que cette perte de huit jours, qui étaient autant de pris sur ceux que la fortune semblait nous avoir accordés.

Pendant ce court intervalle, le général Desaix, qui était avide de connaissances, alla visiter les mines d'alun de Rome, qui sont situées à quelques heures de chemin de Civitta-Vecchia; elles sont très abondantes, et l'alun que l'on en extrait passait dans ce temps-là pour le plus estimé. Monge était avec nous, et nous expliquait tout ce qui était nouveau pour nous.

Nous allâmes aussi voir l'embouchure du Tibre, ainsi que tous les environs de Civitta-Vecchia: ce port a été construit par Trajan; il est devenu peu spacieux en raison de la grandeur des vaisseaux d'aujourd'hui, comparativement à ceux pour lesquels il a été construit.

À peine la frégate que l'on nous avait envoyée de Toulon put-elle y entrer, et une fois qu'elle fut dedans, il y avait si peu de place pour la faire évoluer sur elle-même, que ce fut une affaire d'État quand vint le moment d'appareiller.

Le bassin du port a été construit avec tout le luxe et la solidité qui caractérisent l'époque des Romains: ses quais réguliers sont composés d'assises de blocs de marbre énormes; la dernière est en marbre blanc; tout le pourtour du port est garni de muffles de lions en bronze, tenant dans la gueule un anneau de bronze; il n'en manque pas un. Ce sont encore les mêmes qui ont été posés du temps de Trajan pour amarrer les vaisseaux, et ils servent encore aujourd'hui au même objet: ceux de notre convoi y étaient attachés.

Le port est fermé par une jetée formée de main d'homme à la même époque. Elle est composée d'assises de laves qui, jusqu'à ce moment, ont résisté à la mer et au temps.

Malheureusement les nobles souvenirs que ces travaux rappellent sont flétris par l'ignoble population qui s'agite au milieu de ces vestiges de la grandeur romaine.

La plupart des forçats de Civitta-Vecchia étaient alors des artisans étrangers qui étaient venus chercher fortune dans la Romagne, et qui avaient fini par y commettre des crimes. Comme la marine du pape ne faisait faire aucuns travaux, on avait permis à ces malheureux de chercher du travail dans la ville, et les habitans les employaient volontiers.

Il nous sembla même que cette mesure avait été calculée par l'administration dans la vue d'empêcher ces misérables de s'abandonner au désespoir, et peut-être aussi dans le dessein d'en tirer quelque profit pour elle-même. Il en était résulté que peu à peu la honte des fers s'était affaiblie, et qu'un forçat ne rougissait plus de l'être. Ce degré d'abjection nous navrait, et nous faisait déplorer l'influence qu'un pareil gouvernement pouvait avoir sur les destinées de toute une population.

Le général Desaix avait remarqué deux belles demi-galères nouvellement construites; il les fit armer et réunir au convoi. Les forçats s'offraient à l'envi, prévoyant bien que leur liberté serait le résultat des services qu'ils pourraient nous rendre.

Les convois de troupes qui sortirent de Marseille, Toulon et Gênes, sous la protection de la flotte de guerre de Toulon, partirent à peu près ensemble, et se rallièrent à la baie de Saint-Florent en Corse. En sortant de Toulon, le général Bonaparte avait eu des nouvelles de la mer par des frégates espagnoles qui entraient dans ce port; elles venaient de Mahon, et apprirent que l'escadre anglaise n'était pas dans ces parages, que seulement deux vaisseaux de cette escadre étaient en réparation à l'île de Saint-Pierre de Sardaigne[5].

Le convoi de Civitta-Vecchia était trop loin pour ne pas être livré entièrement à la conduite du général Desaix qui le commandait; il avait reçu l'ordre de sortir à jour fixe, et de faire route directement pour Malte, en venant reconnaître le Maretimo à la pointe de Sicile; et arrivé devant Malte, il devait y attendre de nouveaux ordres.

CHAPITRE III.

Arrivée devant Malte.—Réunion de la flotte.—Attaque de la place.—Capitulation de l'Ordre.—Rencontre de nuit avec la flotte anglaise.—Arrivée à Alexandrie.—Débarquement.—Le commandement de l'avant-garde m'est confié.—Expédient pour débarquer les chevaux.—Attaque et prise d'Alexandrie.—Première marche dans le désert.—Rencontre d'une femme arabe.

Nous étions au commencement de mai, lorsque nous arrivâmes devant Malte; la grande escadre ni les autres convois ne paraissaient pas encore, et conformément à l'instruction donnée par le général Bonaparte au général Desaix, le convoi se tint en croisière devant le port.

Des calmes survinrent, à l'aide desquels les courans qui règnent dans cette partie dispersèrent les bâtimens du convoi assez loin les uns des autres.

Nous étions arrivés le matin; l'après-midi du même jour, le grand-maître de l'ordre de Malte, voyant un convoi aussi considérable, composé de bâtimens de toutes nations escortés par une frégate, et qui non seulement n'entrait pas dans le port, mais qui ne le faisait même pas fréquenter par la plus légère embarcation, commença à concevoir de l'inquiétude, ou à éprouver de la curiosité.

Il envoya une chaloupe, montée par un des grands-baillis de l'Ordre, en qualité de parlementaire, pour nous arraisonner.

Cette chaloupe s'était dirigée sur la frégate que montait le général Desaix, et sous le prétexte des lois de quarantaine, le bailli ne voulut pas monter à bord, quelques instances qu'on lui fît; il parla de sa chaloupe, qui avait passé à la poupe de la frégate.

Sa mission n'était qu'un motif de curiosité, et comme il vit à bord des vaisseaux une grande quantité de soldats qui grimpaient sur les épaules les uns des autres pour le voir, il se hâta de retourner en rendre compte. Il allait prendre congé, à la suite d'une conversation par monosyllabes entrecoupés, lorsque, pour la ranimer un peu, le général Desaix lui demanda d'entrer dans le port pour prendre de l'eau. Le bailli s'éloigna en promettant de faire faire une réponse.

Il revint effectivement le même soir dire que le grand-maître ne pouvait accorder l'entrée du port qu'à quatre bâtimens à la fois. La défaite était ingénieuse! il ne lui avait pas fallu faire de grands efforts d'esprit pour calculer que nous avions plus de quatre-vingts voiles, et que l'aiguade du convoi eût demandé vingt jours; certes, nous n'avions pas ce laps de temps à perdre devant cette gentilhommière. Toutefois nous feignîmes de prendre la chose au sérieux, et tout en refusant poliment M. le bailli, nous dîmes quelques mots des dangers auxquels nous serions exposés, si les Anglais venaient à paraître. Cette dernière considération ne parut pas le toucher beaucoup, et il s'éloigna en nous annonçant que l'Ordre ne pouvait rien nous accorder de plus.

Nous étions presque à l'entrée de la nuit, et le parlementaire était parti, lorsque notre vigie signala deux voiles à l'est et venant droit sur nous.

Elles furent bientôt assez près pour que nous reconnussions un vaisseau et une frégate; l'inquiétude nous prit, et elle devint extrême lorsqu'à deux portées de canon de nous, nous ne les vîmes point hisser leur pavillon, jusqu'au moment où ils nous traversèrent en hissant l'un et l'autre le pavillon maltais; c'étaient le vaisseau et la frégate de l'Ordre, qui, au retour d'une croisière, rentraient dans le port. On les désarma dans la nuit même pour armer les galères qui devaient nous combattre le jour suivant.

Le lendemain, à la pointe du jour, notre vigie nous signala des voiles au nord-ouest, et bientôt après elle nous fit connaître que les voiles aperçues étaient sans nombre: c'était l'escadre avec ses convois, qui arrivait de la baie de Saint-Florent.

Le général Desaix ainsi que M. Monge passèrent de la frégate sur une des demi-galères du pape que nous avions amenées, et allèrent à la rencontre de l'escadre pour rendre leurs devoirs au général Bonaparte.

Dans la matinée, toute l'escadre et l'armée furent réunies en face de l'ouverture du port. Tout prit dès-lors une face nouvelle. On se disposa partout au débarquement.

Le général Bonaparte fit débarquer à droite les troupes de la division du général Bon. En même temps, il faisait débarquer le général Desaix à gauche; nous prîmes terre à la baie de Maira-Sirocco.

Le commandement des troupes en tête de ce débarquement m'avait été confié; je marchai droit aux redoutes qui défendaient l'atterrage, et de là au fort. Nous trouvâmes peu de résistance; tout semblait à l'abandon. À peine le grand-maître avait-il pu rassembler quelques détachemens pour défendre les ouvrages avancés. Les chevaliers étaient sans élan. La population, accoutumée à l'idée qu'elle ne devait courir aux batteries que dans le cas d'invasion de la part des Turcs, refusait de prendre les armes contre nous. Toutes ces belles fortifications qui annonçaient la puissance de l'Ordre et la force de la place devinrent inutiles. Nous poussâmes ce jour-là jusqu'au pied des remparts du côté de la terre; nous nous étonnions d'une défense aussi faible; nous cherchions à nous expliquer comment une place qui nous paraissait inexpugnable présentait une conquête si facile: nous ne tardâmes pas à le comprendre.

Le général Bonaparte était resté toute la journée à bord de l'Orient; il avait fait attaquer les galères maltaises et les avait forcées de rentrer au port: c'en était fait de la croix maltaise. Le général débarqua le soir même, et c'est alors que nous pûmes juger, aux indiscrétions qui échappaient autour de nous, que tous les membres de l'Ordre n'étaient pas étrangers au succès que nous venions d'obtenir.

Depuis la révolution française, et surtout depuis la dissolution des corps d'émigrés, le rocher de Malte était devenu le refuge d'un grand nombre de jeunes nobles qui s'enrôlèrent sous le drapeau de l'Ordre. Ces nouveaux chevaliers n'avaient pas la ferveur des anciens chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Leur éducation mondaine ne s'accommodait pas de la vie monacale, et le mal du pays augmentait leur désir de quitter le rocher qui leur avait servi d'asile.

L'apparition de notre flotte devant Malte leur présentait l'occasion de rompre des engagemens qu'ils commençaient à regarder comme des chaînes, et de se créer une existence nouvelle. Doit-on les plaindre ou les blâmer?

Quoi qu'il en soit, les pourparlers ne tardèrent pas à s'établir entre le quartier-général et le gouvernement de Malte. Le grand-maître de l'Ordre, convaincu trop tard sans doute de l'impossibilité de sauver la place et de l'inutilité d'une résistance sans objet, consentit à capituler.

Les principales conditions furent la remise des forts à nos troupes, la liberté pour lui et les siens, et la faculté pour tous les chevaliers de se retirer où bon leur semblerait.

Nous prîmes en conséquence possession de la place.

Le grand-maître, M. de Hompesch, s'embarqua sur un bâtiment neutre qui fut mis à sa disposition, et qui fut escorté jusqu'à Trieste par une de nos frégates. Ceux des chevaliers qui étaient Français entrèrent presque tous dans nos rangs.

Le général Bonaparte s'occupa sur-le-champ d'organiser l'île: garde nationale, administration, moyens d'attaque et de défense, tout fut arrêté et exécuté en moins de huit jours. La garnison maltaise fut incorporée dans les demi-brigades; une partie de la division Vaubois la remplaça, et la flotte eut ordre de mettre à la voile.

Le général Desaix resta encore quelques jours à Malte, parce que sa frégate devait recevoir à son bord l'intendant des finances, qui avait quelques opérations à terminer. Nous employâmes ce petit retard à visiter ce rocher dont le nom était si célèbre dans l'histoire. J'éprouvai un vif intérêt de curiosité à parcourir cette île, dont on nous avait toujours parlé comme d'un point inexpugnable, et qui était si vite tombée devant nous.

Civitta-Vecchia, située sur une éminence au milieu de l'île, et qui avait été le seul point fortifié par les chevaliers à leur arrivée dans l'île, fut le lieu où nous nous rendîmes d'abord; de là nous visitâmes successivement les ouvrages dans l'ordre où ils avaient été construits. Tout le monde sait qu'après la chute de Rhodes, les chevaliers s'occupèrent avec ardeur à fortifier Malte.

Tous les grands-maîtres de l'Ordre, depuis cette époque, n'ont semblé désirer d'autre titre de gloire que celui d'avoir ajouté quelque nouvel ouvrage au port ou à la ville: c'était l'unique soin du gouvernement. L'ostentation avait fini par s'en mêler, et on construisait des fortifications à Malte, comme on élevait des palais à Rome depuis que le Saint-Siége y a remplacé le trône des Césars. Malte est ainsi devenu un amas prodigieux de fortifications, et nous ne savions ce que nous devions le plus admirer, ou de la persévérance qu'il a fallu pour les élever, ou du génie qu'il a fallu pour les concevoir. Ce que nous y vîmes de plus étonnant est l'ouvrage de la nature, c'est le port: il est si spacieux, que l'armée navale et les six cents bâtimens de convoi n'en remplissaient que la moindre partie. Le mouillage en est si facile et si sûr, que les plus gros vaisseaux de guerre peuvent s'amarrer contre le quai.

Au milieu de toutes ces merveilles, nous fûmes attristés par la vue d'un spectacle dans le genre de celui qui nous avait déjà indignés à Civitta-Vecchia. Les galères de l'Ordre étaient montées par des forçats, composés de prisonniers faits sur les bâtimens turcs. Nous eûmes d'abord peine à croire qu'il arrivât souvent que, lorsqu'on manquait de forçats, des hommes libres consentissent à s'engager comme tels sur les galères pour une somme d'argent. Il fallut bien cependant nous rendre à l'évidence et en croire le témoignage de nos yeux. Nous vîmes de ces misérables, qu'on appelle bonovollio, servir sur les mêmes bancs que les forçats, enchaînés comme eux, et partageant leurs pénibles travaux comme ils partageaient leur opprobre.

À la vue d'une pareille dégradation, nous fûmes moins surpris d'avoir trouvé si peu de résistance. Il est tout simple de voir insensibles à un appel aux armes, des hommes prêts à répondre à un appel au déshonneur.

M. Monge nous avait quittés à Malte pour s'embarquer sur l'Orient, parce que le général Bonaparte aimait à l'avoir près de lui.

Le général Desaix, avec lequel j'étais, ne partit donc que huit jours après l'armée; en sortant du port, nous rencontrâmes une belle frégate française qui venait d'Italie; elle mit son canot à la mer; il amena à notre bord M. Julien, aide-de-camp du général Bonaparte.

Depuis la rencontre des frégates espagnoles, cette frégate avait été envoyée par son ordre au général Desaix, pour le prévenir de l'existence de deux vaisseaux anglais à Saint-Pierre de Sardaigne, d'où ils venaient de partir au moment de l'appareillage de l'escadre de Toulon.

Cette frégate (la Diane) avait été jusqu'à Civitta-Vecchia, où elle n'était pas entrée; M. Julien avait été à terre prendre des informations sur le jour où nous en étions partis, et ce fut pendant qu'il était à terre à Civitta-Vecchia, que l'escadre anglaise passa fort loin au large. Comme la frégate la Diane était près de terre, l'escadre anglaise, qui se trouvait dans le point le plus éclairé de l'horizon, ne l'aperçut pas, ou du moins ne la fit pas reconnaître, en sorte qu'elle échappa, et elle continua sa route pour rejoindre l'armée.

Peu de jours après, nous rencontrâmes la frégate qui revenait de conduire à Trieste le grand-maître de Malte; elle rejoignait aussi l'armée, et telle était notre fortune, qu'en entrant et en sortant de l'Adriatique, cette frégate avait croisé et recroisé le sillage que traçait l'escadre anglaise, sans que celle-ci se fût douté de rien.

Pendant que nous mettions à profit les faveurs de la fortune, qu'avait fait l'escadre anglaise? Elle était partie à Naples et partie à Syracuse ou Palerme, où son amiral, le célèbre Nelson, avait trouvé une Capoue aux pieds de lady Hamilton.

Les deux vaisseaux qui étaient partis de Saint-Pierre à notre approche, avaient été lui donner l'alerte, et sur-le-champ il avait mis à la voile pour Toulon, en longeant la côte d'Italie. De Toulon il fut à Saint-Florent, de Saint-Florent il fit route pour le Levant, sans s'arrêter ni faire reconnaître Malte en passant.

Nous venions aussi de rejoindre l'armée, lorsque le général Bonaparte fit donner à toute la flotte le signal de quitter la route que l'on suivait, pour se diriger sur l'île de Candie, que nous n'apercevions pas, mais qui se trouvait à notre gauche en avant de nous.

L'ordre fut ponctuellement exécuté: le soir, tous les vaisseaux étaient ralliés sous la côte de Candie, ayant la flotte de guerre rangée sur deux colonnes à leur droite.

Dans la même nuit, nous entendîmes plusieurs coups de canon tirés à notre droite; et comme ce n'était pas notre escadre qui les tirait, cela nous donna fortement à penser. Après la perte de notre escadre au combat d'Aboukir, les Anglais comparèrent le journal de navigation de notre escadre à celui de la leur, et il fut reconnu que cette nuit-là les deux armées avaient navigué, pendant plusieurs heures, à quatre ou cinq lieues l'une de l'autre. Les coups de canon que nous avions entendus étaient des signaux que l'amiral anglais faisait faire à ses vaisseaux; et si le général Bonaparte n'avait pas, la veille, fait faire route sur Candie à la sienne, nous nous serions infailliblement trouvés au jour en présence de l'armée navale anglaise.

Peu de jours après, on découvrit la terre d'Égypte; nous étions en face d'Alexandrie, dont nous n'apercevions que les minarets, quoique nous en fussions fort près, parce que la côte est très basse sur ce point.

Le général Bonaparte avait envoyé en avant une frégate pour chercher le consul de France qui résidait dans cette ville. Celui-ci venait d'arriver à bord de l'Orient, lorsque l'on fit le signal à toute l'armée de se préparer au débarquement.

Il avait appris au général Bonaparte que, quarante-huit heures auparavant, l'escadre anglaise, forte de treize vaisseaux, avait paru devant Alexandrie, où elle avait pris langue pour savoir ce que pouvait être devenue l'escadre française, qu'elle poursuivait la croyant devant elle; et que, ne l'ayant pas trouvée, elle avait continué sa route vers les côtes de Syrie, ne pouvant, sans doute, se persuader qu'elle l'avait devancée.

Aussitôt que le général Bonaparte eut entendu le rapport du consul de France, il s'écria: «Fortune! fortune! encore trois jours!» et fit commencer de suite le débarquement de toutes les troupes, en ordonnant de le hâter. On le commença le soir même de notre arrivée; la flotte de guerre, avec ses convois, était au mouillage très près de la ville; toutes les chaloupes furent mises à la mer en peu d'instans et chargées de soldats: elles s'approchèrent du rivage en laissant la ville à leur gauche. La mer devint grosse, au point que l'on ne put aborder, et que les chaloupes furent obligées de revenir s'amarrer aux vaisseaux qui étaient les plus rapprochés de la côte; elles passèrent la nuit dans cette position, chargées de leur monde et ballottées d'une manière insupportable: aussi dès que la mer fut calme, elles larguèrent bien vite leurs amarres, et gagnèrent la côte, qui, en quelques heures, fut couverte de soldats. Je commandais le premier détachement du général Desaix, et j'avais aussi été obligé de revenir m'amarrer à une demi-galère, où je passai une nuit fort orageuse, pendant laquelle je courus risque d'être englouti. On ne pouvait pas remonter à bord des vaisseaux, qui eux-mêmes étaient encombrés de soldats.

En Égypte, le jour paraît vite, et le soleil ramène ordinairement le calme, en sorte que l'angoisse cessa bientôt; après avoir débarqué les troupes, ce qui fut achevé dans la matinée, on procéda au débarquement des chevaux. Je fus encore chargé de faire mettre à terre ceux qui avaient été embarqués sur notre convoi.

Cette opération devait être fort longue, et je n'en avais pas encore vu; je m'avisai d'un moyen qui me réussit; je commençai par en faire débarquer six, en mettant les dragons dans une chaloupe et en descendant les chevaux dans la mer: chaque dragon tenait son cheval par la longe. Le premier ainsi débarqué était obligé de se soutenir en nageant jusqu'à ce que le dernier fût descendu à la mer; après quoi j'ordonnai à la chaloupe de gagner le rivage en traînant à la remorque les six chevaux qui nageaient, et de les établir à terre le plus près possible du bord de l'eau, de manière que tous les chevaux que j'allais successivement faire jeter à la mer, pussent les voir.

Je fis ensuite placer tous les dragons, hussards, canonniers et soldats du train avec leurs selles et harnais dans des chaloupes pour aller attendre à terre leurs chevaux; et pendant qu'ils faisaient le trajet, je fis successivement hisser les chevaux de chaque bâtiment par les deux bords à la fois, et les fis déposer dans la mer, sans aucune précaution que de leur mettre la longe autour du cou.

Une chaloupe était disposée pour saisir celle des premiers qui furent ainsi débarqués et les conduire lentement rejoindre les autres à terre; ceux que l'on débarquait allaient par un instinct naturel se joindre à ceux qui étaient déjà dans l'eau, et il s'établit ainsi une longue file de chevaux qui nageaient et suivaient en liberté la chaloupe qui conduisait la tête; il n'y en eut pas un seul de perdu: tous, en arrivant à terre, furent saisis par leurs cavaliers qui les attendaient sur le rivage, au bord du désert, leur mettaient la selle et les montaient.

Mon opération eut un plein succès, et le général Desaix, qui était sur le rivage, m'en témoigna sa satisfaction en voyant arriver toute cette file de chevaux.

À peine le soleil était-il à son déclin, que le débarquement du personnel de toute l'armée était effectué, et l'armée entière, à très peu de chose près, réunie près de la colonne de Pompée, à quelques centaines de toises d'Alexandrie. C'est le premier monument que nous avons vu; et nous étions si occupés de ce que nous allions trouver dans un pays qui n'offrait pas même à nos yeux vestige de végétation, que pas un de nous ne fit attention à cette colonne qui se trouve isolée dans le désert.

La division Kléber, qui y avait été ralliée la première, se porta de suite sur Alexandrie.

L'enceinte de cette ville est celle qui fut élevée par les Arabes. À l'angle par lequel nous arrivions, il se trouvait une grosse ouverture régulière qui semblait avoir eu autrefois une destination, mais qui n'était plus qu'un large trou à douze pieds d'élévation du pied de la muraille.

Les Turcs y avaient mis une mauvaise pièce de canon posée sur des pierres; ils la chargeaient sans gargousses ni boulets, mais cependant avec de la poudre et des pierres, et ils mettaient le feu avec un tison allumé; nous vîmes bientôt dans quelle ignorance ils étaient de l'art de l'artillerie.

On aura de la peine à croire que, dans une armée remplie comme l'était la nôtre d'officiers d'un mérite incontestable, on s'entêta à donner l'assaut à ce misérable trou, où l'on perdit passablement de monde, et où Kléber entre autres fut blessé, tandis qu'à deux cents toises plus à droite il y avait la grande porte d'Alexandrie à Damanhour qui n'était même pas fermée.

Des soldats, en rôdant le long de la muraille, qui n'a point de fossé, découvrirent cette porte; ils y entrèrent, et ils étaient déjà arrivés aux maisons de la ville[6], que l'on s'irritait encore contre ce trou dont on voulait avoir raison; on vint enfin prendre le chemin qu'avaient pris ces soldats, et Alexandrie fut occupée.

L'armée entière ne tarda pas à être réunie au milieu de ces vénérables ruines, et avec son admiration pour les débris de tant d'antiques souvenirs, commencèrent aussi son mécontentement et ses murmures de ne voir que des tas de poussière au milieu d'un désert, au lieu de tout ce qu'elle s'était flattée de trouver dans le pays où on l'avait amenée.

On s'expliquera facilement cela en remarquant que cette armée était composée de troupes qui venaient de Rome, Florence, Milan, Venise, Gênes et Marseille, et que presque la totalité de l'état-major venait de Paris. Le mécompte était général, et le mécontentement s'accrut encore pendant la marche d'Alexandrie pour arriver à travers le désert jusqu'au Nil.

Avant de quitter Alexandrie, le général Bonaparte fit entrer tous les bâtimens de convoi dans le port; il donna des ordres pour que l'escadre débarquât tout ce qui appartenait à l'armée, et lui donna, en la quittant, l'ordre d'entrer à Alexandrie, si les passes du port rendaient cette opération possible, et, dans le cas contraire, d'aller à Corfou, à l'entrée de l'Adriatique.

L'amiral Brueys, par un sentiment fort honorable sans doute, différa d'obtempérer à cet ordre, et vint prendre un mouillage à la pointe d'Aboukir, entre Alexandrie et Rosette, croyant que dans cette position il pourrait être utile à l'armée, dans le cas d'un revers, qu'il ne regardait peut-être pas comme impossible.

Il resta trop long-temps à ce mouillage, où nous le verrons bientôt succomber avec toute son escadre.

L'armée partit d'Alexandrie le soir du jour même où cette ville avait été occupée; elle était formée en cinq divisions que commandaient les généraux Desaix, Bon, Reynier, Dugua, et Vial, qui remplaçait Kléber.

Les trois dernières prirent la route d'Alexandrie à Rosette par Aboukir, et les deux autres, celle d'Alexandrie à Damanhour, en suivant les bords du canal, qui, en traversant le désert, amène pendant les temps d'inondation les eaux du Nil à Alexandrie.

Le général Bonaparte resta encore quelques jours à Alexandrie pour y créer une administration; il en donna le commandement au général Kléber, qui avait besoin de se rétablir; il fit organiser une flottille de guerre et de transport, composée des bâtimens les plus légers et les plus petits, qui avaient été amenés par son ordre et dans ce but, par les convois de guerre de Civitta-Vecchia, tels que les deux demi-galères du pape, quelques bricks, avec des chaloupes canonnières.

Après avoir fait embarquer sur cette petite escadrille les munitions de guerre et de bouche dont l'armée aurait pu avoir besoin pour les premières opérations, il y fit aussi mettre tout le personnel de l'administration, ainsi que les hommes à pied de la cavalerie.

Puis il fit sortir cette escadrille devant lui, et lui donna ordre d'aller prendre l'embouchure du Nil, qu'elle devait remonter, toujours à la hauteur de l'armée.

Il laissa à Alexandrie la commission des savans, qu'il ne devait appeler près de lui qu'après son arrivée au Caire.

Toutes ces dispositions faites, il quitta lui-même Alexandrie, et suivit la même route que les divisions Bon et Desaix, qu'il rejoignit à Damanhour.

Je viens de dire que ces deux divisions étaient parties d'Alexandrie le soir; nous marchions en colonnes et n'allions qu'au petit pas pour donner à tout le monde les moyens de suivre; à quelque distance d'Alexandrie, la nuit nous prit, et fut très obscure; nous marchions sur une nappe blanche qui craquait sous nos pieds, comme si c'était de la neige; en en portant à la bouche, nous reconnûmes que c'était du sel, formé par l'évaporation des eaux qui séjournent sur cette plaine dans les temps d'inondation. Notre marche fut pénible; le besoin d'eau était celui qui se faisait le plus sentir, et, comme l'on sait, le canal que nous suivions a été construit dans quelques endroits au moyen de terres rapportées, et creusé dans d'autres, pour amener les eaux du Nil à Alexandrie; mais comme il n'a pas été réparé depuis sa construction, les vases l'avaient tellement encombré, qu'il n'y avait plus que dans le temps des plus fortes crues du Nil que les eaux pouvaient y entrer, de telle sorte que, pour étancher la soif qui nous dévorait, nous ne trouvâmes que l'eau de l'année précédente, et qui, restée sur la vase au fond du canal, formait par-ci par-là quelques cloaques couverts de mousse et remplis d'insectes dégoûtans; cela ne nous empêcha pas de la trouver excellente.

En Égypte, on voyage sans s'inquiéter du lieu où l'on couchera le soir, parce que chacun avec soi porte son bagage et sa tente, quand on en a une; quand on n'en a pas, c'est la voûte céleste qui en tient lieu.

La seule pensée qui occupe, c'est celle de l'eau; tous les soins du peu d'administration publique qu'offre le pays, sont d'en procurer aux voyageurs et aux bêtes de somme, au moyen des puits.

La première station que l'on rencontre en partant d'Alexandrie par la route de Damanhour, se nomme Beda; c'était aussi là qu'était notre première destination, et l'on nous avait donné un guide pour nous y conduire. On s'arrêtait de temps à autre pour donner aux soldats le temps de rejoindre; car il n'existait aucun moyen de retrouver son chemin, quand on s'était égaré.

Je marchais en avant avec quinze dragons montés, et ne me tenais éloigné de la colonne qu'à la distance de la voix. Nous étions partis le soir, et nous avions marché toute la nuit pour éviter la chaleur; le jour commençait lorsque nous arrivâmes à Beda, qui n'est point un village, mais un puits de trois pieds de diamètre, sans corde ni seaux, que l'on est obligé d'apporter avec soi. Il n'existe à ce misérable endroit aucun arbre pour se mettre à l'abri du soleil, qui, en Égypte, commence quelques minutes après le jour et dure jusqu'à la nuit.

En arrivant à Beda, je trouvai le puits comblé de sable jusqu'à son ouverture: on ne peut se rendre le sentiment que nous éprouvâmes tous en voyant cette ressource nous manquer. Mes quinze dragons étaient abandonnés à une tristesse que le silence du désert portait jusqu'à l'âme, et ne pouvait se comparer qu'à celui du tombeau.

J'étais fort effrayé de ne pas trouver un être vivant pour le questionner, et de ne pas voir arriver la colonne, qui s'était arrêtée sans que je l'eusse aperçu.

Je croyais m'être égaré, lorsque j'entendis des cris plaintifs et aigus; quelques dragons coururent du côté d'où ils partaient: les voyant arrêtés près d'un être vivant, je me dirigeai vers eux.

Je vis une grande femme aveugle dont les yeux paraissaient avoir été crevés depuis peu; elle allaitait un enfant qui s'efforçait de sucer une mamelle épuisée.

Je fis mettre pied à terre à un dragon pour la ramener jusqu'à la citerne; elle s'aperçut, par un instinct naturel, qu'elle était arrivée aux lieux qu'elle cherchait; elle tâtait avec ses mains et son pied le bord de la citerne, et la sentant comblée de sable, ses cris recommencèrent sans qu'on pût l'apaiser.

Je compris qu'elle avait soif; on lui donna à boire du vin, dont nous avions encore de reste de celui que nous avions emporté en quittant les vaisseaux. Elle but avec avidité et mangea de même du biscuit que les dragons lui donnèrent. Nous ne pouvions ni la comprendre ni nous en faire entendre. J'attendis la colonne du général Desaix, qui avait fait une petite halte, et qui n'arriva qu'au bout d'un quart d'heure.

Cette malheureuse femme, revenue un peu de sa première frayeur, nous touchait avec les mains, et en tâtant nos habits, les casques des dragons et leur attirail de guerre, elle jugeait bien que nous n'étions pas les mêmes hommes qui avaient frappé ses derniers regards. La colonne arriva; l'interprète du général Desaix la questionna. Avant de lui répondre, elle demanda si nous n'étions pas des anges venus du ciel pour avoir soin d'elle.

Elle nous apprit que c'était son mari, qui, abusé par une autre de ses femmes, avait conçu des soupçons sur la naissance de son enfant, et l'avait mise dans cet état, après l'avoir menée dans le désert où il l'avait abandonnée loin de la citerne, qu'elle cherchait lorsque nous l'avions trouvée.

Elle nous priait de la faire mourir, si nous ne pouvions pas l'emmener; elle avait vingt-quatre ans, et sans sa couleur basanée, à laquelle nous n'étions pas encore accoutumés, nous l'eussions trouvée belle.

Pendant que l'on s'occupait de l'aventure de cette femme, on ne négligeait pas le désencombrement de la citerne; on s'y était employé dès en arrivant; ce travail demanda quatre heures avant de retrouver l'eau; la première que l'on tira fut distribuée par verres aux hommes les plus altérés; on avait été obligé de mettre une garde d'officiers au puits. Enfin on parvint à triompher de ce premier moyen de défense, mis en usage par ceux qui devaient nous défendre l'entrée de l'Égypte.

On se prépara à se remettre en chemin, après avoir laissé à cette malheureuse femme quelques bouteilles pleines d'eau avec du biscuit; et comme on ne pouvait pas l'emmener, on écrivit son aventure sur un morceau de papier que l'on attacha à sa robe, en lui disant qu'il viendrait encore d'autres hommes comme nous; qu'elle n'eût qu'à rester là et à leur montrer ce papier, qu'ils auraient soin d'elle.

Nous continuâmes notre chemin en partant toujours le soir, et nous sûmes, par les troupes qui passèrent après nous, qu'on l'avait trouvée morte auprès de la citerne, ainsi que son enfant, tous deux percés de plusieurs coups de poignard.

Nous pensâmes que c'était le mari, qui, d'un lieu caché du désert, avait vu les secours qu'on lui avait donnés, et qui, après notre départ, était venu commettre ce meurtre.

CHAPITRE IV.

El-Kaffer.—Première rencontre des Arabes.—Nouvelle monnaie imaginée par les soldats.—Damanhour.—Danger que court le quartier-général.—Arrivée au Nil.—Ordre de marche dans le désert.—Galériens en Égypte.—Mamelouks.—Combat sur le Nil.—Bataille des Pyramides.—Prise du Caire.

Nous avions passé toute la journée à Beda, où nous avions bien avancé les petites provisions que chacun de nous avait apportées des vaisseaux, et l'aspect de tout ce qui s'offrait à nos yeux ne nous rassurait pas.

L'on se mit néanmoins en marche après le coucher du soleil, pour suivre la direction de Damanhour; le point où nous devions arriver pour trouver de l'eau s'appelait El-Kaffer; c'est la moitié du chemin de Beda à Damanhour. Pendant notre marche nous avions été harcelés par des Arabes, qui avaient frappé le moral de nos soldats par la hardiesse et la vélocité de leurs excursions, qu'ils poussaient jusqu'à cent pas de nos colonnes.

On avait défendu de faire feu, d'abord parce que nous n'avions de munitions que celles que chaque soldat portait dans sa giberne et dans son sac, et qu'il fallait que cela suffît à la conquête d'Égypte, jusqu'à ce que l'on pût les remplacer; et en deuxième lieu, parce que si une fois on s'était engagé avec les Arabes, les tiraillemens auraient été continuels et auraient employé un temps qui aurait été perdu pour la marche.

La nuit était close et obscure lorsque nous arrivâmes à El-Kaffer; nous nous y plaçâmes, sans le voir, du mieux qu'il nous fut possible; chaque colonne se forma en carré, et s'établit pour attendre le jour dans la position où elle se trouvait, en sorte que l'on ne put éviter un peu de désordre résultant de cette situation, à laquelle on ne pouvait remédier que le lendemain.

Les soldats, poussés par la soif, découvrirent au dehors du village une citerne qui servait à arroser quelques cultures. Le bruit s'en étant répandu, tous y coururent; la foule devint si grande, que ceux qui étaient à puiser de l'eau eurent peur d'y être précipités.

Ceux qui ne pouvaient en approcher imaginèrent de crier qu'elle était empoisonnée. Ce stratagème leur réussit: les plus altérés eux-mêmes s'éloignèrent, et la citerne resta aux mieux avisés.

Au milieu de la nuit, une sentinelle crut voir un Arabe, et fit feu; l'alerte se répand partout, chacun se lève, et sans réfléchir que l'on n'avait pu rectifier la position des troupes à cause de l'obscurité de la veille, chaque soldat fait feu devant lui. De grands malheurs auraient pu résulter de cette terreur, qui n'eut de suites fâcheuses que la perte de la plus grande partie de nos chevaux.

Le pays étant totalement dépourvu de bois, on n'avait pu les attacher; ils étaient d'ailleurs si fatigués qu'il n'était pas bien nécessaire d'y songer. Ils étaient donc en liberté quand cette fusillade commença; ils prirent l'épouvante et s'enfuirent sans qu'on pût les suivre. L'artillerie ne sauva que ceux qui étaient restés attelés; mais ceux de devant, que l'on avait dételés pour les faire manger en les mettant nez à nez avec ceux de derrière, furent perdus ainsi que la presque totalité de ceux de la cavalerie et de l'état-major, jusqu'à celui que montait le général Desaix.

Ceux de ces animaux qui ne furent pas pris par les Arabes qui rôdaient autour de nous, allèrent, par un instinct naturel, dans la direction du Nil (vers Rosette), où la division du général Dugua, qui y était déjà arrivée, les recueillit et nous les rendit quelques jours après. Elle avait été bien inquiète en voyant arriver cette déroute de chevaux tout sellés et harnachés; elle crut qu'il nous était arrivé un grand malheur.

Le lendemain matin de cette aventure, nous étions dans une position pénible; on pouvait faire aisément le sacrifice de tous les chevaux de monture; mais il n'en était pas de même de ceux de trait de l'artillerie; aussi prit-on d'autorité les chevaux de tous ceux qui les avaient sauvés; et pour imposer par l'exemple, le général Desaix donna le seul qu'il avait conservé. L'artillerie avait heureusement une voiture chargée de harnais qui devinrent d'un secours inappréciable dans cette circonstance, en sorte que tant bien que mal on se remit en état de marcher.

Avant de quitter cette position, nous entrâmes dans le petit village d'El-Kaffer, que ses habitans ont entouré d'une muraille de briques de terre, cuites au soleil; elle a environ dix pieds de haut; elle est surmontée de créneaux, et flanquée de tours pour se défendre contre les Arabes, dont l'occupation de toute la vie est le vagabondage armé.

Un bon Arabe ne possède qu'un cheval, qui est ordinairement superbe, et une lance. Il a pour principe que quand il trouve à faire un vol où il doit gagner le prix de son cheval, plus 20 parats (15 sous), il ne doit pas hésiter à l'entreprendre. Les Arabes élèvent leurs enfans dans les privations; la qualité qu'ils leur donnent de préférence est de se passer de boire le plus long-temps possible: aussi quand ils vantent leurs enfans, ils font valoir le nombre de jours qu'ils restent sans boire.

Le général Desaix m'envoya à El-Kaffer avec son interprète pour tâcher d'y acheter quelques chevaux. Il était, par caractère, ennemi du pillage et du désordre; il poussait le désintéressement et la probité jusqu'à la plus rigoureuse vertu; ses soldats en souffraient quelquefois; mais leur respect pour lui commandait leur admiration et entraînait leur attachement.

Je parvins à lui acheter une bonne jument, qui est la seule qu'il ait eue pour monture pendant tout le temps qu'il a été en Égypte, et j'en achetai une autre pour moi. Le moment du paiement arriva; chaque cheval m'était donné pour 50 piastres d'Espagne (cette monnaie était la seule que connaissaient ces peuples), et je n'en avais pas. J'avais beaucoup d'or de France, dont je ne pus jamais leur faire comprendre la valeur; en vain je leur offris le double de celle de leurs chevaux, il me fut impossible de leur faire accepter de cet or qu'ils ne connaissaient pas, et je fus obligé de revenir changer mon or près des officiers de la division, et de retourner ensuite payer mes chevaux.

Un soldat de l'escorte qui m'accompagnait avait remarqué l'ignorance de ces gens-là; il acheta des dattes et du tabac, et donna en paiement un gros bouton blanc, qu'il tira de sa poche; le marchand turc lui rendit un appoint en petite monnaie appelée, dans le pays, parats. Le soldat les compta devant lui, comme pour vérifier si le compte y était bien, puis se retira satisfait; mais il ne manqua pas d'aller raconter son histoire à ses camarades, pour lesquels la leçon ne fut point perdue, car tous usèrent de ce moyen pour se procurer les petites choses dont ils avaient besoin, et qu'ils n'auraient pu se procurer que par le pillage, qui leur était défendu.

Cette petite fraude continua à être mise en pratique jusqu'à l'époque du paiement de l'impôt, où ces bonnes gens jugèrent bien qu'ils avaient été attrapés, en voyant le percepteur rejeter tous ces boutons.

Nous nous étions un peu réorganisés à ce petit village d'El-Kaffer; nous y avions acheté beaucoup de provisions, hormis du pain, qui y était inconnu. Pour cette fois, nous renonçâmes à marcher trop tard, aimant mieux éprouver un peu de chaleur qu'un autre désastre semblable.

En partant d'El-Kaffer nous suivîmes la route de Damanhour, où nous devions arriver avec la nuit; on nous avait dit tant de belles choses sur cette ville, que chacun de nous y marchait comme s'il eût été question d'arriver à une des belles villes d'Italie.

Nous fûmes bien désappointés en voyant cet amas de masures, que l'on nomme ville, parce qu'elle est le bourg le plus considérable entre Alexandrie et le Nil. Elle est dans une plaine unie, dont l'œil n'aperçoit pas la fin; elle n'a d'eau que par ses puits, et sans quelques pierres qui se trouvent çà et là, dans les débris des monumens antiques, il serait difficile d'en rencontrer une si petite qu'elle fût; en général, on n'en trouve point en Égypte.

Le général Desaix mit sa division au bivouac dans un très beau clos d'orangers et de grenadiers, dans lequel il y avait un puits à roue, qui servait à les arroser; les hommes furent bien, et l'on trouva à Damanhour quelques provisions.

Le général Bonaparte et tout le quartier-général nous y rejoignit; il avait avec lui MM. Monge et Berthollet. Il témoigna beaucoup d'humeur en voyant celle que tout le monde ne craignait pas de manifester à la suite des privations que l'on avait déjà endurées, et que l'on croyait devoir éprouver encore.

Il n'avait aucun remède à y apporter, et ne demandait qu'un peu de constance pour mettre l'armée dans l'abondance.

On resta deux jours à Damanhour, puis on partit pour Rahmanié, qui est un autre bourg placé à l'ouverture du canal d'Alexandrie dans le Nil.

Le général Bonaparte partit le premier avec une escorte de guides à cheval, emmenant ses aides-de-camp et officiers d'état-major avec lui, et laissant les équipages du quartier-général en arrière pour suivre la division du général Desaix, qui s'était mise en marche en suivant le bord du canal. Il savait la division Dugua rendue à Rosette; il lui avait envoyé l'ordre de marcher à Rahmanié, où elle devait être arrivée.

L'on n'apercevait encore rien dans la plaine lorsqu'il nous quitta pour se porter en avant avec son escorte.

Nous marchions depuis quelques instans, lorsque nous entendîmes un tiraillement de mousqueterie en arrière de nous.

Nous fîmes halte quelques instans, et nous vîmes bientôt un nuage de poussière qui s'approchait. C'était le quartier-général entier, avec ses bagages, qui partait pour Rahmanié, et qui était attaqué par un tourbillon d'Arabes semblable à un essaim de mouches à miel. L'escorte qui accompagnait ce convoi était composée de guides à pied, et trop faible pour former un carré qui aurait contenu tous les équipages, autour desquels elle tournait elle-même pour éloigner les Arabes qui les harcelaient et les empêchaient d'avancer.

Cette escorte avait heureusement avec elle deux pièces de canon de huit, attachées au régiment des guides, sans quoi elle eût été perdue avant de nous avoir rejoint. Nous l'attendîmes une bonne demi-heure, et il était temps qu'elle se réunît à nous.

Au moment où nous recommencions à marcher, il parut en avant, sur la route de Rahmanié, un très gros corps de mamelouks, qui étaient les premiers que nous rencontrions. Cette apparition nous mit dans une grande inquiétude sur le général Bonaparte, que nous avions laissé moins d'une heure auparavant à ce même point, avec une escorte qui n'était pas le quart des mamelouks que nous apercevions.

Ce n'était pas le moment de résoudre des conjectures, aussi fit-on halte sur-le-champ.

Le général Desaix forma sa division en deux fortes colonnes serrées, et distantes entre elles; il mit son artillerie à la tête, tous ses chameaux et bagages au centre, et à l'intervalle de ces deux colonnes; pour fermer la marche, les guides à pied avec leurs deux pièces de huit.

Cet ordre une fois rectifié, et les instructions données pour que, dans le cas d'une charge, il n'y eût plus qu'à faire par peloton à droite et à gauche, et à commencer le feu, on se mit en marche; les mamelouks voulurent nous tâter, tant à la tête qu'à la queue de la colonne; mais quelques coups de canon nous en débarrassèrent. Nous continuâmes à marcher dans cet ordre jusqu'au Nil, où nous arrivâmes mourans de soif, et par un soleil qui était encore très élevé.

À peine aperçut-on le fleuve que tout le monde, officier et soldat, s'y précipita sans savoir s'il aurait pied; chacun cherchait à apaiser la soif qui le dévorait, et buvait la tête basse; il semblait voir un troupeau; aucun n'avait pris le temps d'ôter son sac ni de poser son fusil.

En sortant du fleuve on trouva de vastes champs tout couverts d'une grande variété d'espèces de melons et autres productions; en sorte que les souffrances du désert furent bientôt oubliées.

Dans le fait, arrivé au bord du Nil, on prend une tout autre idée du pays: une verdure charmante succède à l'aridité du désert; une fertilité incomparable frappe tous les regards. Des arbres, dont nous n'avions pas vu depuis l'Italie, nous offraient un ombrage dont on ne peut sentir le prix qu'en sortant du désert; enfin l'eau du Nil, après laquelle on soupire en traversant le même désert par le soleil.

Nous eûmes le plaisir d'apprendre que le général Bonaparte était heureusement arrivé; il n'avait même pas aperçu ce corps de mamelouks qui nous avait attaqués.

Toute l'armée était réunie sur le bord du Nil à Rahmanié, et l'escadrille qui était sortie d'Alexandrie pour entrer dans le Nil, était remontée, et à l'ancre à côté de l'armée.

On resta dans cette position un jour environ avant de se remettre en marche pour le Caire, sans quitter le bord du fleuve, que la flottille remontait en même temps que nous.

On ne manquait plus d'eau; on trouvait des melons, des lentilles et du riz en abondance; on trouvait des tas de blé tout battu[7]; mais le pain était ce qu'il y avait de plus rare, et le plus grand nombre d'entre nous est arrivé jusqu'au Caire sans en avoir mangé.

À chaque pas que faisait l'armée, le général Bonaparte reconnaissait tout ce qu'il y avait à faire; d'abord pour utiliser les ressources du plus fertile pays du monde, et en régulariser l'emploi, puis y acquérir une gloire différente de celle dont il était déjà couvert avant d'y arriver.

L'Égypte, comme tout l'Orient, n'attend qu'un homme, et cet homme a moins besoin d'être conquérant que législateur: ce pays a été tant de fois conquis et ravagé, qu'il a les conquérans en horreur; il les compare à la peste. Mais un souverain qui ferait seulement cesser les maux qui accompagnent le joug qui l'accable serait le plus grand des hommes pour ce malheureux peuple, à qui le droit de propriété est inconnu; qui n'a ni la faculté d'acquérir ni celle de vendre. Ne serait-ce pas un moyen de se l'attacher pour jamais que de lui apporter les bienfaits de la civilisation, dégagée de la corruption qui trop souvent l'accompagne?

Il n'en faut pas douter; le Directoire, en envoyant le général Bonaparte en Égypte, n'avait eu pour but que de se défaire d'un chef que ses victoires avaient rendu populaire, et dont il ne croyait plus avoir besoin; et lui, de son côté, avait accepté avec empressement, d'abord pour être hors de la portée des atteintes d'un gouvernement ombrageux, puis pour satisfaire la louable ambition de rendre à ce pays et à ses peuples la gloire et la prospérité dont ils avaient joui autrefois. Il s'en serait peut-être déclaré le chef sous un titre quelconque; je le crois, parce qu'il me l'a dit lui-même depuis; mais peu importait alors aux affaires du monde.

Le général Bonaparte, en continuant sa marche vers le Caire, eut en chemin une rencontre sérieuse avec les mamelouks au village de Chebreisse.

D'après l'ordre qu'il avait prescrit d'observer, chaque division de l'armée marchait, formée en carré de six hommes de profondeur à chacune de ses faces, l'artillerie aux angles, les munitions ainsi que les bagages et le peu de cavalerie que nous avions au centre.

Cet ordre de marche nous mettait à l'abri de quelque événement que ce fût; mais il ralentissait nos mouvemens, déjà lents, parce que notre cavalerie étant trop inférieure en matériel et personnel à celle des mamelouks, il avait fallu se soumettre à l'inconvénient de ne pouvoir se faire éclairer par elle. Nos mouvemens de marche commençaient donc par un redoublement de nos carrés; le deuxième ne se mettait en marche que quand le premier commençait à se reformer, s'il y avait du danger; ou bien lorsque le premier était en pleine marche, si l'éloignement des mamelouks ne nous laissait rien à redouter.

Il y a eu des journées pendant lesquelles nous avons dû faire quatre et cinq lieues en marchant dans cet ordre, obligés de nous rompre et de nous reformer chaque fois qu'il fallait passer un défilé, ce qui arrivait plusieurs fois dans une matinée. Ces défilés étaient le passage des canaux d'irrigation dans lesquels l'eau n'était pas encore; ils étaient tous larges et surtout profonds; il fallait d'abord en abattre les bords en pente douce, ce qui demandait beaucoup de temps. On ne peut se figurer ce qu'avaient à souffrir de la chaleur les soldats qui se trouvaient au centre du carré, où il n'y avait aucune circulation d'air, et à la surface duquel un nuage d'une poussière fine gênait la respiration.

La soif était générale et dévorante: plusieurs hommes en moururent sur place; le sentiment de leur conservation suffisait pour convaincre les soldats qu'on les aurait exposés au malheur d'être taillés en pièces si on les avait laissé courir au Nil pour se désaltérer; mais lorsqu'on rencontrait une citerne ou un puits à roue, on se plaçait de manière à ce qu'il fût au milieu du carré; alors on faisait halte, et chacun buvait à son aise, puis on se remettait en marche.

Le général Bonaparte faisait chaque soir mettre sa tente sur le bord du fleuve, au milieu de son armée, et près de son escadrille, quand elle avait pu remonter jusque-là. On avait mis en tête de celle-ci les deux demi-galères que le général Desaix avait amenées de Civitta-Vecchia, parce que les bâtimens extrêmement fins d'échantillon avaient moins à craindre de l'échouage dans un fleuve inconnu où l'on naviguait sans pilote.

Comme l'on sait, ces bâtimens voguent par le calme et contre les courans, au moyen de leurs énormes rames que font mouvoir les forçats, que l'on y embarque uniquement pour cela.

Ces malheureux sont toujours assis et fixés à leurs bancs de peine par une chaîne et un cadenas, depuis l'armement jusqu'au débarquement du bâtiment, en sorte que si par un accident il est englouti, ils périssent tous.

Le général Bonaparte, en voyant du rivage passer cette flottille, remarqua ces malheureux dans cet état: c'était l'avant-veille de la rencontre de Chebreisse; il ordonna que sur-le-champ toutes ces chaînes fussent rompues, et les hommes mis en liberté.

Ce fut le surlendemain, lorsque l'armée commençait en même temps sa marche, que l'on aperçut l'armée des mamelouks, dont le désordre même, joint à la variété des couleurs de leurs vêtemens et au luxe de leurs chevaux, avait quelque chose d'imposant.

Elle avait aussi une flottille de toutes sortes de bâtimens montés par des Turcs et des Grecs, qui descendait le Nil pour attaquer la nôtre.

Ils étaient déjà près de nous lorsque le général Bonaparte arrêta le mouvement de marche de son armée pour la former en cinq grands carrés placés en échiquier; celui de gauche appuyé au Nil et protégeant la flottille, et celui de droite dans la direction du désert, et se flanquant tous réciproquement.

Les mamelouks vinrent parader sur notre front, mais n'osant l'attaquer, ils firent le tour de notre droite croyant qu'ils trouveraient nos derrières plus vulnérables; on leur envoya quelques coups de canon, qui suffirent pour nous en débarrasser, surtout quand ils virent que ce côté ne leur offrait pas plus de chances de succès que le premier. Ils n'entreprirent rien de plus toute la journée.

Il n'en était pas de même sur le fleuve: leur flottille était descendue bravement sur la nôtre. Elle l'attaqua, et l'aborda franchement dans une position où une courbure du fleuve et l'élévation de notre rive nous empêchaient de la protéger du point où nous étions placés. Les deux demi-galères furent un moment enlevées, et tout ce qui fut pris eut la tête coupée. Il y avait à peine vingt-quatre heures que les forçats avaient été détachés, et ils s'étaient, comme le reste des équipages, jetés à l'eau pour gagner le rivage opposé, ainsi que les autres bâtimens qui combattaient toujours. La canonnade était fort vive.

Le général Bonaparte fit appuyer la division de gauche jusque sur le bord du fleuve; un feu de mousqueterie et de mitraille eut bientôt fait lâcher prise aux assaillans, et les deux demi-galères ayant été abandonnées, nos gens revinrent s'en emparer.

La flottille continua à remonter le fleuve en serrant celle des mamelouks. Enfin cette petite affaire ne laissa pas que d'être chaude entre les deux flottilles; celle des mamelouks remonta au Caire dans la nuit qui suivit, et fut brûlée par les ordres des beys: nous ne la vîmes plus.

L'armée marcha tout le reste du jour en remontant le fleuve, et ce fut deux ou trois jours, après que nous livrâmes la célèbre bataille des Pyramides, absolument en face du Caire.

Nous arrivions formés en cinq grands carrés, chacun composé d'une division; le nôtre était tout-à-fait au bord du Nil, et notre droite dans la direction des Pyramides.

Les mamelouks étaient placés au village d'Embabé, où l'on passe le Nil pour aller à Boulac, qui est un bourg du Caire.

Au bord du fleuve, ils avaient retranché ce village en l'entourant d'un fossé derrière lequel ils se tenaient à cheval[8]. Derrière ce fossé, ils avaient placé, tant bien que mal, une vingtaine de pièces de canon, qu'ils firent jouer sur notre gauche, qui la première s'approcha d'eux. Les quatre autres carrés marchaient à la hauteur de celui de gauche, en suivant la direction qui leur avait été donnée; la division Desaix tenait l'extrême droite et avait à sa gauche la division Reynier.

Le général Bonaparte se tenait au centre, à la division Bon; il fit attaquer le village d'Embabé par la division de gauche, qui en était la plus rapprochée: le village fut emporté d'emblée, l'artillerie prise et les mamelouks dispersés. Pendant que cette attaque avait lieu, la plus forte partie des beys, suivis de leurs mamelouks, parut tout à coup à l'extrémité de l'horizon devant les carrés des deux divisions Desaix et Reynier, dont les soldats n'étaient occupés que de ce qui se passait à la gauche. Le mirage qui règne en Égypte, et à l'effet duquel nous n'étions pas encore accoutumés, nous empêcha de les croire aussi près de nous après les avoir aperçus, tellement qu'ils étaient presque sur nous, que nous ne les avions à peine distingués à travers le mirage[9].

On n'eut que le temps de crier aux armes!, et de faire commencer le feu, que déjà cette formidable cavalerie nous entourait. La précipitation de sa charge avait été telle, qu'on n'eut pas le temps de rectifier la position de ces deux divisions, qui se masquaient de l'étendue du front d'un demi-bataillon à peu près.

Le danger était pressant; on fit commencer la fusillade, ne pouvant pas s'imaginer que ces deux divisions, qui n'étaient pas à plus de cent pas l'une de l'autre, se verraient dans la nécessité de se servir de leurs feux sur la partie de leurs fronts de flanc qui se masquaient de quelques toises. Il arriva précisément le contraire: la charge des mamelouks fut très audacieuse sur notre front, où un feu de mitraille et de mousqueterie joncha de leurs cadavres et de leurs chevaux tout le front et le pourtour de nos carrés; mais ce qui nous parut d'une audace extravagante, c'est que tout ce qui avait échappé à cette destruction s'était élancé avec une telle rapidité, qu'il vint passer dans l'intervalle des deux divisions Desaix et Reynier, sous le feu roulant des deux faces de ces divisions, qui les fusillaient à moins de cinquante pas de distance. Pas un seul des mamelouks ne rebroussa chemin; et, chose singulière, il en resta moins sur le carreau, au passage par cet entonnoir, qu'il n'en était resté sur les fronts dans la première charge.

Les deux divisions étaient si près l'une de l'autre, qu'elles s'entretuèrent une vingtaine d'hommes.

Quoique les troupes qui étaient en Égypte fussent depuis long-temps accoutumées au danger et familiarisées avec toutes les chances d'une affaire, à moins de mentir à sa conscience, tout ce qui s'est trouvé à la bataille des Pyramides doit convenir que la charge de ces dix mille mamelouks avait quelque chose de si imposant, que l'on dut craindre un moment qu'ils n'enfonçassent nos redoutables carrés, sur lesquels ils venaient avec une confiance qui semblait avoir jeté au milieu de nous un silence morne qui n'était interrompu que par les commandemens des chefs.

Tous les mamelouks, montés sur des chevaux magnifiques richement caparaçonnés en or et en argent, enveloppés de draperies de toutes couleurs et de schalls flottans, lancés en plein galop en jetant des cris à fendre l'air, semblaient devoir nous anéantir dans un clin d'œil sous les pieds de leurs chevaux.

L'ensemble de cet imposant appareil avait rempli le cœur des soldats d'un sentiment qui y entrait pour la première fois, et les rendait attentifs au commandement. Aussi, dès que le feu fut ordonné, il fut exécuté avec une promptitude et une précision que l'on n'aurait peut-être pas obtenues un jour de parade et d'exercice.

Jamais un champ de bataille n'avait offert un pareil spectacle à des combattans, qui des deux côtés se voyaient pour la première fois. Cette journée décida du sort de l'Égypte, et cet effort fut le dernier que les beys firent en commun pour nous en disputer la conquête.

Le même soir, ils se dispersèrent; les deux plus puissans d'entre eux, Mourad et Ibrahim, que l'histoire de leurs anciens différends avait rendus méfians et extrêmement prudens dans ce qui touchait leurs intérêts personnels, étaient toujours rivaux.

Ibrahim repassa le Nil avec les petits beys qui relevaient de sa puissance, et, sans s'arrêter au Caire, il prit la route de Syrie; il ne séjourna que quelques jours à Salahié, à l'entrée du désert d'Asie, tant pour attendre ceux de ses mamelouks qui ne l'avaient pas encore rejoint depuis la bataille, que pour donner à son harem et à ses bagages le temps de gagner la Syrie.

Mourad, au contraire, prit la route de la Haute-Égypte avec ses vassaux, et remonta la rive gauche du fleuve, sur lequel il avait une flottille qui suivait son mouvement.

La nuit même du jour de la bataille, le général Bonaparte vint coucher dans la résidence de Mourad, au bourg de Gizé[10]; l'armée s'établit autour de lui, et le lendemain il prit possession du Caire.

CHAPITRE V.

Mécontentement des troupes.—Citadelle du Caire.—Pyramides.—Bataille navale d'Aboukir.—Créations d'établissemens de tout genre.

Notre flottille de guerre était arrivée et mouillait devant Gizé. On remplaça les munitions qui avaient été consommées, et l'on fut bientôt en état de recommencer, si le cas en était arrivé.

Les autorités du Caire, les chefs de la loi et les schérifs vinrent, à Gizé, se soumettre au général Bonaparte, qui gagna leur confiance, et tira d'eux des renseignemens qui déterminèrent ses opérations ultérieures.

Il voulait avant tout s'établir militairement en Égypte. Il fit partir sur-le-champ la division Reynier pour suivre les traces d'Ibrahim.

Il envoya la division Vial à Damiette, celle de Dugua à Rosette; la division Bon appuya le Caire; la division Desaix, qui était destinée à remonter dans la Haute-Égypte, attendit à Gizé que toutes les autres fussent rendues à leurs destinations.

Cette dispersion de l'armée fut le signal de l'explosion de tous les mécontentemens que les privations de tous genres avaient fait fomenter depuis Alexandrie. On ne ménageait plus rien en propos; les plus modérés envoyaient de toutes parts leur démission; et sans la ferme résolution que manifesta hautement le général Bonaparte, de faire un exemple du premier qui se chargerait de venir lui porter la parole pour ramener l'armée en France, ainsi que quelques uns des mécontens en avaient la pensée, il n'y a nul doute que l'armée se serait mutinée et aurait refusé l'obéissance: c'est la fermeté de son chef qui a tout contenu, et qui a préservé ces insensés de la honte dont ils se seraient couverts.

Telle était la confiance que le général Bonaparte avait en lui-même, que, dans cet état de choses, il partit du Caire, emmenant avec lui le peu de cavalerie qu'il avait amenée d'Europe, et prit la même route que la division Reynier, pour aller jeter Ibrahim en Syrie, et fermer l'Égypte de ce côté.

Il chargea le général Desaix du commandement du Caire, pendant que lui-même allait faire cette expédition; mais, avant de partir, il avait envoyé son aide-de-camp Julien porter à l'amiral Brueys l'ordre d'appareiller pour Corfou ou Toulon: Julien ne devait pas revenir avant d'avoir vu partir la flotte.

Il avait aussi envoyé, comme négociateur près de Mourad-Bey, un sieur Rosetti, consul de Venise, et qui était établi au Caire; mais telle était l'ignorance de ces chefs orientaux, que Mourad refusa les propositions du général Bonaparte, parce qu'il venait d'apprendre la destruction de notre escadre, et qu'il s'était persuadé que cet événement nous forcerait à quitter l'Égypte.

Pendant le commandement du général Desaix, nous allâmes visiter la citadelle du Caire, qui est placée entre la ville et la chaîne du Monquatam, qui sépare le Nil de la mer Rouge.

Cette place a un grand escarpement du côté du désert; elle est, en général, fort bonne, et n'a aucun ouvrage extérieur.

L'on nous y montra une brèche, à plus de cinquante pieds d'élévation, du côté du Monquatam, et l'on nous raconta qu'après la bataille des Pyramides quelques mamelouks s'étaient retirés dans la citadelle, mais qu'ayant vu le Caire occupé par nos troupes, et n'osant risquer de sortir par la ville, dans la crainte d'être pris, ils avaient formé la résolution de s'enfuir par cette brèche. Pour cela, ils avaient commencé par jeter au bas du rempart tous les matelas du divan, coussins et ballots de coton qu'ils avaient pu se procurer; ensuite ils avaient fait sauter l'un d'eux pour disposer tous ces matériaux en plate-forme au-dessous de la brèche, après quoi ils y avaient tous sauté, l'un après l'autre, montés sur leurs chevaux, et, chose incroyable, sans s'être fait le moindre mal. J'ai encore vu les matériaux de cette plate-forme au bas de cette brèche.

L'on nous montra aussi la collection, que l'on gardait dans cette citadelle, d'un assez grand nombre de cuirasses et de casques pris sur les croisés. Ils étaient exposés en trophées au-dessus de la porte d'entrée, en dedans de cette citadelle: la plupart étaient en très bon état, quoiqu'à l'air depuis des siècles; mais, dans ces contrées, le climat est conservateur. Le puits de la citadelle du Caire nous parut de même fort curieux; il prend son eau au niveau du Nil, et, quoiqu'elle soit saumâtre, on n'a rien négligé pour en avoir abondamment.

On a construit dans l'intérieur du puits une spirale en pente douce qui conduit jusqu'à l'eau, ce qui donne à ce puits des dimensions immenses: tous ces beaux ouvrages attestaient l'état où avaient été les arts en Égypte, et n'étaient pas encore dégradés.

Nous avons aussi été visiter les pyramides. C'était la première fois qu'une troupe y arrivait. Chacun voulut venir avec le général Desaix, en sorte que nous étions plus de cent, non compris une compagnie d'infanterie que nous avions prise pour notre escorte.

Nous partîmes de Gizé, et traversâmes la plaine où l'on prétend qu'était la célèbre Memphis. De toutes les anciennes villes d'Égypte, c'est presque la seule dont il ne reste aucun vestige pour déterminer où elle fut placée; et si, dans la plaine au-dessous des pyramides, on ne rencontrait pas de temps à autre quelques débris de poterie sous ses pas, rien n'autoriserait à penser qu'il y ait jamais eu là, non pas une ville, mais un mur.

Ce qui a dirigé nos conjectures, c'est d'abord le canal qui borde le désert au pied des pyramides, et qui aujourd'hui cependant n'a de l'eau qu'au moment des plus grandes crues du Nil, puis un pont en maçonnerie, qui n'a pu appartenir qu'à Memphis, sans quoi on n'en apercevrait pas l'utilité: il a dû nécessairement être là pour la communication des habitans de Memphis avec leur cimetière, ou ville des morts, qui se voit encore à côté des pyramides, qui n'étaient elles-mêmes que des tombeaux. La ville des morts de Memphis n'est qu'une réunion innombrable de petites pyramides dont beaucoup sont encore sur leurs bases, et dont la grandeur était proportionnée à la fortune des familles.

J'avais entendu émettre l'opinion que les grandes pyramides étaient des temples, fondée sur ce qu'il en existait de semblables dans l'Inde, où elles étaient consacrées au culte, et que les Égyptiens avaient reçu la lumière de l'Orient; mais je ne me rends pas pour cela à cette opinion: celles d'Égypte étaient bien certainement des tombeaux.

Je suis monté un des premiers en haut de la grande; nous y étions seize, et, malgré cela, à notre aise. La vue dont on jouit de ce point, au milieu des airs, est délicieuse.

Le général Bonaparte fut environ douze jours absent. Ce fut pendant ce temps que nous vîmes, au Caire, le spectacle des fêtes du ramadan, qui sont très rigoureusement observées en Orient. C'est le carême. Le jeûne que l'on observe consiste à ne boire ni manger quoi que ce soit depuis le lever du soleil jusqu'à son coucher: il faut travailler, en bravant l'excessive chaleur, et sans se désaltérer; mais à peine le soleil a-t-il disparu de l'horizon, que l'on prend un copieux repas, qui est servi à l'avance, mais auquel on ne touche pas tant que le soleil est encore visible.

Tout était nouveau pour nous; mais ce qui étonna le plus les soldats, ce furent les danses des almées, troupe de jeunes filles d'une taille remarquable par l'élégance et la tournure gracieuse, mais d'une licence dont on ne peut pas se faire une idée quand on ne l'a pas vue, et que la bienséance ne permet pas de détailler. Tout cela néanmoins se passait sur la place publique, en présence d'une foule de tout âge et de tout sexe.

Nous reçûmes un soir des nouvelles du mouvement du général Bonaparte; il avait rencontré Ibrahim près de Salahié, à l'entrée du désert, dans lequel il cherchait à se retirer, lorsqu'il l'avait fait attaquer par sa cavalerie, qui, trop faible en nombre, courut un grand danger; et elle aurait eu une mauvaise journée, si l'infanterie ne fût arrivée promptement pour la dégager. Néanmoins, le but que l'on s'était proposé fut rempli: Ibrahim passa en Syrie et nous laissa tranquilles.

Le général Bonaparte revenait au Caire, lorsqu'il rencontra en chemin l'officier que le général Desaix avait reçu de Rosette, et qu'il avait fait diriger sur Salahié: cet officier apportait la nouvelle du malheureux événement arrivé à notre escadre, et dont il avait été témoin.

Comme l'on sait, avant de la quitter, le général Bonaparte avait donné à l'amiral l'ordre d'entrer dans Alexandrie ou d'aller à Corfou. Soit que les passes d'Alexandrie n'eussent pas été reconnues encore, ou qu'elles n'eussent pas assez d'eau[11], notre amiral était allé prendre un mouillage à la pointe d'Aboukir, où il était depuis près d'un mois.

Les anxiétés du général Bonaparte étaient si grandes, que, pendant sa marche d'Alexandrie au Caire, il avait écrit deux fois à l'amiral Brueys d'entrer à Alexandrie ou d'aller à Corfou, et qu'enfin, avant de partir du Caire pour aller combattre Ibrahim-Bey, il avait envoyé son aide-de-camp Julien pour réitérer cet ordre à l'amiral; mais cet aide-de-camp, qui était parti avec une escorte d'infanterie sur une barque du Nil, n'arriva point et n'aurait pu arriver à sa destination avant le combat de l'escadre.

Il disparut avec toute son escorte dans un village des bords du Nil, où il était descendu pour acheter des provisions dont il avait besoin, et ce ne fut que long-temps après que l'on connut les détails de sa fin tragique.

Notre amiral avait mouillé son escadre sur une seule ligne, ayant son vaisseau de tête très rapproché d'un petit îlot qui est à la pointe de terre sur laquelle est construit le fort d'Aboukir.

Les Anglais, après l'avoir reconnu, firent passer deux de leurs vaisseaux entre cet îlot et le vaisseau qui tenait la tête de notre embossage. Le premier vaisseau anglais qui essaya ce passage, ayant approché un peu trop près de l'île, échoua; celui qui le suivait passa entre son camarade échoué et la tête de notre embossage. L'amiral anglais, en voyant le premier[12] échoué et le deuxième réussir à trouver un passage, en envoya un troisième pour remplacer celui qui était échoué. Ces deux vaisseaux réunis remontèrent la ligne des nôtres, laissant la terre à leur droite, et combattirent, réunis, chacun de nos vaisseaux l'un après l'autre, pendant que le reste de l'escadre anglaise les combattait en remontant aussi notre ligne sur l'autre bord, ce qui obligeait nos vaisseaux à combattre sur les deux bords à la fois.

Notre escadre fut détruite vaisseau par vaisseau aux deux derniers près, qui, avec une frégate, étaient mouillés à la queue de l'embossage, et qui n'attendirent pas que leur tour arrivât pour appareiller et gagner le large: c'étaient le Généreux et le Guillaume-Tell, avec la frégate la Diane ou la Justice. Ils firent route pour l'Archipel, où ils se séparèrent encore: le Généreux alla à Corfou, et les deux autres parvinrent à entrer à Malte, ce qui prouve que l'ordre donné précédemment par le général Bonaparte pouvait s'exécuter.

Le vaisseau amiral (l'Orient) avait pris feu, et avait sauté pendant le combat; de nos quinze vaisseaux, nous ne sauvâmes donc que les deux dont je viens de parler.

La défaite de l'escadre devait nécessairement apporter quelques changemens dans la suite des projets du général Bonaparte, puisque cette escadre devait retourner en Europe chercher un second convoi de troupes sur lequel il ne fallait plus compter.

Néanmoins ce malheur eut quelque chose de moins désastreux qu'on n'avait paru d'abord le craindre. On connaissait peu l'Égypte alors, et les Anglais s'étaient imaginé que c'était un pays où nous allions mourir de toutes sortes de besoins. Ils le croyaient d'autant plus qu'ils avaient arrêté un petit bâtiment qui passait de Rosette à Alexandrie, et sur lequel il y avait des malles remplies des premières lettres que tout le monde écrivait en France depuis que l'on était embarqué, et par conséquent dans lesquelles on n'avait pas épargné les doléances sur tout ce que l'on avait éprouvé de privations dans la traversée du désert et dans la marche jusqu'au Caire, pendant laquelle on avait à peine mangé du pain.

Tous ces détails confirmèrent les Anglais dans leur opinion, et ils imaginèrent qu'ils aggraveraient nos embarras en augmentant le nombre de bouches à nourrir. Conséquemment ils débarquèrent à Alexandrie tous les matelots, mousses et soldats des équipages et vaisseaux qu'ils avaient pris, et par ce moyen nous eûmes sept ou huit mille hommes sur lesquels nous n'avions plus droit de compter. On en tira parti pour compléter les corps, mais surtout on trouva des ressources inappréciables parmi les nombreux ouvriers de toutes professions qui se trouvaient à bord des vaisseaux. On les adjoignit à ceux qui avaient été amenés à la suite des différentes corporations savantes avec l'armée, de sorte que sous ce rapport, comme sous celui de l'artillerie, nos moyens furent plus que doublés.

On va voir avec quelle admirable sagesse tout cela fut utilisé.

La perte de la flotte avait un peu calmé les murmures de ceux qui demandaient leur retour en France; le général Bonaparte fit donner des passe-ports à tous ceux qui avaient persisté à en demander, et hormis quelques hommes que je ne veux pas nommer, tout le monde prit le parti de rester et de ne plus murmurer.

Les premiers mois de notre séjour en Égypte furent marqués par des travaux prodigieux et des créations de toute espèce.

La commission des savans avait été appelée d'Alexandrie au Caire, et chacun de ses membres avait été mis à la tête de quelque établissement qu'il était chargé de fonder et de diriger.

À Alexandrie, à Rosette, à Damiette et au Caire, on construisit des moulins qui faisaient de la farine aussi belle qu'on aurait pu l'avoir à Paris. On éleva des fours, en sorte que le pain devint aussi commun qu'il avait été rare auparavant.

On établit des hôpitaux dans lesquels chaque malade avait son lit. MM. Larrey et Desgenettes, célèbres à plus d'un titre, aidèrent puissamment ces bienfaisantes créations, et méritèrent l'estime du général en chef et la reconnaissance de l'armée.

On créa des salpêtrières et des moulins à poudre.

On construisit une fonderie avec un fourneau à réverbère, au moyen duquel on refondait des projectiles de gros calibre, dont on avait en abondance pour en faire de plus petits à l'usage de l'artillerie de l'armée.

On établit de vastes ateliers de serrurerie, armurerie, menuiserie, charronnage, charpente et corderie.

Au moyen des matelots trop âgés pour changer de profession, on créa sur le Nil une grande flottille, composée de toute espèce de bâtimens du fleuve, que l'on avait très bien gréés et armés. Ils étaient commandés par des officiers de la marine, et cette flottille fut de la plus grande utilité pour tous les transports de l'armée.

On habilla toutes les troupes en toile de coton bleue, on leur donna une coiffure faite en maroquin noir; on ajouta à cela une bonne capote en étoffe de laine du pays, que le soldat mettait la nuit. À aucune époque il n'avait été aussi commodément équipé.

Il recevait pour nourriture un pain excellent, de la viande, du riz, des légumes secs, et un peu de sucre avec du café pour remplacer les boissons spiritueuses, inconnues en Égypte avant notre arrivée.

On s'apercevait déjà des progrès sensibles que faisaient toutes ces créations. On avait des tables, des chaises, des bottes de maroquin et du linge; on mangeait du pain aussi beau qu'à Paris.

À peine les premiers besoins furent-ils satisfaits, que l'on vit le luxe s'introduire; on fit de la vaisselle plate, très légère et fort portative. Celle dite de chasse, dont l'Empereur s'est servi à Paris depuis, a été faite d'après celle-là, qu'il avait rapportée d'Égypte.

On ne se servait plus que de gobelets d'argent et de couverts du même métal.

On vit s'établir des confiseurs et des distillateurs qui eurent beaucoup de succès.

Peu à peu vinrent les passementiers et les brodeurs; les Turcs eux-mêmes, qui sont grands imitateurs, nous avaient surpassés en ce genre; ils avaient fini par fondre des boutons d'argent aux armes de la république, et les souffler en or avec une grande perfection.

Peu de mois après notre installation, on vit des cartes à jouer, des billards et des tables de jeu faites au Caire; on y imprimait en français et en arabe; tout ce qui était à faire pour nous établir à l'européenne était ou achevé, ou en train de l'être; la cavalerie se montait: tout marchait au mieux et était poussé avec une incroyable activité.

CHAPITRE VI.

Expédition de Desaix dans la Haute-Égypte.—Combat de Sédiman.—Province de Faïoum.—Faouë.—Lac Mœris.—Ville des morts.—Tentative de Mourad-Bey après l'insurrection du Caire.

Le Nil était dans sa plus grande crue d'eau, lorsque le général Bonaparte arriva au Caire, de retour de son expédition contre Ibrahim-Bey. Il ordonna alors le départ de la division Desaix pour aller occuper la Haute-Égypte, et en même temps combattre Mourad-Bey qui s'y était retiré. Cette division n'était forte que de huit bataillons, parce que, depuis son arrivée au Caire, on en avait envoyé un pour tenir garnison à Alexandrie; elle fut toute embarquée à Boulac, sur des djermes (bâtimens du Nil). On lui avait donné deux pièces d'artillerie seulement. Elle remonta le Nil, sans s'arrêter, jusqu'à Siout, qui est la capitale de la Haute-Égypte. Tout le pays était couvert d'eau par le débordement du fleuve, et les villes ainsi que les villages, qui sont bâtis sur des élévations de terre amoncelée de main d'homme, formaient autant d'îlots.

Le général Desaix apprit à Siout que Mourad-Bey était redescendu par le bord du désert de la rive gauche, laissant l'inondation à sa droite; qu'il avait le projet de se rapprocher du Caire: on lui avait donné avis qu'il se préparait une insurrection contre les Français, et il voulait en profiter.

Comme l'inondation l'obligeait à passer par le Faïoum, pour avoir toujours une retraite assurée dans le désert, et qu'il ne pouvait marcher bien vite à cause de ses chameaux de provisions, le général Desaix conçut le projet de le joindre.

La décroissance du Nil commençait lorsqu'il fit descendre son convoi de djermes jusqu'à l'embouchure du canal de Joseph, qui est à environ quatre ou cinq lieues au-dessous de Siout, entre Minieh et Mélaoui; il fit entrer tous ses bâtimens, à la suite l'un de l'autre, dans le canal, qui a partout dix à douze toises de largeur, et qui, dans toute sa longueur, borde le désert parallèlement au Nil.

Le courant des eaux du canal porta tout le convoi jusque près de Sédiman, petit village à la lisière du désert et sur le bord du canal. On y apercevait les mamelouks, qui s'éloignèrent dans le désert à notre approche. Néanmoins le général Desaix fit arrêter le convoi et débarquer les troupes ainsi que les deux pièces d'artillerie, et on s'avança en carré dans le désert, en présentant la bataille aux mamelouks, qui ne l'acceptèrent pas.

La soif d'une part et l'approche de la nuit de l'autre nous firent rapprocher des bords de l'inondation, où se trouvaient nos barques avec toutes nos provisions; les mamelouks nous suivirent, et bivouaquèrent à deux cents pas de nous, au point que nous fûmes obligés de reposer, formés en carré, chaque soldat ayant son fusil entre ses jambes.

Il faut avoir vécu avec les troupes françaises, pour apprécier tout ce qu'elles valent dans des circonstances périlleuses. Dans celle-ci, chaque soldat était si pénétré du danger, qu'il n'y avait rien à lui dire; la nécessité de l'obéissance avait parlé à sa conviction, et rendait la discipline inutile. Ils auraient fait justice d'eux-mêmes de celui d'entre eux qui serait tombé dans une négligence propre à compromettre le salut de tous. Le lendemain à la pointe du jour, c'est-à-dire à deux ou trois heures du matin, toutes les troupes étaient déjà debout sans qu'on eût été obligé de battre la caisse; on fit sur-le-champ pousser les barques au large, afin de n'avoir pas à s'occuper de leur défense, et nous nous avançâmes dans le désert, formés en trois carrés, dont un grand flanqué par deux plus petits.

Nous avions nos deux pièces d'artillerie aux deux angles de notre front, et nous pouvions les passer aux angles de derrière par l'intérieur du carré.

Nous montions en cet ordre une colline du désert, pour nous placer à son sommet, afin de découvrir plus loin autour de nous, lorsque, sans avoir été avertis autrement que par le bruit du tam-tam des mamelouks, et par le tourbillon de poussière que leur marche faisait élever, nous vîmes un essaim de cette fougueuse cavalerie fondre sur nos carrés avec une telle fureur, que celui de droite fut enfoncé, et perdit quinze ou vingt hommes par la faute de son commandant. Cet officier, homme de beaucoup de courage, avait imaginé de réserver son feu pour n'en faire usage qu'à bout portant; il usa de ce moyen, mais il arriva que les chevaux des mamelouks, quoique percés de balles, traversèrent encore le carré pour aller tomber à cent pas de l'autre côté, en sorte qu'ils firent dans les rangs des ouvertures par lesquelles pénétrèrent les mamelouks qui les suivaient. Le général Desaix réprimanda sévèrement cet officier, qui avait cru bien faire, et dont la faute nous compromit gravement pendant quelques minutes.

Nous n'eûmes que le temps de faire halte, de mettre nos pièces en batterie, et de commencer un feu de deux rangs, qui, pendant une demi-heure, nous empêcha de rien distinguer à travers la fumée, la poussière et le désordre; mais avec la fin de ce feu nous vîmes celle de la bataille. Il était temps, car il ne nous restait plus que neuf coups de canon à tirer, et les cartouches allaient aussi manquer.

La bataille avait été meurtrière pour les mamelouks, qui prirent la fuite dans toutes les directions. En moins de quelques minutes, il n'y eut plus rien devant nous, et nous achevâmes de monter la colline, du sommet de laquelle nous découvrîmes la belle et riche province du Faïoum.

Pour nous rapprocher de nos barques, qui avaient vu la bataille du milieu de l'inondation, nous redescendîmes la colline par la même pente que nous l'avions montée; nos barques suivirent notre mouvement, et nous rejoignirent au petit village de Sédiman, où nous passâmes la nuit.

Le lendemain nous étions un peu pressés par la baisse des eaux, qui nous laissaient à peine le temps nécessaire pour faire arriver nos barques jusqu'à l'embouchure inférieure du canal par où elles devaient rentrer dans le Nil.

Nous partîmes, en conséquence, de Sédiman à la pointe du jour, et nous vînmes nous placer à l'entrée de la province du Faïoum, qui n'en est distante que d'une lieue.

Le canal de Joseph passe en face de la gorge qui lie cette province à la vallée du Nil.

Au plus fort de l'inondation, le même canal verse le trop plein de ses eaux dans un autre canal qui s'embranche avec lui au village d'Illaon, et les porte à la ville de Faouë, et ensuite au lac Mœris.

Le lit de ce canal est plus bas que celui du canal de Joseph; il existe à leur jonction une digue de séparation, en maçonnerie, fort solidement établie, et surmontée d'un pont en pierre fort ancien, sur lequel nous passâmes pour nous placer tout-à-fait à la gorge de la province où nous voulions aller.

Le général Desaix, ayant fait débarquer tout ce qui appartenait à sa division, renvoya les barques dans le Nil, et établit ses troupes en bivouac sous un bois de dattiers impénétrable au soleil, et au bord du canal d'Illaon.

Nous restâmes quelques jours dans cette position, où rien ne nous manquait. Le canal était assez peu profond pour pouvoir s'y baigner. Épuisés comme nous l'étions après sept ou huit jours consécutifs de marches dans le désert, par une chaleur étouffante, il nous sembla que nous ne pouvions trop user des bains froids de ce délicieux canal d'Illaon. L'abus nous en devint funeste, car au bout de quarante-huit heures, nous eûmes huit cents hommes attaqués d'ophthalmie au point d'être tout-à-fait aveugles. Le général Desaix lui-même était du nombre, et souffrit cruellement.

Nous fûmes si effrayés de cette situation, que nous fîmes sur-le-champ des dispositions pour nous rendre à Faouë, où nous espérions trouver des soulagemens pour tant de malades.

Nous mîmes le général Desaix avec quelques soldats sur une petite barque qui descendait par le canal, pendant que la colonne suivait la route qui, en le longeant, mène à Faouë.

Le nombre des aveugles surpassait celui des bien portans: chaque soldat qui voyait clair, ou qui n'avait qu'un œil attaqué, conduisait plusieurs de ses camarades aveugles, qui cependant portaient leurs armes et leurs bagages. Nous ressemblions plutôt à une évacuation d'hôpital qu'à une troupe guerrière.

Après avoir traversé des champs admirablement cultivés et couverts de rosiers en fleurs[13], pendant l'espace de plusieurs heures, nous arrivâmes, dans ce piteux état, à Faouë. Cette ville est considérable; elle est située au milieu de la province du Faïoum, dont elle est la capitale, et qui est elle-même un bassin de verdure. Elle ne communique à l'Égypte que par une gorge dont l'ouverture est à Illaon. Le canal de ce nom traverse la province et la ville, d'où il se divise en une multitude de ruisseaux d'irrigation, qui vont fertiliser les campagnes avant de verser leur surabondance d'eau dans le lac Mœris.

Cette province est la plus tranquille de toute l'Égypte, avec laquelle elle a peu de communications.

Le canal, qui traverse la ville, est surmonté d'un pont fort ancien et semblable à ceux que j'ai vus en Égypte; ils paraissent être de la même époque. Je ne me souviens pas d'en avoir vu plus de cinq: un sur le canal qui passe au pied des pyramides, et qui doit avoir appartenu à Memphis; un à Illaon, un à Faouë et deux à Siout.

Nous attendîmes à Faouë la retraite entière des eaux, qui est bientôt suivie du desséchement des terres, ou plutôt de la consolidation nécessaire à l'ensemencement, qui ne consiste qu'à jeter le grain sur la boue, et à le faire enterrer au moyen du piétinement d'hommes qui parcourent le champ ensemencé dans tous les sens. On ne laboure la terre que quand elle est déjà trop solide pour que l'on puisse l'ensemencer comme je viens de le dire.

Depuis que nous étions en Égypte, nous n'avions pas encore été aussi bien qu'au Faïoum; nous y restâmes plus d'un mois, pendant lequel nos ophthalmistes guérirent.

On construisit des fours, et on organisa l'administration de la province.

On fut bientôt prêt à se remettre en marche; on s'avança à travers les magnifiques champs de verdure d'un pays qui, pour la première fois, allait nous déceler toute son inimaginable fécondité.

Le général Bonaparte avait témoigné au général Desaix qu'il était content de sa division, et lui avait mandé de faire des levées de chevaux dans la province de Faïoum, ainsi que des levées d'argent. Le tout fut ponctuellement exécuté. Cela nous donna l'occasion d'aller au fameux lac Mœris, dans lequel se décharge le canal qui s'embranche avec celui de Joseph à Illaon.

Ce lac n'a jamais pu avoir pour objet ce que la plupart des voyageurs ont prétendu, c'est-à-dire qu'il n'a jamais pu être un réservoir où l'on conservait la surabondance des crues du Nil, pour la rendre ensuite à la terre dans des temps de sécheresse. Ceux qui soutiennent cette opinion n'ont vraisemblablement pas vu les choses dont ils parlent.

Nous avons bien trouvé près d'Illaon, sur la rive droite du canal et du chemin qui mène à Faouë, un très vaste bassin en maçonnerie que j'ai encore vu plein d'eau; il peut avoir deux cents pas de long, et environ autant de large. Il est effectivement plus élevé que le sol qui l'entoure, et ne peut se remplir qu'au moyen des plus grandes crues du Nil, et de petites vannes que l'on ouvre pour y introduire l'eau, et par lesquelles on la laisse écouler quand on en a besoin; elles ont encore aujourd'hui cette destination. Mais ce bassin ne peut pas être celui dont les voyageurs ont parlé. Il n'y a guère de moulin en Europe dont l'étang ne contienne plus d'eau, et toute celle qu'il pourrait contenir suffirait à peine à arroser une surface de quelques arpens de terre; ce ne peut donc être le fameux lac Mœris, ou alors l'exagération des historiens serait par trop forte.

Je commandais le premier détachement d'infanterie légère qui fut envoyé de Faouë pour parcourir la province; j'y remarquai partout les restes d'une antique civilisation, et surtout un système d'irrigation aussi bien entendu qu'en Italie.

Il part de la ville même de Faouë une multitude de petits canaux qui conduisent l'eau à tous les villages de la province; chacun a le sien et se charge de son entretien.

Quand on est mécontent d'un village, on ferme la vanne de son canal, et on le prive d'eau jusqu'à ce qu'il ait obéi à ce qu'on lui demande. Aucun autre moyen coercitif ne produirait un effet aussi prompt et aussi direct.

Le gouvernement de la province n'a besoin que d'un homme pour lever et fermer les vannes.

Je suis, je crois, le premier de l'armée qui ai été au lac Mœris, et ce grand spectacle n'a pas fait entrer autre chose dans ma pensée, sinon que le canal de Faïoum passait autrefois par les dunes de sable que les vents ont amoncelées à l'extrémité du lac, et que ses eaux allaient rejoindre la Méditerranée par le lac Maréotis, près d'Alexandrie. Les vents qui règnent constamment dans cette partie ont poussé successivement le sable de ces dunes dans le canal, et en ont totalement comblé toute la partie qui se trouve au-delà des dunes, et qu'on appelle aujourd'hui le Fleuve sans eau, dans lequel les habitans m'ont assuré que l'on trouvait encore des portions de bateaux pétrifiés.

Les eaux amenées tous les ans par la surabondance des crues du Nil, ne trouvant plus d'issue pour s'écouler, ont dû se déborder et former un vaste cloaque qui est devenu immense, mais qui, étant le point le plus bas de toute la province, n'a jamais pu perdre ses eaux que par l'évaporation, sous le soleil brûlant de ces contrées.

Le lac Mœris ne m'a pas paru avoir pu se former différemment.

Au milieu à peu près, il se trouve une petite île sur laquelle les habitans de la ville de Faouë (l'ancienne Arsinoé) construisirent leur ville des morts, et où ils élevèrent un temple qui existe encore. Chaque famille opulente y avait sans doute son tombeau, dans lequel chacun de ses membres avait sa chambre sépulcrale. C'était déjà dans ce temps-là, comme ce l'est encore aujourd'hui, une des occupations de la vie des Égyptiens de soigner leur dernière demeure. Il en était résulté que la ville des morts était à peu près égale à celle des vivans, et se composait d'habitations plus ou moins semblables. On ne pouvait arriver à cette ville des morts qu'en bateau; et vraisemblablement, le batelier, qui était à la fois le gardien des tombeaux, s'appelait Caron, car les habitans de la province appellent encore le lac Mœris, Birket-el-Caron (lac de Caron).

Lorsqu'on inhumait les grands, on le faisait avec pompe; mais, pour la classe mitoyenne, on y mettait moins de cérémonie, et la famille du mort, après l'avoir embaumé, portait le corps jusqu'au bord du lac, dans un local disposé pour cela auprès d'un embarcadère, où Caron venait le prendre avec sa barque, pour le transporter dans le tombeau qui lui était destiné. Le batelier attendait qu'il y en eût plusieurs de réunis, et l'on avait soin de mettre sur le corps du défunt, son nom et la pièce de monnaie qui revenait à Caron pour son salaire. La famille allait ensuite au tombeau à un jour désigné, et rendait ses derniers devoirs au défunt.

Les pauvres qui n'avaient ni tombeau, ni moyens de se faire embaumer, étaient sans doute portés au bord du lac par leurs parens, qui leur mettaient sur la langue la pièce de monnaie destinée à Caron, qui la prenait avant de les enterrer. Cela se pratique encore à peu près de même en Égypte, dans toutes les villes assez grandes pour avoir une ville des tombeaux.

Les Égyptiens ont encore l'habitude de cacher leur argent sous la langue; il nous parut extraordinaire, dans les commencemens de notre arrivée, de voir que, pour nous rendre de la monnaie, un Turc commençait par cracher dans sa main tous les medins[14] qu'il tenait cachés dans sa bouche, quelquefois jusqu'au nombre de cent cinquante et de deux cents, sans que l'on s'en aperçût à sa voix, ni que cela l'empêchât de boire et de manger.

Pendant notre séjour à Faouë, nous fûmes obligés de remettre en marche nos ophthalmistes, qui étaient à peine guéris: voici pourquoi.

Mourad-Bey, qui avait eu avis d'un projet d'insurrection au Caire, s'était rapproché de cette ville, où effectivement un mouvement venait d'avoir lieu. La populace, exaltée par les hommes influens et les cheiks[15] de cette ville, s'était portée à différentes maisons appartenant à des beys, où l'on avait placé quelques uns de nos établissemens. Quelques assassinats furent commis dans les rues; mais cette insurrection ayant été mal dirigée, elle laissa aux troupes de la garnison le temps de prendre les armes, et de marcher sur tous les points menacés. On fit une prompte et sévère justice des premiers qui furent pris en flagrant délit, et tout fut bientôt apaisé. Les chefs demandèrent grâce; on la leur accorda moyennant une bonne contribution que l'on ne fut pas fâché d'avoir occasion de leur imposer. Cette insurrection n'eut d'autre effet que de consolider notre puissance.

Mourad-Bey, voyant le résultat, avait repris le chemin de la Haute-Égypte par le bord du désert, et était arrivé à l'extrémité de la province de Faïoum, où il cherchait à exciter une insurrection. Nous partîmes de Faouë pour aller le combattre ou l'éloigner. Nous laissâmes nos malades et le reste de nos aveugles dans la maison qu'avait abandonnée le gouvernement lors de notre arrivée, et dont nous avions retranché la porte. Cette maison avait des terrasses qui en commandaient les approches; elle renfermait nos dépôts de vivres et de munitions. Nous étions à peine à quelques lieues de la ville, que les mamelouks, que nous allions chercher, nous échappèrent, et vinrent se jeter dans la ville, espérant exciter les habitans à attaquer la maison où étaient nos soldats; mais n'ayant pu y réussir, ils essayèrent eux-mêmes, et vinrent tenter une escalade.

Les malades sortent aussitôt de leurs lits, les ophthalmistes lèvent l'appareil posé sur leurs yeux; tous prennent les armes, montent sur les terrasses de la maison d'où ils écartent les assaillans à coups de fusil, et les font renoncer à leur entreprise.

Mourad-Bey se retira, et en passant par la ville, il alla regagner le désert du côté opposé à celui par lequel il était venu, et partit une seconde fois pour la Haute-Égypte.

Le général Desaix reçut cette nouvelle par un habitant de Faouë que lui avait expédié le commandant des soldats qu'il y avait laissés.

Il revint sur ses pas, et fut fort satisfait de voir que cette attaque, qui aurait pu avoir des suites funestes, n'avait même pas coûté un homme.

C'est dans l'excursion que nous venions de faire, que nous rencontrâmes une vaste fondrière, très longue, puisqu'elle nous parut de toute la longueur de la province, depuis son ouverture vers l'Égypte jusqu'au lac Mœris, et large comme une très grande rivière d'Europe. Cette fondrière semble avoir été bien anciennement une des décharges du Nil, ce qui corrobore l'opinion que je viens d'émettre sur la formation du lac Mœris et du Fleuve sans eau.

Elle est trop large et trop profonde pour être un ouvrage des hommes. On trouve encore dans le fond un ruisseau bordé de joncs très élevés, et les habitans nous dirent que ce petit ruisseau bourbeux conservait de l'eau toute l'année. En suivant la route d'Illaon à Faouë, nous remarquâmes un pont fort ancien, comme celui que nous avions vu à ce village, et qui était aussi élevé sur une digue de décharge en maçonnerie, construite en pierres énormes, et très bien conservée; nous fîmes reconnaître la direction que suivaient les eaux, qui, dans les grandes crues, devaient encore s'échapper par-dessus cette digue, dont la surface était un plan incliné parfaitement uni, et nous apprîmes qu'elles se rendaient dans cette fondrière, qui, à l'époque la plus reculée, a dû avoir une destination sur laquelle nous n'avons point exercé nos conjectures.

CHAPITRE VII.

Voyage de Desaix au Caire.—Nouvelle expédition dans la Haute-Égypte à la poursuite de Mourad-Bey.—M. Denon.—Le fils du roi de Darfour.—Singulière maladie d'un Turc.—Histoire de Mourad-Bey et d'Hassan-Bey.

La saison s'avançait; toutes les campagnes étaient couvertes d'une verdure qui reposait nos yeux fatigués de l'aridité du désert: nous avions passé pour la première fois un hiver pendant lequel la chaleur n'avait pas cessé d'être insupportable. Le mois de janvier nous avait paru être comme celui de juin en Europe. La gaîté était revenue, et le moral du soldat était tout-à-fait remonté.

Le général Bonaparte avait ordonné au général Desaix de quitter le Faïoum, et de porter sa division sur les bords du Nil, à Benisouef, à vingt-cinq lieues du Caire, sur la rive gauche: ce mouvement venait de s'exécuter, lorsque le général Desaix alla voir le général Bonaparte au Caire; je l'accompagnai dans cette course, qui ne dura que quelques jours, et que nous fîmes sur le Nil.

Le général Bonaparte n'avait encore reçu aucunes nouvelles de France; il n'était occupé que de créations de toutes les espèces. Le climat ne faisait rien sur son tempérament; il n'éprouvait pas, comme tout le monde, le besoin de dormir après midi. Il était toujours vêtu comme à Paris, son habit boutonné du haut en bas, et cela presque sans suer, tandis que nous étions tous dans un tel état de transpiration, qu'elle décomposait la teinture de nos habits: on ne peut se figurer l'effet que produit cette chaleur quand on ne l'a pas éprouvée.

Le général Bonaparte, après avoir gardé le général Desaix pendant quelques jours, et lui avoir témoigné toutes sortes d'amitiés, lui donna, pour le transporter de nouveau à Benisouef, une belle djerme[16] qu'il avait fait arranger pour lui-même; elle était véritablement magnifique, et s'appelait l'Italie.

Il fit partir du Caire, pour rejoindre la division du général Desaix, toute la cavalerie qui se trouvait montée, et au nombre de huit cents chevaux: avec cette cavalerie, on avait renvoyé à la division le reste de son artillerie, qu'elle n'avait pas embarqué dans sa première opération.

On était prêt à recommencer la campagne par terre pour achever la destruction des mamelouks. Nous partîmes de Benisouef en remontant le fleuve le long de la rive gauche; mais alors nous ne marchions plus en carré comme dans la route d'Alexandrie au Caire: nous ne redoutions plus nos ennemis, qui étaient frappés de terreur à notre approche: notre marche n'était plus qu'une promenade, à la vérité souvent pénible, à cause de la chaleur.

Plusieurs membres de l'Institut du Caire étaient venus rejoindre notre division pour visiter la Haute-Égypte.

M. Denon, entre autres, s'était attaché d'amitié au général Desaix, et ne le quitta pas de toute la campagne. Tout le monde aimait son caractère doux et obligeant, et sa conversation instructive et spirituelle était un délassement pour nous.

Le zèle qu'il mettait à toiser les monumens, à rechercher des médailles et des antiquités, était un sujet continuel d'étonnement pour nos soldats, surtout quand on lui voyait braver la fatigue, le soleil, et souvent les dangers, pour aller dessiner des hiéroglyphes ou quelques débris d'architecture; car je ne crois pas qu'une seule pierre lui ait échappé. Je l'ai souvent accompagné dans ses excursions; il portait sur ses épaules un portefeuille rempli de papiers et de crayons, et avait un petit sac suspendu à son cou, dans lequel il mettait son écritoire et quelque nourriture.

Il nous employait tous à lui mesurer les distances et les dimensions des monumens, qu'il dessinait pendant ce temps-là. Il avait de quoi charger un chameau en dessins de toute espèce, quand il retourna au Caire, d'où il repartit avec le général Bonaparte pour la France.

Les habitans, en nous voyant aussi curieux des monumens auxquels eux-mêmes ne faisaient pas attention, nous apportèrent quelques médailles qu'ils trouvaient par-ci par-là en cultivant leurs champs, et en bâtissant leurs maisons au milieu des ruines de celles des villes anciennes. Quand ils virent que nous y attachions quelque prix, ils nous en apportèrent une quantité. M. Denon en revenait chargé à chacune des courses qu'il faisait pour aller voir des antiquités. Les médailles n'étaient rien autre que des monnaies de cuivre romaines, qui étaient restées dans le pays en prodigieuse quantité, et où personne n'avait encore pénétré avant nous.

Les médailles d'or avaient disparu; il n'y avait que celles de cuivre qui s'étaient conservées, et cela en si grand nombre, en quelques localités, que l'on aurait presque pu les remettre en circulation.

Nous remontâmes d'abord jusqu'à Siout, qui est à soixante-quinze lieues au-dessus du Caire, puis à Girgé, qui est encore à vingt-cinq lieues plus haut. Nous avions ainsi fait cent lieues sans rencontrer un seul des partis de Mourad-Bey, qui nous laissait chaque soir la place qu'il avait occupée le matin.

Nous nous arrêtâmes quelque temps à Girgé, pour nous réparer et nous reposer de nos fatigues, après une marche aussi longue et aussi pénible.

Il venait d'arriver dans cette petite ville une caravane de Darfour; elle était commandée par un des fils du roi, qui vint demander protection au général Desaix. C'était un homme d'une trentaine d'années, fort doux de caractère, et qui avait de singulières idées sur toutes les moindres choses.

Le jour de notre arrivée, il avait tonné peut-être pour la première fois depuis un siècle; les habitans, en voyant tomber quelques gouttes d'eau, regardaient cela comme un bon augure.

Nous demandâmes au roi de Darfour ce que c'était que le tonnerre, et si on l'entendait dans son pays. Il nous répondit que oui, et que c'était un petit ange par lequel Dieu faisait diriger les nuages; qu'il se fâchait quand ceux-ci ne voulaient pas l'écouter, et que la pluie qui venait de tomber était ceux qu'il avait précipités du ciel, comme n'ayant pas voulu lui obéir.

Nous lui demandâmes ce que c'était que les esclaves qui composaient sa caravane, ainsi que les marchandises qu'elle apportait.

À cette occasion, il nous apprit que son pays était très pauvre, et n'avait presque point de culture pour nourrir sa population; encore les peuples du Sennaar, pays voisin, venaient-ils souvent dévaster leurs récoltes pour se nourrir eux-mêmes, ce qui occasionnait entre eux des guerres dans lesquelles ils se faisaient réciproquement des prisonniers qu'ils amenaient en Égypte pour les vendre; en sorte que ceux de Darfour y amenaient les prisonniers faits sur la population de Sennaar, et ceux de Sennaar y amenaient, par un autre côté, les prisonniers faits sur la population de Darfour. Il ajouta que les marchands profitaient du départ de ces caravanes, pour apporter leurs marchandises, qui consistaient en gommes, plumes d'autruche, peaux de tigre, quelques dents d'éléphant, et de la poudre d'or, qu'il nous montra. Elle ressemblait au sable que l'on emploie pour sécher l'écriture, et nous parut contenir encore beaucoup de parties terreuses. Il nous dit que dans son pays on la recueillait, après les pluies, dans les ruisseaux qui étaient descendus des montagnes.

Il y avait dans cette caravane beaucoup d'enfans qui étaient aussi destinés à être vendus. À ce sujet, il nous apprit que leurs parens, ne pouvant pas les nourrir, gardaient les plus forts pour travailler, et qu'ils envoyaient les autres en Égypte, d'où l'on devait leur en rapporter la valeur en grains, riz et autres espèces de denrées, ajoutant qu'en général ils ne rapportaient guère chez eux que des denrées pour se nourrir et se vêtir, et très peu d'argent, dont on n'avait pas grand besoin dans son pays.

L'entretien de ce roi de Darfour nous fit faire des réflexions sur la traite des noirs, et nous laissa presque tous dans l'opinion qu'il était plus philanthropique de la permettre que de la défendre, ou que du moins les gouvernemens devraient s'en charger eux-mêmes en achetant les Nègres, et en les transportant dans les colonies de la zone torride, où on les réunirait sous une magistrature, au lieu de les vendre comme une propriété particulière.

Ces caravanes partent de Darfour dans la saison des pluies, afin de trouver de l'eau dans le désert; elles marchent pendant cent jours dans le désert pour arriver aux Oasis, qui sont des îles de terre cultivées au milieu du désert, et de là pour arriver en Égypte elles mettent trois jours.

Elles perdent beaucoup de monde en chemin, quand elles ont le malheur de ne pas avoir de pluie, et toujours les individus qui les composent arrivent dans un état de maigreur affligeant à voir.

Le général Desaix traita bien ce roi de Darfour, lui fit des présens en grains, riz, sucre et café, qui parurent lui faire plaisir; mais ce qui nous sembla lui en faire davantage, fut une pelisse dont il s'empressa de se revêtir en se redressant avec un air d'importance.

Nous trouvâmes à Girgé un capucin qui y avait été envoyé de Rome comme missionnaire. Il savait à peine lire l'italien, et n'avait encore fait qu'un prosélyte; c'était un petit orphelin de douze ou quatorze ans, qui lui servait de domestique. L'un et l'autre parurent heureux de notre arrivée, et ne nous quittèrent plus[17].

Avant de commencer cette campagne par terre, le général Desaix avait emmené avec lui un chirurgien en chef, dont la société et la conversation lui plaisaient beaucoup, et pour lequel il avait de l'amitié: c'était le docteur Renoult, dont les connaissances générales et le goût pour les observations de tout genre faisaient un homme d'une société instructive et agréable.

Le général Desaix aimait beaucoup les Turcs, et souvent il priait le docteur Renoult de donner des soins à ceux d'entre eux dont l'influence et le crédit lui étaient nécessaires.

Nous étions établis au bord du Nil, lorsque le cheik d'une petite ville voisine fit demander au général Desaix la permission de consulter son savant médecin sur une maladie dont il commençait à être attaqué.

Le général Desaix pria le docteur Renoult de se rendre à l'invitation, et lui donna son interprète pour l'accompagner. Le docteur emporta avec lui une petite pharmacie qu'il avait toujours dans ses voyages, et partit, s'attendant tout au moins à voir un mourant. Quelle fut sa surprise en trouvant un homme qui aurait pu servir de modèle pour un autre Hercule-Farnèse, et ayant toutes les apparences d'une santé à l'avenant! Il lui demanda ce qu'il éprouvait pour se croire malade. Le cheik répondit au docteur Renoult qu'il avait toujours usé sobrement des facilités de la loi sur la pluralité des femmes, qu'il n'en avait jamais eu que deux qu'il aimait passionnément, et que, malgré les soins qu'il leur rendait également chaque jour, il n'avait pu leur persuader qu'il n'en préférait pas une à l'autre, surtout depuis que son état maladif, qui durait déjà depuis deux ans, l'avait obligé à réduire ses assiduités près de chacune d'elles à deux ou trois hommages par jour.

Il racontait ces détails avec une bonne foi qui ne permettait pas d'en suspecter la sincérité; il ajouta que cet état de faiblesse l'inquiétait, et l'avait déterminé à demander la consultation du savant médecin.

Le docteur Renoult ainsi que l'interprète ne purent s'empêcher de rire, et de souhaiter au malade de rester encore long-temps affligé de cette maladie, lui disant que c'était celle des gens qui se portaient le mieux dans les autres pays, où même il était rare d'y trouver des hommes assez heureux pour être aussi malades que lui.

Chacun voulut s'informer de son hygiène, et je ne sais si personne s'avisa d'en faire l'essai, en apprenant qu'il ne vivait que de riz, de melon, et que, hormis quelques tasses de café, il ne buvait que de l'eau. Le docteur ne savait plus que penser de ceux qui ne se plaignaient pas de leur santé.

Nous commencions à être reposés de nos fatigues, lorsque nous fûmes rejoints à Girgé par un convoi de barques armées qui portaient les munitions que nous attendions pour continuer notre marche.

Nous partîmes, toujours en remontant le Nil, pour aller combattre Mourad-Bey, dont nous venions d'avoir des nouvelles. Il avait d'abord remonté jusqu'à Esné, où il avait été demander l'hospitalité à son rival le fameux Hassan-Bey.

Hassan avait été mamelouk d'Aly-Bey, qui régnait avant Ibrahim et Mourad, et que ce dernier fit mourir après qu'il eut été dangereusement blessé dans une de ces querelles si communes entre ces petits tyrans.

Aly-Bey avait vraiment de l'humanité et des connaissances naturelles: c'est le seul bey dont les Égyptiens nous aient paru honorer la mémoire; à sa mort, Mourad s'empara du pouvoir. Hassan, qui avait été fait bey par Aly son patron, était un guerrier redoutable; fidèle à son maître, il jura de le venger.

Ayant été vaincu par Mourad, il en fut poursuivi au point qu'il n'eut plus d'autre ressource que de s'enfuir du champ de bataille, près du Caire, jusqu'au sérail de Mourad, et d'aller demander asile à sa sultane favorite. Les lois de l'hospitalité sont sacrées en Orient: la sultane reçoit le fugitif, écrit à Mourad pour l'en prévenir, et lui défend en même temps de s'approcher du sérail, ni d'y entrer avant de lui avoir accordé la vie de Hassan. Mourad-Bey répond sur-le-champ qu'il ne veut accorder à Hassan que deux jours pour pourvoir à sa sûreté, et qu'après ce délai il attaquera le sérail.

Hassan reçoit la signification sans s'émouvoir, et il ne doute pas que sa perte ne soit résolue. Il voit déjà à travers les jalousies du sérail les mamelouks de Mourad qui sont aux aguets: l'un d'eux était aposté à une petite porte de service qui donnait sur une rue étroite et détournée; au-dessus de cette porte était un petit balcon en bois, et entouré de jalousies à la manière orientale; ce balcon était absolument au-dessus de la tête du mamelouk qui était en vedette à cette porte. Hassan ôte les coussins qui garnissent le balcon, et, muni de toutes ses armes, il s'y place sans bruit: il prend si bien ses mesures, que, d'un seul effort, il brise ce frêle balcon, et tombe, le poignard à la main, sur le mamelouk, le tue, monte sur son cheval, et se sauve à toute bride dans le désert par la route de Suez. Il se fait guider par des Arabes, et accompagner par eux jusqu'à ce port. Tout en y arrivant, il se rend à bord d'une caravelle qui appartenait à Mourad-Bey. De là il lui écrit pour le prévenir qu'il est à Suez, et lui demande cette caravelle pour le conduire à la Mecque, où il dit vouloir se retirer.

Mourad lui répond, lui donne la caravelle, mais pour le conduire seulement, et lui souhaite une bonne fortune; mais en même temps il ordonne secrètement au capitaine de la caravelle, qui était Grec, d'étrangler Hassan, et de le jeter à la mer une fois qu'il serait en route.

Hassan soupçonna la perfidie et eut néanmoins l'air calme; le lendemain du départ de Suez, il appelle le capitaine de la caravelle dans sa chambre, et lui demande l'ordre secret qu'il a reçu: celui-ci, pris à la gorge, se croit trahi, se jette à genoux, et demande grâce; il avoue tout. Hassan, sans s'échauffer, lui dit: «Je t'aurais fait grâce, si tu m'avais avoué de suite la perfidie de Mourad; mais tu as gardé le secret deux jours; tu voulais l'exécuter»; et il le tua ainsi que son second. Le pilote, voyant le caractère d'un tel personnage, se hâta de le conduire à la ville sacrée.

L'intrépide Hassan imposa au schérif de la Mecque, et se fit payer, par lui et le commerce de cette ville, une forte contribution, au moyen de laquelle il enrôla quelques partisans; cela fait, il se rembarque sur la même caravelle, et vient débarquer à Cosséir. De là il fait prévenir ceux de ses mamelouks qui avaient échappé, de venir le joindre; en même temps, il fait dire à ses marchands de lui en envoyer de nouveaux tout armés et équipés. Il vient lui-même les rejoindre au bord du Nil à Esné, où il réunit bientôt deux cents mamelouks; alors il écrivit à Mourad pour lui reprocher sa perfidie, le défier au combat en lui redemandant son patrimoine, qui lui avait été enlevé.

Mourad surpris se trouva heureux de transiger avec lui; et comme au fond Hassan ne se souciait pas de venir trop près du Caire, il accepta la proposition que lui fit Mourad-Bey, de le reconnaître possesseur de toute la Haute-Égypte, depuis les cataractes du Nil jusqu'un peu au-dessus d'Esné, où il était à notre arrivée en Égypte.

Ce fut dans les bras de ce rival que Mourad-Bey alla se jeter, et par un sentiment de noblesse dont l'histoire des monarques de l'Europe n'offre peut-être pas d'exemple, Hassan le reçoit, ne lui fait aucun reproche, ne lui parle que de ses malheurs, et du plaisir qu'il va trouver à les partager.

Il pouvait, en servant sa vengeance, se faire un mérite auprès des Français; mais cet homme extraordinaire n'y pensa même pas: il joignit aussitôt ses mamelouks à ceux qui restaient encore à Mourad, et ils vinrent ensemble à notre rencontre. Elle eut lieu à la petite ville de Samanhout, le lendemain de notre départ de Girgé.

Le schérif de la Mecque, par zèle pour sa religion, avait envoyé mille à douze cents hommes d'infanterie à Hassan-Bey, qui les mena aussi à Samanhout.