Chapitre 32
À quelque quinze cents mètres de là, en plein bois, Arthur Dent était bien trop absorbé par ce qu’il faisait pour entendre approcher Ford Prefect.
Ce qu’il faisait présentement était assez curieux, comme on en jugera : sur un large rocher plat, il avait gravé le contour d’un grand carré subdivisé en cent soixante-neuf carrés plus petits – treize par côté.
Il avait ensuite ramassé une pile de petits cailloux plats sur chacun desquels il avait gravé une lettre. Et, assis l’air morose autour de ce rocher, se trouvait un couple d’autochtones survivants qu’Arthur Dent essayait d’ouvrir aux bien curieux concepts figurés par les petits cailloux.
Jusqu’à présent, ça ne marchait pas des masses. Ils avaient d’abord essayé d’en manger certains, d’en enterrer d’autres et de lancer le restant. Arthur avait finalement encouragé l’un des autochtones à placer deux cailloux sur le tableau qu’il avait pris la peine de graver (ce qui n’était même pas le stade auquel ils étaient parvenus la veille). La détérioration morale de ces créatures lui semblait aller de pair avec une détérioration de leurs facultés intellectuelles.
Pour tenter de les stimuler, Arthur plaça lui-même un certain nombre de cailloux sur le tableau, puis essaya d’encourager les primitifs à en rajouter à leur tour.
Ça ne marcha pas non plus des masses.
Ford observait tranquillement la scène de derrière un arbre proche.
— Non », dit Arthur à l’un des autochtones qui venait de brouiller tout un paquet de lettres dans un profond accès d’abattement. « Le « Q » vaut dix, vous voyez, et comme il est sur une case triple… enfin, écoutez ! je vous ai déjà expliqué les règles !… non, non, écoutez, s’il vous plaît, et reposez-moi donc cette mandibule… parfait, on recommence. Et tâchez un peu de vous concentrer, ce coup-ci.
Ford s’accouda contre l’arbre, porta la main à sa tête et demanda tranquillement :
— Qu’est-ce que tu fais, Arthur ?
Arthur sursauta et leva les yeux. Soudain pris du sentiment que tout cela pouvait bien sembler légèrement idiot. Ce dont il était sûr, en tout cas, c’est qu’avec lui ça avait marché comme sur des roulettes lorsqu’il était petit. Mais les choses étaient différentes à l’époque. Sans doute.
— J’essaie d’enseigner le Scrabble aux hommes des cavernes.
— Ce ne sont pas des hommes des cavernes, remarqua Ford.
— Ça y ressemble pourtant.
Ford ne releva pas.
— Je vois, dit-il simplement.
— C’est coton, dit Arthur, très las. Le seul mot qu’ils connaissent, c’est grrumph et ils ne sont même pas fichus de l’épeler.
Il se rassit avec un soupir.
— Et sur quoi est-ce censé déboucher ? observa Ford.
— Il faut bien qu’on les encourage à évoluer ! À se développer ! éclata Arthur, pris de colère.
Il avait espéré que la lassitude, le soupir puis la colère seraient parvenus à contrer le grandissant sentiment de stupidité qui l’assaillait présentement. Vain espoir. Il bondit debout :
— T’imagines le genre de monde que ça donnerait avec les descendants des crétins qui ont débarqué avec nous ?
— L’imaginer ?
Ford haussa un sourcil.
— Pas besoin de l’imaginer : On l’a vu.
— Mais…
Arthur battit des bras, désemparé.
— On l’a vu, répéta Ford. On n’y peut rien…
Arthur donna un coup de pied dans un caillou.
— Est-ce que tu leur as dit ce qu’on a découvert ?
— Hmmm ? dit Ford, pas franchement attentif.
— La Norvège, dit Arthur. Avec la signature de Slartibartfast sur le glacier. Tu leur as dit ?
— À quoi bon ? dit Ford. Qu’est-ce que tu veux que ça signifie pour eux ?
— Ce que ça signifie ? Ce que ça signifie ? Tu le sais parfaitement, ce que ça signifie ! Ça signifie que cette planète est la Terre ! Ma planète natale ! C’est là que je suis né !
— Que tu es né ?
— D’accord, que je naîtrai.
— Oui. Dans deux millions d’années d’ici. Pourquoi ne vas-tu pas le leur dire ? Expliquer : « Excusez-moi, mais je voulais simplement vous faire remarquer que dans deux millions d’années je vais naître à quelques kilomètres d’ici. » Imagine un peu leur réaction. D’ici qu’ils te chassent au sommet d’un arbre avant d’y flanquer le feu…
Arthur assimila le fait sans plaisir.
— Regarde un peu les choses en face, dit Ford. Ces zozos, là-bas, ce sont eux vos ancêtres, et pas ces pauvres créatures.
Il s’avança vers les hommes-singes qui continuaient de tripoter sans entrain les jetons de pierre. Il hocha la tête.
— Laisse tomber le Scrabble, Arthur. Ce n’est pas ça qui sauvera la race humaine, tout simplement parce que ces gars-là ne deviendront jamais la race humaine. La race humaine, elle est pour l’instant assise autour d’un rocher de l’autre côté de la colline, fort occupée à se tourner des documentaires sur son propre sort.
Arthur grimaça.
— Il doit bien y avoir quelque chose à faire. » Un terrible sentiment de désolation lui parcourut tout le corps, à l’idée qu’il était ici, sur la Terre, la Terre qui avait déjà perdu son avenir dans une catastrophe épouvantablement arbitraire et qui maintenant semblait bien partie pour perdre également son passé.
— Non, dit Ford, il n’y a rien à faire. Ça ne changera rien à l’histoire de la Terre, vois-tu, vu que justement, c’est ça, l’histoire de la Terre. Qu’on le veuille ou non, les Golganfrichiens sont vos ancêtres. Et dans deux millions d’années, ils se feront détruire par les Vogons. L’histoire ne se modifie jamais, je veux dire, elle s’assemble exactement comme un puzzle. Un truc marrant, la vie, tu trouves pas ?
Il prit la lettre « Q » et l’envoya balader dans une haie de troènes où elle vint frapper un jeune lapin. Le lapin détala, terrorisé, et ne s’arrêta pas avant de s’être fait prendre et dévorer par un renard qui s’étouffa avec l’un de ses os et mourut sur la berge d’un torrent qui conséquemment emporta ses restes.
Or, dans les semaines suivantes, Ford Prefect ravalant son orgueil liait connaissance avec une jeune fille naguère responsable du personnel sur Golganfriche et devait se montrer terriblement affecté par sa disparition soudaine des suites de l’absorption de l’eau d’une fontaine polluée par le cadavre d’un renard. La seule morale qu’on puisse tirer de cette histoire est qu’on ne devrait jamais envoyer balader la lettre « Q » dans une haie de troènes mais (malheureusement) il est des occasions où la chose demeure inévitable.
Comme pour la plupart des actes vraiment curieux de l’existence, cette succession d’évènements passa totalement inaperçue de Ford Prefect et d’Arthur Dent qui, en attendant, contemplaient avec tristesse l’un des autochtones en train de balayer, morose, les derniers jetons du damier.
— Sacrés pauvres bougres d’hommes des cavernes, dit Arthur.
— Ce ne sont pas des…
— Quoi ?
— Oh ! laisse tomber !
La misérable créature laissa échapper un hurlement pathétique et frappa du poing le rocher.
— Un beau gâchis de temps pour eux, non ? dit Arthur.
— Uh uh urghhhh, grommela l’autochtone en frappant derechef le rocher.
— Se faire éliminer par une bande de désinfecteurs de téléphone !
— Urgh, grrrr, grrrr, gruh ! insista l’autochtone en continuant de marteler le rocher.
— Mais pourquoi tape-t-il tout le temps sur ce rocher ? dit Arthur.
— Je pense qu’il veut sans doute que tu reprennes ta partie de Scrabble avec lui : il te montre les lettres.
— Il m’aura encore écrit crzjggrdwldiwdc, le pauvre bougre. Je n’arrête pas de lui répéter que crzjgrdwldiwdc ne prend qu’un seul g.
L’autochtone persistait à taper sur le rocher. Ils regardèrent par-dessus son épaule. Les yeux leur sortirent de la tête. Là, parmi le fouillis de lettres éparpillées, se trouvait un alignement parfaitement net. Un alignement qui formait deux mots. Et ces deux mots étaient les suivants :
QUARANTE-DEUX
— Grrurgh guh guh, expliqua l’autochtone.
Il balaya les lettres avec colère puis partit bouder sous un arbre proche avec son collègue.
Arthur et Ford le contemplèrent. Puis se dévisagèrent mutuellement.
— Est-ce que tu as lu ce que j’ai cru y lire ? se demandèrent-ils en chœur.
— Oui, répondirent-ils à l’unisson.
— Quarante-deux, dit Arthur.
— Quarante-deux, dit Ford.
Arthur se rua vers les deux autochtones :
— Qu’est-ce que vous essayez de nous dire ? hurla-t-il. Qu’est-ce que c’est censé signifier ?
Le premier se roula par terre, battit des jambes, roula de nouveau puis s’endormit.
Le second grimpa dans l’arbre et commença à balancer sur Ford Prefect des marrons d’Inde. S’ils avaient quelque chose à dire, manifestement ils l’avaient déjà dit.
— Tu vois ce que ça veut dire, dit Ford.
— Pas totalement.
— Quarante-deux est le chiffre que Pensées Profondes nous a fourni comme étant la Réponse ultime.
— Oui.
— Et la Terre est l’ordinateur que Pensées Profondes a conçu puis fabriqué pour calculer la Question fondamentale à cette Réponse ultime.
— C’est ce que nous avions cru comprendre, oui.
— Et la vie organique fait partie intégrante des circuits de l’ordinateur.
— Si tu le dis.
— Je le dis. Cela signifie donc que ces autochtones font partie intégrante du programme de l’ordinateur mais pas nous, ni les Golganfrichiens !
— Mais les hommes des cavernes sont en train de s’éteindre et les Golganfrichiens sont partis pour les remplacer.
— Tout juste, Auguste. Alors, tu vois maintenant ce que ça signifie.
— Euh ?
— Un beau bordel, dit Ford Prefect.
Arthur regarda autour de lui :
— Cette planète est en effet bien partie pour en avoir sa dose.
Ford était toujours pensif.
— Ça doit quand même avoir donné quelque chose, dit-il enfin, puisque Marvin disait discerner la Question, inscrite dans le tracé de ton encéphalogramme.
— Mais…
— Sans doute la mauvaise, ou bien une déformation de la bonne. Mais ça nous fournirait déjà un indice, si on parvenait à la trouver. Quoique, je ne vois pas comment.
Ils ruminèrent là-dessus tous les deux quelque temps. Arthur s’assit par terre et commença d’arracher méticuleusement des brins d’herbe puis trouva que ce n’était pas une occupation où il pouvait s’impliquer passionnément : d’abord, cette herbe, il ne parvenait pas à y croire, les arbres lui semblaient futiles, les collines rebondies semblaient rebondir vers nulle part et l’avenir n’était plus pour lui qu’un long tunnel à traverser en rampant.
Ford pianotait sur son Sub-Etha Sens-O-Matic. L’appareil restait silencieux. Avec un soupir, il le mit de côté.
Arthur ramassa l’un des jetons de pierre de son jeu de Scrabble maison. C’était un R. Il le posa avec un soupir. Les deux lettres suivantes étaient un D et un E. Il s’amusa à poser devant deux autres lettres encore. Il se trouva que c’était un M et un E. Par une coïncidence curieuse, le mot formé reflétait à la perfection le sentiment d’Arthur vis-à-vis de la situation présente. Il resta les yeux fixés dessus un moment. Il ne l’avait pas fait délibérément, c’était un pur et simple hasard. Son cerveau embraya lentement en première.
— Ford, dit-il soudain. Écoute : si cette fameuse Question est bien inscrite dans mes ondes cérébrales mais que je n’en suis pas vraiment conscient, c’est qu’elle doit être fourrée quelque part dans mon inconscient.
— Oui, je suppose.
— Il y aurait peut-être moyen de faire ressortir ce schéma inconscient…
— Ah oui ?
— Oui. En introduisant quelque élément aléatoire susceptible d’être modulé par ce schéma.
— Comme par exemple ?
— Comme par exemple en tirant, en aveugle, des lettres de Scrabble d’un sac.
Ford bondit :
— Remarquable !
Il sortit sa serviette de la sacoche qu’il portait et, en quelques nœuds experts, la transforma en sac.
— Complètement fou. Totalement absurde. Mais on va le faire quand même car c’est d’une absurdité remarquable. Allez, dépêche-toi…
Le soleil se cacha respectueusement derrière un nuage. Quelques tristes gouttes de pluie commencèrent à tomber.
Ils entassèrent toutes les lettres restantes, les firent tomber dans le sac puis secouèrent le tout.
— Bon, dit Ford. Ferme les yeux. Trie les lettres. Allez, allez, allez !
Arthur ferma les yeux et plongea la main dans la serviette de cailloux. Les secoua, en tira quatre et les tendit à Ford. Ford les étala sur le sol dans l’ordre où il les avait pris.
— Q, dit Ford… U, E, L… Quel !
Il cligna des yeux.
— Je crois que ça marche ! s’écria-t-il.
Arthur lui en passa encore quatre :
— E, S, T, L… estl ! Ah ! Peut-être que ça ne marche pas après tout, constata Ford.
— Tiens, voilà les trois suivants.
— E, P, R… estlepr… ça ne veut rien dire du tout, j’en ai peur.
Arthur sortit encore cinq lettres du sac. Ford les mit en place :
— ODUIT. Estlepr-Oduit… est le produit. Quel est le produit ! s’écria Ford. Ça marche ! Incroyable ! Ça marche vraiment !
— En voilà encore.
Fébrilement, Arthur sortait les lettres aussi vite qu’il pouvait.
— D, E, dit Ford, S, I, X… six… quel est le produit de six P, A, R… de six par N, E, U, F… six par neuf…
Il s’arrêta.
— Allons, où est la suivante ?
— Euh, c’est tout, dit Arthur. Y en a plus d’autres.
Il se rassit, perplexe.
Farfouilla de nouveau dans la serviette nouée mais il n’y avait effectivement plus de lettres.
— Tu veux dire que c’est tout ? dit Ford.
— C’est tout.
— Six fois neuf. Quarante-deux.
— C’est tout. Il n’y a rien d’autre.