Chapitre 25
Cette même nuit, l’astronef s’écrasa sur une totalement insignifiante petite planète bleu-vert en orbite autour d’un petit soleil jaunâtre et sans éclat quelque part dans les bas-fonds inexplorés tout au bout du bras occidental abandonné de la spirale galactique.
Dans les heures précédant l’impact, Ford Prefect avait furieusement (mais en vain) lutté pour détourner les commandes du vaisseau de leur plan de vol préétabli. Il lui était vite devenu évident que l’astronef avait été programmé pour transporter ses passagers en toute sécurité – quoique sans grand confort – jusqu’à destination finale mais en se réduisant, dans le processus, à l’état d’épave totalement irréparable.
La descente dans le bruit et les flammes à travers l’atmosphère l’avait déjà débarrassé de la majeure partie de son blindage et de ses superstructures et son aplatissement sans gloire au beau milieu d’un marécage fétide n’avait laissé à l’équipage que quelques heures d’obscurité pour ressusciter et débarquer sa cargaison inopportune et congelée avant que la coque massive ne recommence à s’enfoncer presque aussitôt dans la vase stagnante. Une fois ou deux durant la nuit, sa silhouette apparut, face au ciel, éclairée par une pluie de météores embrasés – ultimes débris de sa descente.
Dans la grise lueur qui précède l’aube, l’astronef laissa échapper un ultime et obscène gargouillis avant de sombrer à jamais dans les abysses puants.
Lorsque le soleil se leva ce matin-là, ce fut pour baigner de sa lumière chiche et glauque le spectacle d’un vaste périmètre débordant de coiffeurs désemparés, cadres de relations publiques, sondeurs d’opinion et autres malheureux, rampant désespérément pour regagner la terre ferme.
Là où tout autre soleil moins endurci aurait préféré sans doute se recoucher immédiatement, celui-ci poursuivit sa course ascendante dans le ciel et au bout d’un moment, l’influence de ses rayons commença de faire sentir ses effets bénéfiques sur les créatures transies et sans force.
Innombrables étaient ceux à avoir bien entendu disparu dans les marais au cours de la nuit, sans compter les millions d’autres qui avaient coulé avec le vaisseau ; les survivants toutefois se chiffraient encore par centaines de milliers et tandis que s’écoulait le jour, ils avaient littéralement envahi les parages en quête de quelques mètres carrés de terre ferme où s’effondrer pour récupérer de leur calvaire nocturne.
Deux silhouettes avaient progressé à part. Depuis une colline proche, Arthur Dent et Ford Prefect contemplaient cette horreur, pour eux étrangère.
— Tu parles d’une fichue sale blague, marmonna Arthur.
Ford, qui dessinait par terre du bout d’un bâton, haussa les épaules :
— Une habile solution à un problème auquel je m’en veux de ne pas avoir songé.
— Mais pourquoi diantre les gens ne peuvent-ils pas vivre dans la paix et l’harmonie ? dit Arthur.
À ces mots, Ford partit d’un grand rire sonore et creux.
— Quarante-deux ! répondit-il avec un sourire malicieux. Non, ça marche pas. Tant pis.
Arthur le fixa comme s’il était devenu fou et, ne voyant rien pour lui indiquer le contraire, comprit qu’il pouvait être parfaitement raisonnable de supposer que tel était effectivement le cas.
— Que penses-tu qu’il va leur arriver ? demanda-t-il au bout d’un moment.
— Dans un Univers infini, tout peut arriver, dit Ford. Y compris qu’ils survivent. C’est incroyable mais vrai.
Un drôle d’air apparut dans ses yeux tandis qu’ils parcouraient le paysage pour enfin revenir aux scènes de désolation qui se déroulaient en dessous d’eux.
— Je pense qu’ils parviendront à tenir un moment, dit-il enfin.
Arthur releva brusquement la tête.
— Pourquoi dis-tu ça ?
Ford haussa les épaules :
— Simple intuition », dit-il, refusant de poursuivre plus avant sur ce terrain. « Regarde ! lança-t-il soudain.
Arthur suivit son doigt pointé. Tout là-bas, parmi la foule éparpillée, une silhouette se mouvait – titubait plutôt, pour être plus exact. Portant, semblait-il, quelque chose sur l’épaule. Tout en titubant d’une forme prostrée à l’autre, l’homme semblait leur brandir sous le nez quelque chose avec des gestes d’ivrogne. Au bout d’un moment, il cessa de lutter et s’effondra comme une masse.
Arthur n’avait pas la moindre idée de ce que ça pouvait signifier.
— Une caméra, expliqua Ford. Pour enregistrer le moment historique.
— Eh bien, je ne sais pas pour toi, reprit-il au bout d’un moment, mais moi, je suis h.s.
Il retomba dans le silence.
Au bout d’un moment, Arthur crut judicieux de relever cette remarque :
— Euh… quand tu dis que tu es h.s., tu entends quoi, au juste ?
— Excellente question, dit Ford : je n’entends que le silence complet.
Et regardant par-dessus son épaule, Arthur vit qu’il tripotait les boutons d’une petite boîte noire. Ford lui avait déjà présenté ladite boîte comme étant un Sub-Etha Sens-O-Matic mais Arthur s’était sur le moment contenté de hocher la tête d’un air absent sans plus chercher à approfondir. Dans son esprit, l’Univers se divisait encore en deux : la Terre, et tout le reste. La Terre ayant été démolie pour faire place à une déviation hyper-spatiale, sa vision des choses s’en trouvait quelque peu biaisée mais Arthur tenait néanmoins à la garder telle quelle car c’était là son ultime contact avec ses origines. Quant aux Sub-Etha Sens-O-Matics, ils appartenaient définitivement à la catégorie « tout le reste ».
— Rien. Pas un pet de lapin, dit Ford en secouant l’objet.
Un pet de lapin… songea Arthur en contemplant d’un œil indifférent le monde primitif autour de lui, que ne donnerais-je pas pour un bon civet de lapin terrien…
— Si c’est pas incroyable ! s’exclama Ford, exaspéré, pas la moindre transmission d’aucune sorte à des années-lumière de ce trou paumé. Dis, est-ce que tu m’écoutes ?
— Quoi ? dit Arthur.
— On est dans la merde.
— Ah, dit Arthur pour qui cette dernière nouvelle sentait le réchauffé.
— Tant qu’on n’aura rien capté là-dessus, nos chances de quitter ce coin sont nulles. C’est peut-être quelque effet bizarre d’ondes stationnaires dû au champ magnétique de la planète. Auquel cas on n’a plus qu’à la parcourir de bout en bout jusqu’à ce qu’on ait enfin trouvé une zone de réception claire. Tu viens ?
Il ramassa son barda et se mit en marche.
Arthur regarda au pied de la colline. L’homme à la caméra s’était relevé tant bien que mal, à temps pour filmer l’effondrement de l’un de ses collègues.
Arthur cueillit un brin d’herbe puis suivit Ford.