Chapitre 22
La crypte était basse de plafond, plongée dans la pénombre, et gigantesque. À son extrémité, à quelque trois cents mètres de là, un passage voûté donnait, semblait-il, sur une chambre identique – et identiquement occupée.
Ford Prefect ne put retenir un petit sifflement étonné, tandis qu’il descendait dans le fond de la crypte.
— Dingue, ce truc !
— Qu’est-ce que tu leur trouves de sensationnel, à ces cadavres ? demanda Arthur qui descendait derrière, nerveux.
— Sais pas, justement. Essayons de trouver.
À y regarder de plus près, ces cercueils ressemblaient plutôt à des sarcophages. Arrivant à hauteur de la taille, ils étaient construits en une matière qui avait toutes les apparences du marbre blanc (et qui était certainement cela : une matière qui avait toutes les apparences du marbre blanc).
Leur couvercle était translucide et permettait de vaguement distinguer les traits de feu leur sans doute regretté locataire.
Lesquels locataires étaient humanoïdes et avaient manifestement laissé derrière eux les peines de leur monde originel (quel qu’il fût) mais en dehors de cela, on ne discernait pas grand-chose d’autre.
Tourbillonnant lentement à ras du sol entre les sarcophages, stagnait un gaz blanc, épais et huileux, qu’Arthur crut au début là pour donner aux lieux un peu d’atmosphère jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que ce gaz lui gelait également les chevilles. Les sarcophages eux aussi dégageaient au toucher un froid considérable.
Ford s’accroupit soudain près de l’un d’eux. Il tira de son sac un coin de serviette et se mit furieusement à frotter quelque chose.
— Regarde : il y a une plaque sur celui-ci, expliqua-t-il à Arthur. Elle est couverte de givre.
Après avoir ôté la glace, il examina les caractères gravés. Aux yeux d’Arthur, cela ressemblait fort aux traces de pattes d’une mouche qui en aurait pris un petit coup dans l’aile, mais Ford avait immédiatement reconnu une forme archaïque de Fonétik Galaktik.
— Il est écrit : « Flotte de colonisation de Golganfriche, Arche B, Cale 7, Désinfecteur de téléphone de seconde classe » – suit un numéro matricule.
— Un désinfecteur de téléphone ? dit Arthur. Un désinfecteur de téléphone en dérangement ?
— Et un bon, encore.
— Mais qu’est-ce qu’il fait ici ?
Ford regarda au travers du couvercle.
— Pas grand-chose », et son visage s’illumina soudain d’un de ces sourires qui donnaient toujours aux gens l’impression que suite à un surmenage récent, il avait nettement besoin de repos.
Puis Ford bondit vers un autre sarcophage. Un petit coup de torchon, le temps d’annoncer :
— Celui-là, c’est un coiffeur mort, et hop !
Le suivant s’avéra l’ultime séjour d’un cadre de service publicitaire ; et le suivant encore abritait un vendeur de voitures d’occasion (de troisième classe).
Une trappe d’inspection encastrée dans le sol attira soudain l’attention de Ford qui s’accroupit pour la déverrouiller, tout en chassant les nuages de gaz givrant qui menaçaient de l’envelopper.
Une pensée vint à Arthur :
— Si ce sont de simples cercueils, pourquoi les conserver dans un tel froid ?
— Et même : pourquoi les conserver tout court ? » ajouta Ford en ouvrant la trappe. Le gaz s’y engouffra. « Quelle raison peut-on bien avoir de se fatiguer – et de se ruiner – à transbahuter cinq mille cadavres dans l’espace ?
— Dix mille, rectifia Arthur en désignant la seconde salle, à peine visible derrière la voûte.
Ford passa la tête par la trappe ouverte au sol puis la releva :
— Quinze mille : il y en a encore un paquet, là-dessous.
— Quinze millions, dit une voix.
— Eh bien, c’est en effet un paquet, dit Ford. Un sacré paquet.
— Tournez-vous lentement, aboya la voix. Et levez les mains en l’air. Au moindre geste suspect, je vous réduis en tout petits petits morceaux.
— Tiens, salut ! lança Ford qui se tourna lentement, leva les mains en l’air puis se garda bien de tout geste suspect.
— Mais pourquoi, remarqua Arthur Dent, pourquoi donc jamais personne n’est content de nous voir ?
Sur le seuil de la porte par laquelle ils avaient pénétré dans la crypte se trouvait l’homme qui n’était pas content de les voir. Son déplaisir transparaissait, tant dans le débit haché de ses aboiements que par l’air vicieux avec lequel il brandissait son pistolet Kill-O-Zap. Le concepteur de l’arme avait manifestement reçu instruction de ne pas tourner autour du pot : « Faites méchant, lui avait-on dit. Rendez manifestement évident que ce pistolet possède un bon et un mauvais côté. Rendez manifestement évident pour quiconque se trouve du mauvais côté que les choses vont tourner mal pour lui. Et si cela doit impliquer d’y coller tout un tas d’excroissances et de saillies agressives et sinistres, surtout ne vous gênez pas : il ne s’agit pas du tout d’une arme à accrocher au-dessus de la cheminée ou à laisser dans le porte-parapluie, c’est une arme destinée à sortir pour faire du tort aux gens. »
Arthur et Ford considéraient l’arme, l’air peu réjoui.
L’homme au pistolet s’éloigna de la porte et vint leur tourner autour. Lorsqu’il pénétra dans la lumière, ils purent distinguer son uniforme noir et or dont les boutons étaient si polis que leur éclat aurait poussé n’importe quel usager venant en face à lui faire des appels de phare désespérés.
Il leur désigna la porte.
Et dit : « Dehors. »
Les gens capables de délivrer une telle puissance de feu peuvent symétriquement se passer de délivrer des verbes. Arthur et Ford sortirent, talonnés de près par le mauvais côté du pistolet Kill-O-Zap, et par les boutons.
En débouchant dans la coursive, ils se firent bousculer par deux douzaines de joggers – à présent douchés et changés – qui s’engouffrèrent devant eux dans la crypte. Arthur se retourna pour les contempler sans comprendre.
— Avancez ! hurla leur ravisseur.
Arthur avança.
Ford haussa les épaules et avança.
Dans la crypte, les vingt-quatre joggers se dirigèrent vers vingt-quatre sarcophages vides alignés contre le mur, les ouvrirent, y pénétrèrent, et tombèrent dans vingt-quatre sommeils sans rêve.