Chapitre 21
Arthur s’éveilla et le regretta aussitôt. Il avait déjà pris des cuites mais jamais de ce calibre. Celle-là, c’était la bonne, l’apothéose, le bouquet final. Les faisceaux de transfert de matière, conclut-il, n’étaient pas aussi marrants que, mettons, un bon coup de pied dans le crâne.
Étant pour l’heure dans l’incapacité de bouger pour cause de martèlement sourd et lancinant, il demeura un moment allongé pour réfléchir. L’ennui avec la plupart des moyens de transport, songea-t-il, c’est quand certains ne valent pas le dérangement. Sur Terre (lorsque Terre il y avait encore, avant qu’on ne la démolisse pour laisser place à une nouvelle déviation hyperspatiale) le problème s’était posé avec les voitures : les inconvénients engendrés par l’extraction de quantités de pâte collante et noire du sous-sol où elle reposait tranquillement sans gêner personne, aux seules fins de la convertir en goudron pour recouvrir le terrain, le convertir en fumée pour emplir l’air et finalement déverser le reste dans l’océan, semblaient de loin dépasser l’avantage de pouvoir se rendre plus rapidement d’un point à un autre, surtout lorsque (conséquence prévisible de cet état de choses) votre point d’arrivée était devenu fort semblable à celui de départ, c’est-à-dire : recouvert de goudron, rempli de fumée, et cruellement dépourvu de poisson.
Et les faisceaux de transfert de matière, dans tout ça ? Avec un moyen de transport exigeant de vous démonter atome par atome pour les propulser à travers le sub-éther avant de les recoller ensemble alors qu’ils viennent tout juste d’avoir leur premier avant-goût de la liberté depuis des lustres, on ne pouvait que s’attendre au pire.
Bien des gens avaient exactement fait la même réflexion qu’Arthur Dent et certains étaient même allés jusqu’à écrire des chansons à ce sujet. En voici justement une qu’avaient coutume de chanter les foules énormes rassemblées devant l’usine de Systèmes téléporteurs de la Compagnie cybernétique de Sirius, située sur Oghilân IX :
Aldébaran, ça c’est extra
Et Véga c’est le pied !
Avec Rigel et ses nanas,
Tu vas vraiment craquer :
Elles te font des trucs insensés
Comme t’en as jamais vu
Mais s’il faut y aller en pièces détachées
Alors là moi je pars plus !
Chantons :
En pièces détachées, pièces détachées,
Quelle drôle de façon
De voyager
S’il faut partir en pièces détachées,
Moi j’reste à la maison !
Sirius est recouverte d’or,
Je l’ai entendu dire.
Et certains radotent encore
« Voir Algol et mourir »
Je pars demain sans hésiter,
Habillé ou mêm’ tout nu
Mais s’il faut y aller en pièces détachées,
Alors là moi je pars plus !
Chantons :
En pièces détachées, pièces détachées,
Non mais ça va pas la tête ?
S’il faut me mettre en pièces détachées,
J’reste couché sous ma couette !
… et ainsi de suite. Une autre chanson célèbre est, elle, beaucoup plus courte :
On s’est téléportés chez moi,
Ron, Lola et Martine
Ron a gagné l’cœur de Lola
Et moi l’pied d’sa copine.
Arthur sentit les ondes de douleur lentement refluer, même s’il percevait toujours ce martèlement sourd et lancinant. Lentement, précautionneusement, il se leva.
— Tu entends ce martèlement sourd et lancinant ? dit Ford Prefect.
Arthur se retourna, chancelant. Ford Prefect approchait, l’œil rouge et l’air vaseux.
— Où sommes-nous ? articula péniblement Arthur.
Ford regarda autour de lui : ils se trouvaient dans une longue coursive incurvée qui s’étendait à perte de vue dans les deux directions. La cloison d’acier extérieure – peinte de cet écœurant vert pâle qu’on emploie dans les écoles, les hôpitaux et les asiles pour mieux mater les pensionnaires – se recourbait au-dessus de leur tête pour rejoindre le mur intérieur vertical, assez curieusement tapissé d’une toile de jute marron foncé. Le sol était recouvert d’un tapis de caoutchouc à côtes de couleur vert sombre.
Ford s’avança vers une épaisse glace teintée encastrée dans le mur extérieur. Malgré plusieurs épaisseurs de verre, il parvint à distinguer au travers, minuscules et lointaines, des étoiles.
— Je crois que nous sommes dans une espèce d’astronef, remarqua-t-il.
Du bout du corridor leur parvint un martèlement sourd et lancinant.
— Trillian ? demanda Arthur, nerveux. Zaphod ?
Ford haussa les épaules.
— Pas trace d’eux. J’ai déjà regardé. Ils pourraient être n’importe où : un téléporteur non programmé peut fort bien vous expédier à des années-lumière dans n’importe quelle direction. Et vu comment je me sens, m’est avis qu’on s’est payé une sacrée trotte.
— Comment te sens-tu ?
— Mal.
— Tu crois qu’ils sont…
— Où ils sont, comment ils sont, il n’y a pas moyen de le savoir ni d’y faire quoi que ce soit. Alors, fais plutôt comme moi.
— Quoi ?
— Cesse d’y penser.
Arthur retourna cette idée dans ses méninges, reconnut (à regret) son bien-fondé, la caressa, l’adopta, et la rangea. Il prit une profonde inspiration.
— Des pas ! s’exclama soudain Ford.
— Où ça ?
— Le bruit ! Ce martèlement lancinant ! C’est un bruit de pas. Écoute !
Arthur écouta. Le bruit résonnait dans toute la coursive, venu on ne sait d’où. C’était le bruit assourdi d’un pas lourd et il était maintenant nettement plus fort.
— Avançons ! » dit Ford, laconique.
Ils avancèrent. Chacun dans une direction.
— Non, pas par là, dit Ford : c’est de là que ça vient.
— Mais non, dit Arthur. Ça vient de par là.
— Pas du tout ! Ça…
Ils s’arrêtèrent ensemble. Se tournèrent ensemble. Et convinrent de concert que l’autre avait raison : chacun repartit – dans la direction opposée.
La peur s’empara d’eux. Dans un sens comme dans l’autre, le bruit devenait plus fort.
À quelques mètres sur leur gauche s’ouvrait dans le mur intérieur un autre corridor, perpendiculaire au premier. Ils s’y engouffrèrent. Il était obscur, immensément long et, leur sembla-t-il, à mesure qu’ils le descendaient, de plus en plus froid. D’autres corridors en partaient à leur tour de chaque côté, tout aussi obscurs et froids : ils sentaient des bouffées d’air glacial chaque fois en les longeant.
Ils s’arrêtèrent un instant, paniques : plus ils s’enfonçaient dans le corridor et plus s’amplifiait le martèlement des pas.
Le dos collé à la cloison glaciale, ils tendirent furieusement l’oreille. Le froid, l’obscurité et le martèlement de ces pieds désincarnés commençaient à leur porter sur les nerfs. Ford tremblait – en partie de froid, en partie au souvenir des récits que sa mère préférée avait coutume de lui raconter lorsqu’il n’était encore qu’un petit Bételgeusien, et qu’il n’arrivait pas à la cheville d’un mégacriquet d’Arcturus : des histoires de vaisseaux fantômes, carcasses hantées qui erraient sans fin dans les plus sombres tréfonds de l’espace, régions infestées de démons ou de spectres d’équipages oubliés ; histoires aussi de voyageurs imprudents qui avaient découvert de tels vaisseaux et y avaient pénétré ; histoires de… – alors Ford se rappela soudain la toile de jute marron du premier corridor et il se ressaisit : quel que puisse être le choix de spectres ou de démons pour décorer leur antre, il était prêt à parier que ce ne serait pas de la toile de jute. Il saisit Arthur par le bras.
— Demi-tour ! dit-il d’une voix ferme.
Et ils commencèrent à revenir sur leurs pas.
Un moment après, ils bondissaient tels des lézards surpris dans la première coursive transversale, juste comme les responsables du martèlement de pieds faisaient soudain leur apparition droit devant eux.
Dissimulés dans leur recoin, ils assistèrent, éberlués, au passage de deux douzaines d’hommes et de femmes obèses en survêtement, suant et soufflant à en faire frémir un chirurgien cardiaque.
Ford Prefect les regarda s’éloigner.
— Des joggers ! » souffla-t-il, tandis que l’écho de leurs pas résonnait dans tout le dédale des corridors.
— Des joggers ? murmura Arthur Dent.
— Des joggers, dit Ford Prefect en haussant les épaules.
Le couloir où ils s’étaient dissimulés n’était pas identique aux autres : très court, il s’achevait sur une grande porte d’acier. Ford l’examina, en découvrit le mécanisme et l’ouvrit en grand.
La première chose à les frapper avait toutes les apparences d’un cercueil.
Et les quatre mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres étaient également des cercueils.