Chapitre 16
Le Guide du routard galactique note que Disaster Area, un groupe de plutonium-rock originaire de la région de Gargacka Mind Zones, est en général considéré non seulement comme le plus bruyant de tous les groupes de rock de toute la Galaxie mais en fait comme le plus bruyant de tous les bruits tout court. Les habitués de ses concerts estiment qu’on bénéficie de la meilleure acoustique en écoutant leur prestation du fond d’une épaisse casemate bétonnée située à soixante kilomètres de la scène – tandis que les musiciens eux-mêmes jouent de leurs instruments par télécommande depuis un astronef parfaitement isolé placé en orbite autour de la planète – voire, le plus souvent, autour d’une planète entièrement différente.
Leur répertoire est en gros des plus simples et se contente généralement de reprendre les poncifs du genre : la rencontre d’une créature-garçon avec une créature-fille sous une lune d’argent, laquelle explose ensuite pour des raisons mal définies.
Bien des mondes ont définitivement interdit leurs concerts, parfois pour des raisons artistiques mais le plus souvent parce que la sono du groupe contrevient aux traités locaux de limitation des armements stratégiques.
Ce qui n’a toutefois pas empêché le montant de leurs cachets de repousser les limites des hyper-mathématiques pures et d’ailleurs, l’expert-comptable du groupe vient tout récemment de se voir nommer professeur de néomathématiques par l’université de Maximégalon, en reconnaissance de ses théories de la Rentabilité restreinte et généralisée des revenus imposables tirés de Disaster Area, théories grâce auxquelles il démontre que la trame même du continuum spatio-temporel est non seulement courbe mais en fait com-plè-te-ment tordue.
Ford regagna, titubant, la table où Zaphod, Arthur et Trillian étaient installés, attendant les réjouissances.
— Je mangerais bien un morceau, dit Ford.
— Eh bien Ford, dit Zaphod, t’as causé avec notre bruyant ami ?
Ford hocha la tête de manière peu explicite.
— Hotblack ? Disons que je lui ai parlé, ouais…
— Et qu’est-ce qu’il t’a dit ?
— Ben, pas grand-chose, à vrai dire. Il est… euh…
— Ouais ?
— Enfin… il s’est retiré depuis un an, pour raisons fiscales. Il faut que je m’assoie.
Il s’assit.
Le garçon approchait.
— Voulez-vous consulter le menu ? dit-il. Ou préférez-vous qu’on vous présente directement le Plat du Jour ?
— Hein ? dit Ford.
— Hein ? dit Arthur.
— Hein ? dit Trillian.
— Ça marche, dit Zaphod. Présentez-le-nous donc. Qu’on fasse du plat aux plats.
Dans une petite salle retirée dans l’un des bras du complexe du Restaurant, une longue et maigre silhouette dégingandée écarta un rideau et l’oubli s’inscrivit sur son visage.
Ce n’était pas un très joli visage (peut-être parce que l’oubli avait tendance à s’y inscrire trop souvent). Déjà, il était trop allongé, les yeux trop enfoncés, les joues trop creuses, les lèvres trop longues et fines et, quand elles s’ouvraient, les dents qu’elles révélaient évoquaient un peu trop un balcon bien lustré. Les mains qui levaient le rideau étaient également longues et fines : froides aussi. Reposant légèrement sur les plis de l’étoffe, elles donnaient l’impression qu’il aurait suffi que l’homme cesse de les épier comme un faucon pour qu’elles détalent toutes seules en rampant afin d’aller accomplir en catimini quelque inqualifiable forfait.
Il laissa retomber le rideau et la terrible lumière qui jouait sur ses traits disparut, pour aller jouer ailleurs quelque chose de plus gai. Rôdant dans la petite chambre comme une mante religieuse en quête d’une proie vespérale, l’homme finit par s’asseoir sur une chaise branlante, devant une table à tréteaux, pour feuilleter le texte de quelques bonnes blagues.
Une sonnerie retentit.
L’homme repoussa les minces feuilles de papier et se leva. Ses mains brossèrent mollement quelques-unes des millions de paillettes multicolores qui festonnaient son veston, puis il franchit la porte.
Dans le Restaurant, les lumières décrurent, l’orchestre accéléra son rythme, un unique projecteur cloua l’obscurité de l’escalier qui montait au centre de la scène.
Au sommet des marches apparut une haute silhouette brillamment colorée. L’homme bondit sur la scène et d’un pas vif et léger gagna le micro, l’ôta de son pied d’un geste gracieux de sa main longue et fine puis s’immobilisa, s’inclinant de droite et de gauche sous les applaudissements de la foule, en lui exhibant l’étincelant balcon de sa denture. Puis, après un discret salut pour quelques amis intimes dans l’assistance (bien qu’il n’y en eût pas un seul), il attendit que les applaudissements s’éteignent.
Alors il leva la main et sourit d’un sourire qui non seulement s’étirait d’une oreille à l’autre mais semblait pour ainsi dire déborder littéralement les limites de son visage.
« Merci, mesdames et messieurs ! lança-t-il. Merci beaucoup. Merci de tout cœur. »
Son regard pétillait.
« Mesdames et messieurs, commença-t-il, l’Univers tel que nous le connaissons existe maintenant depuis plus de cent soixante-dix millions de milliards d’années et s’achèvera dans un peu plus d’une demi-heure. Aussi sans plus tarder, bienvenue à tous et à chacun à Milliways, le Dernier Restaurant avant la Fin du Monde ! »
D’un geste preste, il déclencha de nouvelles salves d’applaudissements spontanés. Que d’un nouveau geste il fit taire.
« Je suis votre hôte pour ce soir, reprit-il. Je me présente : Max Quordlepleen… (tout le monde le savait, son numéro était célèbre dans toute la Galaxie connue mais il le répétait néanmoins, pour le plaisir de déclencher de nouveaux applaudissements qu’il remerciait d’un sourire modeste et d’un petit signe de la main)… et tel que vous me voyez, j’arrive tout juste de l’autre bout du fin fond des Temps, où j’ai eu le plaisir de présenter le spectacle du Big Bang Burger Bar – et je peux vous garantir qu’on a passé une soirée fan-tas-ti-que, mesdames et messieurs – mais me voici désormais avec vous pour assister en votre compagnie à cet évènement proprement historique : la Fin de l’Histoire elle-même ! »
Nouvelle salve d’applaudissements qui s’éteignit d’elle-même comme l’éclairage faiblissait encore. Sur chacune des tables apparurent des chandelles qui s’allumèrent spontanément, soulevant des petits cris chez chacun des convives à présent cernés de mille petits lumignons clignotant dans l’intimité d’un million d’ombres propices. Un frisson d’excitation parcourut toute la salle obscurcie lorsque le vaste dôme doré surmontant les convives se mit avec infiniment de lenteur à s’estomper, s’assombrir, disparaître.
La voix de Max était assourdie lorsqu’il poursuivit :
« Voilà, mesdames et messieurs, dit-il dans un souffle, les chandelles sont allumées, l’orchestre joue en sourdine, et tandis qu’au-dessus de nous le dôme du champ de force devient transparent pour révéler un ciel sombre et plombé, lourd de l’antique lueur d’étoiles livides et gonflées, je sens bien que nous sommes partis ce soir pour une fabuleuse apocalypse ! »
Même le doux murmure de l’orchestre s’évanouit dans le silence abasourdi qui tomba sur tous ceux qui assistaient au spectacle pour la première fois.
Une lumière monstrueuse, grisâtre, se déversa sur eux,
— une lumière hideuse,
— une lumière bouillonnante et pestilentielle,
— une lumière qui aurait défiguré l’enfer.
Le Monde touchait à sa Fin.
Durant quelques interminables secondes, le Restaurant tourna silencieusement dans le vide déchaîné. Puis Max reprit la parole :
« Pour ceux d’entre vous qui ont toujours désiré voir la lumière au bout du tunnel, voilà ce que ça donne. »
L’orchestre enchaîna de nouveau.
« Merci mesdames et messieurs, lança Max, je vous retrouve dans quelques instants mais entretemps je vous laisse entre les mains fort expertes de Reg Nullify et Son Ensemble Cataclysmique. On les applaudit bien fort, mesdames et messieurs ! »
Le sinistre sabbat céleste se poursuivait toujours.
Avec quelque hésitation l’assistance se mit à applaudir puis au bout d’un petit moment, les conversations reprirent leur cours normal. Max faisait le tour des tables ; échangeant des plaisanteries ; hurlant de rire avec les convives ; bref, il gagnait sa croûte.
Un imposant animal laitier s’approcha de la table de Zaphod Beeblebrox, vaste et gras quadrupède bovin aux grands yeux humides, avec de petites cornes et sur le mufle ce qui pouvait presque passer pour un sourire engageant.
— Bonsoir.
La bovine créature s’assit pesamment sur son arrière-train.
— Je suis le Plat du Jour. L’une ou l’autre partie de mon corps vous tenterait-elle ?
Elle se racla la gorge, gigota de l’arrière-train pour se caler dans une posture plus confortable puis les considéra placidement. Examen qui lui permit de découvrir un regard de surprise abasourdie chez Arthur et Trillian, un haussement d’épaules résigné chez Ford Prefect, et l’estomac dans les talons de Zaphod Beeblebrox.
— Un morceau d’épaule, peut-être ? suggéra la bête. Braisé dans une sauce au vin blanc.
— Euh… votre épaule à vous ? souffla Arthur, horrifié.
— Mais naturellement, mon épaule, monsieur, meugla la bête avec satisfaction. Je suis seule maître de mon corps.
Zaphod avait déjà bondi de son siège pour venir tâter en connaisseur l’épaule de l’animal.
— Ou la culotte, qui n’est pas mal non plus, murmura le bovin : l’ayant beaucoup exercée et m’étant gavée de céréales, je puis vous garantir qu’il n’y a que de la bonne viande dans ce coin.
Elle poussa un doux grognement, assorti d’un gargouillis et se remit à ruminer. Puis, ayant ravalé le tout, ajouta :
— Ou alors, un ragoût de moi, peut-être ?
— Vous voulez dire que cet animal a réellement l’intention qu’on le mange ? murmura Trillian à Ford.
— Moi ? dit Ford, les yeux vitreux. Je ne veux rien dire du tout.
— Mais c’est absolument horrible, s’exclama Arthur. Voilà bien la chose la plus révoltante que j’aie jamais entendue.
— Où est le problème, Terrien ? dit Zaphod dont l’attention s’était à présent reportée sur l’énorme croupe dodue de la bête.
— Simplement que je n’ai pas envie de manger d’un animal planté devant moi-même s’il m’y invite, dit Arthur. Je trouve ça cruel.
— Ça vaut toujours mieux que de bouffer un animal qui n’en a pas envie, remarqua Zaphod.
— Là n’est pas la question, protesta Arthur.
Puis il réfléchit à la chose :
— D’accord, c’est peut-être effectivement la question. Enfin, peu importe, je n’ai pas le cœur à y songer pour l’instant. Je vais juste… euh…
(Autour de lui, l’Univers continuait de se convulser dans les affres de sa Fin.)
— Je crois que je vais me contenter d’une salade verte, marmonna-t-il.
— Puis-je insister pour vous recommander mon foie, suggéra la créature. Il doit être particulièrement tendre et moelleux à présent : cela fait des mois que je me gave.
— Une salade verte, dit Arthur avec insistance.
— Une salade verte ? dit la bête en roulant des yeux dépités.
— Vous n’allez pas me dire que je ne devrais pas prendre de salade verte, quand même ?
— Eh bien, dit l’animal, je connais plus d’un légume à être ferme sur ce point. Ce qui est la raison pour laquelle en fin de compte on a décidé de trancher définitivement la question en élevant un animal effectivement désireux d’être mangé et capable de le dire à haute et intelligible voix. Et me voici.
La bête esquissa une légère révérence.
— Un verre d’eau, s’il vous plaît, dit Arthur.
— Écoutez, expliqua Zaphod. On veut simplement manger, on ne va pas en faire tout un fromage. Alors donnez-nous quatre beaux steaks, s’il vous plaît, et vite. On n’a rien avalé depuis cinq cent soixante-seize mille millions d’années.
La bovine créature se releva maladroitement. Elle laissa échapper un doux gargouillis.
— Un choix fort judicieux, monsieur, si je puis me permettre. Excellent, dit-elle. Le temps d’aller m’en couper une tranche et de passer à la casserole.
Elle se tourna et lança un clin d’œil amical à Arthur.
— Ne vous inquiétez pas, monsieur. Je serai très humaine.
Et elle regagna sans se presser les cuisines.
L’affaire de quelques minutes, le garçon revenait avec quatre énormes et fumantes tranches de steak. Zaphod et Ford les engloutirent illico sans l’ombre d’une hésitation. Trillian hésita, puis haussa les épaules et attaqua son morceau.
Arthur contemplait sa portion, l’air vaguement mal à l’aise.
— Eh, le Terrien », lança Zaphod avec un sourire malicieux sur celui de ses visages qui ne se goinfrait pas, « on n’est pas dans son assiette ?
Et l’orchestre enchaîna.
Dans toute la salle, choses et gens s’étaient remis à bavarder, détendus. L’air était plein du murmure de conversations sans importance, et des senteurs mêlées des plantes exotiques, des mets extravagants et des vins insidieux. Sur un nombre infini de kilomètres dans toutes les directions, le cataclysme universel avançait vers un paroxysme stupéfiant. Consultant sa montre, Max regagna la scène en fanfare.
« Et maintenant, mesdames et messieurs (il rayonnait), tout le monde a-t-il passé une dernière soirée formidable ?
— Oui ! ! ! » braillèrent en chœur le genre de gens qui braillent « oui » chaque fois qu’un comédien leur demande s’ils ont passé une soirée formidable.
« Eh bien c’est formidable, renchérit Max, absolument formidable ! Et maintenant que les tempêtes photoniques s’amassent en vagues déferlantes autour de nous, prêtes à volatiliser les toutes dernières géantes rouges, je sens que vous êtes tous prêts à reprendre place pour goûter avec moi ce qui, je le sais, sera pour vous une expérience prodigieusement excitante et définitive. »
Une pause. Il tenait l’auditoire sous le charme de son œil pétillant.
« Croyez-moi, mesdames et messieurs, il n’y a rien de mieux après ça. »
Nouvelle pause. Son minutage ce soir était impeccable. Cela faisait une éternité qu’il présentait ce spectacle, nuit après nuit. Non que le mot « nuit » eût une signification quelconque, ici, au bout du temps. Tout ce qui subsistait, c’était une répétition sans fin de l’instant final, tandis que le Restaurant oscillait doucement, d’avant en arrière à la lisière ultime du temps. Cette « nuit »-ci pourtant était bonne, il sentait qu’il tenait l’auditoire dans le creux de sa main blême. Sa voix se fit chuchotante. Il fallait faire effort pour l’entendre :
« Voici réellement la fin des fins, l’ultime et glaciale désolation où va venir s’éteindre la gerbe majestueuse de la création. Voici, mesdames et messieurs, le proverbial « mot de la fin ». »
Sa voix baissa encore. Dans ce silence, une mouche n’aurait pas osé se racler la gorge.
« Après ça, il n’y a plus rien. Le vide. La vacuité. L’oubli. Le néant absolu. »
L’œil pétillait de nouveau – n’avait-il pas cligné ?
« Rien… hormis bien sûr le passage du chariot des desserts, sans oublier notre sélection de fines liqueurs d’Aldébaran ! »
L’orchestre crut bon de ponctuer ce dernier trait. Il s’en serait bien passé ; il n’en avait pas besoin : pas un artiste de son envergure. Il était capable de jouer de son public comme de son propre instrument de musique. Tout le monde rit avec soulagement. Il les imita.
« Et d’abord, s’écria-t-il, jovial, vous n’avez pas à vous inquiéter d’avoir une cuite demain matin, vu qu’il n’y aura plus jamais de matin ! »
Il considéra son auditoire hilare, l’air ravi. Il leva les yeux vers le ciel, recommençant comme chaque nuit le même numéro mortel – mais son regard ne dura qu’une fraction de seconde : le ciel, il lui faisait confiance. Comme on se fait confiance entre professionnels.
« Et maintenant, dit-il en se pavanant sur la scène, au risque de jeter un froid sur ce merveilleux climat d’échec et de vanité de toute chose, j’aimerais à présent saluer quelques-uns de nos amis de ce soir. »
Il tira de sa poche un carton.
« Avons-nous parmi nous (il leva une main pour contenir les vivats), avons-nous parmi nous des représentants du Club de Bridge Zansellquasure Flamarion venus du Vortvoid de Qvarne ? Sont-ils bien ici ? »
Un rugissement monta du fond mais Max fit comme s’il n’avait pas entendu et continua de scruter la salle. « Ou bien par ici ? » demanda-t-il encore, assuré de déclencher de nouvelles clameurs. Ce qui ne manqua pas de se produire, comme de juste.
« Ah ! mais les voici ! Eh bien, c’est votre dernière enchère, les gars – et pas de triche ! Rappelez-vous que l’instant est solennel ! »
Il buvait les rires comme du petit-lait.
« Et avons-nous également, avons-nous… une délégation de divinités mineures des Halles d’Asgard ? »
Du coin sur sa droite provint un roulement de tonnerre. Un éclair vint zébrer la scène. Carrés sur leur siège, l’air très contents d’eux, un petit groupe d’hommes chevelus et casqués levèrent leur verre pour le saluer.
Quels ringards, songea-t-il avant de leur lancer :
« Doucement les basses, messieurs ! »
En réponse à quoi ils lui resservirent leur gag de l’éclair. Max leur adressa un sourire légèrement pincé.
« Et en troisième lieu, reprit-il, en troisième lieu, la délégation des Jeunes Conservateurs de Sirius B est-elle bien là ? »
Une meute de jeunes chiens élégamment vêtus et fort occupés à se faire une bataille de nourriture se retourna, et se mit à lancer la nourriture vers la scène, aboyant et jappant de manière inintelligible.
« C’est ça, dit Max. Mais tout cela est de votre faute, vous vous en rendez compte, j’espère ? »
« Et enfin, dit-il, apaisant l’auditoire et prenant un air solennel, enfin, je crois que nous avons en notre compagnie ce soir un groupe de fidèles, de fort fervents fidèles de l’Église du Second Avènement du Grand Prophète Zarquon. »
Ils étaient une vingtaine, assis bien raides en bordure de la piste, vêtus avec ascétisme et sirotant nerveusement leur eau minérale, complètement à l’écart des festivités. Ils clignèrent des yeux avec dégoût lorsque le projecteur se braqua sur eux.
« Les voilà, dit Max, assis bien gentiment. Il a dit qu’il reviendrait et ça fait un bail qu’il vous fait poireauter, alors faut espérer qu’il va se grouiller, les gars, vu qu’il lui reste à peine huit minutes ! »
Le groupe de disciples de Zarquon demeura impavide, refusant de se laisser toucher par la houle de rires peu charitables qui les submergea.
Max calma son public.
« Non mais sérieusement, les gars, sérieusement quand même, sauf votre respect. Non, je sais bien qu’on ne devrait pas se moquer des convictions profondes, aussi je crois que nous pouvons tous applaudir chaleureusement le Grand Prophète Zarquon… ! »
L’auditoire applaudit chaleureusement.
«… et lui souhaiter un prompt rétablissement ! »
Sur quoi il envoya un baiser aux fidèles restés de marbre et regagna le centre de la scène.
Il prit un haut tabouret et l’enfourcha.
« C’est quand même formidable, poursuivit-il, intarissable, formidable de vous voir tous ici réunis ce soir – vous n’êtes pas d’accord avec moi ? Mais oui, c’est absolument formidable. Parce que je vous sais tous très nombreux à revenir ici sans cesse et ça je trouve, c’est franchement formidable, de venir ici assister à la fin de toutes choses avant de s’en retourner chacun chez soi dans sa propre époque… y fonder une famille, lutter pour une société nouvelle et meilleure, défendre en de terribles combats ce qu’on considère comme le bon droit… il y a là de quoi vous redonner espoir en l’avenir de toute la Création. Excepté bien sûr (et d’un signe il indiqua l’infernal tumulte qui les cernait), que nous savons qu’elle n’en a aucun…»
Arthur se tourna vers Ford – il ne s’était pas encore totalement fait à l’endroit :
— Écoute, dit-il, si le Monde est proche de sa fin… est-ce qu’on ne va pas y passer ?
Ford lui jeta un regard lourd de trois Pan Galactic Gargle Blasters – autant dire un regard passablement plombé.
— Non, expliqua-t-il : vois-tu, dès que tu plonges ici, tu te retrouves fourré dans une espèce de distorsion temporelle protégée par un incroyable champ de force. Enfin je crois.
— Oh ! dit Arthur.
Il reporta son attention vers le bol de soupe qu’il était parvenu à extorquer au garçon en remplacement de son steak.
— Regarde, dit Ford, je vais te montrer.
Il prit une serviette et se mit à la chiffonner avec un air désemparé.
— Regarde, reprit-il, imagine que cette serviette, là, ce soit l’Univers temporel, d’accord ? Et que cette cuillère-ci représente un mode de transduction dans la courbure de la matière…
Il lui fallut un moment pour énoncer cette dernière partie et cela faisait de la peine à Arthur de devoir l’interrompre :
— C’est ma cuillère à soupe…
— Bon, dit Ford. Alors imagine cette cuillère-là… (il avait déniché une petite cuillère en bois sur un plateau de condiments)… cette cuillère, donc,… (mais il éprouvait quelque difficulté à la prendre)… bon, prenons plutôt cette fourchette…
— Eh ? Tu veux bien lâcher ma fourchette ? coupa Zaphod.
— Bon, bon, d’accord, dit Ford. Eh bien disons… eh bien disons que ce verre de vin représente l’Univers temporel…
— Quoi, celui que tu viens de flanquer par terre ?
— J’ai fait ça, moi ?
— Oui.
— Bon. Laisse tomber. Je veux dire… Je veux dire, écoute, est-ce que tu sais d’abord – est-ce que tu sais vraiment comment l’Univers a débuté ?
— Sans doute pas, dit Arthur qui regrettait à présent de s’être laissé embarquer là-dedans.
— Parfait. Alors imagine ceci. Bon. Tu te trouves une baignoire. Bon. Une grande baignoire ronde. Tout en ébène.
— Et où tu veux que je la trouve ? dit Arthur. Les Vogons ont détruit Harrods.
— Peu importe.
— C’est toi qui le dis.
— Écoute-moi.
— D’accord.
— Tu as cette baignoire, vu ? Imagine que tu l’as. Et elle est en ébène. Et conique.
— Conique ? Quel genre de…
— Tais-toi, coupa Ford. Elle est conique. Alors ce que tu fais, tu vois, c’est que tu la remplis de sable fin, d’accord ? Ou de sucre. Du sable très fin ou du sucre. Comme tu veux. Peu importe. Le sucre ira très bien. Et une fois pleine, tu retires la bonde… tu m’écoutes ?
— Je t’écoute.
— Tu retires la bonde et le tout se vide en tourbillonnant, tu vois, en tourbillonnant, par la bonde.
— Je vois.
— Non, tu ne vois rien. Tu ne vois rien du tout. Je n’en suis pas encore arrivé à l’astuce. Tu veux savoir l’astuce ?
— Dis-moi l’astuce.
— Je vais te dire l’astuce.
Ford resta pensif un moment, cherchant à se rappeler quelle était l’astuce.
— L’astuce, reprit-il enfin, la voici : tu filmes l’évènement.
— Astucieux.
— C’est pas ça, l’astuce. La voilà, l’astuce : maintenant je me rappelle quelle est l’astuce. L’astuce, c’est que tu repasses ensuite le film… à l’envers !
— À l’envers ?
— Oui. Se le repasser à l’envers, c’est incontestablement ça, l’astuce. Si bien que t’es assis là, tu regardes, et tu as l’impression que tout semble remonter par la bonde en spiralant pour remplir la baignoire. Tu vois ?
— Et c’est ainsi que l’Univers a commencé, c’est ça ?
— Pas du tout, dit Ford. Mais c’est une merveilleuse façon de se relaxer.
Il tendit la main vers son verre de vin.
— Où est mon verre de vin ?
— Par terre.
— Ah !
Basculant sa chaise pour aller le chercher, Ford entra en collision avec un petit serveur vert qui approchait de leur table avec un téléphone portatif.
Ford s’excusa auprès du garçon en lui expliquant qu’il était extrêmement saoul.
Le garçon répondit que ce n’était pas grave et qu’il comprenait parfaitement.
Ford remercia le garçon de son aimable indulgence, il voulut redresser sa mèche, la manqua de quinze centimètres et glissa sous la table.
— Monsieur Zaphod Beeblebrox ? demanda le garçon.
— Euh, ouais ?
Zaphod leva les yeux de son troisième steak.
— On vous demande au téléphone.
— Hein, quoi ?
— Le téléphone, monsieur.
— Pour moi ? Ici ? Eh mais, qui sait que je suis ici ?
L’une de ses têtes se mit à phosphorer. L’autre rêvassait toujours langoureusement devant l’assiette où elle continuait de piocher.
— Ça ne vous dérange pas que je continue, n’est-ce pas ? dit la tête à table avant de se remettre à dévorer.
Il avait à présent tellement de monde à ses trousses qu’il en avait perdu le compte. Il n’aurait pas dû faire une entrée si voyante. Et puis zut, après tout. Pourquoi pas ? Comment voulez-vous savoir si vous vous amusez si vous le faites sans témoins ?
— Peut-être bien que quelqu’un aura prévenu la Police Galactique, remarqua Trillian : tout le monde vous a vu entrer.
— Vous voulez dire qu’ils comptent m’arrêter par téléphone ? Ça se pourrait. Je sais devenir bigrement dangereux si jamais on me pousse dans mes derniers retranchements.
— Ouais, dit une voix de sous la table : quand il éclate celui-là, tout le monde reçoit sa part.
— Holà, qu’est-ce que c’est ? Le Jugement dernier ou quoi ? coupa Zaphod.
— Ah bon, parce qu’on va y avoir droit aussi ?
Arthur était inquiet.
— Je ne suis pas pressé, grommela Zaphod. Bon, alors, qui est ce loustic, au téléphone ? (Donnant un coup de pied à Ford sous la table.) Allez, debout mon garçon. Je pourrais avoir besoin de toi.
— Je n’ai pas, remarqua le serveur, de liens personnels avec le gentleman de métal en question, monsieur,…
— De métal ?
— Oui, monsieur.
— Vous avez dit métal ?
— Oui monsieur. J’ai dit que je n’avais pas de liens personnels avec le gentleman de métal en question…
— D’accord, continuez…
— Mais je crois comprendre qu’il attend votre retour depuis un nombre assez considérable de millénaires. Il semblerait que vous soyez partis d’ici quelque peu précipitamment.
— Partis d’ici ? s’écria Zaphod. Vous vous sentez bien ? On vient à peine d’arriver.
— Certes, monsieur, persista le garçon, têtu, mais avant votre arrivée ici, je crois savoir que vous veniez de partir.
Zaphod réfléchit à la chose par une cervelle ; puis par l’autre.
— Vous dites qu’avant notre arrivée ici, nous venions de partir ?
Voilà encore une nuit qui s’annonce longue, songea le garçon.
— Précisément, monsieur.
— Si j’étais votre analyste, mon vieux, je réclamerais une prime de risque.
— Non, attendez une minute », intervint Ford qui venait d’émerger de dessous la table. « Qu’entendez-vous au juste par ici ?
— Pour être absolument exact, monsieur, il s’agit de la planète B de Frogstar.
— Mais c’est de là qu’on vient, justement, protesta Zaphod : on l’a quittée pour venir au Dernier Restaurant avant la Fin du Monde.
— Effectivement, monsieur », dit le garçon qui sentait venue la dernière ligne droite et fonçait à tout crin, « puisqu’on a construit ce dernier sur les décombres de la première.
— Oh ! dit Arthur, radieux, vous voulez dire qu’on a voyagé dans le temps et non dans l’espace !
— Écoutez, vous le singe sous-développé, coupa Zaphod, retournez percher dans votre arbre, voulez-vous ?
Arthur se hérissa :
— Et vous, vous devriez aller vous taper la tête contre le crâne, entre quatre-z-yeux !
— Non, non, intervint le garçon : votre singe a parfaitement raison, monsieur !
Arthur en fut suffoqué de colère au point de ne rien trouver à rétorquer – du moins rien de cohérent.
— Vous avez fait un saut en avant… je crois, de cinq cent soixante-seize mille millions d’années, sans toutefois cesser de rester strictement au même endroit », expliqua le garçon.
Il souriait : il avait l’enivrante sensation d’être en fin de compte parvenu à bout de forces apparemment insurmontables.
— Ça y est ! s’exclama Zaphod. J’ai pigé ! J’avais dit à l’ordinateur de nous dégotter le coin le plus proche pour bouffer. Eh bien, c’est exactement ce qu’il a fait. À cinq cent soixante-seize mille millions d’années en plus ou en moins, nous n’avons pas bougé d’un poil. C’est fort !
Tout le monde convint effectivement que c’était très fort.
— Mais enfin, reprit Zaphod, qui est ce loustic au téléphone ?
— Qu’a-t-il donc pu arriver à Marvin ? demanda Trillian.
Zaphod se claqua les deux fronts :
— L’Androïde Paranoïde ! Je l’ai laissé en plan sur B de Frogstar !
— Depuis quand ?
— Ben… euh… ça doit faire dans les cinq cent soixante-seize mille millions d’années, je pense, dit Zaphod. Allez, passez-moi plutôt le biniou, chef !
Les sourcils du petit serveur partirent à l’assaut de son front, perplexes :
— Plaît-il, monsieur ?
— Le téléphone, garçon ! (Il lui arracha des mains le combiné.) Y en a, je vous jure : tellement à côté de leurs pompes qu’on s’étonne encore qu’ils puissent marcher.
— Certes, monsieur.
— Allô, Marvin, c’est vous ? lança Zaphod. Comment va, mon gars ?
Il y eut un long silence avant qu’une voix ténue jaillisse de l’écouteur :
— Je crois nécessaire de vous informer que je suis extrêmement déprimé.
Zaphod plaqua la main sur le micro :
— C’est Marvin.
— Eh Marvin, reprit-il, de notre côté, on mange, on boit, on s’engueule sympa, bref, on s’éclate complètement, ici – et l’Univers avec. Mais où peut-on vous toucher ?
Nouveau silence.
— Il est inutile de faire semblant de vous intéresser à mon sort, dit enfin Marvin. Je sais parfaitement bien que je ne suis qu’un vulgaire robot.
— D’accord, d’accord, concéda Zaphod. Mais où êtes-vous, quand même ?
— « Inversez la poussée principale, Marvin », qu’ils me disent, « ouvrez le sas numéro trois, Marvin », « Marvin, voulez-vous me ramasser ce papier ? » Ramasser ce papier ! Moi, un cerveau de la taille d’une planète, et tout ce qu’ils trouvent à me demander, c’est de…
— Ouais, ouais.
Zaphod compatissait tout juste.
— Mais je commence à être habitué aux humiliations, psalmodia Marvin. Je suis tout à fait capable d’aller me flanquer la tête dans un baquet d’eau froide si ça peut vous faire plaisir. Vous voulez que j’aille me flanquer la tête dans un baquet d’eau froide ? J’en ai un tout prêt, ne quittez pas.
— Euh… eh, Marvin…», coupa Zaphod mais il était trop tard : de l’écouteur, jaillit une série de petits clonks et de tristes clapotis.
— Qu’est-ce qu’il dit ? demanda Trillian.
— Rien. Il appelait juste pour se remettre dans le bain.
— Voilà, barbota de nouveau la voix de Marvin. J’espère que vous êtes satisfait.
— C’est ça, dit Zaphod. Et maintenant, allez-vous nous dire enfin où vous êtes ?
— Au garage, dit Marvin.
— Au garage ? Et qu’est-ce que vous fichez là ?
— Je gare des véhicules, tiens ! Que voulez-vous faire d’autre dans un garage ?
— Parfait. Bougez pas : on descend tout de suite.
En l’espace d’une seconde, Zaphod s’était levé, avait raccroché le combiné et inscrit « Hotblack Desiato » sur la note.
— Venez, vous autres. Marvin est au garage. Descendons.
— Qu’est-ce qu’il fiche au garage ? demanda Arthur.
— Il gare des véhicules, quoi d’autre ? Idiot !
— Mais… et la Fin du Monde ? On va rater le finale !
— Je l’ai vu : c’est nul, observa Zaphod. Un vulgaire gnaB giB, c’est tout.
— Un quoi ?
— L’inverse du Big Bang. Allez, grouillons-nous.
Rares furent les autres convives à leur prêter attention lorsqu’ils gagnèrent la sortie de la salle : tous avaient les yeux rivés sur l’horreur des cieux.
« Un effet intéressant à observer, leur disait en ce moment Max, apparaît visible dans le quadrant supérieur gauche du ciel : si vous regardez avec attention, vous pourrez découvrir le système stellaire d’Hastromil en train de se dissoudre dans une bouffée d’ultraviolets. Y a-t-il ici quelqu’un d’Hastromil ? »
Une ou deux voix hésitantes lui parvinrent du fond de la salle.
« Eh bien », dit Max en se tournant, radieux, vers l’origine des cris, « plus besoin de vous inquiéter de savoir si vous avez coupé le gaz. »