Chapitre 7
— Bon alors, on reste planté ici, ou quoi ? dit Zaphod avec humeur. Qu’est-ce qu’ils veulent, les mecs, dehors ?
— Vous, Beeblebrox, dit Roosta. Ils s’apprêtent à vous passer à Frogstar, la race la plus totalement méprisable de toute la Galaxie.
— Ah ouais ? dit Zaphod. Il va falloir d’abord qu’ils viennent me prendre.
— Ils sont déjà venus vous prendre, remarqua Roosta. Jetez donc un œil par la fenêtre.
Zaphod jeta un œil. Et resta bouche bée.
— Mais le sol se barre ! s’écria-t-il. Où ont-ils emporté le sol ?
— C’est l’immeuble qu’ils emportent, observa Roosta. Nous volons.
Des nuages s’effilochaient en effet devant la fenêtre du bureau.
Dehors, Zaphod pouvait encore distinguer les formes verdâtres des Chasseurs de Frogstar qui encerclaient la tour déracinée. En irradiait un faisceau convergent de rayons tracteurs qui maintenaient fermement l’édifice.
Zaphod hocha la tête avec une certaine perplexité.
— Mais qu’ai-je donc fait pour mériter ceci ? se plaignit-il. J’entre dans un immeuble et voilà qu’ils me l’embarquent.
— Ce n’est pas ce que vous avez fait qui les chagrine, observa Roosta. C’est ce que vous allez faire.
— Mais enfin, je n’ai même pas mon mot à dire là-dessus ?
— Vous l’avez eu, en son temps. Il y a bien des années. Maintenant, vous feriez bien de vous accrocher : on risque d’être salement secoués.
— Si jamais je tombe sur moi, dit Zaphod, je me flanque tellement de claques que je ne saurai même plus qui m’a frappé.
À cet instant Marvin franchit la porte à pas lourds, considéra Zaphod d’un regard accusateur, alla s’affaler dans un coin et se déconnecta.
Sur le pont du Cœur-en-Or, tout était silencieux. Arthur considérait d’un air songeur le panneau devant lui. Il croisa les yeux de Trillian qui l’observaient, interrogateurs. Il revint à son examen du panneau.
Et enfin, il vit.
Il saisit alors cinq petits carrés de plastique et les rangea sur le plateau posé juste devant le panneau.
Les cinq carrés portaient sur leur face les cinq lettres M, O, T, R et I. Il les posa juste devant les lettres C, I, T, E.
— Motricité, annonça-t-il. Et sur un mot triple ! Ça va marquer un max, j’en ai peur !
Le vaisseau fit une embardée et une partie des lettres se répandit pour la énième fois.
Trillian poussa un soupir et pour la énième fois entreprit de les trier.
D’un bout à l’autre de l’astronef on entendait résonner les pas de Ford Prefect qui parcourait les coursives en martelant les instruments inertes.
Pourquoi le vaisseau vibrait-il toujours ?
Pourquoi oscillait-il sans arrêt ?
Pourquoi n’arrivaient-ils pas à savoir où ils étaient ?
Et où étaient-ils, en fin de compte ?
La tour gauche des bureaux du Guide du routard galactique traversait l’espace interstellaire à une vitesse jamais atteinte jusque-là (ni depuis, d’ailleurs) par aucune autre tour de bureaux dans tout l’Univers.
Dans une pièce à mi-hauteur, Zaphod Beeblebrox faisait les cent pas avec colère.
Roosta était assis sur le coin du bureau, plus ou moins occupé à plier une serviette.
— Eh, où avez-vous dit que nous allions, déjà ? demanda Zaphod.
— Frogstar, dit Roosta. Le coin le plus malsain de tout l’Univers.
— Ils ont de quoi bouffer, là-bas ?
— De quoi bouffer ? On le traîne à Frogstar et il s’inquiète de savoir s’ils ont de quoi bouffer !
— Faute de bouffe, il se pourrait bien que je ne tienne pas jusque-là.
Par la fenêtre, ils ne distinguaient plus que le clignotement des champs de force, ainsi que de vagues filaments verdâtres, sans doute les silhouettes distordues des engins de Frogstar. À cette vitesse, l’espace lui-même devenait invisible et complètement irréel.
— Tenez, sucez ça, dit Roosta en présentant à Zaphod sa serviette.
Zaphod le dévisagea comme s’il s’attendait à voir jaillir de son front un petit coucou monté sur ressort.
— Elle est imbibée d’éléments nutritifs, expliqua Roosta.
— Mais qui êtes-vous donc ? Un boulimique, ou quoi ? demanda Zaphod.
— Les bandes jaunes sont riches en protéines, les vertes sont un complexe de vitamines B et C, les petites fleurs roses contiennent de l’extrait de germe de blé.
Zaphod prit la serviette et la contempla, sidéré.
— Et les taches marron ?
— De la sauce Bar-B-Q, dit Roosta. Pour quand j’en ai marre du germe de blé.
Zaphod renifla dubitativement. Et c’est plus dubitativement encore qu’il suça un coin de la serviette.
Il cracha :
— Beuark !
— N’est-ce pas ! Quand il faut que je suce ce coin-là, je dois en général sucer un peu l’autre bout également.
— Pourquoi ça ? demanda Zaphod, méfiant. Qu’est-ce qu’il contient ?
— Des antidépresseurs, dit Roosta.
— Bon, eh bien moi je jette l’éponge, conclut Zaphod en la lui restituant.
Roosta la reprit, descendit du bureau, en fit le tour, prit un fauteuil et posa les pieds sur la table.
— Beeblebrox, dit-il en croisant les mains derrière la tête, avez-vous la moindre idée de ce qui vous attend sur Frogstar ?
— On va me donner à bouffer ? hasarda Zaphod, plein d’espoir.
— Ils vont vous donner à bouffer, oui. Au Vortex à Perspective totale !
Zaphod n’avait jamais entendu parler de ça. Comme il se targuait d’être au fait de tous les trucs marrants de la Galaxie, il en déduisit que le Vortex à Perspective totale ne devait pas être marrant du tout. Il demanda à Roosta de quoi il retournait.
— C’est tout simplement la plus sauvage des tortures psychiques que puisse endurer un être pensant, lui expliqua ce dernier.
Zaphod hocha la tête avec résignation.
— Bon, alors pas de bouffe, c’est ça ?
— Mais comprenez donc ! insista Roosta. On peut tuer un homme, détruire son corps, lui briser l’esprit mais seul le Vortex à Perspective totale est capable d’annihiler l’âme même d’un homme ! Le traitement ne dure que quelques secondes mais ses effets durent toute la vie !
— Vous avez déjà tâté du Pan Galactic Gargle Blaster ? demanda sèchement Zaphod.
— Oui. C’est pire.
— Houla ! admit Zaphod, sérieusement impressionné.
— Et à votre avis, pourquoi ces mecs voudraient-ils me faire ça ? ajouta-t-il un moment plus tard.
— Ils pensent que c’est encore le meilleur moyen de vous détruire définitivement. Ils savent ce que vous cherchez.
— Ils pourraient pas me faire passer un petit mot, que je le sache aussi ?
— Vous le savez, Zaphod, dit Roosta. Vous l’avez toujours su : vous voulez rencontrer l’homme qui dirige l’Univers.
— Et fait-il la cuisine ? » demanda Zaphod. Réflexion faite, il ajouta : « J’en doute. S’il était capable de préparer un bon petit plat, il ne se soucierait pas du reste de l’Univers. Moi je veux rencontrer un cuisinier.
Roosta poussa un gros soupir.
— Et d’abord, qu’est-ce que vous faites ici ? demanda Zaphod. Qu’est-ce que vous avez à voir dans tout ça ?
— Je ne suis que l’un des organisateurs de tout ceci, au même titre que Zarniwoop, que Yooden Vranx, que votre arrière-grand-père, ou que vous-même, Beeblebrox.
— Moi ?
— Oui, vous. On m’avait bien dit que vous aviez changé mais je n’avais pas saisi à quel point.
— Mais…
— Je suis ici pour accomplir une seule tâche. Et je l’accomplirai avant de vous quitter.
— Mais quelle tâche, mon vieux ? Enfin, de quoi voulez-vous parler ?
— Je l’accomplirai avant de vous laisser.
Et Roosta retomba dans un impénétrable silence.
Avec ça, Zaphod était bien avancé.