Chapitre 4

Bêta de la Petite Ourse serait, au dire de certains, l’un des coins les plus consternants de tout l’Univers connu.

Bien que l’endroit fût insupportablement rupin, atrocement ensoleillé et plus bourré de gens superbement merveilleux qu’une grenade ne l’est de pépins, il n’empêche que lorsque Playbestiole titra l’un de ses derniers articles : « Si vous êtes fatigué de Bêta de la Petite Ourse, vous êtes fatigué de la vie », le taux des suicides quadrupla en l’espace d’une nuit.

Même s’il n’y a pas de nuit à proprement parler sur Bêta de la Petite Ourse.

Bêta est une planète de la Zone occidentale qui, par un caprice inexplicable (et quelque peu suspect) de la topographie, est presque exclusivement formée de plages subtropicales. Par un caprice tout aussi suspect de la relatistique temporelle, on s’y trouve presque toujours le samedi après-midi, juste avant la fermeture des bars de la plage[1].

Aucune explication cohérente d’un tel état de fait n’a pu jusqu’à présent être fournie par les formes de vie dominantes de Bêta de la Petite Ourse, lesquelles passent le plus clair de leur temps à rechercher l’élévation spirituelle en faisant des ronds dans les piscines et en invitant les Enquêteurs officiels du service de Surveillance géotemporelle galactique à « venir passer une bonne anomalie diurne ».

Bêta de la Petite Ourse ne possède qu’une seule ville digne de ce nom et encore est-ce simplement parce que la densité des piscines y est plus élevée que la moyenne.

En arrivant à Lumièreville par la voie des airs – et il n’y a pas d’autre moyen d’y arriver : ni routes ni port ; si vous ne volez pas, personne ne voudra de vous à Lumièreville – vous comprendrez l’origine de son nom : ici, le soleil brille de tout son éclat, il scintille sur l’eau des piscines, se reflète sur les boulevards immaculés bordés de palmiers, luit sur les vigoureuses silhouettes bronzées qui y déambulent, étincelle sur les villas, les pistes d’atterrissage écrasées de lumière, les bars de la plage et ainsi de suite.

Et plus précisément, il brille sur un édifice, un vaste et somptueux édifice formé de deux blanches tours de trente étages reliées par une passerelle à mi-hauteur.

L’édifice abrite un livre et s’il fut construit ici, c’est à la suite d’un extraordinaire procès en plagiat gagné par les éditeurs dudit livre contre un fabricant de flocons d’avoine.

Le livre est un guide ; un guide touristique.

C’est l’un des plus remarquables et sans doute le plus réussi de tous les livres jamais publiés par les grands éditeurs de la Petite Ourse – plus populaire que La Vie commence à cinq heures cinquante, mieux vendu que La Théorie du trou noir, un itinéraire personnel, par Teraroplopla Eccentrica (la fameuse prostituée à trois seins d’Éroticon Six) et même plus controversé que le dernier titre à scandale du philosophe Oolan Colluphid : Tout ce que vous n’avez jamais voulu savoir sur le sexe tout en étant bien obligé de le trouver.

Et, auprès de bon nombre de civilisations parmi les plus peinardes des confins orientaux de l’Anneau galactique, ce livre a même supplanté depuis longtemps la grande Encyclopædia Galactica comme dépositaire classique de la sagesse et de la connaissance car, malgré ses nombreuses omissions, son texte largement apocryphe – ou du moins considérablement inexact – il n’en surpasse pas moins les ouvrages antérieurs et plus classiques sur deux points importants : primo, il est légèrement moins cher et secundo, sur sa couverture on peut lire en larges lettres amicales la mention :

 

PAS DE PANIQUE !

 

Il s’agit bien sûr de cet inestimable compagnon pour tous ceux qui veulent découvrir les merveilles de l’Univers connu avec moins de trente dollars altaïriens par jour, le Guide du routard galactique.

Si vous vous tenez le dos tourné à l’entrée principale des bureaux du Guide (à supposer qu’ayant déjà atterri, vous ayez déjà piqué une tête et pris une bonne douche pour vous rafraîchir), et que vous vous dirigez vers l’est, vous allez longer les frondaisons du boulevard des Lumières, stupéfié, à n’en pas douter, par l’or pâle des plages qui s’étendent à votre gauche, étonné par les évolutions des paraplanchistes lévitant, comme si de rien n’était, à soixante centimètres au-dessus des vagues, surpris – puis quelque peu irrité – par les palmiers géants qui vaguement fredonnent de petits riens à longueur de journée – autant dire continuellement. Si donc vous allez jusqu’au bout du boulevard des Lumières, vous pénétrerez alors dans le quartier Lalamatin, quartier des boutiques, des arbres à came et des terrasses de bistrot où tous les Gens-Bêtans aiment à venir se délasser après une dure journée de délassement sur la plage.

Le quartier Lalamatin est l’un de ces rares secteurs à ne pas baigner dans un perpétuel samedi après-midi – il baigne à la place dans la fraîcheur d’un perpétuel samedi en début de soirée.

Derrière, on trouve les boîtes de nuit.

Si, en ce jour particulier, cet après-midi, ce début de soirée, appelez-le comme vous voulez, vous vous étiez approché de la seconde terrasse de bistrot sur la droite, vous auriez pu y découvrir la foule habituelle de Gens-Bêtans attablés à discuter en buvant, l’air très détendu, tout en reluquant, mine de rien, la montre du voisin pour essayer de voir ce qu’elle vaut.

Vous y auriez vu également un couple de routards algoliens passablement dépenaillés, récemment débarqués d’un méga-cargo artcturien à bord duquel ils avaient passé quelques jours, à la dure. Deux astrostoppeurs fâchés et surpris de découvrir qu’ici, en vue même de l’immeuble du Guide du routard galactique, un simple verre de jus de fruits coûtait l’équivalent de soixante dollars altaïriens.

— Vendus ! » dit amèrement l’un des deux.

Si, à ce moment, votre regard s’était porté deux tables plus loin, vous y auriez découvert Zaphod Beeblebrox, assis l’air très étonné et passablement confus.

La raison de cette confusion étant que cinq secondes plus tôt, il était encore assis sur le pont de l’astronef le Cœur-en-Or.

— Complètement vendus, répéta la voix.

Du coin de l’œil, Zaphod considéra avec quelque nervosité les deux routards dépenaillés assis à la table voisine. Où diable était-il ? Comment fichtre avait-il atterri là ? Et où était le vaisseau ? Sa main tâta le bras du fauteuil sur lequel il était assis puis effleura la table devant lui. L’un et l’autre semblaient parfaitement solides. Il resta rigoureusement immobile.

— Comment peut-on venir s’asseoir pour écrire un guide du routard dans un endroit pareil ? poursuivait la voix. Enfin, regarde ! Mais regarde-moi ça !

Zaphod regarda. Joli coin, se dit-il. Mais où ? Et pourquoi ?

Il alla pêcher dans sa poche sa paire de lunettes de soleil. Dans cette même poche il sentit le contact d’un objet métallique inconnu, lisse et dur, et particulièrement pesant. Il le sortit afin de l’examiner. Cligna des yeux, surpris. Où avait-il pu dégotter ça ? Il le renfourna dans sa poche et chaussa les lunettes, irrité de découvrir que l’objet métallique en avait rayé l’un des verres. Enfin, il se sentait quand même mieux avec. Il s’agissait en effet d’une paire Joo Janta 200 Super Chromatic Peril Sensitive, spécialement conçues pour aider les gens à affronter le danger d’une manière détendue : au premier signe de trouble, leurs verres virent en effet au noir absolu, évitant par là même à leur porteur de distinguer quoi que ce soit qui pût l’alarmer.

Hormis la rayure, les lunettes de Zaphod étaient parfaitement claires. Il se détendit. Tout juste.

Le routard en colère continuait de fusiller du regard son verre de jus de fruits monstrueusement hors de prix.

Il grommela : « Voilà bien la pire chose qui ait pu arriver au Guide, de venir s’installer sur Bêta de la Petite Ourse : ils se sont tous ramollis. Tu sais quoi, j’ai même entendu dire qu’ils avaient synthétisé dans l’un de leurs bureaux un univers entièrement électronique, rien que pour pouvoir aller y faire leurs enquêtes dans la journée et continuer quand même à sortir tous les soirs. Même si journée et soirée n’ont pas grand sens ici.

Bêta de la Petite Ourse, songea Zaphod. Au moins savait-il enfin où il se trouvait. Il supposa qu’il devait mettre la chose sur le compte de son cher arrière-grand-père. Mais pourquoi ?

Pour sa plus grande confusion, une idée jaillit alors dans son esprit. Elle était fort claire et distincte et il en était à présent venu à reconnaître ce genre de pensées pour ce qu’elles étaient : son instinct lui dictait d’y résister. Car il s’agissait d’émanations de ce conditionnement jadis implanté dans les sombres tréfonds de son âme.

Il demeura donc assis sans bouger, ignorant furieusement cette idée. Elle le titilla. Il l’ignora. Elle le titilla. Il l’ignora. Elle le titilla. Il y céda.

Et merde, pensa-t-il, laisse-toi aller. Il se sentait trop épuisé, trop perdu et affamé pour résister. Il ne savait même pas à quoi pouvait bien rimer cette idée.

 

Le Dernier Restaurant avant la Fin du Monde
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