Chapitre 9
Arthur se sentait un rien désemparé. Il avait une Galaxie entière de trucs devant lui et il se demandait s’il était grossier de sa part de se plaindre d’avoir perdu seulement deux choses : sa planète natale et la femme qu’il aimait.
Flûte et zut, se dit-il, et il sentit qu’il avait besoin d’un conseil, d’un avis. Il consulta le Guide du routard galactique. Il chercha « conseil » et trouva : « Voir à AVIS ». Il chercha « Avis » et trouva : « Voir à CONSEIL ». Le Guide lui faisait ce genre de blague depuis déjà un petit bout de temps et Arthur se demanda si c’était tout ce qu’il était capable de lui pondre.
Il avait mis le cap vers la lisière du Bras oriental de la Galaxie où, à ce que l’on disait, on pouvait trouver la sagesse et la vérité, tout particulièrement sur la planète Hawalius, qui était un paradis d’oracles, prophètes, devins et livreurs de pizzas, car la plupart des mystiques sont parfaitement incapables de cuisiner tout seuls.
Il apparut toutefois qu’une calamité quelconque avait frappé la planète. Parcourant les rues du village où résidaient les plus célèbres mages, Arthur leur trouva l’air un peu défait. Il aborda l’un des prophètes qui était manifestement en train de fermer boutique d’un air un peu défait, et il lui demanda de quoi il retournait.
— Plus personne ne fait appel à nous », répondit-il, bourru, et il se mit à planter un clou dans la planche qu’il maintenait en travers de la fenêtre de sa masure.
— Oh ? Et pourquoi ça ?
— Tenez-moi l’autre bout et je vais vous montrer.
Arthur lui tint l’extrémité non clouée de la planche et le vieux prophète se précipita dans les tréfonds de son antre, pour en ressortir un moment après muni d’une Sub-Etha radio. Il l’alluma, tripatouilla le bouton quelques secondes, puis déposa l’objet sur le petit banc de bois qui lui servait de siège lorsqu’il prophétisait. Puis il reprit sa planche et se remit à clouer.
Arthur s’assit pour écouter la radio.
«… été confirmée, dit la radio.
« Demain, poursuivit-elle, le vice-président de Poffla Vigus, Roopy Ga Stip, doit faire part de son intention de briguer la présidence. Dans le discours qu’il prononcera demain à…»
— Changez de poste, dit le prophète.
Arthur pressa la touche de présélection.
«… refusé à tout commentaire, dit la radio. Les chiffres du chômage dans le secteur de Zabush seront les pires jamais enregistrés. Un rapport à paraître le mois prochain indique…»
— Un autre ! aboya le prophète, de méchante humeur.
Arthur pressa de nouveau la touche.
«… nié catégoriquement, dit la radio. Le mariage royal du mois prochain entre le Prince Gid de la Dynastie Soofling et la Princesse Hooli de Raui Alpha sera la cérémonie la plus spectaculaire qu’aient jamais connue les Territoires Bjanjy. Notre envoyée spéciale Trillian Astra est sur place et nous envoie ce reportage…»
Arthur plissa les yeux.
Un fracas de fanfare sur fond de foule en délire jaillit du poste. Et une voix bien familière enchaîna :
« Eh bien oui, Krart, le spectacle auquel nous assistons ici, en plein milieu du mois prochain, est absolument in-cro-yable. La Princesse Hooli apparaît resplendissante dans une…»
D’un geste brusque, le prophète balança le poste sur le sol poussiéreux où il s’écrasa en couinant comme un poulet mal réglé.
— Vous voyez avec quoi on doit rivaliser ? grommela le prophète. Attention, tenez-moi ça. Non, pas ça, ça. Non, pas comme ça. Comme ça. Dans l’autre sens, bougre de crétin !
— J’écoutais, protesta Arthur, tout empêtré avec le marteau du prophète.
— Et tout le monde fait pareil. C’est bien pour ça que cet endroit se transforme en ville fantôme.
Il cracha dans la poussière.
— Non, je veux dire qu’il m’a semblé reconnaître quelqu’un…
— La Princesse Hooli ? Si je devais saluer tous les gens capables de reconnaître la Princesse Hooli, il me faudrait une paire de poumons de rechange.
— Non, pas la princesse, rectifia Arthur. La journaliste. Son prénom est Trillian. Je ne sais pas d’où elle sort cet Astra. Elle est de la même planète que moi. Je me demandais ce qu’elle était devenue.
— Oh, elle ? Elle accapare le continuum ces derniers temps. Les émissions de tri-D n’arrivent pas jusqu’ici, bien sûr, grâces en soient rendues au Grand Archtoumtec vert, mais on peut l’entendre à la radio, batifolant d’un bout à l’autre de l’espace-temps. Elle cherche à se fixer, se trouver une époque stable comme toute jeune femme qui se respecte. Tout cela finira dans les larmes. C’est déjà sans doute le cas.
Furieux, il leva son marteau et s’écrasa le pouce. Il se mit à délirer de manière fort imagée.
Le village des oracles n’était guère mieux loti. On lui avait dit que pour trouver un bon oracle, mieux valait trouver celui que consultaient les oracles concurrents, mais il était fermé. Il y avait une pancarte à l’entrée indiquant : « Je ne sais plus rien. Essayez la porte à côté mais ce n’est qu’une suggestion, à ne prendre en aucun cas comme parole d’oracle. »
La « porte à côté » s’avéra être une grotte éloignée de quelques centaines de mètres vers laquelle Arthur dirigea ses pas. De la fumée et de la vapeur s’élevaient, respectivement, d’un petit feu et d’une petite marmite cabossée suspendue au-dessus. Une odeur particulièrement peu ragoûtante s’élevait de la marmite. Du moins Arthur estimait-il que c’était là son origine. Les vessies distendues de la variété de chèvre locale séchaient au soleil, accrochées à un fil, et l’odeur aurait aussi bien pu en émaner. Il avisa également, à une distance regrettablement proche, une pile de carcasses de la variété de chèvre locale en train de pourrir, et l’odeur aurait tout aussi bien pu en émaner.
Mais cette odeur aurait également pu provenir de la vieille femme occupée à chasser les mouches de la pile de carcasses. Tâche sans espoir car chaque mouche était de la taille d’une capsule de bière et la seule arme de la vieille était une raquette de ping-pong. En outre, elle semblait à moitié aveugle. De temps à autre, pur hasard, ses gesticulations frénétiques rencontraient une des mouches avec un bruit gras et mou fort réjouissant, et l’insecte tombait en vrille pour aller s’éclater sur la paroi rocheuse à quelques mètres de l’entrée de la grotte.
La vieille donnait l’impression de ne vivre que pour ces moments-là.
Arthur observa ces exploits exotiques pendant quelques instants à distance polie, puis il se résolut à émettre une toux discrète pour attirer l’attention de la femme. La toux discrète, si courtoise fût-elle, entraîna malheureusement l’inhalation préalable de nouvelles goulées de l’atmosphère locale, qu’il avait jusqu’ici réussi à limiter, et par voie de conséquence, une violente crise de rauques expectorations qui le contraignit à s’appuyer contre la paroi rocheuse, étranglé, les yeux ruisselants de larmes. Il essaya de reprendre son souffle, mais chaque nouvelle inspiration ne faisait qu’aggraver les choses. Il vomit, s’étrangla encore à moitié, roula dans ses vomissures, continua de rouler sur plusieurs mètres, et réussit enfin à se relever tant bien que mal et à se traîner dehors, à quatre pattes et le souffle court, pour retrouver enfin un air un peu plus respirable.
— Excusez-moi, dit-il après avoir plus ou moins retrouvé son souffle. Je suis affreusement désolé. Je me fais l’effet d’un parfait idiot et…
Il indiqua, désemparé, son petit tas de vomi étalé devant l’entrée de la grotte.
— Que puis-je dire ? dit-il. Vraiment, que puis-je dire ?
Cette dernière remarque réussit enfin à attirer l’attention de la vieille. Elle se retourna pour le lorgner d’un œil soupçonneux, mais étant à moitié aveugle, elle avait du mal à le situer dans ce paysage flou et rocailleux.
Il agita la main, secourable.
— Oh-hé, fit-il.
Enfin, elle le repéra, grommela dans sa barbe et se remit à tabasser les mouches.
Il devint horriblement apparent, compte tenu de la circulation de l’air lorsqu’elle bougeait, que la majeure partie des émanations trouvaient leur origine chez elle. Les vessies en cours de séchage, les carcasses en décomposition et le répugnant potage apportaient certes leur puissante contribution à l’atmosphère, mais l’essentiel de la présence olfactive émanait de la femme elle-même.
Elle réussit un autre bon coup. La mouche s’écrasa contre la roche en répandant ses entrailles dans un dégoulinement que la vieille parut apprécier, si tant est qu’elle y vît encore quelque chose à cette distance.
Arthur se redressa, chancelant, et se nettoya avec une poignée d’herbes sèches. Il ne savait plus trop quoi faire pour s’annoncer. L’idée lui vint de poursuivre à nouveau sa route, mais il était gêné de laisser une tache de vomi sur le seuil de la demeure de la vieille. Que faire ? Il se mit à arracher d’autres touffes de cette herbe épineuse et sèche qu’on trouvait çà et là. Il redoutait cependant à s’approcher ainsi de ses vomissures, d’en rajouter encore au lieu d’en enlever.
Alors qu’il s’interrogeait sur la conduite à tenir, il s’aperçut que la vieille s’était enfin décidée à lui adresser la parole.
— Je vous demande pardon ? lança-t-il.
— Je disais : puis-je vous être utile ? fit-elle d’une petite voix éraillée qu’il entendit à peine.
— Euh… j’étais venu vous demander votre avis, répondit-il.
Il se sentait un peu ridicule.
Elle se tourna pour le dévisager de son regard myope, puis lui tourna de nouveau le dos et tapa sur une mouche, qu’elle rata.
— Mon avis sur quoi ?
— Je vous demande pardon ?
— J’ai dit : mon avis sur quoi ?
Elle hurlait presque.
— Ma foi, dit Arthur. Enfin, disons juste un avis d’ordre général. J’avais lu dans la brochure…
— Ha ! La brochure ! » cracha la vieille.
À présent, elle semblait agiter sa tapette plus ou moins au jugé.
Arthur sortit de sa poche le dépliant tout froissé.
Il ne savait trop pourquoi. Il l’avait déjà lu et doutait qu’elle en ait envie de son côté. Il le déplia malgré tout, histoire d’avoir de temps en temps un truc à lorgner d’un air pensif. L’article du dépliant délirait sur les antiques arts mystiques des sages et devins de Hawalius et surestimait grandement le niveau des capacités hôtelières de Hawalion. Arthur avait toujours sur lui un exemplaire du Guide du routard galactique mais il découvrit en le consultant que les articles devenaient de plus en plus abscons et paranoïaques, sans compter qu’ils étaient bourrés d’x, de j et de f. Il y avait un truc qui clochait quelque part. Savoir si c’était dans son exemplaire personnel, ou si c’était quelque chose ou quelqu’un qui perdait franchement les pédales, voire était sujet à des hallucinations, au sein même de l’organisation centrale du Guide, il n’aurait su dire. Mais quoi qu’il en soit, il était encore moins enclin à s’y fier que d’habitude, et il ne s’y fiait donc pas le moins du monde, s’en servant essentiellement pour finir ses sandwiches chaque fois qu’il était assis sur un rocher, le regard perdu dans le vide.
La femme s’était tournée pour se diriger vers lui d’un pas lent. Sans trop se faire remarquer, Arthur essaya d’estimer la direction du vent, et s’agita, nerveux, en la voyant approcher.
— Un avis, disait-elle. Un avis, hein ?
— Euh, oui. Enfin, c’est-à-dire…
Il consulta de nouveau le dépliant, le front plissé, comme pour s’assurer qu’il n’avait pas commis d’erreur, ni stupidement débarqué sur la mauvaise planète. La brochure indiquait : « Amicaux, les autochtones seront ravis de partager avec vous le savoir et la sagesse de leurs ancêtres. Découvrez avec eux les mystères étourdissants des temps passés et futurs ! » Il y avait également des bons de réduction mais Arthur s’était senti bien trop gêné pour les découper ou tenter de les présenter à quiconque.
— Un avis, hein, répéta la vieille. Juste un avis d’ordre général, dites-vous. Et sur quoi ? Que faire de votre existence, ce genre de chose ?
— Oui, dit Arthur. Ce genre de chose. Un sacré problème, je me rends compte parfois, si je suis parfaitement honnête.
Il essayait désespérément, par d’imperceptibles mouvements latéraux, de se maintenir à l’écart de ses effluves. Il la vit avec surprise tourner brusquement les talons pour regagner sa grotte.
— Alors, faudra m’aider avec la photocopieuse, lança-t-elle.
— Quoi ?
— La photocopieuse, répéta-t-elle, patiente. Il faudra m’aider à la traîner dehors. Elle marche à l’énergie solaire. Mais faut que je la range dans la grotte, sinon les oiseaux chient dessus.
— Je vois, dit Arthur.
— Je me remplirais bien les poumons avant, si j’étais vous, grommela la vieille alors qu’elle s’enfonçait dans la pénombre caverneuse.
Arthur suivit son conseil. Il alla presque jusqu’à hyper-ventiler. Quand il s’estima prêt, il retint sa respiration et entra derrière elle.
La photocopieuse était une imposante antiquité posée sur une desserte branlante. Elle était rangée juste après l’entrée de la caverne, dans la pénombre. Les roulettes étaient obstinément coincées dans des directions opposées, et le sol était inégal et rocheux.
— Retournez respirer un bon coup à l’extérieur, dit la vieille.
Arthur devenait cramoisi à force de pousser avec elle.
Il hocha vigoureusement la tête, soulagé. Si elle ne faisait pas de chichis, il n’allait pas en faire non plus. Il sortit, respira plusieurs fois, puis revint tirer et pousser. Il dut répéter ce manège à plusieurs reprises jusqu’à ce que la machine soit enfin parvenue dehors.
Le soleil tombait pile dessus. La vieille retourna dans sa grotte pour en ressortir avec plusieurs panneaux métalliques mouchetés qu’elle connecta à l’appareil afin de collecter l’énergie solaire.
Elle loucha vers le ciel. Le soleil brillait, certes, mais la journée était plutôt brumeuse.
— Ça va prendre un moment, estima-t-elle.
Arthur répondit qu’il était ravi d’attendre.
La vieille haussa les épaules et regagna son feu d’un pas lourd. Au-dessus, le contenu de la marmite en fer-blanc cuisait toujours à gros bouillons. Elle le touilla avec un bâton.
— Vous voudrez pas déjeuner ? s’enquit-elle.
— Non, c’est déjà fait, merci. Non, c’est vrai, j’ai mangé.
— Oh, ça, j’avais remarqué, dit la vieille.
Elle touillait toujours. Au bout de quelques minutes, elle pécha un morceau indéfinissable, souffla dessus pour le refroidir, puis se le fourra dans la bouche.
Elle mastiqua, pensive, pendant quelques instants.
Puis elle se traîna laborieusement vers la pile de carcasses de pseudo-chèvres. Elle cracha sa bouchée sur le tas. Et revint, toujours aussi laborieusement, vers la marmite. Elle essaya de la décrocher de l’espèce de trépied installé au-dessus du feu.
— Puis-je vous aider ? s’enquit aussitôt Arthur en se levant.
Il s’approcha.
Ensemble, ils dégagèrent la marmite du trépied et la traînèrent tant bien que mal jusqu’au bas de la légère pente que dominait la grotte, vers une rangée d’arbres noueux et chétifs qui marquaient la lisière d’un fossé escarpé, quoique peu profond, d’où émanait toute une gamme inédite d’odeurs repoussantes.
— Prêt ? dit la vieille.
— Oui…, dit Arthur, même s’il ne savait pas au juste à quoi.
— Une, dit la vieille.
« Deux, fit-elle.
« Trois ! ajouta-t-elle.
Arthur comprit juste à temps ce qu’elle attendait de lui. En chœur, ils expédièrent le contenu de la marmite dans le fossé.
Au bout d’une heure ou deux de silence non parlant, la vieille estima que les panneaux solaires avaient absorbé suffisamment de lumière pour alimenter la photocopieuse et elle disparut à nouveau pour farfouiller dans sa grotte. Elle en émergea enfin munie de plusieurs liasses de papier qu’elle introduisit dans la machine.
Elle tendit les copies à Arthur.
— C’est, euh, c’est donc votre avis, n’est-ce pas ? dit Arthur, en les feuilletant, incertain.
— Non, dit la vieille. C’est l’histoire de ma vie. Voyez-vous, la qualité de l’avis qu’un individu est susceptible de fournir doit être confrontée avec la qualité de la vie qu’il a effectivement menée. À présent, si vous parcourez ce document, vous remarquerez que j’y ai souligné toutes les décisions importantes pour mieux les faire ressortir. Toutes sont indexées avec références croisées. Vous voyez ? Tout ce que je puis vous suggérer c’est que, si vous prenez des décisions exactement opposées au genre de celles que j’ai prises, vous aurez alors peut-être une chance de finir vos jours…» Elle marqua une pause et s’emplit les poumons pour mieux crier : «… ailleurs qu’au fond d’une vieille grotte puante comme celle-ci ! »
Elle récupéra sa raquette de ping-pong, retroussa sa manche, repartit d’un pas résolu vers sa pile de carcasses de pseudo-chèvres et se remit à traquer les mouches avec une ardeur renouvelée.
Le dernier village que visita Arthur était intégralement constitué de mâts extrêmement élevés. Ils étaient si hauts qu’il était impossible de juger depuis le sol ce qui était posé dessus, et Arthur dut en escalader trois avant d’y découvrir autre chose qu’une plate-forme recouverte de fientes d’oiseaux.
Pas une tâche aisée. On grimpait aux mâts en escaladant les échelons de bois qui y étaient fichés en suivant une lente spirale ascendante. N’importe quel touriste moins assidu qu’Arthur aurait pris deux ou trois photos et filé vite fait vers le premier Grill-express où l’on pouvait également choisir parmi tout un assortiment de gâteaux au chocolat particulièrement doux et onctueux pour retourner les manger devant les ascètes. Mais, sans doute en grande partie pour cette raison, la plupart des ascètes avaient disparu. En fait, la plupart étaient partis installer de fort lucratifs centres de thérapie sur certaines des planètes les plus riches de la vague Nord-Ouest de la Galaxie, où la vie était plus facile d’un facteur d’environ dix-sept millions, et le chocolat positivement fabuleux. Il s’avéra que la plupart des ascètes ne connaissaient absolument pas le chocolat avant de se mettre à l’ascétisme. La majorité des clients qui fréquentaient leur centre de thérapie ne le connaissaient en revanche que trop bien.
Au sommet du troisième mât, Arthur s’arrêta pour respirer un peu. Il avait très chaud et se trouvait hors d’haleine car chaque mât faisait entre quinze et vingt mètres de haut. Le monde semblait tournoyer vertigineusement autour de lui, mais ça ne le tracassait pas outre mesure. Arthur savait que, logiquement, il ne pouvait pas mourir tant qu’il n’aurait pas traîné ses basques du côté de Stavromula Bêta[7], et il avait en conséquence réussi à cultiver une attitude guillerette face à toute forme de danger personnel. Il se sentait pris d’un léger vertige, ainsi perché à quinze mètres du sol en haut d’un mât, mais il régla la question en mangeant un sandwich. Il allait se plonger dans la biographie photocopiée de l’oracle quand il eut la surprise d’entendre derrière lui un discret toussotement.
Il pivota si brusquement qu’il laissa échapper son sandwich. Celui-ci descendit en tournoyant dans les airs et lui parut bien petit lorsqu’il fut interrompu par le sol.
Une dizaine de mètres derrière Arthur se dressait un autre mât et, seul au milieu de la maigre forêt d’environ trois douzaines de poteaux identiques, celui-ci était occupé en son sommet. Occupé par un vieillard qui semblait à son tour occupé par de profondes réflexions, au point d’en avoir le front tout ridé.
— Excusez-moi, dit Arthur.
L’homme l’ignora. Peut-être ne pouvait-il pas l’entendre. La brise tournait légèrement. Ce n’était que pur hasard si Arthur avait perçu le discret toussotement.
— Holà ? lança Arthur. Holà !
L’homme regarda enfin alentour. Il parut surpris de le voir. Arthur n’aurait su dire s’il était surpris et ravi ou simplement surpris.
— Êtes-vous ouvert ? s’enquit Arthur.
L’homme fronça les sourcils d’un air d’incompréhension. Arthur n’aurait su dire si c’était parce qu’il ne comprenait pas ou parce qu’il n’entendait rien.
— Je monte vous rejoindre, dit Arthur. Bougez pas.
Il quitta l’étroite plate-forme et descendit rapidement les échelons en spirale pour arriver en bas passablement étourdi.
Il voulut se diriger vers le mât où perchait le vieillard et se rendit compte soudain que sa descente en spirale l’avait désorienté et qu’il ne savait plus avec certitude lequel c’était.
Il chercha des repères autour de lui et définit quel était le bon.
Il l’escalada. Ce n’était pas le bon.
— Bigre, dit-il. Excusez-moi ! » lança-t-il de nouveau au vieillard qui était désormais droit devant lui, à une quinzaine de mètres. « Je me suis perdu. Je suis à vous dans une minute.
Et il redescendit. Il commençait à avoir chaud et à s’inquiéter.
Quand il arriva, haletant et en sueur, au sommet du mât qu’il savait cette fois être le bon, il se rendit compte que le bonhomme était en train de réussir à le faire tourner en bourrique.
— Que veux-tu ? lui lança ce dernier sur un ton peu amène.
Il était à présent installé au sommet du mât qu’Arthur reconnut comme celui sur lequel il avait peu auparavant mangé son sandwich.
— Comment avez-vous fait pour passer là-bas ? lança Arthur, interdit.
— Tu crois peut-être que je vais te révéler ce qu’il m’a fallu quarante printemps, étés et automnes passés en haut d’un mât à mettre au point ?
— Et l’hiver ?
— Quoi, l’hiver ?
— Vous ne restez pas sur votre mât, l’hiver ?
— Ce n’est pas parce que je passe le plus clair de mon existence au sommet d’un mât que je dois forcément être un idiot. L’hiver, je vais dans le Sud. J’ai un cabanon au bord de la mer. Je m’installe en haut de la cheminée.
— Avez-vous un conseil pour un voyageur ?
— Oui. D’acheter un cabanon au bord de la mer.
— Je vois.
L’homme contemplait le paysage torride, sec et désolé. De son propre perchoir, Arthur apercevait à peine la vieille femme, petit point minuscule dans le lointain, qui continuait de danser en chassant ses mouches.
— Tu la vois ? dit brusquement le vieillard.
— Oui. En fait, je l’ai même consultée.
— Elle en sait un bout. Si j’ai acheté le cabanon au bord de la mer, c’est parce qu’elle n’en avait pas voulu. Que t’a-t-elle conseillé ?
— De faire exactement le contraire de ce qu’elle avait fait.
— En d’autres termes, d’acheter un cabanon au bord de la mer.
— Je suppose que oui… Enfin, peut-être que je m’en achèterai un.
— Hmmm.
Une brume de chaleur fétide ondulait à l’horizon.
— Un autre conseil ? demanda Arthur. En dehors des placements immobiliers ?
— Un cabanon au bord de la mer, on ne peut pas dire que ce soit un placement immobilier. C’est plutôt un état d’esprit.
L’homme se tourna pour fixer Arthur.
Très étrangement, son visage n’était plus désormais qu’à une cinquantaine de centimètres. Il semblait être conformé de façon Parfaitement Normale, et pourtant son corps était assis en tailleur sur un mât à quinze mètres d’Arthur alors que son visage n’était qu’à cinquante centimètres du sien. Sans bouger la tête, et sans apparemment rien faire de bizarre, l’homme se leva et gagna tranquillement le sommet d’un autre mât. Soit c’était la chaleur, se dit Arthur, soit c’était l’espace qui avait une géométrie différente pour lui.
— Un cabanon au bord de la mer, expliqua le vieux, n’a même pas besoin d’être au bord de la mer. Même si les meilleurs y sont. » Il poursuivit : « Nous aimons à nous réunir dans des conditions aux limites.
— Pas possible ? dit Arthur.
— Là où la terre rencontre l’eau. Où la terre rencontre l’air. Où le corps rencontre l’esprit. Où l’espace rencontre le temps. Nous aimons nous retrouver d’un côté, et contempler l’autre.
Arthur commençait à se passionner. C’était très précisément le genre de truc qu’on lui avait promis dans la brochure. Voilà qu’il rencontrait un homme qui semblait évoluer dans une espèce d’espace à la Escher tout en énonçant des choses vraiment très profondes sur tout un tas de sujets.
C’était crispant, malgré tout. Car l’homme ne cessait de sauter d’un mât au sol, du sol à un mât, d’un mât à un autre mât, d’un mât à l’horizon et vice versa il ridiculisait l’univers spatial d’Arthur.
— Arrêtez, je vous en prie ! dit soudain ce dernier.
— C’est insupportable, hein ? dit le vieux.
Sans le moindre mouvement visible, il se retrouva de nouveau assis en tailleur, au sommet du mât à quinze mètres d’Arthur.
— Tu viens me consulter pour avoir un conseil, mais tu es incapable d’affronter ce que tu ne reconnais pas. Hmmm. Donc, il va falloir te dire quelque chose que tu sais déjà tout en lui donnant des airs de nouveauté, c’est ça, hein ? Enfin, la cuisine habituelle, je suppose.
Il soupira et se mit à loucher, morose, vers l’horizon.
— D’où viens-tu, mon garçon ? demanda-t-il alors.
Arthur décida de la jouer fine. Il en avait marre de passer pour un parfait crétin auprès de tous les gens qu’il rencontrait.
— Dites voir, c’est vous le mage, observa-t-il. Si vous me le disiez ?
Le vieux bonhomme poussa un nouveau soupir.
— C’était juste histoire d’entretenir la conversation, dit-il en se passant la main derrière la nuque.
Quand il la ramena devant lui, elle tenait un globe terrestre tournoyant en équilibre sur son index dressé. Il n’y avait pas d’erreur possible. Il le fit à nouveau disparaître. Arthur était bluffé.
— Comment avez-vous…
— Je ne peux pas te le dire.
— Pourquoi pas ? J’ai fait un sacré bout de chemin.
— Tu ne peux pas voir ce que je vois parce que tu vois ce que tu vois. Tu ne peux pas savoir ce que je sais parce que tu sais ce que tu sais. Ce que je vois et sais ne peut s’additionner avec ce que tu vois et sais parce que ce ne sont pas des quantités de même nature. Pas plus qu’elles ne peuvent remplacer ce que tu vois et sais, parce que ce serait te remplacer toi-même.
— Attendez, attendez, est-ce que je peux écrire ça ? dit Arthur, qui cherchait, tout excité, un crayon dans sa poche.
— Tu pourras en prendre un exemplaire au spatioport, dit le vieillard. Ils en ont des piles entières.
— Oh, fit Arthur, déçu. Enfin, est-ce que vous n’auriez pas pour moi quelque chose de plus personnel ?
— Tout ce que tu vois, entends ou vis d’une manière ou de l’autre t’est absolument personnel. Tu crées un univers rien qu’en le percevant, donc tout ce que tu perçois dans l’univers t’est personnel.
Arthur le considéra, dubitatif.
— Ça aussi, je pourrai le trouver au spatioport ?
— Demande-le, dit le vieux.
Arthur ressortit le dépliant de sa poche et le consulta de nouveau.
— On indique ici que je pourrai avoir une prière personnelle, conçue spécifiquement pour mes besoins particuliers.
— Oh, très bien, dit le vieux. Je vais t’en faire une. T’as un crayon ?
— Oui.
— C’est quelque, chose comme ça. Voyons voir : « Épargne-moi de jamais savoir ce qu’il est inutile que je sache. Et même, épargne-moi de savoir qu’il est des choses à savoir que je ne sais pas. Épargne-moi de savoir que j’ai décidé de ne rien savoir des choses dont j’ai décidé de ne rien savoir. Amen. » Voilà. De toute manière c’est la prière que tu ne cesses de te répéter mentalement en silence, alors, autant la révéler au grand jour.
— Hmmm, fit Arthur. Eh bien, merci beaucoup…
— Il y a une autre prière qui l’accompagne et qui est très importante, poursuivit le vieillard, alors autant que tu la notes également.
— D’accord.
— Elle fait comme ceci : « Seigneur, Seigneur, Seigneur… » Il est toujours préférable d’insérer ce fragment, au cas où. On ne sait jamais. « Seigneur, Seigneur, Seigneur. Épargne-moi les conséquences de la prière ci-dessus. Amen. » Et voilà. La plupart des ennuis que rencontrent les gens dans leur existence proviennent de l’omission de cette dernière partie.
— Jamais entendu parler d’un endroit nommé Stavromula Bêta ? demanda Arthur.
— Non.
— Eh bien, merci quand même pour votre aide, dit Arthur.
— Il n’y a pas de quoi, dit le vieux sur le mât avant de disparaître.