Chapitre 12

 

Ford tournoya dans les airs au milieu d’un nuage d’éclats de verre et de morceaux de chaise. Une fois encore, il n’avait pas vraiment pesé la situation, non, pas vraiment, se contentant d’improviser, de gagner du temps. Lors des moments de crise grave, il s’était aperçu qu’il était souvent bien utile de voir toute sa vie défiler devant ses yeux. Cela lui donnait l’occasion de réfléchir, de remettre en quelque sorte les choses en perspective, et parfois, cela lui fournissait un indice vital sur la conduite à tenir par la suite.

Le sol se précipitait à sa rencontre à la vitesse de 9,81 m par seconde au carré, mais il pensait être en mesure de régler ce problème lorsqu’il se présenterait. Chaque chose en son temps.

Ah, nous y voilà. Son enfance. Banal, banal. Il avait déjà revécu tout ça. Des images défilèrent à toute vitesse. Les années d’ennui sur Bételgeuse V. Zaphod Beeblebrox tout petit. Mouais, tout ça, il connaissait. Il aurait voulu avoir une touche avance rapide dans la cervelle. Son septième anniversaire, avec en cadeau, sa première serviette. Allons, allons.

Il descendait toujours en tournoyant, et l’air, à cette altitude, lui glaçait les poumons. Éviter de respirer du verre.

Ses premiers voyages sur d’autres planètes. Oh, par Zarquon, on se serait cru dans un de ces satanés documentaires géographiques d’avant le film. Ses débuts professionnels au Guide.

Ah !

C’était le bon temps. Ils bossaient au seuil d’une hutte de l’atoll Bwenelli sur la planète Fanalla avant que les Riktanarqals et les Danqueds ne le débagoulent. Une demi-douzaine de mecs, quelques serviettes, une poignée d’appareils numériques de haute technologie et, d’abord et avant tout, quantité de rêves. Non. D’abord et avant tout, quantité de rhum fanallien. Pour être totalement précis, l’Esprit-d’Nos-Aïeux était d’abord et avant tout la chose la plus importante, suivi du rhum fanallien, mais aussi certaines plages de cet atoll où les jeunes filles du coin aimaient traîner, mais les rêves avaient également leur importance. Que leur était-il arrivé ?

Il n’arrivait pas vraiment à se souvenir de la teneur de ces rêves mais ils semblaient avoir revêtu une importance considérable à l’époque. Ils n’avaient certainement rien à voir avec cette immense tour de bureaux le long de laquelle il était en train de dégringoler. Tout cela était apparu quand une partie de l’équipe d’origine avait cherché à s’installer et commencé à avoir les dents longues, alors que Ford et les autres étaient restés sur le terrain, continuant d’enquêter et de faire la route, s’éloignant de plus en plus de l’entreprise cauchemardesque qu’était inexorablement devenu le Guide, et de la monstruosité architecturale qu’il avait fini par occuper. Où était le rêve dans tout ça ? Il songea à tous ces avocats d’affaires qui occupaient la moitié du bâtiment, à tous ces « agents » qui en occupaient les niveaux inférieurs, à tous ces secrétaires de rédaction, avec leurs secrétaires, les avocats de leurs secrétaires, les secrétaires des avocats de leurs secrétaires, et, pis que tout, aux comptables et au service commercial.

L’idée l’effleura de poursuivre sa chute. Ça leur ferait les pieds, tiens.

Il était justement en train de dépasser le dix-septième étage où zonait le service commercial. Un ramassis d’ivrognes qui passaient leur temps à discuter de la couleur que devait avoir le Guide ou à exercer leurs talents infiniment infaillibles à toujours se réveiller après la bataille. S’ils avaient eu l’idée de regarder par la fenêtre à cet instant précis, ils auraient été bien surpris de voir un Ford Prefect dégringoler sous leur nez vers une mort certaine en leur adressant le signe de la victoire.

Seizième étage. Les secrétaires de rédaction. Salopards. Le nombre d’articles qu’ils lui avaient coupés ! Quinze ans de recherche sur le terrain, rien que pour une seule planète, quinze années d’archives qu’ils avaient réduites à ces deux malheureux mots : « Globalement inoffensive ». Tiens, un V pour eux aussi.

Quinzième. Administration logistique, ce qui recouvrait quoi, exactement ? Ils avaient tous de grosses bagnoles. Il ne fallait sans doute pas chercher plus loin.

Quatorzième. Service du personnel. Il avait le très net soupçon que c’était à eux qu’il devait ses quinze ans d’exil tandis que le Guide se métamorphosait pour devenir le conglomérat monolithique (ou plutôt, duolithique – n’oublions pas les avocats) qu’on connaissait aujourd’hui.

Treizième. Recherche et développement.

Une minute.

Treizième.

Il avait intérêt à réfléchir vite parce que la situation commençait à devenir un rien critique.

Il se rappela soudain le panneau d’affichage dans la cabine d’ascenseur. Il n’y avait pas de treizième étage. Il n’y avait plus pensé parce que, ayant passé quinze années de sa vie sur cette planète relativement arriérée qu’était la Terre, il avait pris l’habitude de fréquenter les bâtiments qui numérotaient leurs étages en sautant le treize. Mais ici, rien ne le justifiait.

Les fenêtres du treizième, ne put-il s’empêcher de remarquer en passant devant comme une flèche, étaient noircies.

Que se passait-il derrière ? Il essaya de se rappeler ce qu’avait dit Harl. Un nouveau Guide multidimensionnel éparpillé dans une infinité d’univers. Dans la bouche de Harl, cela lui avait paru autant de rêves délirants et insensés concoctés par le service commercial avec le soutien de la comptabilité. S’ils devaient avoir un commencement de réalité, cela devenait une idée extrêmement bizarre et dangereuse. Était-ce une réalité ? Que se passait-il derrière les fenêtres noircies de l’inaccessible treizième étage ?

Ford sentit s’élever en lui une intense curiosité, suivie de près d’une intense panique. C’était à peu près tout ce qui s’élevait chez lui. De manière générale, tout le reste plongeait à une vitesse grand V. Il était plus que temps de consacrer son esprit à savoir comment il allait se tirer vivant de cette situation.

Il jeta un coup d’œil vers le bas. Une trentaine de mètres en dessous de lui, un attroupement se formait, certains des badauds commençaient à lever les yeux, dans l’expectative. Et à s’écarter pour lui faire de la place. Voire à suspendre temporairement leur magnifique et rigoureusement stupide partie de Chasse-le-Wocket.

Il allait être au regret de les décevoir mais, une cinquantaine de centimètres en dessous de lui, il ne s’en rendait compte qu’à présent, se trouvait Colin. Manifestement toujours ravi d’être aux petits soins, Colin n’attendait que ses ordres.

— Colin ! aboya Ford.

Colin ne réagit pas. Ford eut soudain très froid. Puis il se rendit compte qu’il avait omis d’avertir Colin que son nom était Colin.

— Monte voir ici ! aboya Ford.

Colin se porta gaiement à sa hauteur. Colin adorait positivement cette dégringolade et il espérait bien que Ford aussi.

L’univers de Colin s’obscurcit sans prévenir quand la serviette de Ford l’enveloppa soudain. Colin se sentit aussitôt beaucoup, beaucoup plus lourd. Il frissonnait de contentement devant le défi auquel le confrontait Ford. Simplement, il n’était pas sûr de pouvoir le relever.

La serviette était passée autour de Colin. Et Ford était pendu à la serviette, accroché à l’ourlet. D’autres routards avaient cru bon de modifier leur serviette personnelle de manière parfois exotique, cousant tout un tas d’outils ésotériques, jusqu’à des micro-ordinateurs, dans l’épaisseur du tissu. Ford était un puriste. Il aimait garder aux choses leur simplicité. Il emmenait donc avec lui une banale serviette achetée dans un banal magasin de blanc. Elle offrait même une vague espèce de motifs à fleurs bleues et roses malgré ses tentatives réitérées de blanchissage et de javellisation. Elle avait deux longueurs de fil métallique cousues dans la trame, une baguette d’écriture flexible et quelques compléments alimentaires imprégnaient un des coins qu’il pouvait sucer en cas d’urgence, mais c’était par ailleurs une banale serviette-éponge avec laquelle on pouvait toujours s’essuyer la figure.

La seule modification notable qu’il s’était laissé convaincre d’apporter, sur le conseil d’un ami, avait été d’en renforcer les ourlets.

Ford s’agrippait à l’ourlet comme un fou.

Ils descendaient toujours mais leur vitesse avait décru.

Il cria :

— Monte, Colin !

Rien.

— Ton nom, cria Ford, est Colin. Donc, si je crie : « Monte, Colin ! » c’est que je veux, Colin, que tu montes. Compris ? Monte, Colin !

Rien. Ou plutôt, une espèce de grognement sourd émis par l’intéressé. Ford s’inquiéta. Ils descendaient à présent avec une extrême lenteur, mais Ford s’inquiétait surtout du comité d’accueil qu’il voyait s’assembler sur le trottoir en dessous de lui. Les autochtones amicaux et Chasseurs de Wocket étaient en train de se disperser et de lourdes créatures limaçoïdes au cou de taureau armées de lance-roquettes semblaient surgir, comme on dit, de nulle part. Nulle part, tout Routard galactique expérimenté vous le dira, est en fait une région fort encombrée de complexités multidimensionnelles.

— Monte ! glapit de nouveau Ford. Monte, Colin ! Bon, Zark, monte !

Colin grognait et se débattait. Ils étaient à présent quasiment en vol stationnaire. Ford avait l’impression que ses phalanges allaient se rompre.

— MONTE !

Ils restèrent immobiles.

— MONTE, MONTE, MONTE !

Une limace s’apprêtait à leur balancer une roquette. Ford n’arrivait pas à le croire. Il était suspendu à une serviette au milieu des airs et une limace s’apprêtait à lui balancer une roquette. Il serait bientôt à court d’idées et n’allait pas tarder à se ronger sérieusement d’inquiétude.

C’était le genre de situation critique où il comptait d’habitude sur le Guide pour lui fournir un conseil, si crispant fût-il en sa formulation pleine d’aisance, mais il était en mauvaise posture pour fouiller dans ses poches. Et le Guide ne semblait plus devoir être compté parmi les amis et alliés mais bien comme une source de danger potentiel.

C’était devant les bureaux du Guide qu’il était suspendu en cet instant précis, pour l’amour de Zark, et sa vie était menacée par ceux-là même qui semblaient désormais être les propriétaires de l’entreprise. Qu’étaient devenus les rêves dont il gardait un vague souvenir, tous ses rêves de l’atoll Bwenelli ? Ils auraient dû continuer à se la couler douce. Rester là-bas. Sur la plage. Aimer des femmes agréables. Vivre de poisson. Il aurait dû se douter que tout allait de travers le jour où ils s’étaient mis à suspendre des pianos à queue au-dessus du bassin à monstres marins dans le hall d’accueil. Il commençait à se sentir totalement défait et lamentable. Ses doigts crispés étaient en feu. Et sa cheville le faisait toujours souffrir.

Oh, merci, ma cheville, songea-t-il, amer. Merci de la ramener avec tes petits problèmes, c’est bien le moment. Je suppose que tu aimerais un bon bain de pied bien chaud pour te requinquer, pas vrai ? Ou du moins, que je te…

Une idée lui vint.

La limace caparaçonnée avait calé le lance-roquettes sur son épaule. La roquette était sans doute destinée à frapper tout ce qui lui passerait devant.

Ford essaya de ne pas transpirer car il sentait glisser sa prise sur l’ourlet de la serviette.

Du bout de l’orteil de son pied valide, il appuya sur le talon du soulier chaussant son pied blessé.

— Mais monte, bon sang ! grommela-t-il vainement à Colin qui continuait de se débattre joyeusement mais sans parvenir à s’élever d’un pouce.

Ford, lui, continuait de pousser sur le talon de sa chaussure.

Il essaya de calculer le minutage, mais c’était inutile. Tant pis. Il n’aurait droit qu’à un coup, et c’était tout. Il avait maintenant réussi à libérer le talon. Sa cheville tordue le faisait moins souffrir. C’était toujours ça de pris, pas vrai ?

De l’autre pied, il tapa sur le talon. Libérée, la chaussure glissa et tournoya dans les airs. Environ une demi-seconde après, une roquette jaillit du canon du tube lanceur, détecta la chaussure passant dans sa trajectoire, se dirigea droit dessus, l’intercepta et explosa avec une profonde satisfaction du devoir accompli.

Tout cela se produisit à environ cinq mètres du sol.

Le plus gros du souffle était dirigé vers le bas. Là où, une seconde auparavant, se trouvait une escouade de cadres de l’InfiniDim S.A. munis d’un lance-roquettes qui avaient pris position sur une élégante terrasse revêtue de grandes dalles de pierre chatoyante extraites des antiques carrières d’albâtre de Zantalquabula, il n’y avait plus qu’un vague cratère plein de bouts de machins peu ragoûtants.

L’explosion engendra une grosse bulle d’air chaud qui expédia brutalement Ford et Colin vers le ciel. Ford s’efforça désespérément et à l’aveuglette de garder sa prise, mais en vain. Il continua de monter en tourbillonnant, parvint à l’apogée d’une parabole, marqua une pause et se remit à descendre. Il redescendit et, en cours de descente, percuta violemment Colin qui, lui, montait toujours.

Il s’agrippa désespérément au petit robot sphérique. Colin se mit à riper, irrésistiblement, en direction de la tour de bureaux du Guide, cherchant toujours gaiement à contrôler sa trajectoire et à ralentir.

Le monde tourbillonnait vertigineusement autour de la tête de Ford car ils tournaient et virevoltaient l’un autour de l’autre, et puis, aussi vertigineusement, tout s’arrêta soudain.

Et Ford se retrouva déposé, encore étourdi, sur un rebord de fenêtre.

Sa serviette passa devant son nez et il l’intercepta au passage.

Colin flottait dans les airs à quelques centimètres de lui.

Ford regarda autour de lui, ahuri, le souffle coupé, le corps rompu et sanguinolent. L’arête ne faisait que trente centimètres de large et il était perché dessus, en équilibre précaire, à treize étages de hauteur.

Treize.

Il savait qu’ils étaient au treizième car les fenêtres étaient occultées. Il était extrêmement contrarié. Il avait acheté ces chaussures à un prix délirant dans une boutique du Lower East Side, à New York. Il avait, dans la foulée, rédigé tout un essai sur le bonheur d’être bien chaussé, essai qui s’était trouvé largué dans la débâcle « Globalement inoffensive ». Marre de tout !

Et voilà qu’une de ces chaussures était foutue. Il rejeta la tête en arrière et contempla le ciel.

La tragédie n’aurait pas été si terrible si la planète en question n’avait pas été démolie, ce qui voulait dire qu’il ne pourrait jamais, plus jamais, en retrouver une autre paire.

Certes, compte tenu des infinis branchements probabilistes, il existait une multiplicité quasi infinie de planètes Terre mais, si l’on voulait bien y réfléchir, une belle paire de souliers n’était pas le genre d’article qu’on remplace simplement en partant batifoler dans l’espace-temps multidimensionnel.

Il soupira.

Enfin, bon, autant faire contre mauvaise fortune bon cœur. Il en avait au moins réchappé. Pour l’instant.

Il était perché sur un rebord large de trente centimètres, au treizième étage d’une tour de bureaux et il n’était pas du tout certain que tout cela valût une bonne chaussure.

Il essaya de lorgner au travers de la vitre obscurcie.

Dedans, tout était noir et silencieux comme la tombe.

Non. La métaphore était ridicule. Il avait participé des soirées mémorables dans des tombes.

N’avait-il pas détecté un mouvement ? Il n’était pas très sûr. Il lui avait semblé entrevoir une espèce d’ombre bizarroïde battant des ailes. Peut-être n’était-ce que le sang gouttant sur ses cils. Il s’épongea. Seigneur, ce qu’il aimerait avoir une petite ferme quelque part, élever des moutons. Il colla de nouveau son visage à la fenêtre, essayant de distinguer la forme mais il avait le sentiment, si répandu dans l’univers d’aujourd’hui, qu’il était en train de regarder dans une espèce d’illusion d’optique et que ses yeux lui jouaient bêtement un tour de cochon.

Était-ce une espèce de volatile quelconque qui était là-dedans ? Etait-ce là ce qu’ils avaient caché à cette hauteur, à un étage condamné, dissimulé derrière des vitres noircies à l’épreuve des tirs de roquettes ? Une volière ? Il y avait incontestablement quelque chose qui battait des ailes là-dedans, mais ça ressemblait moins à un oiseau qu’à une espèce de trou en forme d’oiseau dans la trame de l’espace.

Il ferma les yeux, ce qu’il avait de toute manière envie de faire depuis déjà un bout de temps. Mais quelles étaient les options suivantes ? Sauter ? Grimper ? Il ne pensait pas qu’il y ait un moyen de s’introduire par effraction. D’accord, la vitre supposée à l’épreuve des tirs de roquettes n’avait pas résisté, il faut bien le dire, à un tir de roquette réelle, mais d’un autre côté, c’était une roquette qui avait été tirée presque à bout portant et de l’intérieur, ce qui n’était sans doute pas la configuration prévue par les concepteurs de la fenêtre. Cela n’impliquait pas pour autant qu’il serait capable de la briser d’ici en tapant dessus avec son poing roulé dans une serviette. Tant pis, il essaya malgré tout et s’amocha le poing. Encore une chance que, vu sa position, il n’ait pas eu de recul, sinon il aurait pu se faire vraiment mal. Le bâtiment avait été solidement renforcé après sa reconstruction à la suite de l’attaque par Frogstar, et c’était sans doute aujourd’hui la maison d’édition la mieux blindée de toute la profession, mais il existait toujours, estimait-il, une faiblesse dans un système conçu par un comité d’experts d’entreprise. Il en avait déjà trouvé une. Les ingénieurs qui avaient conçu les fenêtres n’avaient pas envisagé qu’elles soient touchées par une roquette tirée à bout portant de l’intérieur, et la fenêtre n’avait pas résisté.

Donc, qu’est-ce que les ingénieurs seraient incapables d’envisager, concernant un individu assis sur le rebord extérieur de la fenêtre ?

Il se creusa la cervelle un bon bout de temps avant de trouver la solution.

Ce qu’ils seraient incapables d’envisager, c’était d’abord sa présence à cet endroit. Il fallait être vraiment fou furieux pour s’asseoir à un endroit pareil, donc il avait déjà l’avantage. L’erreur communément répandue chez tous ceux qui tentent d’équiper un système de garde-fous infaillibles est de sous-estimer grandement l’astuce des fous furieux.

Il sortit de sa poche sa carte de crédit toute neuve, l’inséra dans la fente entre montant de la fenêtre et chambranle et fit un truc qu’une roquette aurait été bien en peine de faire. Après quelques tâtonnements, il sentit jouer un loquet. Il fit coulisser la fenêtre et manqua presque tomber à la renverse tant il riait, rendant grâces pour leur aide aux Grandes Émeutes de la Ventilation et du Téléphone de 3454 Cal. St.[8]

Au début, on avait estimé que les agitateurs à l’origine des Grandes Émeutes de la Ventilation et du Téléphone de 3454 Cal. St. ne brassaient que du vent. Brasser du vent, c’était bien sûr le b.a.-ba de la ventilation, et effectivement, on s’était fort bien accommodé de cette technique jusqu’au jour où un petit malin avait inventé la climatisation, qui avait résolu le problème d’une manière beaucoup plus bruyante.

Enfin, tout était bel et bon tant qu’on pouvait supporter le bruit et les suintements, jusqu’au jour où un autre petit malin inventa un truc encore plus sexy et futé que la climatisation et que l’on baptisa illico C.C.I.C., contrôle climatique intégré à la construction.

Et ça, c’était vraiment quelque chose.

La différence principale avec une banale climatisation était que le système était formidablement plus coûteux, qu’il nécessitait une incroyable quantité d’équipements de mesure et de régulation, aptes à définir à tout instant le type d’air que voulaient respirer les gens, et cela bien plus finement que les gens eux-mêmes.

Autre implication du système : pour garantir que les gens n’allaient pas fiche en l’air les calculs hyper-compliqués que le système effectuait pour leur propre bien, toutes les fenêtres du bâtiment étaient hermétiquement scellées. Authentique.

Pendant l’installation des systèmes, un certain nombre d’usagers appelés à travailler dans les immeubles en cours d’équipement eurent l’occasion d’engager le dialogue avec les installateurs de la Respir-O-Malin Systèmes et dont la teneur était à peu près celle-ci :

— Mais si nous voulons travailler les fenêtres ouvertes ?

— Vous n’aurez pas besoin d’avoir les fenêtres ouvertes avec le nouveau Respir-O-Malin.

— Oui, mais supposons qu’on veuille juste les ouvrir un petit peu ?

— Vous n’aurez pas besoin de les ouvrir même juste un petit peu. Le nouveau système Respir-O-Malin s’occupe de tout.

— Hmmm.

— Avec Respir-O-Malin, vous respirez bien !

— Bon, d’accord, mais supposez que le Respir-O-Malin tombe en panne ou connaisse une défaillance quelconque ?

— Ah ! L’une des caractéristiques les plus malignes du Respir-O-Malin est qu’il ne peut absolument pas connaître la moindre défaillance. Donc, pas de souci de ce côté-là. Avec Respir-O-Malin, vous respirez bien et bonjour chez vous !

(C’est naturellement à la suite des Grandes Émeutes de la Ventilation et du Téléphone de 3454 Cal. St. que tous les appareils mécaniques, électriques, mécano-quantiques, hydrauliques voire mûs par le vent ou la vapeur, doivent désormais porter, gravée en évidence, une mention légale bien précise. Peu importe que l’objet soit de taille réduite, ses concepteurs n’ont qu’à trouver le moyen d’y caser cette mention légale, car c’est à eux qu’elle s’adresse bien plus qu’à l’utilisateur.

La mention légale est celle-ci :

« La différence essentielle entre un objet qui peut connaître une défaillance et un objet qui ne peut absolument pas connaître la moindre défaillance est que lorsqu’un objet qui ne peut absolument pas connaître la moindre défaillance connaît une défaillance, il s’avère généralement impossible à remplacer ou réparer. »)

Des vagues de chaleur sans précédent commencèrent à coïncider, avec une précision presque magique, avec des pannes sans précédent des systèmes Respir-O-Malin. Au début, cela ne provoqua qu’une vague de mécontentement et juste quelques décès par asphyxie.

L’horreur véritable naquit le jour où trois évènements se produisirent simultanément. Le premier fut que la Respir-O-Malin Systèmes S.A. publia un communiqué précisant que leur système avait son efficacité maximale sous les climats tempérés.

Le second évènement fut la panne d’un système Respir-O-Malin par une journée particulièrement chaude et humide et, du coup, l’évacuation de plusieurs centaines d’employés de bureau qui se retrouvèrent jetés dans les rues où ils rencontrèrent le troisième évènement, à savoir une foule excitée de standardistes de l’interurbain, tellement lasses de devoir répéter à longueur de journée : « Merci d’utiliser les lignes de la RM&S » à chaque idiot qui décrochait son téléphone, qu’elles étaient finalement descendues dans les rues armées de couvercles de poubelles, de porte-voix et de fusils.

Dans les jours de carnage qui suivirent, toutes les fenêtres de la ville, qu’elles soient ou non à l’épreuve des roquettes, furent défoncées, généralement aux cris de : « Raccroche, trou de cul ! Rien à cirer de ton numéro, rien à secouer de ton poste ! Tu peux aller te faire mettre un pétard dans le derrière ! Yeeehaaah ! Hoo Hoo Hoo ! Ouah ! Coin ! Beurk ! » et autres cris d’animaux qu’elles n’avaient pas la possibilité de pousser dans le cadre normal de leur activité professionnelle.

À la suite de ces incidents, toutes les standardistes se virent accorder le droit constitutionnel de dire : « Utilise les lignes de la RM&S et va crever ! » au moins une fois l’heure, et tous les immeubles de bureau durent obligatoirement avoir des fenêtres ouvrantes, ne serait-ce qu’un petit peu.

Un autre résultat inattendu fut une baisse spectaculaire du taux des suicides. Toutes sortes de jeunes cadres dynamiques stressés qui avaient été obligés, durant les sombres journées de la tyrannie Respir-O-Maligne, de se jeter sous les trains ou de se poignarder, pouvaient dorénavant enjamber le rebord de leur fenêtre et sauter dans le vide à leur guise. Toutefois, il arrivait fréquemment que le temps de regarder autour d’eux et de rassembler leurs esprits, ils découvrent soudain qu’ils n’avaient guère besoin que d’une bonne goulée d’air pur et de se rafraîchir les idées, et peut-être aussi d’une fermette où élever quelques moutons.

Un autre résultat complètement imprévu fut que Ford Prefect, bien que coincé au treizième étage à l’extérieur d’un immeuble quasiment inexpugnable, simplement armé d’une serviette et d’une carte de crédit, réussit néanmoins à forcer une baie vitrée réputée à l’épreuve des roquettes pour se réfugier à l’intérieur.

Ford referma soigneusement la fenêtre derrière lui, non sans avoir au préalable laissé entrer Colin, puis il se mit à la recherche du mystérieux volatile.

Cette histoire de fenêtres lui apprit une chose : parce qu’elles avaient été converties en fenêtres ouvrantes après avoir été conçues pour être impossibles à forcer, elles se révélaient bien moins sûres que si on les avait conçues dès l’origine comme des fenêtres ouvrantes.

Hé là, c’est que la vie est quand même rigolote, était-il en train de se dire quand il se rendit compte que la pièce dans laquelle il venait d’accéder au prix de tant d’efforts n’était pas très intéressante.

Il se figea, surpris.

Où était l’étrange chose qui battait des ailes ? Où se cachait donc le nœud de toute cette histoire – le fin mot de l’extraordinaire chape de secret qui semblait recouvrir cette pièce et de la tout aussi extraordinaire séquence d’évènements qui avaient semblé se liguer pour l’amener à y pénétrer ?

La pièce, à l’instar de toutes les autres pièces de l’immeuble, avait été repeinte en gris d’un bon goût atterrant. On voyait quelques schémas et graphiques sur les murs. La plupart n’évoquaient rien à Ford, puis il tomba sur un dessin qui était manifestement une esquisse, sans doute un projet d’affiche publicitaire.

On y voyait une espèce de logo façon oiseau, accompagné du slogan suivant. « Le Guide du routard galactique Version 2 : le truc le plus époustouflant que vous ayez jamais vu. Bientôt disponible dans une dimension proche. » Sans autre information.

Ford parcourut de nouveau la pièce du regard. Et là, son attention fut graduellement attirée par Colin, le robot vigile d’une allégresse absurde qui, curieusement, s’était terré dans un angle pour marmonner avec toutes les apparences de la peur.

Bizarre, songea Ford. Il regarda de nouveau alentour pour découvrir ce qui avait pu entraîner une telle réaction chez Colin. C’est alors qu’il avisa un objet qu’il n’avait pas vu auparavant, tranquillement posé sur un établi.

C’était circulaire, noir, à peu près de la taille d’une assiette à dessert. Les faces supérieure et inférieure étaient lisses et convexes, donnant à l’objet l’apparence d’un petit disque à lancer.

Sa surface semblait parfaitement lisse, sans la moindre marque ou craquelure.

Il était immobile.

Puis Ford nota qu’il y avait un message écrit dessus. Étrange. Il n’y avait rien d’écrit un instant auparavant et voilà soudain qu’il y avait quelque chose. Sans transition observable entre les deux états.

Le message, en petits caractères inquiétants, se réduisait à ce seul mot :

 

PANIQUE

 

L’instant précédent, il n’y avait ni marques ni craquelures à la surface. Il y en avait à présent. Qui grandissaient.

Panique, disait le Guide Version 2. Ford se mit à faire ce qu’on lui disait. Il venait de lui revenir que les créatures limaçoïdes avaient quelque chose de familier. Leur teinte dominante était une sorte de gris industriel, mais à tous autres égards, c’étaient les sosies des Vogons.

 

Globalement Inoffensive
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