CONTES DE NEIGE ET DE SANG Jeanne Faivre d’Arcier

I

 

Ses grandes ailes d’or et de pourpre criblées par une bourrasque de grêle qui la glaçait jusqu’à la moelle des os, Mâra, la Mère des vampires hindous, survolait Lhassa en aveugle, grelottante et subclaquante sous les rigueurs calamiteuses de l’hiver himalayen qu’elle avait fuies, quelque trois mille années plus tôt, pour les fournaises de l’Inde, ce pays chaud comme l’enfer, disait Shah Jahan, l’empereur turco-mongol dont elle avait été la favorite, au XVIe siècle, avant d’ouvrir, au grand dam de l’occupant britannique, un bordel d’enfants à Delhi, puis de s’enrichir dans le commerce de l’opium, durant la période coloniale.

Les paupières fardées de givre, ses yeux fragiles blessés par l’éclat meurtrier de la lune sur la glace irisée, elle s’abattit comme un vieux sac dans les ruines d’un temple bouddhiste ; au dallage couvert de fumier, elle comprit qu’on l’avait reconverti en étable à yaks sur les directives d’un de ces fonctionnaires ignares et bornés que l’administration communiste fabriquait à la chaîne. Dérapant sur les bouses animales d’où s’élevait cependant une tiédeur réconfortante, elle pesta tout son saoul contre son odorat surnaturel qui l’avait avertie, depuis Bombay, son lieu de villégiature habituel, que les Chinois, peu avares d’exactions sanglantes envers les autochtones qu’ils réduisaient en esclavage, préparaient cette nuit-là une opération militaire d’envergure. Attirée par les saveurs suaves du massacre, Mâra avait émergé du coma nocturne inhérent à son état, puis quitté l’élégant palais d’été que venait de lui céder un vieux rajah trop désargenté pour entretenir les orangeraies, les magnifiques jardins en terrasses plantés de bougainvillées qui surplombaient la mer d’Oman et qu’elle retrouvait avec un plaisir toujours intact, quand elle rentrait de ses vagabondages.

Dans sa soif de sang et de meurtre, Mâra avait même délaissé un amant humain qu’elle adorait parce qu’il opposait aux séductions de l’immortalité une résistance au long cours que rien ne semblait devoir vaincre. Sous l’apparence d’une Lilith rousse et soyeuse qu’une lecture ironique des œuvres de Bram Stoker lui avait inspirée, lors d’un séjour en Europe, pendant la Première Guerre mondiale, elle s’était dirigée vers la terre des Neiges Éternelles qu’elle chérissait depuis sa lointaine jeunesse mortelle : c’est là que le Prince des Démons hindouiste, séduit par sa beauté, l’avait métamorphosée en vampire, alors qu’elle était cloîtrée dans un monastère de nonnes bouddhistes et qu’elle se résignait, tristement, à prononcer ses vœux…

 

Tandis que des clameurs désolées emplissaient la vallée, elle reprit la forme d’une ravissante danseuse indienne, aux rondeurs élastiques et à l’ensorcelant regard violet. Lhassa n’était qu’un immense brasier – des brutes humanoïdes en uniforme détruisaient des centaines de sites consacrés, après en avoir extrait les Bouddhas d’ivoire et de jade, les vasques de platine, les boiseries d’ébène incrustées de pierres précieuses, les émaux ciselés avec amour par des générations d’artistes. Ce butin, d’une valeur inestimable, serait revendu à des antiquaires sans scrupules, à Hong Kong, au bénéfice de la Chine qui transformait le Tibet en goulag dont les rouages étaient si bien huilés que Staline et Hitler eux-mêmes, au pire de leur démence, n’auraient osé rêver d’une telle perfection : ses habitants – des paysans et des nomades – y étaient soumis à l’arbitraire des neuf millions de colons, arrogants et cruels, que Pékin avait envoyés dans l’Himalaya aux fins de s’en arroger les ressources – illico réexpédiées à Shanghai ou ailleurs, de l’autre côté de la frontière, alors que les Tibétains de souche crevaient de faim…

Surnommée la Déesse Écarlate pour avoir engendré des cohortes vampiriques, en Inde et dans les nations mitoyennes, Mâra n’ignorait rien du génocide commis par les Chinois – avec l’assentiment voilé des autorités internationales – en ces montagnes considérées depuis toujours comme un asile sacré, le séjour béni des Dieux. Jurant à mi-voix contre sa bêtise crasse, elle regrettait d’avoir cédé à ses impulsions sanguinaires. Plus que le froid et les frimas, la rage lui coupait le souffle tandis qu’elle se remémorait les chiffres publiés dans la presse indienne, l’une des seules au monde à soutenir la cause tibétaine, le gouvernement de Delhi accueillant les réfugiés qui avaient réussi à échapper à l’horreur de la férule chinoise : plus d’un million de meurtres en quarante ans – soit un sixième de la population assassinée sans ciller –, cent mille religieux torturés et mis à mort, trois cent mille autres défroqués de force – une prouesse indiscutable avec laquelle des bataillons de vampires en goguette, lâchés dans la nature, n’auraient pu rivaliser, persiflait la Déesse Écarlate. Elle constatait, une fois encore, que la barbarie des humains restait sans égale parmi les espèces, mortelles ou non, qui avaient le malheur de cohabiter avec eux sur la bonne vieille planète. Nombre de femmes tibétaines stérilisées contre leur gré, se souvenait Mâra ; la plupart des enfants condamnés à l’analphabétisme, des internements concentrationnaires, six mille monastères rasés – autrement dit le patrimoine spirituel d’un peuple passé aux oubliettes. Et pour couronner le tout, l’utilisation du territoire comme dépotoir nucléaire[1]

Charriés par le vent lugubre qui hululait au-dessus des toits, des pleurs, des cris suggéraient à la Déesse Écarlate que les geôliers, appliquant loin de chez eux les méthodes impeccables expérimentées lors de leur révolution culturelle, se livraient, ce soir-là, à un coup d’éclat. Mâra gémissait comme un fauve à l’agonie dans l’obscurité – une rumeur de souffrance montait vers elle, irradiait ses sens aiguisés par l’immortalité. Assourdie, elle ne savait où tourner ses pas car la cité entière résonnait, tel un gigantesque tambour, d’un charivari de haine et de violence qui paraissait destiné à ne jamais cesser.

La voix éraillée d’un adolescent surnageait de l’océan sonore qui rugissait, déchaîné, aux oreilles de Mâra ; modifiée par les aigus de la mue, elle déversait une mitraille d’insultes sur un proche qui, exténué, suppliait qu’on l’achève. À la surexcitation malsaine qui animait le petit, la Déesse Écarlate devina que les hyènes au pouvoir avaient organisé, un peu partout dans la capitale, pendant cet incendie du Reigstag à la sauce nyoc-man, des séances de thamzing – une invention d’un raffinement extrême, visant, sous couvert de jugement populaire, à faire exécuter, sans que la soldatesque ait à se salir les doigts, des adultes par leur progéniture, si fanatisée qu’elle en oubliait les fondements élémentaires de la morale.

Résolue à identifier ce fou dénaturé qui prétendait danser sur le cadavre d’une mère, Mâra plongea dans les quartiers réservés aux Tibétains, un cloaque de masures et de fondrières, obscurci de cendres et d’escarbilles tourbillonnantes. Sur les hauteurs, la ville coloniale, semis de coquettes demeures entourées de jardinets, dormait d’un sommeil de plomb. « Ces gens-là sont durs de la feuille », siffla Mâra entre ses dents. Au fil de sa course erratique dans Lhassa abandonnée au chaos, elle croisa des colonnes de pauvres bougres, encadrés par des miliciens armés qui les transféraient, en haillons, jusqu’à une province lointaine ; une version modernisée du jeu de go, fort prisée des impérialistes pékinois, consistait à déplacer les natifs de l’Amdo dans le Kham et ceux du Kham vers l’U-Tsang, où ils crevaient à une vitesse vertigineuse, une fois privés de leurs racines.

Le sang de la Déesse Écarlate ne fit qu’un tour. Quelque six cents ans avant Jésus-Christ, le Prince des Démons lui avait appris, entre deux joutes amoureuses des plus olé olé, à se changer en boa constrictor, en mygale géante ou en millepattes à tête de licorne car il redoutait que sa petite chérie ne soit débitée en rondelles par quelque fanatique, alors qu’elle s’abandonnait dans les bras de Morphée. Rompue à cet art du transformisme qui lui permettait d’en découdre avec la racaille entichée de cagoterie, Mâra se métamorphosa en dragon crachant des flammes par ses multiples gueules, un animal mythique qui terrorisait les consciences asiatiques depuis les origines, et saigna allègrement la garde-chiourme. Trois coups de dents à gauche, un jet de flammes à droite, et celle-ci revêtait l’allure d’un bizarre mécano de corps démembrés qui vomissaient leurs enchevêtrements de viscères fumantes – une création d’une esthétique douteuse mais que son auteur, partiale, compara aux da-tzi-bao, ces signes de haine et de venin, émis par la Chine rouge à une époque des plus funestes.

Ragaillardie, Mâra se dépouilla de sa carapace préhistorique devant un cercle de prisonniers hébétés ; une somptueuse courtisane en sari de soie grenat énonça, d’un timbre aux divines harmonies de cristal – un souffle d’espérance au cœur même de l’hiver : « Partez, quittez cet enfer, le Tibet n’est plus. » Pétrifiée, la foule se murait dans la crainte. Mâra fixa des regards inexpressifs qui se détournaient d’elle, des visages de glaise et de chagrin d’où la vie s’était retirée, et tapa du pied sur le sol gelé : « Allez-vous-en, que diable, ou ces chiens se vengeront ! » Un vieillard rompit alors le sortilège qui pesait sur ses compagnons. « La Mère, frémit-il. La Mère Sanglante nous protège, agenouillez-vous. » Des lambeaux de leurs anciennes croyances, frappées d’interdiction par le régime actuel, leur revinrent. Ceux qui l’avaient reconnue se courbèrent, d’autres récitèrent des hymnes à Kâli, la déesse de la destruction, grande rivale de Mâra au panthéon des Immortels hindous. La confusion ne troubla point cette dernière qui les voyait frissonner comme au sortir d’une longue hypnose, et s’élancer vers les portes de la ville.

« Dharamsala ! » cria le vieux, désignant les sommets biseautés comme s’il savait y trouver un refuge où attendre le terme que le destin lui avait assigné. Le mot parut familier à Mâra, bien que son sens lui échappât. Elle haussa les épaules, répéta d’un ton assuré : « Oui, c’est ça, emmène les tiens à Dharamsala. » L’homme se perdit en remerciements balbutiés. « Pourquoi, entendit-elle, pourquoi ? » Les fauves tuent pour survivre, non par pur sadisme habillé de finalités politiques, faillit lui rétorquer Mâra. Peu disposée à philosopher avec un vermisseau alors que cette poussée de donquichottisme la surprenait elle-même, la Déesse réitéra sa mise en garde : « Ne tarde plus, le bruit de leurs bottes se rapproche. »

Un rideau de fumée l’engloutit. Isolant les plaintes du gamin des ordres gutturaux braillés par les robots chinois, Mâra avisa des baraquements précaires en parpaings que l’on réservait, sans souci d’hygiène ni de chauffage, aux ouvriers réquisitionnés sur les chantiers, à la périphérie de la ville. Le dos voûté, des voisins sortaient d’une cahute, maintenant que le tribunal populaire, auquel ils étaient tenus d’assister afin d’y gueuler à s’en rompre les cordes vocales, avait accompli son œuvre de salut public…

Enroulés dans une couverture déchirée, deux cadavres gisaient à même le ciment, au fond de la pièce humide. Le gamin s’agrippait à la jupe d’une femme décharnée et coassait une suite de diphtongues et de sons nasillards. La Déesse, qui avait assimilé le mandarin au fil de ses errances dans le temps et l’espace, comprit que ce torrent de douleur ne se tarirait que le jour où la mort délivrerait l’assassin de sa culpabilité. L’aïeule – une grand-mère ou une tante – le serrait contre sa poitrine flétrie et sanglotait en tibétain : « Là, mon petit, je te pardonne, ces monstres t’avaient dit qu’ils complotaient contre la patrie, là, calme-toi… » L’enfant ne comprenait pas le tiers de ces propos apaisants – on l’avait privé de sa langue natale, dressé au parricide dans celle de l’oppresseur.

La scène était si pitoyable que la Mère renonça à se montrer, à exiger le nom des vrais coupables. Le gosse l’ignorait – pratiquée à cette échelle, la barbarie est anonyme, s’attrista-t-elle.

 

II

 

Recroquevillée dans une grotte, sur les pentes d’un glacier bleui par la clarté lunaire, la Déesse versait des larmes de rubis, face à Lhassa couverte d’une chape de cendres et de pollution industrielle. Le drame tibétain la révoltait, elle avait toujours pris son rôle de Mère à la lettre et veillé à la préservation de l’espèce humaine, sachant qu’un monde dominé par les vampires serait voué à une rapide extinction. Elle n’avait engendré que de rares fils, neutralisé ceux qui lui disputaient sa suprématie, au sein du monde obscur : elle tenait à éviter la prolifération des siens, et le cortège de maux qui s’ensuivrait : apparition de bandes mercenaires, luttes féodales pour la possession de la Matière Essentielle – le sang devenu trop rare –, dégénérescence de la race par excès de consanguinité, les Immortels les plus faibles s’abreuvant entre eux, etc.

Ce respect des grands équilibres écologiques n’était guère partagé par les mortels, fulminait-elle, déterminée à interrompre cette guerre qui n’avouait pas son nom par amour du Tibet, où à l’aube de l’Histoire, le Prince des Démons, son illustrissime et premier amant, lui avait offert une fiole de la précieuse Liqueur de Vie, dérobée aux bâtards engendrés par les fornications d’une prêtresse brahmane avec Suryâ, le Soleil, maître incontesté de l’Univers…

Elle déplora soudain l’absence d’un père spirituel qui lui avait montré comment voler l’or rouge et conserver une jeunesse éternelle. « Ah, Prince, que n’êtes-vous là à me distiller vos conseils avisés, de ce ton galant qui me plaisait si fort, autrefois ! » soupira-t-elle.

Derechef, il émergea d’un tourbillon de fumerolles, bel éphèbe longiligne, à la peau d’un vert phosphorescent et à l’immense crinière rousse nattée très serré. Une lueur magnétique couvait dans ses prunelles changeantes où se réfractait la palette infinie des ciels de l’Inde, et qui lui valait la réputation ambiguë de tueur et de génie du sexe ; car son regard était tantôt un éclair expédiant sa victime ad patres, tantôt une caresse qui la catapultait à des sommets d’orgasme, cette ineffable transe de mort, quand il était d’humeur coquine. Mâra, qui le sentait prêt à folâtrer, lui assena sans ambages que seuls des motifs impérieux la poussaient à quêter son appui.

— Voilà donc ma beauté fatale éprise d’un jeune sadhu au point de militer pour la monogamie, railla-t-il, ulcéré.

— Foin de simagrées, Prince, le tança la Déesse. Le Tibet agonise, il nous faut agir au plus vite !

Il grommela une bordée de jurons, mais son tempérament chevaleresque lui dicta un plan audacieux qu’il pensait de nature à satisfaire les lubies d’une gourgandine qui lui avait procuré les plus vives émotions, lors de cette parenthèse décoiffante qu’il entendait réouvrir toutes affaires cessantes : il déploierait sur les Affreux, qui avaient l’outrecuidance de chagriner sa douce, les armées de démons, de gorgones dévastatrices et autres plaies ambulantes à griffes, bubons et crocs acérés avec lesquelles il s’était battu contre Bouddha, son adversaire honni dans les sphères métaphysiques, à une époque reculée. Quant à lui, après avoir confié ses hordes criminelles à de brillants lieutenants, il rejoindrait ses laboratoires secrets, au centre de la Terre, où il concocterait un arsenal chimico-bactériologique à l’aune duquel le virus Ebola et la bombe atomique conjugués ne seraient qu’une brise rafraîchissante. Quitte à attraper la plus belle gueule de bois de leur histoire, les légions vampiriques viendraient renforcer un dispositif qui suffirait – en une promenade de santé et à la barbe des instances officielles – les Onu-Otan-Ocde-é-tutti-quanti, ces assemblées hémiplégiques aux sigles abscons – à envoyer au trou un bon milliard de Chinois.

La Déesse Écarlate était perplexe. Les fameuses recrues du Prince, une poignée de va-t-en-guerre – couards, dégénérés, pusillanimes –, avaient pris la poudre d’escampette face à Bouddha en appelant leur mère. Et à bricoler les neutrons et autres molécules explosives, cet apprenti sorcier risquait de provoquer un cataclysme planétaire – un deuxième Big Bang qui les réduirait tous en poussières d’étoiles, disséminées par les tempêtes intersidérales…

— Tu as bu le Nectar Suprême et transcendé ta misérable condition, se vexa l’infatué, comme s’il lisait en elle à livre ouvert.

De vert fluo, sa peau virait au bleu de méthylène, signe d’un courroux irréductible. Aux boursouflures qui cloquaient ses membres graciles, la Déesse flaira qu’il envisageait de se changer en lombric répugnant dont la seule évocation lui donnerait des cauchemars jusqu’à la fin des temps. Elle s’empressa de rectifier le tir, vanta une imagination démoniaque qui touchait au génie. En revanche, l’offre généreuse de son protecteur manquait de réalisme, osa-t-elle. L’esprit d’Arsène Lupin et de Rocambole ne leur servirait point à résoudre ce dilemme, mieux valait recourir à l’homéopathie et supprimer les cadres du Parti.

— Soit cinquante millions de personnes à la louche, sans compter la flicaille, les traîtres patentés, les troufions et les arsouilles, se gaussa le Prince, guère troublé par ces embrouillaminis littéraires.

— Moins, si l’on se limite aux membres éminents de l’appareil d’État et aux courroies de transmission régionales, s’égosilla Mâra.

La moutarde lui chatouillait les narines – le Prince était d’un balourd, parfois !

— Bon, d’accord. On en zigouille combien ? finassa-t-il.

— Hé, qu’en sais-je ! explosa-t-elle. Vous êtes omniscient, pas moi !

— Neuf cent mille, ça te va, ma jolie ? transigea-t-il. Moins d’un million d’unités, c’est un simple pique-nique…

— … qui vous pèserait sur l’estomac, coupa quelqu’un derrière eux.

 

Mâra aperçut son jeune sadhu, un orphelin originaire du Kerala, recueilli à Paris par des Français qui l’avaient baptisé Jonathan, un prénom qu’ils n’auraient certes pas choisi s’ils avaient lu le Dracula de Bram Stoker. Hanté par la mort de ses parents, disparus dans une catastrophe aérienne, d’après son père adoptif qui refusait toutefois de lui révéler les circonstances de son adoption comme s’il craignait des représailles, Jonathan, à vingt-cinq ans, était revenu dans son pays d’origine, explorer ses racines. Bien des mystères le troublaient, en effet, lorsqu’il songeait à ses origines : il était né à Cochin, métropole chrétienne par excellence, mais son tuteur, ancien consul de France à Delhi, n’avait décelé nulle trace de sa famille parmi les communautés catholiques ou anglicanes du sud de l’Inde, alors qu’il disposait d’un réseau de relations très actif dans la péninsule et qu’il s’était usé, deux décennies durant, à débrouiller des pistes plus chimériques qu’un mirage au désert… À sa majorité, Jonathan avait hérité de dix millions de dollars, une bagatelle qui avait transité, quelque trente ans plus tôt, de Madras et Calcutta sur un compte numéroté à Genève, via les Caraïbes et autres paradis fiscaux. Le montage financier, inviolable, trahissait un esprit si tortueux que Jonathan, faute de comprendre la provenance de ce pactole, en était arrivé à se dire que le mystérieux donateur avait plus d’un forfait sur la conscience…

Une fois en Inde, Jonathan, qui répugnait à se salir les mains avec cet or taché de sang, avait créé des fondations caritatives, distribué sa fortune aux intouchables, sillonné la terre de ses ancêtres, revêtu de la robe safran des moines mendiants.

Persuadé que son géniteur était un criminel, il avait frayé avec des truands, des maquereaux, des prostitués mâles et des revendeurs d’opium, engraissé des espions, assemblé patiemment un maillage d’indices. Autant par amitié que par intérêt, un vieux malfrat lui avait confirmé ses soupçons : l’auteur de ses jours était un agent de change, sujet brillant mais d’une cupidité sordide qui gérait les avoirs d’une secte d’assassins et avait commis la sottise de les détourner à son profit. Il avait péri dans des souffrances atroces après avoir assisté à la défenestration de son épouse. Peu avant son décès, il avait confié à des prêtres jésuites un bébé, aussitôt envoyé en Europe sous une identité d’emprunt : Jonathan…

Recherchant le meurtrier de son géniteur, celui-ci s’était heurté à un Immortel malfaisant, lequel animait une clique de tueurs adeptes de sacrifices humains. Ce vampire démoniaque était l’ennemi juré de Mâra qu’il rêvait d’évincer, dans les sphères immatérielles. Le jeune homme avait été séquestré par son adversaire, qui s’amusait à le torturer avec le vain espoir de surmonter les affres de la solitude. Descendu aux Enfers, tel un Orphée moderne, afin de se faire justice, Jonathan y avait enrôlé le Prince des Démons sous sa bannière, abattu le rival de Mâra, et subi maintes épreuves initiatiques dont il était sorti nanti de pouvoirs spirituels si vastes que la Déesse elle-même n’en mesurait pas toute la portée. Allié objectif de Mâra, en ces luttes d’influences tumultueuses, Jonathan avait fini par l’aimer à la folie, bien qu’il s’obstinât à demeurer humain, au grand regret de la Mère, qui brûlait d’en faire un dieu noir, le général de ses forces occultes…

 

— Jonathan, lumière de mes nuits, tu es là, minauda-t-elle, tandis que des visions de leurs récents combats contre les ténèbres l’assaillaient par flashes.

— Vos glapissements de chacals portent jusqu’à Bombay, s’indigna-t-il. Et il y a de quoi régurgiter tripes et boyaux, quelle mouche vous a piqués ?

Sa voix était une plume de paon valsant sur l’air neigeux alors qu’il hurlait à pleine gorge ; ses traits altiers de rajah, oxydés par l’absorption quotidienne du sang de la Déesse, à des doses infinitésimales, n’avaient pas leur densité habituelle – Mâra distinguait du flou, dans la ligne ferme des maxillaires, une liquéfaction de la pulpe incarnat des lèvres adorées ; son corps mince et cuivré de sannyâsin, ces renonçants hindous qui pérégrinent d’un temple à l’autre, scintillait comme un hologramme, sur l’écrin des glaciers diamantés. Elle devina qu’il était resté en Inde et qu’il leur avait projeté une image mentale de son enveloppe charnelle, dans le but de contrer un projet assimilé à un crime majeur envers l’humanité. Encore une de ces gaudrioles d’ascète, s’irrita la Mère, qui soupçonna Jonathan d’avoir persuadé Shiva, le patron des sadhus et de la magie blanche, de lui transmettre ses secrets. Elle s’abstint néanmoins de tout commentaire – Jonathan avait des pudibonderies de péronnelle effarouchée dès qu’on s’immisçait dans son domaine réservé…

Théâtrale, elle tendit les bras vers Lhassa en ruines. Il la foudroya de son regard si clair, couleur d’écume et de mousson, et épingla le Démon qui ricanait en douce, face à cette querelle d’amants :

— Je m’étonne de te voir souscrire à ces chinoiseries, ami…

Ils s’entendaient comme larrons en foire car Jonathan, reniant le manichéisme des religions occidentales, avait tiré la grande leçon de l’hindouisme et admis que tous les dieux, Mâra et le Diable inclus, avaient un versant sombre et une face lumineuse : des ressources illimitées de compassion et de générosité que le commun des mortels, et lui plus que tout autre, parvenait à mobiliser s’il possédait l’art et la manière.

— Ce que femme veut… grommela le Prince, qui fixait, embarrassé, ses cothurnes moyenâgeuses en peau de zèbre parsemée de grelots – d’une totale extravagance, par ce froid infernal…

— Je ne pense pas que Sa Sainteté apprécierait, légiféra Jonathan d’un ton définitif.

La Mère, qui le croyait saisi d’une de ces crises de mysticisme galopant qu’une dose de bromure à assommer un bœuf n’aurait pu juguler, se mit à tonner d’une voix ordurière : le Pape était une belle enflure, et l’Église romaine une arnaque destinée à rançonner les fidèles au nom d’une charité qui ne s’avérait pas plus charitable que la mafia, du reste les prêtres catholiques ne ferraillaient jamais avec les hommes d’honneur – preuve, s’il en fallait une, que la curaille et les mafiosi, ces spaghetti di merda, avaient la même mentalité de pourris, etc., etc.

Jonathan, qui connaissait sa haine des chrétiens, grands pourfendeurs de vampires devant l’Eternel, la laissa déverser un tombereau de gracieusetés. Il prétendit ensuite se contrefoutre de la mounaque polonaise qui ne se déplaçait qu’en papamobile, mais pas de Tenzin Gaytso, le quatorzième Dalaï-Lama, chef politique et spirituel du Tibet, installé à Dharamsala, dans l’Himachal Pradesh, d’où il dirigeait le gouvernement démocratique en exil.

— Une partie des cent trente mille réfugiés tibétains vivent à Dharamsala, je l’avais sur le bout de la langue ! s’écria la Déesse, que le langage de charretier employé par l’astucieux sadhu avait embobelinée.

Ce dernier pointa l’index vers le sud, par-delà les cimes violacées :

— Allons-y. Sa Sainteté doit trancher.

— C’est un adepte de la non-violence, s’étrangla Mâra.

— Gageons que vos élucubrations lui paraîtront relever de la camisole de force, conclut-il.

— Il n’a pas tort, énonça le Prince, ce bluffeur qu’une paresse incommensurable poussait à différer une guerre totale, aussi harassante qu’incertaine.

La Déesse émit quelques protestations de pure forme : Jonathan lui avait si bien rivé son clou qu’elle résolut de faire contre mauvaise fortune bon cœur.

Les trois compères se rendirent à Dharamsala ; le Prince et sa protégée par la voie des airs, Jonathan grâce à l’une de ces espiègleries mystiques qu’il se gardait de livrer à la curiosité de sa maîtresse…

 

III

 

Retranché dans le monastère de Theckchen Choeling, sa demeure habituelle, le Dalaï-Lama méditait lorsque, avec une simultanéité déconcertante, trois silhouettes se matérialisèrent sur la natte où était posé son bol à prières.

Bodhisattva de la Compassion, il représentait le Bouddha en ce monde et avait renoncé aux béatitudes du nirvâna éternel afin d’apporter son secours à l’humanité souffrante ; à franchir, jour après jour, la ligne de partage entre le visible et l’invisible, il sut identifier deux de ses visiteurs – des proscrits du panthéon hindouiste qui ne fréquentaient les temples, d’ordinaire, qu’avec l’idée d’en étriper les fidèles. Il conserva son calme – ces manifestations lui étaient familières et il avait la certitude qu’il resterait en vie tant qu’il n’aurait pas libéré son peuple de la tutelle chinoise. Intrigué, il examina l’Indien, d’une beauté étourdissante, qui se tenait à l’écart, et le vit entouré d’une aura contrastée, tantôt blanche et brillante, tantôt d’un brun ensanglanté, comme s’il était l’enjeu de forces opposées qu’il ne maîtrisait qu’au prix d’une pénible tension intérieure.

— Ton cheminement vers le Divin paraît assez iconoclaste, dit-il, en louchant vers le Prince. Qui es-tu ?

— Un modeste intermédiaire, éluda Jonathan. Nous sommes venus solliciter Avalokiteshvara, puisque vous l’incarnez…

Avalokiteshvara, le radieux seigneur qui contemple la terre, est le bras armé de l’Éveillé. Ce garçon, qui se mouvait avec aisance dans le surnaturel, aurait été un Bodhisattva, lui aussi, s’il avait choisi la voie classique et non une autre, combien plus dangereuse, subodora le Dalaï-Lama avec un regard oblique en direction de la Déesse Écarlate.

La soirée promettant d’être inoubliable, il s’assit en position du lotus et se concentra sur son interlocuteur qui lui exposa la croisade échevelée que ses comparses envisageaient de mener, de l’autre côté de la frontière.

Éberluée, Sa Sainteté toisa Mâra et son père spirituel, deux chenapans qu’il n’aurait point imaginés en preux chevaliers, puis partit d’un de ces vastes éclats de rire homériques qui lui valaient la sympathie des quatre cinquièmes de la planète.

— C’était couru d’avance, soupira Jonathan ; il enlaça la Déesse Écarlate qui découvrait ses quenottes en un grognement humilié.

Elle se lova contre lui, femelle crotale hypnotisée par son dompteur. Curieux alchimiste que ce jeune homme qui transformait la boue en or et le Mal en son contraire, s’étonna le Dalaï-Lama, qui gloussait discrètement.

Il recouvrit son sérieux et murmura que les Tibétains, qui s’étaient isolés du concert des nations, avec la certitude que la patrie du bouddhisme n’était pas régie par la loi commune, payaient aujourd’hui leur aveuglement passé. Ils avaient négligé de conclure des alliances avec les pays sortis victorieux de la Seconde Guerre mondiale, et opposé des prières aux canons, lors de la première invasion chinoise en 1950, comme s’ils bénéficiaient de la protection divine.

— Ce destin collectif serait encore plus douloureux si nous appliquions la loi du talion, acheva-t-il.

— Et alors ? le pressa Jonathan.

Irritée par ces rabâchages sur le karma et autres billevesées, la Déesse suggéra de planter là ce moinillon qui avait le front de leur ricaner à la figure, et de filer à Bombay, y faire une sieste diurne réparatrice !

Jonathan la sermonna d’importance. Elle se drapa dans sa superbe et s’en alla bouder sous la voûte céleste.

— Les Chinois devront acquitter le prix de leurs fautes, à leur tour, relança le garçon qui adorait les joutes philosophiques.

Le Dalaï-Lama dodelina du chef.

— Sans doute, sans doute.

— Il y avait donc un recours, poursuivit Jonathan (il n’en démordait pas).

— Ma foi, rusa Sa Sainteté, bonasse.

Elle dévisagea le Démon d’un air malicieux (il se barbait à cent sous de l’heure, mollement avachi auprès d’une statue de l’Éveillé). Le Prince, qui bâillait à se décrocher les mâchoires, tressaillit et jura qu’il était tout ouïe. Quand Sa Sainteté se targua de convoquer l’original de l’effigie sur laquelle il s’était appuyé, il se cabra tel un pur-sang cramponné au jarret par un corniaud vicieux. Lui proposer de ramper devant un bibendum hilare qu’il haïssait depuis la nuit des temps, voilà une belle extravagance qui n’avait pu germer que dans la cervelle d’un religieux détraqué par le jeûne et l’abstinence, fulmina-t-il. Non, sans blague, il était le Boucher, le Tueur, et…

… Et sa renommée ne pâtirait point d’un zeste d’élégance, compléta Jonathan qui croyait le caresser dans le sens du poil et s’attira pour tout potage une belle volée de bois vert.

Pendant que le Prince s’époumonait contre ce guet-apens, le Dalaï-Lama, assis en position du lotus, modulait une suite de bourdonnements, des mantras psalmodiés d’un timbre guttural.

Il battit des paupières ; une étincelle courut dans ses petits yeux fureteurs, resplendissants d’intelligence et de bonté.

— Notre requête a été entendue, énonça-t-il, en se dirigeant vers le seuil de la porte.

La densité chromatique de la nuit changea, acquit une profondeur insolite – un spectre lumineux, jailli des entrailles de la terre, éclairait brusquement la vallée.

Méprisant, le Démon s’autorisa quelques réserves sur ce tour éculé qui puait l’amateurisme. Un noir d’encre engloutit alors le moutonnement de collines qui rejoignait, par paliers, le versant sud de l’Himalaya. Une boule de lumière aveuglante, qui semblait chargée de toute l’énergie du cosmos, émergea du néant et vint frapper le Prince ; il s’effondra d’un coup, tel un chêne foudroyé. Elle rebondit, voltigea autour de Jonathan comme pour soumettre toutes les fibres de son être au spectre de son rayon laser, s’éloigna, choisissant l’indifférence ou la neutralité, effleura la Déesse qui vacilla et hurla que le toit du monde s’abattait sur sa nuque.

« Mais non », se moqua Sa Sainteté qui s’amusait comme un môme. La balle se glissa dans sa paume, en oiseau familier qui s’enhardit jusqu’à becqueter une main amie, retomba sur le sol et roula jusqu’au Démon auquel elle transmit une décharge électrique, d’une force à ranimer un grand blessé en coma dépassé. Elle s’envola enfin et se désagrégea en une myriade de particules dorées qu’un souffle puissant – la respiration d’une déité omnipotente – guida vers les étoiles.

Les consignes étaient limpides, décréta le Dalaï-Lama, aussitôt contredit par le Prince qui braillait que ces facéties intergalactiques lui portaient sur les nerfs.

— C’était Lui ? balbutia Jonathan.

Un sourire énigmatique plissa le visage ridé du Dalaï-Lama. Il se déclara favorable à l’action, mais dans le respect du pacifisme propre à la doctrine bouddhiste. Pétillant d’humour, son regard enveloppa la Déesse et son père spirituel qui se remettaient tant bien que mal de leur déconfiture.

— L’ingéniosité de vos amis nous sera fort utile, dit-il à Jonathan. À moins qu’ils ne préfèrent tirer leur épingle du jeu…

— Ah non, il commence tout juste à me distraire ! s’insurgea la Déesse qui détestait perdre la face.

 

IV

 

Dharamsala, quelques semaines plus tard…

 

Après avoir tenu une conférence devant les médias du monde entier, reçu, par téléphone, les félicitations d’une bonne centaine de chefs d’État, harangué jusqu’à plus soif les membres de son parlement, béni ses sujets en pleine effervescence, puis éludé, non sans embarras, les questions de ses ministres qui vantaient son génie diplomatique, le Dalaï-Lama, heureux et fourbu, s’enferma dans son étroite cellule de moine, au monastère de Theckchen Choeling, et consulta la pile de quotidiens entassés sur le plancher. Délaissant les commentaires des experts occidentaux, trop imbus de leurs certitudes géopolitiques pour appréhender les causes du retrait des Chinois au Tibet, il relut l’article d’un obscur plumitif de l’Himachal Pradesh, traité d’illuminé par ses confrères, et qui, cependant, avait flairé, avec cette intuition du merveilleux caractéristique de la pensée indienne, que ce départ en catastrophe n’aurait jamais eu lieu sans l’intervention d’un deus ex machina.

 

« Une panique noire règne à Lhassa, déchiffra-t-il. Par millions, les colons, affolés, s’entassent, sans bagage et nu-pieds, à bord de camions militaires, de voitures déglinguées ou de charrettes à bras, et quittent la capitale et les provinces avoisinantes. Les échauffourées se multiplient – les fuyards vendraient père et mère pour un bidon d’essence, l’acquisition d’un yak, d’une bicyclette, de tout moyen de locomotion, à pattes ou à moteur, qui leur permettrait d’échapper au plus vite à ce qu’ils dénomment l’enfer. Il est extraordinaire que nulle goutte de sang n’ait été versée au cours de ce repliement chaotique, désapprouvé par le gouvernement de Pékin – dont les appels au calme insidieusement menaçants ne trouvent ici aucun écho – et qui revêt l’ampleur de la Longue Marche ou de l’exode des civils européens devant l’armée allemande, en juillet 40. Car les occupants – hagards, défaits – franchissent la frontière en automates et ne songent même pas à brutaliser les autochtones. Ceux-ci découvrent les charmes du marché parallèle (une simple chaîne de vélo s’échange au prix d’un téléviseur et la valeur du sac de riz caracole à des sommets vertigineux). Ils se vengent avec panache de leurs anciens bourreaux. Lesquels macèrent plusieurs jours dans une fosse d’aisance avant d’être relaxés sur les chemins enneigés, badigeonnés d’une couche de déjections censée les protéger des aléas climatiques. Enduits de goudron et de plumes, certains déguerpissent sans regimber, ces facéties leur paraissant bien innocentes, à côté de leurs terreurs nocturnes.

Car tous se disent victimes de monstres légendaires. Les uns prétendent avoir vu leurs épouses copuler avec des démons à dix têtes qui les poussent à des débauches contre nature puis les abandonnent, dépoitraillées, à demi folles ; étreignant de lascives Schéhérazade, des hermaphrodites aux yeux de feu, d’autres, horrifiés, s’aperçoivent qu’ils chevauchent des cadavres grouillants d’asticots. Des vampires viendraient, en bataillons serrés, agresser les vivants, chuchote-t-on dans les quartiers chinois où la valeur de l’ail et des croix catholiques, talismans fort prisés des vieillards et des grabataires largués par des familles ingrates, suit une courbe ascendante. Des fonctionnaires fanatiques, tristement célèbres pour avoir torturé des moines ou violé des nonnes, ne rougissent plus, aujourd’hui, d’immoler des chèvres aux génies de la variole, ces tueurs de nourrissons, ou aux nagas, ces hommes-serpents que Shiva a intégrés dans son cortège et qui broient les dormeurs entre leurs anneaux visqueux. Les dieux prennent leur revanche sur un peuple qui s’est acharné à les nier, et qui impose à ses voisins son idéologie mortifère, assortie de ses conséquences désastreuses : haine de soi, négation de l’autre, terreur et assassinat érigés en seuls instruments de régulation sociale…

Les Chinois eux-mêmes le reconnaissent lorsqu’ils assurent qu’un étrange sadhu a investi le Pottala, le palais des Dalaïs-Lamas, et incite les Tibétains à venir y prier jusqu’à la déroute complète de l’ennemi. Ce mystérieux jeune homme, qui prépare, dans l’ombre, le retour de Sa Sainteté au pouvoir, refuse les acclamations de la foule en liesse. Il serait le Commandeur des armées invisibles, accusent les communistes, haineux, avant de décamper ventre à terre. Et les Tibétains de renchérir que leur libérateur est assisté de deux conseillers occultes, qu’ils décrivent avec moult superlatifs bien que nul ne les ait rencontrés : un magnifique éphèbe à la peau bleue, sosie du Prince des Démons tel qu’il est représenté dans l’iconographie hindouiste ; et une danseuse aux yeux myosotis, d’un magnétisme si envoûtant que nombre de mâles consentiraient à passer de vie à trépas pour un seul baiser de sa bouche écarlate.

Les gens d’ici racontent que ce Che Guevara des Indes se claquemure derrière les remparts d’un monastère dans le but de soustraire à la curiosité de ses admirateurs le collier de morsures qu’il porte au cou, en étendard de sa folie amoureuse. Et malgré sa réserve, son farouche dédain, son refus obstiné du clinquant et des honneurs, il est la coqueluche des journalistes qui clament haut et fort qu’il recevra bientôt la distinction suprême, à Stockholm…»

 

« Drôle de corps que ce Jonathan, pensa le Dalaï-Lama, repliant la Gazette de l’Himachal Pradesh. Comment parvient-il à museler cette racaille de succubes et de vermines éhontées qui constituent la lie des Immortels hindous ? Il y a fort à parier qu’il déclinera le Nobel, alors qu’il le mérite…»

Avec l’agilité d’un adolescent, Sa Sainteté dévala l’escalier de sa modeste demeure. Elle monta gaillardement dans une Jeep qui l’emmenait incognito à Lhassa, écrire l’une des plus belles pages de l’Histoire contemporaine.