IL ÉTAIT TROIS PETITS ENFANTS G.E. Ranne
BIEN SÛR que je la connais, cette chanson. Mais je ne peux pas vous la chanter, même ce soir… Je suis navré, mes agneaux, mais un papy, ça vieillit, et je n’ai plus ma voix d’avant.
Ne croyez-vous pas qu’il est temps de dormir, plutôt ?
Non ? Très bien. Mais vous ne préféreriez pas une histoire ? Parce que la chanson, si je ne peux la chanter, je peux la raconter. Remonte bien ta couette, mon loupiot : tu vas avoir froid.
Vous voulez que je me lance ? Ça va prendre un certain temps, mais c’est à ça que servent les papys, non ? À raconter des histoires.
Vous n’aurez pas peur, au moins ? Parce que « Ils étaient trois petits enfants » n’est pas une chanson qui parle de bergères qui embobinent des princes ou de rossignol pépiant des bêtises dans un jardin. Il y a quelques passages un peu durs… Enfin je suppose que si, de tout temps, les maîtresses l’ont apprise à leurs élèves, c’est qu’elles pensaient qu’ils étaient capables de la supporter.
Bien.
Comment ça commence, déjà ?
Ils étaient trois petits enfants
Qui s’en allaient glaner aux champs.
Ou plutôt au marché. Celui du métro Couronnes, à Paris, qui se tient encore aujourd’hui tous les mardi et vendredi entre Belleville et Ménilmontant…
Les trois petits enfants couraient à travers les bouquets de menthe et les ouvre-boîtes, les poulets rôtis et les épices à couscous, les saucisses de bœuf et les mangues, les vidéos pirates et les citrons confits. L’aîné, Yassine, qui avait sept ans, fit signe à Leïla et Giamill, les petits, d’aller se cacher derrière un étal. Puis, à pas de renard, il s’approcha d’un monsieur en jogging qui faisait la queue devant le marchand d’amandes, de pistaches, d’abricots secs et de pruneaux. C’était un jogging qu’on avait dû lui offrir, au monsieur, car à voir ses bourrelets et ses doubles mentons, cela faisait bien longtemps qu’il n’avait plus fait de sport. Avant qu’il ait eu le temps de réagir, Yassine lui avait volé son portefeuille et filait à travers la foule.
Le gros homme mit sa main à sa poche et se retourna, mais il était trop tard : Yassine, qui n’arrivait pas à se retenir de rire et de rire et de rire plongea derrière l’étal où l’attendaient les deux autres. Puis tous les trois coururent derrière les stands, remontèrent le cours de la foule jusqu’au métro, tandis que l’homme beuglait et cherchait autour de lui sous les regards goguenards des autres clients…
Les trois petits enfants s’arrêtèrent devant le métro Couronnes, essoufflés et rieurs. Ils se sentaient si malins qu’ils auraient juré que personne ne les avait vus. Ce qui était faux, bien sûr. Près du métro, il y avait d’abord le joueur d’orgue de Barbarie, avec son manteau brun et sa barbe usée. Il tournait sa manivelle, mais ses yeux observaient la foule. Les trois petits enfants, le monsieur en jogging, rien n’avait échappé à son regard bleu-gris couleur de vieux calendrier.
Il y avait aussi une jeune femme mince, aux cheveux très courts, avec un pantalon serré en cuir noir. Elle aussi observait la foule, mais son regard était plus aiguisé, plus dur que celui du joueur d’orgue. Ils se posaient souvent sur deux jeunes hommes, dont un avait les cheveux bleus… deux jeunes hommes qui échangeaient des petits sachets d’aluminium contre des billets. Mais cela ne les avait pas empêchés, les yeux de la jeune femme, de s’arrêter un instant sur les trois petits enfants qui inspectaient le contenu du portefeuille en sautillant, et d’enregistrer la scène, comme si ses pupilles étaient reliées à l’objectif d’un caméscope.
Car voyez-vous, mes agneaux, tous les personnages de mon histoire sont là, dans cette scène. Visualisez-la bien. Les trois petits enfants, le joueur d’orgue de Barbarie, la femme en pantalon de cuir, le jeune homme aux cheveux bleus… ainsi que le vendeur d’amandes, de pistaches, d’abricots secs et de pruneaux.
Je ne me suis pas encore arrêté sur lui – ce monsieur de cinquante ans, brun et sec comme ses fruits – mais il a son importance.
Il fait aussi partie de la chanson.
Quoi ? Et Saint Nicolas ? Tu es trop pressé, Ivan. Attends. Une bonne histoire ne révèle pas tous ses secrets en même temps.
Une heure plus tard, alors que les trois petits enfants étaient partis depuis longtemps, la jeune femme en pantalon de cuir noir fit signe à un collègue discrètement appuyé sur un platane. Ensemble, ils bondirent sur l’homme aux cheveux bleus et son ami, mais ceux-ci avaient eu le temps de lâcher tous les petits sachets d’aluminium dans le caniveau…
Et la jeune femme – dont le nom était Mina – dut repartir bredouille au commissariat après une planque inutile.
Puis le marché ferma. Il était une heure et demie, et les commerçants rangeaient leurs étals, laissant derrière eux des montagnes de cartons éventrés et de sacs en plastique déchirés, de cageots de tomates et d’oranges pourries. Dans quelques heures, les énormes bennes vertes se mettraient au travail, dévorant les montagnes comme des dinosaures affamés, mais le temps n’était pas encore venu. Pour l’instant, les commerçants étaient de mauvaise humeur parce qu’ils étaient fatigués et qu’il fallait se dépêcher, ou parce qu’ils n’avaient pas assez vendu… Et comme d’habitude, des disputes éclatèrent.
Cette fois, ce fut la mercière et le marchand d’amandes, de pistaches, d’abricots secs et de pruneaux qui se prirent le chou… « Prendre le chou » était l’expression de la mercière, un peu vieux jeu mais qu’elle aimait bien utiliser au marché. Ils se prirent le chou, donc, pour une histoire inintéressante de camionnette mal garée, mais le ton monta vite et des insultes inutiles furent échangées.
Il faut dire que la mercière n’aimait pas le marchand d’amandes, de pistaches, d’abricots secs et de pruneaux. C’était son voisin, pas seulement au marché mais aussi dans la vie – leurs immeubles se touchaient – et elle l’avait toujours trouvé désagréable. L’homme ne parlait à personne ; il n’était poli avec personne. Il n’avait pas d’amis, ou de famille, ou d’épouse, et une fois la mercière l’avait surpris à être violent avec une vieille femme qui avait pris une pomme et oublié de payer.
La dispute se termina et chacun retourna à ses affaires.
« Si tu ne sais pas vivre avec les gens, vis tout seul comme un ogre », grommela la mercière en kabyle – c’était un proverbe de là-bas.
Le marchand d’amandes, de pistaches, d’abricots secs et de pruneaux n’entendit pas.
Puis les commerçants partirent déjeuner, et les bennes passèrent, et l’après-midi fila sous un soleil pâle.
Tant sont allés, tant sont venus
Que sur le soir se sont perdus.
Le soleil était couché depuis longtemps. L’éclairage public faisait des taches de fées dans l’air glacé de l’hiver parisien.
Le ciel était d’un bleu si bleu qu’il en était noir. Les trois petits enfants marchaient dans la rue, et le monde changeait autour d’eux.
Les maisons étaient plus grandes, elles se courbaient pour les observer avec de grands yeux inquisiteurs. Certaines grimaçaient, c’étaient celles où vivaient des gens qui ne les aimaient pas ; certaines souriaient, c’étaient celles où ils avaient des amis.
Sur le trottoir, les trois petits enfants croisaient les créatures de la nuit. Il y avait les êtres aux yeux de feu qui attendaient au coin des rues, avec leurs cinq séries de dents aiguisées comme celles des requins, leurs blousons de cuir et leurs petits bonnets enfoncés sur la tête. Ceux-là n’approchaient pas, parce qu’ils savaient que les trois petits enfants appartenaient déjà à une bande, et qu’ils n’étaient pas pour eux. Il y avait les morts tremblants, ceux qui puaient l’alcool, qui se dissimulaient parmi les SDF pour entraîner les plus imprudents d’entre eux dans l’étreinte glacée de la mort. Il y avait les buveurs de vie, de beaux jeunes hommes de trente à cinquante ans aux dents trop blanches, qui attiraient dans leur danse macabre les jeunes et jolies filles perdues, qui leur suçaient le sang et l’espoir avant de les faire s’allonger, les yeux vides, dans des caves ou des sex-shops.
Les trois petits enfants connaissaient les secrets de la nuit. Ils savaient la vérité, que les autres ne voyaient pas parce qu’ils ne croyaient pas aux créatures d’ailleurs. La nuit était cruelle, profonde, et d’ombre en ombre toujours plus obscure, on pouvait s’y perdre.
Leïla avait froid. Yassine, le plus grand, s’arrêta devant le vidéoclub pour enlever sa doudoune et la mettre sur les épaules de sa sœur. Dans la vitrine, la télé expliquait d’étranges choses.
Sur l’écran, un homme aux cheveux brillants expliquait qu’on venait de découvrir dans le onzième arrondissement un nouveau cadavre d’enfant. Le mot « nouveau » était curieux ; on aurait dit, pensa Yassine, que ce n’était pas le premier. L’homme parla de membres coupés retrouvés dans les poubelles, il prononça l’expression « pauvre petite Roumaine » et aussi « bande d’enfants pickpockets sévissant dans le métro ».
Puis le monsieur disparut de l’écran pour être remplacé par un reportage. Alors la télévision grandit. Pas beaucoup, un petit peu, de trente centimètres peut-être. Mais l’image grandit avec elle, et le son se fit plus fort, et les enfants reculèrent d’un pas comme si la télé les regardait avec de gros yeux, et leur criait dessus pour leur faire peur.
« C’est dans ce quartier apparemment paisible que sévit un tueur monstrueux », criait la voix, à leur intention, à leur intention seulement. Et l’écran parut grandir encore. Les trois petits enfants le regardèrent, blancs de terreur. Car ce qui était horrible, ce n’étaient pas les paroles, mais les images. Les images de leurs rues, de leur marché, de leur joueur d’orgue de Barbarie.
Il jouait « Ils étaient trois petits enfants » sur son orgue.
Et la télé grandit encore, jusqu’à prendre toute la vitrine, toute la maison, tout l’univers, et n’être qu’une grande bouche immonde qui criait et qui criait…
« Ils étaient trois petits enfants. »
Nos petits enfants la connaissaient bien, la chanson. Giamill l’avait apprise à la maternelle, et il l’avait souvent chantée à Yassine et Leïla.
Mais on aurait dit que la personne qui avait conçu le reportage ne l’avait jamais entendue, elle. Sans doute les images avaient-elles été préparées dans une lointaine salle de montage par un journaliste qui n’était jamais allé à la maternelle, ou qui avait oublié. Il ne connaissait pas les couplets suivants de la chanson, le journaliste, ou il ne l’aurait pas choisie comme illustration d’un reportage qui parlait d’enfants découpés par un tueur inconnu…
Il ignorait, lui, l’adulte, ce que tout enfant de maternelle et de primaire savait par cœur sous la forme de sept couplets.
La télé s’arrêta ; derrière la vitrine, le propriétaire venait d’appuyer sur un bouton. Les images disparurent et les trois petits enfants restèrent debout dans la rue redevenue normale, obscure. Pourtant, tout était différent. Maintenant, ils savaient. Le boucher était en liberté ; il les cherchait, eux, pour les tuer.
La télé les avait prévenus.
Il n’y avait pas d’échappatoire.
Les enfants se remirent à marcher, parce qu’il ne servait à rien de rester là : ils avaient un rendez-vous important qu’il ne fallait pas manquer.
Mais les ombres étaient plus noires et le ciel plus cruel. Derrière chaque fenêtre du rez-de-chaussée, de grands yeux jaunes les observaient. Les petites fées des pavés, d’habitude leurs amies, leurs guides quand ils se perdaient, étaient assises sur les trottoirs, leurs petits pieds dans le caniveau, et riaient.
— Le boucher vous cherche, chuchotaient-elles, le boucher vous cherche, petits enfants.
— Le boucher vous attrapera, petits enfants.
— Fini de rire et fini de chanter, chez le boucher vous irez, découpés vous serez…
— Le boucher vous attrapera, et il vous mangera, piaillaient les voix aiguës ou graves, mélodieuses ou grinçantes, des fées des murs et des fées des toits, de celles des panneaux, des balcons et poteaux, jusqu’à ce que leurs cris se mêlent et ne deviennent qu’un hurlement, qu’une cacophonie affreuse, jusqu’à ce que Giamill hurle :
— STOP !
Tu disais quelque chose, Pierre ? Ils n’ont qu’à pas faire comme dans la chanson… Ils n’ont qu’à pas entrer chez un boucher ? Tu as tout à fait raison. C’est d’ailleurs ce que là-bas, dans la rue, Yassine dit aussitôt pour rassurer son petit frère et sa petite sœur.
— Nous n’aurons qu’à pas entrer chez un boucher, affirma-t-il d’un ton rassurant, entourant Leïla de ses bras protecteurs.
Mais Leïla fixa le trottoir, et les petites fées rirent une dernière fois avant de disparaître.
— Et où il est, Saint Nicolas ? demanda-t-elle.
Yassine ne répondit rien.
Tant sont allés, tant sont venus
Que sur le soir se sont perdus,
chantait une jeune femme blonde dans le terrain vague de la rue de Tourtille. La jeune femme blonde s’appelait Karine, et comme tant d’autres elle travaillait pour le jeune homme aux cheveux bleus, le Prince des créatures de la Nuit.
C’était avec elle que les trois petits enfants avaient rendez-vous.
S’en sont allés chez le boucher :
« Boucher, voudrais-tu nous loger ? »,
continua-t-elle, car elle avait aussi vu le reportage, et il faut croire qu’elle connaissait la chanson… contrairement au journaliste.
— « Entrez, entrez, petits enfants,
Y a de la place assurément. »
Ils n’étaient pas sitôt entrés
Que le boucher les a tués,
Les a coupés en p’tits morceaux,
Mis au saloir comme pourceaux.
Karine avait la peau plus pâle qu’une baignoire, et sous son épiderme transparent puisaient de fines veines bleues. Tandis que les trois petits enfants avançaient, elle les observait, ses lèvres retroussées sur ses crocs pointus.
D’un coup sec, elle éteignit sa mini-télévision et la rangea dans son sac.
— La flic est venue vous parler ? demanda-t-elle abruptement. À propos des deux gosses qui sont morts ?
Les enfants la regardèrent.
— La flic ? Quelle flic ? demanda Yassine.
— La Portugaise. Avec son pantalon moule-miches et ses cheveux courts…
Les enfants la regardèrent encore, sans comprendre.
— Si elle vient vous voir, vous ne dites rien, cracha-t-elle. Vous ne dites rien ou vous pourriez avoir de graves ennuis. Iln’aime pas les cafteurs.
Il, c’était lui, bien sûr, celui dont je viens de vous parler. Le Prince des créatures de la nuit, celui qui contrôlait la bande des buveurs de vie de Tourtille. Ses cheveux et ses yeux étaient de feu bleu, et par la poudre de fée, les pilules de songes ou la vente de chair fraîche, il avait dévoré l’existence de tant d’hommes, de toutes jeunes femmes et d’enfants que lui-même en avait perdu le compte.
Dans la maison abandonnée qui était son palais, dans le labyrinthe qui était son royaume, dans l’entrelacs de caves et de boîtes de nuit souterraines reliées par des passages furtifs où stagnaient des eaux noires, le Prince des Buveurs de Vie retenait ses ennemis prisonniers dans des toiles bleutées de cauchemars. Au plafond les petites fées enchâssées par une ancienne malédiction crachaient la poudre étincelante qui faisait la fortune de leur geôlier.
On avait trouvé, disait la rumeur, des morceaux humains dans la cave de la maison abandonnée de son repaire. On avait trouvé les rivaux du Prince noyés dans le béton. On avait…
— Alors ? Le rapport de la journée ? demanda Karine.
Yassine tendit les cent cinquante francs qu’il avait trouvés dans le portefeuille. C’était maigre, et le regard flamboyant de la femme le lui fit bien sentir.
— Il ne sera pas content, chuchota-t-elle.
Giamill et Leïla crurent sentir sur eux un souffle mortel. Giamill regarda autour de lui, comme pour chercher de l’aide. Il remarqua bien la présence du joueur d’orgue de Barbarie, assis sur des parpaings dans l’obscurité, qui réparait son instrument en écoutant la conversation.
Giamill aimait les contes où un magicien à la barbe d’argent, un preux chevalier ou une gentille sorcière sauvait toujours les enfants en difficulté.
Mais que pouvait faire un joueur d’orgue contre les buveurs de vie de la rue de Tourtille ?
Karine vit le vieil homme, elle aussi… Sans doute avait-elle suivi le regard de Giamill.
— Je n’aime pas beaucoup les curieux, Nicolaï, cracha-t-elle. J’espère que tu es sourd autant que saoul et gâteux.
— Que peut faire un joueur d’orgue contre les rois de la rue de Tourtille ? répondit doucement le musicien, comme s’il avait lu dans la pensée de Giamill.
Karine haussa les épaules et se tourna vers Yassine.
— On croyait qu’il avait une carte bleue, protesta le petit garçon. La fois d’avant, on l’avait vu s’en servir.
— Mais il ne l’avait pas sur lui, hein ? Faites mieux la prochaine fois, les mioches. Ou on vous trouvera une autre utilité. J’ai déjà une idée pour la petite, siffla-t-elle.
Son regard se posa sur Leïla, qui sentit son espoir et sa vie aspirés, aspirés, par la bouche de Karine, par ses lèvres moites et entre ses dents étincelantes…
La voix de Yassine arrêta le tourbillon.
— On aura ce qu’il faut demain.
Curieux comme la voix d’un garçon de sept ans savait être dure quand il le fallait. Karine arrêta de sourire, puis elle recula dans l’ombre qui l’avala comme un grand oiseau noir.
— Très bien. À demain, alors.
Giamill lança un dernier regard au joueur d’orgue, mais celui-ci était penché sur son instrument.
Les trois petits enfants sortirent du terrain vague, longèrent la palissade et tournèrent au coin de la rue.
Le musicien se retrouva seul.
Il laissa les instants s’écouler en silence. Il était las et amer. Chaque jour, ses os se faisaient plus douloureux. Dans sa mémoire dansaient des souvenirs de magie, de joies d’enfants et de lumière, mais les années passaient et l’ombre gagnait du terrain. À chaque geste hésitant, à chaque rhumatisme, il avait l’impression que disparaissaient un rire, une lueur, un flocon de neige.
Bref, il était vieux. Il leva les yeux. Autour de lui, dans ce terrain vague de Tourtille, les fantômes des défenseurs de la dernière barricade de la Commune pleuraient leurs occasions perdues.
Il fallait qu’il prenne sa retraite, sinon lui aussi ne serait bientôt lui qu’un spectre.
Puis il se souvint des trois enfants. Il regarda autour de lui mais les petits étaient partis bien sûr, depuis de longues minutes. Pourtant il avait quelque chose à leur dire : il devait les avertir, les prévenir.
Trop tard.
Les trois petits enfants tournaient au coin de la rue quand une main se posa sur l’épaule de Leïla.
— Un instant, s’il vous plaît, dit une voix féminine.
Vous n’êtes jamais allés dans un commissariat, les enfants, et je vous en épargnerai la description. Ce qu’il faut que vous sachiez, c’est que la policière, Mina, celle au pantalon de cuir noir, menait une guerre personnelle contre l’homme aux cheveux bleus et son gang. Elle savait que les enfants travaillaient pour lui et avait observé leur discussion avec Karine avant de leur mettre le grappin dessus. Tu sais, Ivan, les flics ne disent pas toujours la vérité. Ça te choque, je sais, parce que tu m’as dit que tu voulais devenir policier quand tu seras grand, mais il faut que tu comprennes qu’il n’y a pas que des gentils policiers. Il y en a aussi qui volent et qui trafiquent, qui frappent et qui tuent. Mina n’était pas de ceux-là, heureusement, mais elle savait mentir et menacer quand elle en avait besoin. Et c’est ce qu’elle fit ce soir-là. Elle voulait des informations sur l’homme aux cheveux bleus, sur le gang, sur Karine, sur leur manière de procéder.
Elle avait l’avantage de l’âge, du lieu, de la parole et de la peur. Devant elle il n’y avait que trois petits enfants terrifiés. Quand elle les raccompagna chez eux, quatre heures plus tard, ils avaient dit tout ce qu’ils savaient.
Tant sont allés, tant sont venus
Que sur le soir se sont perdus
répétait, encore et encore, une radio solitaire quelque part derrière des volets fermés. Ou étaient-ce les paroles qui tournaient dans la tête de Leïla ?
Il était une heure du matin, et Mina suivait les trois gamins qui trottinaient dans la rue sombre. Mina était une fille dure, qui en avait vu d’autres, mais quelque chose bougeait en son cœur en les voyant filer ainsi devant elle, sages, apeurés et tristes. Quelque chose en elle frissonna quand elle les vit s’arrêter, terrifiés devant l’immeuble où habitait leur père, comme si la maison les regardait avec… eh bien, une bouche amère et des yeux glauques et violents.
Mina savait ce qui les attendait au quatrième étage, et elle comprenait qu’ils n’aient pas envie d’y aller.
Au pied de l’immeuble se trouvait la boutique du marchand d’amandes, de pistaches, d’abricots secs et de pruneaux. Sa boutique contenait autre chose, bien sûr. Il y avait des fruits, des légumes, du fromage et tous les produits d’épicerie, ainsi qu’un rayon de viande fraîche et des jambons, au fond. Le marchand finissait de ranger ses rayons, s’apprêtant à baisser son rideau de fer. Il restait ouvert très tard, bien plus que ne le permettait le règlement, mais les policiers avaient d’autres chats à fouetter.
— Bonsoir, les enfants, dit-il. Bonsoir, mademoiselle Willemina. Qu’est-ce que tout ce beau monde fait dehors à cette heure ?
La voix était rieuse, mais pas les yeux. Le marchand observait la mine battue des enfants avec des pupilles d’acier.
— Rien d’important, répondit Mina d’un ton indifférent. Comment vont les affaires ?
— Très bien, je vous remercie, dit l’homme sans quitter les enfants du regard.
Les trois petits étaient sur le pas de la porte de l’immeuble quand Yassine se tourna vers Mina.
— Si vous montez, notre père saura ce que nous avons fait, et alors…
Le « et alors », c’étaient des visions de bouteilles brisées, de coups, d’alcool répandu et de bleus sur le visage de Leïla.
— Très bien, dit Mina après un instant d’hésitation. Allez-y seuls.
Elle les regarda entrer un à un dans la cage d’escalier, jeta un dernier coup d’œil à la rue et partit.
Le vent murmura tout le jour suivant ; les ombres susurrèrent toute la nuit.
« Trois petits enfants se sont perdus », disait la rumeur, qui passait de bouche en bouche et de bonnet en bonnet.
« Trois petits enfants se sont perdus », disaient les souffles derrière les fenêtres, dans les couloirs et les cages d’escalier.
« Trois petits enfants se sont perdus », chuchotaient les créatures nocturnes, derrière les devantures sales des bars de passes et des maisons de jeux.
« J’ai entendu un cri », disait une petite fille rousse à son chat roux, dans un immeuble contiguë à la maison des enfants. « Un seul cri, un peu aigu, comme celui d’une petite fille terrifiée. »
Mais la rumeur n’atteignit Mina que le deuxième matin. Il lui fallut la vérifier, aller voir le père, englué dans l’alcool, aller voir l’école, les voisins et l’assistante sociale avant de pouvoir confirmer que les enfants avaient vraiment disparu.
Saint Nicolas, au bout d’sept ans,
Vint à passer dedans ce champ ;
Il s’en alla chez le boucher :
« Boucher, voudrais-tu me loger ?
– Entrez, entrez, Saint Nicolas,
De la place il n’en manque pas. »
Il faisait froid, humide et noir. Les murs de la caverne de l’ogre suintaient de liquides obscurs ; l’air était pesant d’odeurs fétides de chairs pourries et de sodas éventés. Au centre, entre les piles de caisses, les entassements de boîtes de conserve et les packs de canettes se trouvait le billot ruisselant de sang séché. Un des hachoirs était tombé sur la pierre humide.
Au-dessus de leur tête, l’ogre marchait.
Les trois petits enfants étaient attachés au mur par des chaînes. Giamill pleurait, les yeux fixés de l’autre côté de la caverne, sur un sac en plastique gris d’où était tombé un doigt coupé.
Au-dessus de leur tête, l’ogre marchait.
Les morceaux de viande salée se balançaient au plafond à chaque pas, et Yassine croyait les voir saigner et hurler, hurler avec la voix de son frère et de sa sœur, et il lui fallait secouer la tête jusqu’à ce que ses oreilles se décrochent pour revenir à la réalité.
Au-dessus de leur tête, l’ogre marchait. Il recevait les clients, riait et plaisantait en remplissant leurs cabas de poireaux, de pommes de terre, de haricots ou de semoule. L’ogre disait : « Et comment va votre dame ? » en donnant un petit rab’ de clémentines, allez, deux cents grammes gratuits, c’est pour la famille. Yassine entendait le bruit caractéristique des packs de bouteilles qu’on déplaçait et à sa gorge s’agrippait un petit monstre spécial, rien que pour lui : la soif.
Depuis combien de temps étaient-ils ici ?
Aucun moyen de le savoir. Le soleil et la lune étaient invisibles dans la caverne de l’ogre. Il ne leur donnait ni à manger ni à boire, et cela faisait des heures que les yeux de Leïla étaient devenus vides – elle était tombée dans une sorte de torpeur terrifiante, dont elle se réveillait parfois, avec une secousse et des pleurs secs. Les premières heures, Yassine avait chanté pour les rassurer. Toutes les chansons qu’il connaissait, et il en connaissait beaucoup : c’était son talent, chanter. Il n’y en avait qu’une qu’il avait soigneusement évitée, même s’il savait qu’il n’y avait que celle-là dans la tête de Leïla et Giamill.
Il n’était pas sitôt entré
Qu’il a demandé à souper.
On lui apporte du jambon,
Il n’en veut pas, il n’est pas bon.
On lui apporte du rôti,
Il n’en veut pas, il n’est pas cuit.
« De ce salé je veux avoir,
Qu’y a sept ans qu’est dans le saloir. »
Quand le boucher entendit ça
Hors de sa porte il s’enfuya :
« Boucher, boucher, ne t’enfuis pas ;
Repens-toi, Dieu t’pardonnera. »
Saint Nicolas pose trois doigts
Dessus le bord de ce saloir :
« Petits enfants qui dormez là.
Je suis le grand Saint Nicolas. »
Et le grand saint étend trois doigts,
Les p’tits se relèvent tous les trois.
Non, Yassine n’avait pas pu chanter cela ; s’il avait essayé, sa voix se serait brisée d’amertume et de faux espoirs.
Il avait passé l’âge de croire en Saint Nicolas.
Il y avait eu un court instant, pourtant… C’était quelques heures après que l’ogre les eut capturés. Le rideau de fer s’était levé – était-ce le matin ? Quelqu’un était entré dans la boutique. Au-dessus de leur tête, la voix de l’ogre et la voix du client matinal avaient discuté un moment, et Yassine avait vu, su, senti que c’était le joueur d’orgue de Barbarie, dont il reconnaissait le ton rauque. Mais le client était parti, et le bref espoir avec lui.
Puis il avait chanté, puis il n’avait plus eu la force de chanter, et Leïla était tombée dans son sommeil de plomb.
Le rideau de fer s’était ouvert et refermé plusieurs fois.
Yassine tomba lui aussi dans une torpeur rythmée par les pas et les paroles de l’ogre, là-haut. Le temps passa ; dans son demi-sommeil, il entendit babiller des voix aiguës et chantantes. Derrière ses paupières fermées, il vit quatre lutins rieurs, manteaux verts et bonnets rouges, qui dansaient et jouaient. Ils étaient tout près.
Yassine les appela à l’aide, mais ses lèvres étaient si sèches qu’elles ne pouvaient plus bouger, et les lutins ne l’entendirent pas.
Le temps passa…
Tout près et très loin à la fois, les lutins passèrent devant une petite porte en bois ronde à côté de laquelle était pendue une clé dorée.
Sursautant, Yassine ouvrit les yeux. Il les écarquilla dans l’obscurité, mais la caverne était vide. Il n’y avait pas de lutins, juste Leïla et Giamill, qui dormait aussi, perdu dans les tentacules d’un rêve noir.
Il allait refermer les paupières quand il aperçut la porte en bois ronde, de l’autre côté de la cave. S’il ne l’avait pas vue avant, c’est qu’elle était à moitié dissimulée par des caisses et des vieux packs de bouteilles de Coca en verre…
Mais il n’y avait pas de clé dorée pendue à un crochet, et pas de lutins, et Yassine avait mal aux poignets à force de tirer sur les chaînes. Il pensa à sa mère, qui était partie il y a longtemps, quand Giamill n’était qu’un gros bébé joufflu. À son père, qui devait flotter dans un nuage de vin bon marché, et qui se moquait de les voir rentrer ou non.
Personne pour les chercher, personne pour les pleurer.
Qui se souciait de trois petits enfants perdus ?
C’était le quatrième jour de leur disparition et Mina préparait l’assaut. Les services spécialisés s’occupaient de chercher les gamins, bien sûr. Ils étaient en alerte à cause des deux meurtres qui avaient eu lieu dans le secteur, mais Mina avait eu la sensation qu’ils n’y croyaient pas vraiment. Les enfants avaient fugué une fois, quand leur mère était partie. L’équipe de la P.J. croyait qu’ils allaient réapparaître, et ne voulait pas perdre un temps précieux sur une fausse piste.
Ils avaient refusé de l’écouter. Pourtant Mina savait la vérité. Les trois petits enfants étaient tombés victimes de sa guerre personnelle contre le gang de l’homme aux cheveux bleus.
Ils avaient su qu’elle leur avait soutiré des informations, et ils s’étaient vengés. Karine, ou quelqu’un d’autre, l’avait vue les raccompagner chez eux.
Et l’homme aux cheveux bleus les avait tués, tués et découpés comme il avait tué et découpé la petite Yanaèlle, qui volait dans le métro, et le petit Thomas, qui passait de la drogue pour un gang concurrent.
Jamais Mina n’avait eu aussi mal. Trois petits enfants étaient morts, et c’était de sa faute, parce qu’elle les avait fait parler.
Le soir du quatrième jour, ses collègues et elle donnèrent l’assaut dans le squat où était installé le gang. L’assaut réussit, et même si l’homme aux cheveux bleus parvint à s’enfuir, Mina et les autres arrêtèrent Karine et la plupart de ses amis.
Mais ils ne trouvèrent pas de cadavres, et nulle trace des trois petits enfants.
Le soir du cinquième jour, l’ogre tua Giamill.
Il l’arracha hurlant de ses chaînes et le posa sur le billot. Puis il le maintint fermement et leva son hachoir. Il frappa un premier coup sur la gorge, tranchant net la trachée artère et fracassant les vertèbres. Giamill mourut dès le premier coup, ce qui n’empêcha pas l’ogre de rugir et le hachoir de retomber encore. L’ogre meuglait des insultes, Leïla hurlait tout court, et Yassine hurlait à Leïla : « Ferme les yeux ! Ferme les yeux ! »
Quand l’ogre s’arrêta de frapper, il n’y avait plus que des morceaux ensanglantés, mais Leïla avait les yeux fermés et les poings sur ses oreilles et Yassine continuait de crier : « Garde son image au fond des yeux ! Il ne meurt pas tant que tu gardes son image au fond des yeux ! » Et Leïla, occupée à pleurer et à ne pas perdre l’image de son frère derrière ses paupières, n’entendit pas l’ogre parler à Yassine.
— C’est toi le plus coupable, disait l’ogre. C’est toi qui as entraîné ton frère et ta sœur à voler, et c’est toi qui seras le plus puni. Je tuerai la petite demain, et à chaque coup, pense que c’est de ta faute.
Il lui donna à boire, sans doute pour le maintenir vivant, et partit. Un peu plus tard, Yassine entendit les lutins rire et chanter de l’autre côté de la petite porte en bois, mais le désespoir l’avait gagné depuis longtemps et il sombra entre les pierres noires.
Le matin du sixième jour, Mina et ses collègues réussirent à piéger l’homme aux cheveux bleus à un faux rendez-vous. Ils le prirent avec plus de dix kilogrammes de coke dans son sac Adidas, et le commissariat retentit d’applaudissements et du bruit des bouchons des bouteilles de mousseux qui sautaient. C’était un sacré coup de pouce pour sa carrière ; pourtant Mina garda son serpent au fond de la gorge. Parce que pendant toute la journée d’interrogatoire, les policiers rassemblés ne parvinrent pas à faire cracher à l’homme aux cheveux bleus le moindre aveu sur la petite Yanaèlle, sur Thomas ou sur les trois petits enfants.
Le soir du sixième jour, l’ogre tua Leïla.
Yassine ne pouvait que crier, d’une gorge rauque et douloureuse. Pendant que l’ogre l’attachait sur le billot encore humide du sang de son frère, Leïla hurlait : « Garde-moi derrière tes paupières ! Garde-moi derrière tes paupières ! » Puis elle se tut, et l’ogre remonta l’escalier sans rien dire à Yassine.
Le soir du septième jour, Mina alla se promener du côté de l’immeuble des trois petits enfants, là où elle les avait vus pour la dernière fois. Le père avait affirmé qu’ils n’étaient pas rentrés cette nuit-là. Il était saoul pendant l’interrogatoire, mais Mina pensait qu’il n’avait pas menti. Les enfants s’étaient sans doute cachés dans la cage d’escalier, et avaient attendu qu’elle parte avant de ressortir.
Le soleil était couché, les étoiles invisibles par-delà la couche de pollution. Mina leva les yeux vers le troisième étage de l’immeuble et observa les fenêtres sans rien dire.
Elle se sentait seule et impuissante.
La rue était presque vide ; il commençait à neiger. À quelques mètres de là, le marchand d’amandes, de pistaches, d’abricots secs et de pruneaux rangeait son éventaire, frottant l’une contre l’autre ses grosses mains séchées par le froid. Dans l’immeuble d’à côté, devant la mercerie, quatre gamins en doudoune verte et bonnets rouges salissaient leurs mitaines en faisant des boules de neige.
Au croisement de la rue, le vieux joueur d’orgue de Barbarie apparut. Il avança lentement vers eux, le nez en l’air, comme s’il humait quelque chose.
Mina secoua la tête. Il y avait une curieuse attente dans l’air. Peut-être était-ce la neige, ou l’avion qui passait, très haut dans le ciel.
— Ça va, mademoiselle Willemina ? demanda le marchand d’amandes, de pistaches, d’abricots secs et de pruneaux.
Sa voix était aimable, mais Mina avait l’impression qu’il regardait ailleurs… comme si son esprit était fixé sur un autre endroit, et que ses pupilles n’arrivaient pas à s’en détacher. On aurait dit que ses mains essayaient déjà d’autres gestes au lieu d’accrocher des régimes de bananes à une ficelle, comme elles auraient dû.
Le joueur d’orgue de Barbarie s’arrêta un long moment devant la maison du père des enfants, suivant des yeux des lignes que lui seul voyait.
— Ça va, répondit Mina. Beaucoup de boulot au commissariat. Vous savez, les gamins qui disparaissent, et tout ça…
— Dans quel monde vivons-nous, dit le marchand.
Mina fronça les sourcils, car il n’avait pas l’air convaincu et pourtant la phrase ne nécessitait pas beaucoup de conviction.
Soudain, le marchand d’amandes, de pistaches, d’abricots secs et de pruneaux regarda Mina au fond des yeux pour la première fois.
— Il faut dire qu’il y en a qui cherchent, aussi, dit-il. Des voleurs, que c’étaient, ces enfants. De petites graines pourries qui infestaient la ville, de petites semences de chienlit… Au moins, ceux-là ne deviendront pas des assassins plus tard.
Mina continua à le regarder.
Parfois, vous savez, mes chéris, une petite lumière s’allume au fond de la tête. Quand la petite lumière prend et se communique aux neurones, c’est le moment des idées géniales, des solutions de problèmes, le moment où les écrivains font vibrer les claviers tellement ils tapent vite. Et puis, des fois, la petite lumière ne « prend pas ». Elle reste seulement là, et on sent qu’on a mis le doigt sur quelque chose, mais on ne sait pas quoi.
La petite lumière était allumée dans le cerveau de Mina.
Mais elle ne parvenait pas à savoir ce que la lueur éclairait.
Mina observa sans bouger le marchand d’amandes, de pistaches, d’abricots secs et de pruneaux finir de rentrer ses étalages. Il fermait tôt, ce soir-là : il n’était que dix heures. Sans doute avait-il quelque chose à faire, quelque chose à terminer avant de pouvoir se coucher l’esprit tranquille.
Mina s’éloigna.
Un peu plus loin, la mercière sortit de sa boutique et commença à disputer les quatre enfants en doudoune verte et bonnets rouges. Ils restaient trop tard dehors, elle ne pouvait pas leur faire confiance, et patati et patata. La litanie habituelle des mères.
Saisie d’une soudaine impulsion, Mina s’approcha.
— Salut, les affreux.
— Salut, mam’zelle Mina, répondirent les gamins en chœur.
La mère se contenta de lui jeter un regard noir : elle aurait préféré que ses gosses rentrent sans barguigner au lieu de parler à un flic.
— Dites-moi, reprit Mina. Le soir où les trois petits enfants ont disparu… (Elle désigna l’immeuble, mais ni la mère, ni les gamins n’avaient besoin d’explications.) Vous étiez restés tard dehors, aussi ?
— Ah ça non ! grommela la mère. C’est la première fois qu’ils se couchent à cette heure en semaine, et ils vont en entendre parler…
— Dommage, soupira Mina.
Les gamins rentrèrent dans la mercerie qui appartenait à leur mère ; l’appartement était au premier étage, au-dessus de la boutique. Mina les suivit sans intention précise, peut-être pour leur poser d’autres questions. La mère la laissa faire. Elle n’osait pas protester, parce qu’elle avait eu des problèmes avec les impôts et le syndic, et qu’elle mélangeait un peu tout.
Les quatre gamins retirèrent leur bonnet et leur doudoune, révélant quatre visages rosis par le froid, surmontés par quatre tignasses de cheveux roux. Une des chevelures était plus longue que les autres : celle d’une petite fille qui se tourna vers l’escalier du fond et appela : « Tibérius ! »
— Alors vous n’avez rien vu et rien entendu ce soir-là, dit Mina, regardant un chat roux approcher sans se presser.
Les garçons secouèrent la tête, mais la petite fille leva le menton.
— Moi, j’ai entendu un cri, dit-elle. Un seul, très aigu. Mais Maman dit que…
— Joséphine invente toujours, dit la mère avec nervosité, comme si elle avait l’impression qu’on allait encore lui reprocher quelque chose.
— Un cri où ? Dans la rue ?
La petite fille secoua la tête.
— Non. En bas.
— À la cave, expliqua la mère. Ils vont y jouer l’après-midi, en sortant de l’école. Mais elle raconte des histoires, car on n’entend rien du tout là-bas.
Mina regarda l’escalier, qui descendait à la cave de l’immeuble, contiguë à la maison des enfants, et donc à la cave du marchand d’amandes, de pistaches, d’abricots secs et de pruneaux.
Dans la caverne de l’ogre, Yassine avait gardé les mains sur ses yeux. Il aurait aimé en avoir quatre, des mains, pour ne pas entendre. Mais toute la journée, il avait entendu : les pas au plafond, les raclements des caisses et des bouteilles. Il avait entendu les pas des autres, ceux des clients qui venaient parler avec l’ogre et repartaient avec des provisions.
Mais peu à peu, les clients s’étaient faits plus rares, et Yassine avait su que le soir tombait. Puis il y eut le bruit des étalages qu’on rentrait.
Le rideau de fer se baissa…
À moitié seulement.
Yassine enleva les mains de ses yeux. Le rideau de fer se relevait, comme si un client avait voulu entrer à la dernière minute et acheter quelque chose. Yassine entendit, vit, sentit les pas du joueur d’orgue de Barbarie faire craquer le sol à différents endroits de la boutique, comme s’il demandait… quoi ? Du jambon, du rôti, du salé, qui depuis sept ans est dans le saloir ? Mais non, les pas s’éloignèrent, le boucher ne voulait pas s’enfuir, ni que Dieu lui pardonne, il vendit la viande sans ciller et le rideau de fer se referma.
Quelque part dans les réseaux souterrains de rocs torturés descendait une guerrière qui ne savait pas qu’elle avançait vers une petite porte ronde avec une clé dorée ; quelque part plus haut, quatre lutins piétinaient et riaient ; et Yassine savait tout cela, les murs de l’ogre le criaient, et chaque pas de l’ogre sur chaque marche le criait, et le hachoir et le billot et les corps découpés de son frère et sa sœur. Quand l’ogre le saisit il hurla, les poings sur ses paupières, parce que c’était le seul moyen de garder son frère et sa sœur vivants derrière, et il hurla encore parce que quand il allait mourir, ses yeux allaient s’éteindre et Giamill et Leïla disparaîtraient pour toujours.
Mina se mit à courir en entendant les cris, secoua la porte de liaison entre les deux caves jusqu’à ce qu’elle voie la clé rouillée attachée au crochet. Elle la fit jouer dans la serrure en anticipant le geste qu’elle ferait pour saisir son arme dans son manteau, mais quand la serrure joua enfin les cris s’étaient arrêtés, remplacés par un horrible gargouillis.
Mina sent son cœur s’arrêter. Elle continua et ouvrit enfin la porte. D’abord elle ne vit rien, car la lumière était très faible, puis une immense silhouette, si grande que la caverne pouvait à peine la contenir, se tourna vers elle en levant un hachoir dégoulinant de sang. Elle sortit son arme, mais le hachoir la frappa à la tempe…
Elle sentit les os craquer…
Et tomba…
Le premier dit : « J’ai bien dormi. »
Le second dit : « Et moi aussi. »
Et le troisième répondit :
« Je croyais être en Paradis…»
Ils étaient trois petits enfants
Qui s’en allaient glaner aux champs…
Elle se réveilla avec un atroce mal de crâne, la tête sur les genoux de David, son partenaire. Elle était dans la cave du marchand d’amandes, de pistaches, d’abricots secs et de pruneaux, qui grouillait de policiers et d’infirmiers et de plus de gens qu’il semblait humainement possible d’en contenir.
Le joueur d’orgue de Barbarie, qui paraissait très vieux et très fatigué, expliquait quelque chose au commissaire. Le marchand avait disparu.
— On l’a embarqué, dit David, comme s’il lisait dans le regard de Mina. Il est bon pour trente ans, le temps de se repentir...
Une infirmière de la Croix Rouge – pourquoi la Croix Rouge ? Pourquoi pas la protection civile ? disait la part du cerveau de Mina qui restait professionnelle – était en train de réconforter Yassine, Giamill et Leïla, qui frottaient leurs poignets bleuis par les chaînes.
— Non, chuchota-t-elle, les yeux posés sur Yassine. Il était mort. Je suis arrivée trop tard.
— Mais non, fit David en lui caressant les cheveux. Le vieux musicien les a sauvés. Il était dans la boutique ; il est descendu en entendant crier…
Mina se releva en frottant sa tempe, comme si elle n’arrivait pas à croire que son crâne soit entier. Elle regarda l’infirmière prendre le pouls des trois enfants enveloppés dans les couvertures. Elle écouta les autres lui raconter comment le musicien avait vu le marchand d’amandes, de pistaches, d’abricots secs et de pruneaux se préparer à la frapper, comment il avait assommé l’assassin avec une bouteille en verre avant de délivrer les enfants et d’appeler la police.
Une bouteille ?
Mina n’arrivait pas à se concentrer.
Sa tempe lui faisait mal, et elle aurait juré avoir été frappée, mais il n’y avait pas de cicatrice.
Elle suivit les trois petits enfants qui montaient l’escalier pendant que David désignait sur les murs ce qui devait être les taches du sang de la petite Yanaèlle, et celles du sang du petit Thomas. Mina serra les dents et continua à monter, car elle ne voulait plus rien voir.
Avant que les trois enfants n’entrent dans l’ambulance, elle serra Yassine sur son cœur et lui expliqua comme elle avait eu peur, comme elle était heureuse qu’ils soient là, tous les trois, enveloppés dans des couvertures. Leïla lui lança un pauvre sourire, Giamill la regarda de ses yeux embués de larmes, et Yassine se pencha vers elle. Ils se tinrent les mains longtemps, jusqu’à ce que l’infirmière les sépare.
— Je t’ai vue venir, souffla Yassine avant que les portes de l’ambulance ne se referment. Je t’ai vue approcher dans le souterrain…
Mina se releva, frotta sa tempe et, un très court instant, il lui sembla que la ville était une créature noire et vivante. Il lui sembla que quatre lutins regardaient l’ambulance partir avec des yeux étonnés, et que dans les groupes de curieux qui s’étaient formés sur le trottoir, certains avaient la peau luisante et blafarde, et des yeux buveurs de vie. Il lui sembla qu’un nuage de fées aux ailes étincelantes s’élevait dans la rue, tournant autour du toit de la maison comme des papillons autour d’une flamme…
Elle repensa au vieux musicien, au marchand d’amandes, de pistaches, d’abricots secs et de pruneaux, au hachoir qui s’était abattu sur son crâne et, un court instant, il lui sembla tenir quelque chose, et les spectres hurlaient dans le ciel au-dessus d’elle, mais aussi vite qu’elle était venue, la sensation s’évapora.
Mina cligna des yeux pour reprendre ses esprits, se glissa dans la voiture et rentra chez elle.
Eh bien oui, c’est fini.
Navré, mes chéris, si je n’ai pas de conclusion grandiose. Les histoires ne se finissent pas forcément par : « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants », ou « C’est ainsi que disparut à jamais la majestueuse ville d’Atlantis », ou « Il reposa le diadème sur son socle et s’en fut dans le soleil couchant ».
La vérité ? À toi d’en décider, mon lapin. Je peux te dire ce qui fut raconté dans les journaux : que les trois enfants avaient été sauvés in extremis au moment où l’assassin avait enfin décidé de les tuer, après sept jours de détention. Ils avaient eu si peur qu’ils avaient rêvé qu’ils étaient morts, mais un suivi psychologique était prévu.
Si Mina et les enfants se revirent après ? Aucun couplet n’est prévu à ce sujet : laisse libre cours à ton imagination. Pourquoi pas ? Quand on sauve la vie de quelqu’un, on s’en sent souvent responsable. Et elle leur avait presque sauvé la vie…
Hein ? Le vieil orgue ? Il est au grenier, mais je ne vais plus dans les rues, tu sais, je suis trop vieux. L’un d’entre vous en héritera sûrement. Mais allez, assez discuté, il est temps d’aller vous coucher.
Chut… Au lit, maintenant, bien au chaud, sous la couette.
Fermez les yeux, et vous croirez être en Paradis.