Il s’endort aussitôt.
Pendant que Cressida et Pollux installent d’autres couchettes pour chacun d’entre nous, je soigne les poignets de Peeta. Je rince le sang avec précaution, j’applique un antiseptique et j’enroule des bandages sous les menottes.
— Tu as intérêt à les garder propres, sinon l’infection risque de s’étendre, et...
— Je sais ce que c’est qu’un empoisonnement du sang, Katniss, dit Peeta. Même si ma mère n’est pas guérisseuse.
Tout à coup, je revois une autre blessure, un autre pansement.
— Tu m’avais dit exactement la même chose dans nos premiers Jeux. Réel ou pas réel ?
— Réel, répond-il. Et tu as risqué ta vie pour récupérer le médicament qui m’a sauvé ?
— Réel. (Je hausse les épaules.) C’est grâce à toi si j’avais encore une vie à risquer.
— Ah bon ?
Mon commentaire le plonge apparemment dans la confusion. Un souvenir lointain doit lutter pour capter son attention, car il se crispe et ses poignets bandés tirent sur les menottes. Puis son corps semble se vider d’un coup de toute son énergie.
— Je suis si fatigué, Katniss.
— Va dormir, lui dis-je.
Il n’accepte qu’à la condition d’être menotté à l’un des barreaux de l’escalier. Ce n’est pas très confortable pour lui d’avoir ainsi les bras ramenés au-dessus de la tête. Mais au bout de quelques minutes, il s’endort à son tour.
Cressida et Pollux ont préparé des lits, rangé nos provisions et nos fournitures médicales, et maintenant ils me demandent comment on organise les tours de garde. Je regarde Gale sur son grabat, Peeta et ses menottes. Pollux n’a pas dormi depuis deux jours, et Cressida et moi n’avons pris que quelques heures de repos. Si une troupe de Pacificateurs faisait irruption par ce panneau, nous serions faits comme des rats. Nous sommes complètement à la merci de cette pauvre femme-tigre ; mon seul espoir est qu’elle éprouve une envie dévorante de voir Snow se faire tuer.
— Franchement, je ne crois pas qu’il soit très utile de monter la garde. Essayons plutôt de dormir un peu, dis-je.
Ils hochent la tête avec lassitude et nous nous pelotonnons dans nos fourrures. La flamme s’est éteinte en moi, et ma force avec elle. Je m’abandonne entre les peaux à l’odeur de moisi et m’enfonce dans le sommeil.
Je fais un rêve. Un long rêve monotone dans lequel j’essaie de revenir au district Douze. Il est encore intact, et sa population toujours en vie. Effie Trinket, impayable avec sa perruque rose et son tailleur sur mesure, voyage avec moi. J’essaie de la semer à chaque étape mais elle ne cesse de réapparaître à mes côtés, en m’expliquant qu’elle doit veiller à ce que je respecte mon programme. Sauf que ce programme est constamment modifié, compromis par l’absence d’un tampon officiel ou retardé par Effie qui a cassé un talon. Nous campons plusieurs jours sur un banc de la gare au district Sept, dans l’attente d’un train qui n’arrive jamais. À mon réveil, je me sens encore plus épuisée par ce rêve que par mes cauchemars habituels pleins de sang et de terreur.
Cressida, la seule qui soit réveillée parmi mes compagnons, m’apprend que nous sommes en fin d’après-midi. J’avale une boîte de ragoût de bœuf que je fais descendre avec beaucoup d’eau. Puis je m’adosse au mur de la cave, tâchant de passer en revue les événements de la veille.
Revoyant chaque mort l’un après l’autre. Je les énumère sur mes doigts. Un, deux - Boggs et Mitchell dans le champ de mines. Trois - Messalla, liquéfié par le piège lumineux Quatre, cinq - Jackson et Leeg 1 faisant le sacrifice de leur vie au Hachoir. Six, sept, huit - Castor, Homes et Finnick décapités par les lézards mutants au parfum de rose. Huit morts en vingt-quatre heures. J’ai beau savoir que c’est arrivé, ça ne me paraît pas réel. Castor est sûrement en train de ronfler sous cette pile de fourrures, Finnick va descendre allègrement les marches dans une minute et Boggs va m’expliquer son plan de repli.
Croire à leur mort reviendrait à reconnaître que je les ai tués. D’accord, peut-être pas Boggs et Mitchell - eux sont morts dans le cadre d’une vraie opération. Mais les autres ont perdu la vie pour me défendre au cours d’une mission que j’ai inventée de toutes pièces. Mon projet d’assassiner Snow me semble tellement stupide à présent. Alors que je suis là, à frissonner dans cette cave, à dénombrer nos pertes, à jouer machinalement avec les glands des cuissardes argentées que j’ai volées dans l’appartement de la femme. Oh, c’est vrai — j’avais oublié la malheureuse. Je l’ai tuée, elle aussi. Je tue même des citoyens désarmés maintenant.
Je crois qu’il est grand temps de me rendre.
Quand tout le monde est enfin réveillé, je leur fais ma confession. Je leur avoue avoir menti à propos de ma mission, les avoir tous mis en danger dans ma quête de vengeance. Un long silence s’ensuit. Puis Gale dit :
— Katniss, on savait tous que tu mentais avec ton histoire de mission secrète pour assassiner Snow.
— Toi, peut-être, admets-je. Mais les soldats du Treize n’en savaient rien.
— Penses-tu vraiment que Jackson a cru une seule seconde que tu opérais sous les ordres directs de Coin ? me demande Cressida. Bien sûr que non. Mais elle avait confiance en Boggs, et il est clair qu’il tenait à ce que tu continues.
— Boggs ne savait même pas ce que j’envisageais de faire.
— Tu l’as déclaré devant tout le monde au Commandement ! s’exclame Gale. C’était même l’une de tes conditions pour devenir le geai moqueur. « C’est moi qui tuerai Snow. »
J’ai l’impression qu’il mélange deux choses différentes. Ma négociation avec Coin pour avoir le privilège d’exécuter Snow après la guerre et cette petite escapade à travers le Capitole.
— Oui, mais pas comme ça, dis-je. C’est un désastre complet.
— Je crois au contraire que cette mission est une franche réussite, rétorque Gale. Nous avons infiltré le camp ennemi, ce qui prouve que les défenses du Capitole ne sont pas inviolables. Nous faisons les gros titres de tous les flashs d’informations. Nous avons mis la ville entière en ébullition.
— Tu peux être sûre que Plutarch est aux anges, renchérit Cressida.
— Parce que Plutarch se moque des pertes humaines, dis-je. Tant que ses Jeux sont un succès.
Cressida et Gale se succèdent pour tenter de me convaincre. Pollux approuve chacun de leurs mots en hochant la tête. Seul Peeta réserve son opinion. Je finis par lui demander :
— Et toi, Peeta ? Qu’en penses-tu ?
— Je crois... que tu ne te rends toujours pas compte... de l’effet que tu peux avoir. (Il remonte ses menottes le long du barreau pour se redresser en position assise.) Nos compagnons n’étaient pas stupides. Ils savaient très bien ce qu’ils faisaient. Ils t’ont suivie parce qu’ils étaient convaincus que tu pouvais réellement tuer Snow.
J’ignore pourquoi sa voix réussit toujours à me toucher quand aucune autre n’y parvient. Mais s’il a raison, et je crois que c’est le cas, je ne vois qu’une seule manière de rembourser ma dette envers les autres. Je sors ma carte en papier d’une poche de mon uniforme et je l’étale par terre avec une détermination toute neuve.
— Où sommes-nous, Cressida ?
La boutique de Tigris se trouve à cinq pâtés de maisons du Grand Cirque et de la résidence de Snow. Nous n’aurons pas de mal à couvrir cette distance dans une zone où les pièges sont désactivés pour la sécurité des habitants. Nos déguisements, quitte à les compléter avec des accessoires empruntés à Tigris, devraient nous permettre de passer inaperçus. Mais ensuite ? La résidence sera sûrement sous bonne garde, protégée vingt-quatre heures sur vingt- quatre par des caméras de surveillance, hérissée de pièges prêts à s’activer d’une simple pression sur un bouton.
— Ce qu’il faudrait, c’est un moyen de l’attirer à découvert, me dit Gale. Pour que nous ayons une chance de l’abattre.
— Fait-il encore des apparitions publiques ? demande Peeta.
— Je ne pense pas, répond Cressida. En tout cas, ses interventions récentes ont toutes été tournées dans sa résidence. Et ça, même avant l’offensive des rebelles. J’imagine qu’il se montre plus méfiant depuis que Finnick a révélé ses crimes.
Très juste. Les Tigris du Capitole ne sont plus les seules à haïr Snow désormais. Il y a aussi tout un réseau de personnes qui savent ce qu’il a fait à leurs amis et à leurs familles. Il faudrait un petit miracle pour le convaincre de sortir du bois. Quelque chose comme...
— Je parie qu’il se montrerait pour moi, dis-je. Si j’étais capturée. Il voudrait rendre la chose aussi publique que possible. Il voudrait me faire exécuter sur les marches de son perron. (Je laisse chacun imaginer la scène.) Et Gale n’aurait plus qu’à l’abattre depuis la foule.
— Non. (Peeta secoue la tête.) Il y a beaucoup trop de risques. Snow pourrait décider de te garder au secret pour t’interroger. Ou de te faire exécuter en public hors de sa présence. Ou de te faire assassiner à l’intérieur avant d’accrocher ton corps à sa façade.
— Gale ? Dis-je.
— Je trouve la solution plutôt extrême, moi aussi, reconnaît-il. Peut-être en dernier recours ? Continuons à réfléchir.
Dans le silence qui s’ensuit, nous entendons Tigris marcher au-dessus de nos têtes. C’est sans doute l’heure de la fermeture. Elle est en train de tout verrouiller, de fermer ses volets, peut-être. Quelques minutes plus tard, le panneau coulisse au sommet de l’escalier.
— Venez, nous appelle Tigris d’une voix rauque. Je vous ai apporté à manger.
C’est la première fois qu’elle nous adresse la parole depuis notre arrivée. J’ignore si c’est naturel ou le fruit de longues années de pratique, mais quelque chose dans sa façon de parler m’évoque le ronronnement d’un gros chat.
En montant les marches, Cressida lui demande :
— Avez-vous pu contacter Plutarch ?
— Pas moyen. (Tigris hausse les épaules.) Il a sûrement compris que vous aviez trouvé une cachette quelque part, ne vous en faites pas. M’en faire ? Je me sens immensément soulagée d’apprendre que je ne recevrai pas d’ordres directs du Treize. Ca m’évitera d’avoir à les ignorer. Je ne suis pas pressée non plus de devoir justifier chaque décision que j’ai prise au cours des deux derniers jours.
Une miche de pain sec, une part de fromage moisi et un demi pot de moutarde nous attendent sur le comptoir. Ça me rappelle que tout le monde n’a pas l’estomac plein au Capitole ces derniers temps. Je ne peux m’empêcher de mentionner nos conserves à Tigris, mais elle balaye mes objections d’un revers de la main.
— Je ne mange pratiquement rien, m’assure-t-elle. Et seulement de la viande crue.
Voilà qui me semble pousser loin le souci du détail, mais je ne fais pas de commentaire. Je me contente de racler la moisissure sur le fromage et de partager la nourriture entre nous.
Tout en mangeant, nous suivons les dernières informations télévisées du Capitole. Le gouvernement a pu établir que nous ne sommes plus que cinq. On offre une grosse récompense pour toute information susceptible de conduire à notre capture. On souligne à quel point nous sommes dangereux. On nous montre en train d’échanger des coups de feu avec les Pacificateurs, même si la séquence s’interrompt avant l’intervention des mutations génétiques. Un bref hommage est rendu à la malheureuse que j’ai tuée, qu’on nous montre étendue dans son appartement, avec ma flèche en plein cœur. On lui a rectifié son maquillage pour la caméra.
La rébellion laisse le Capitole diffuser ses émissions sans interruption.
Je demande à Tigris :
— Les rebelles ont-ils fait une déclaration aujourd’hui ?
(Elle secoue la tête.) Coin doit se mordre les doigts de me savoir encore en vie. Je parie qu’elle ne sait pas quoi faire de moi.
Tigris ricane.
— Personne ne sait quoi faire de toi, ma petite.
Puis elle m’oblige à prendre une paire de leggings en fourrure, bien que je n’aie pas de quoi la payer. C’est le genre de cadeaux qu’on ne refuse pas. Il fait trop froid dans cette cave, de toute façon.
De retour en bas après avoir mangé, nous continuons à nous creuser la cervelle à la recherche d’un plan. Il n’en sort pas grand-chose, sinon que nous ne pouvons pas continuer à nous déplacer en groupe et que nous devrions essayer de nous infiltrer séparément dans la résidence avant que j’aille m’offrir en appât. Je veux bien consentir au deuxième point pour mettre un terme à la discussion. Si je décide de me livrer, je n’aurai besoin de la permission ou de la participation de personne.
On change les bandages des blessés, on rattache Peeta à son barreau, puis on s’installe pour dormir. Quelques heures plus tard, j’émerge du sommeil et je surprends une conversation à voix basse. Gale et Peeta. Je ne peux m’empêcher de tendre l’oreille.
— Merci pour l’eau, dit Peeta.
— Pas de souci, répond Gale. Je me réveille dix fois par nuit, de toute manière.
— Pour t’assurer que Katniss est toujours là ?
— Il y a de ça, reconnaît Gale.
Après un long silence, Peeta reprend la parole.
— C’était drôle, ce qu’a dit Tigris. Comme quoi personne ne savait quoi faire d’elle.
— Regarde nous, on n’a jamais su, dit Gale.
Ils rient tous les deux. C’est étrange de les entendre discuter comme ça. Presque comme deux amis. Ce qu'ils ne sont pas. Et n’ont jamais été. Même s’ils ne sont pas précisément ennemis.
— Elle t’aime, tu sais, dit Peeta. Elle me l’a plus ou moins avoué après ta flagellation.
— Ne crois pas ça, réplique Gale. Sa façon de t’embrasser pendant l’Expiation... Je peux te dire qu’elle ne m’a jamais embrassé comme ça.
— C’était seulement pour la caméra, lui dit Peeta d’une voix où perce tout de même une pointe de doute.
— Non, tu as su la gagner. Tu as tout sacrifié pour elle. C’est peut-être la seule manière de la convaincre qu’on l’aime. (S’ensuit un long silence.) J’aurais dû me porter volontaire pour prendre ta place dans les premiers Jeux. Je l’aurais protégée.
— Tu ne pouvais pas, lui rappelle Peeta. Elle ne te l’aurait jamais pardonné. Tu devais prendre soin de sa famille. Elle y attache plus d’importance qu’à sa propre vie.
— Bah, tout ça n’aura bientôt plus d’importance. Il y a peu de chances que nous survivions tous les trois à cette guerre. Et quand bien même, ce sera le problème de Katniss. Savoir qui choisir. (Gale se met à bâiller.) On ferait mieux de dormir.
— Oui. (J’entends les menottes de Peeta glisser au bas du barreau tandis qu’il s’allonge.) Je me demande quels seront ses critères.
— Oh, ça, je le sais. (J’entends à peine les derniers mots de Gale à travers ses fourrures.) Elle choisira celui qu’elle estimera le plus nécessaire à sa survie.
24
Un frisson glacé me saisit. Suis-je vraiment si froide et calculatrice ? Gale n’a pas dit : « Elle choisira celui dont la perte lui briserait le cœur », ou : « Celui sans lequel elle ne pourrait pas vivre. » Cela aurait impliqué que je sois motivée par une forme de passion. Non, pour mon meilleur ami, je choisirai celui que j’estimerai « le plus nécessaire à ma survie ». Rien n’indique que l’amour, l’attirance ou même la compatibilité de caractère pèseront dans ma décision. J’examinerai simplement ce que chacun de mes compagnons potentiels aura à m’offrir. Comme si, au bout du compte, tout se ramenait à la question de savoir qui du boulanger ou du chasseur saura me garantir la plus grande longévité. C’est horrible à dire de la part de Gale, et horrible à laisser dire de la part de Peeta. Surtout quand on sait que la moindre de mes émotions a aussitôt été récupérée et exploitée par le Capitole comme par les rebelles. Si je devais trancher maintenant, le choix serait simple. Je survivrais très bien sans aucun des deux.
Au petit matin, je n’ai ni le temps ni l’énergie de ruminer ma vexation. Tout en avalant un petit déjeuner de pâté de foie et de biscuits aux figues, nous nous rassemblons autour du poste de télévision de Tigris pour assister à l’une des prises d’antenne de Beetee. La guerre a connu un nouveau développement. Apparemment inspiré par la vague noire, un commandant rebelle imaginatif a eu l’idée de réquisitionner les véhicules abandonnés et de les envoyer sans conducteur dans les rues. Ils ne déclenchent peut-être pas tous les pièges, mais certainement la majorité. Depuis 4 heures du matin, les rebelles ont entrepris de dégager ainsi trois voies distinctes - désignées simplement comme les lignes A, B et C — jusqu’au cœur du Capitole. Ils ont déjà couvert de nombreux pâtés de maisons avec un minimum de pertes.
— Ça ne durera pas, dit Gale. En fait, je suis surpris qu’ils aient pu continuer si longtemps. Le Capitole va s’adapter en désactivant certains pièges spécifiques puis en les réactivant quand les cibles seront à portée.
Quelques minutes plus tard, sa prédiction se réalise à l’écran. Une escouade envoie une voiture à travers un pâté de maisons, où elle déclenche quatre pièges. Tout semble se dérouler sans anicroche. Trois éclaireurs reconnaissent le terrain et parviennent sains et saufs au bout de la rue. Mais le groupe d’une vingtaine de rebelles qui les suit se fait tailler en pièces par l’explosion d’une rangée de rosiers en pots devant la boutique d’un fleuriste.
— Je parie que Plutarch donnerait n’importe quoi pour être dans la salle de contrôle en ce moment, murmure Peeta.
Beetee rend l’antenne au Capitole. Une journaliste à la mine des mauvais jours annonce les quartiers qui doivent être évacués par les civils. Entre son énumération et le reportage auquel nous venons d’assister, je suis en mesure de situer sur ma carte les positions relatives des deux armées.
Alertée par un piétinement dans la rue, je m’approche de la fenêtre et jette un coup d’œil par la fente entre les volets. Dans la lumière de l’aube, je découvre un spectacle étrange. Un flot de réfugiés en route vers le centre-ville. Les plus paniqués sont en mules et chemises de nuit, tandis que les mieux préparés ont enfilé plusieurs couches de vêtements chauds. Ils emportent toutes sortes de choses, du petit chien frisé au coffret à bijoux en passant par les plantes en pot. Un homme en robe de chambre molletonnée tient à la main une banane trop mûre. Des enfants désemparés, les yeux gonflés de sommeil, trottinent au côté de leurs parents, trop apeurés ou abasourdis pour pleurer. Des détails furtifs passent dans mon champ de vision. Une paire de grands yeux bruns. Un petit bras serré autour d’une poupée favorite. Deux pieds nus, bleuis par le froid, qui trébuchent sur le pavé inégal. Tout ça me rappelle les enfants du Douze qui sont morts en fuyant les bombes incendiaires. Je m’écarte de la fenêtre.
Tigris propose de sortir jouer les espionnes puisqu’elle est la seule d’entre nous dont la tête n’est pas mise à prix. Nous regagnons notre cachette et elle part pour le centre- ville voir ce qu’elle pourra recueillir comme informations.
Je tourne dans la cave comme une lionne en cage, au point de rendre tout le monde cinglé. Quelque chose me dit que nous commettons une erreur en ne nous mêlant pas au flot des réfugiés. Quelle meilleure couverture pouvons-nous espérer ? D’un autre côté, chaque évacué présent dans la rue signifie une paire d’yeux supplémentaire à la recherche des cinq rebelles en liberté. Mais qu’avons-nous à gagner à nous terrer comme ça ? Nous ne faisons qu’épuiser nos maigres réserves de nourriture en attendant... quoi donc ? Que les rebelles s’emparent du Capitole ? Ça prendra peut-être des semaines, et je ne suis pas sûre de savoir ce que je ferais s’ils réussissaient. Certainement pas courir à leur rencontre pour les féliciter. Coin me ferait embarquer pour le Treize avant que j’aie pu dire «sureau mortel, sureau mortel, sureau mortel ». Je ne suis pas venue aussi loin, je n’ai pas perdu tous ces compagnons, pour me livrer à cette femme. C’est moi qui tuerai Snow. Par ailleurs, il y a pas mal de choses que je serais bien en peine d’expliquer à propos de ces derniers jours. Dont plusieurs qui, si elles venaient à se savoir, feraient probablement passer à la trappe notre accord concernant l’immunité des anciens vainqueurs. Or, sans même parler de moi, j’ai l’impression que certains pourraient en avoir besoin. Comme Peeta qui, quelle que soit la manière dont on veut le présenter, a été filmé en train de projeter Mitchell dans les mailles de ce filet. J’imagine tout à fait ce qu’une cour martiale de Coin penserait de ça.
En fin d’après-midi, la longue absence de Tigris commence à devenir inquiétante. On envisage la possibilité qu’elle ait été appréhendée et arrêtée, ou qu’elle nous ait livrés volontairement, ou encore qu’elle ait été blessée dans un mouvement de foule. Mais aux alentours de 18 heures, elle est de retour. Nous l’entendons faire un peu de bruit en haut, puis elle ouvre le panneau. Une merveilleuse odeur de viande grillée descend jusqu’à nous. Tigris nous a préparé un hachis de jambon en dés et de pommes de terre. C’est la première nourriture chaude que nous voyons depuis des jours, et en attendant qu’elle me remplisse mon assiette, je me surprends à saliver.
Tout en mâchant, je m’efforce de prêter attention à ce que nous raconte Tigris, mais la seule chose que j’en retiens est que les sous-vêtements en fourrure s’arrachent comme des petits pains en ce moment. Surtout auprès de gens qui ont quitté leurs logements sans prendre le temps de s’habiller. Beaucoup traînent encore dans la rue, en quête d’un abri pour la nuit. Ceux qui vivent dans les beaux quartiers du centre-ville ne leur ont pas ouvert leurs portes pour les accueillir. Au contraire, la plupart se sont enfermés à double tour, ont fermé leurs volets et font semblant d’être sortis. Le Grand Cirque déborde de réfugiés et les Pacificateurs font du porte à porte, en forçant les serrures au besoin, pour les reloger chez l’habitant.
À la télévision, un chef des Pacificateurs aux traits sévères détaille les règles spécifiques relatives au nombre de réfugiés par mètre carré que chaque citoyen sera tenu d’héberger. Il rappelle aux habitants du Capitole que la température descendra largement au-dessous de zéro pendant la nuit et que le président compte sur chacun d’eux pour être des hôtes non seulement coopératifs mais aussi enthousiastes en cette période de crise. Après quoi, on nous passe un reportage manifestement mis en scène montrant de braves citoyens installer chez eux des réfugiés remplis de gratitude. Le chef des Pacificateurs ajoute que le président en personne a fait aménager une aile de sa résidence pour y accueillir des citoyens dès demain. Il ajoute que les commerçants doivent également se préparer à céder leur espace de vente en cas de nécessité.
— Tigris, ça pourrait être vous, dit Peeta.
Je réalise qu’il a raison. Que même cette boutique à peine plus large qu’un couloir pourrait être réquisitionnée si le flot des réfugiés continue à grossir. Auquel cas nous serions coincés pour de bon dans cette cave, en danger permanent d’être découverts. De combien de temps disposons-nous ? D’une journée ? Peut-être deux ?
Le chef des Pacificateurs a d’autres instructions dont il tient à faire part à la population. Il semble qu’il y ait eu un accident malheureux ce soir, au cours duquel la foule a battu à mort un jeune homme qui ressemblait à Peeta. En conséquence et dorénavant, ceux qui croiront reconnaître l’un des rebelles devront aussitôt le signaler aux autorités, qui se chargeront de l’identification et de l’arrestation du suspect. On nous montre une photo de la victime. Avec ses boucles blondes, de toute évidence décolorées, il ne ressemble pas plus que moi à Peeta.
— Les gens deviennent fous, murmure Cressida.
Un flash d’informations pirate nous apprend ensuite que les rebelles ont encore pris plusieurs pâtés de maisons, aujourd’hui. Je les note avec soin et me reporte à ma carte.
— La ligne C passe à quatre rues d’ici, dis-je.
J’ignore pourquoi mais ça me rassure encore moins que l’idée d’une escouade de Pacificateurs à la recherche d’espaces disponible. J’éprouve tout à coup un grand besoin de m’occuper.
— Je vais faire la vaisselle.
— Laisse-moi te donner un coup de main, dit Gale en ramassant les assiettes.
Peeta nous suit des yeux hors de la pièce. Dans la petite cuisine exiguë au fond de la boutique de Tigris, je remplis l’évier d’eau chaude et de produit vaisselle.
— Tu crois que c’est vrai ? Dis-je. Que Snow va laisser des réfugiés entrer chez lui ?
— Je crois qu’il n’a plus le choix maintenant. Ne serait-ce que pour la caméra, répond Gale.
— Je partirai demain matin.
— Je viens avec toi, dit Gale. Que fait-on des autres ?
— Pollux et Cressida pourraient nous être utiles. Au moins comme guides, dis-je. (En réalité, ce ne sont pas eux le problème.) Mais Peeta est trop...
— Imprévisible, achève Gale. Crois-tu qu’il sera toujours d’accord pour rester en arrière ?
— Il suffit de lui expliquer qu’il représenterait un danger pour nous, dis-je. Il acceptera peut-être, si nous sommes convaincants.
Peeta est plutôt d’accord avec notre suggestion. Il convient volontiers que sa compagnie nous ferait courir un risque à tous les quatre. Je suis en train de penser que c’est réglé, qu’il va attendre la fin de la guerre au fond de la cave de Tigris, quand il nous annonce qu’il a l’intention de partir de son côté.
— Pour faire quoi ? lui demande Cressida.
— Je ne sais pas exactement. Une diversion, peut-être. Vous avez vu ce qui est arrivé à ce pauvre gars qui me ressemblait.
— Et si tu... perdais le contrôle ? Dis-je.
— Si je me transformais en saleté de mutant, tu veux dire ? Eh bien, si je sens que ça m’arrive, j’essaierai de revenir ici, me promet-il.
— Et si tu retombes entre les mains de Snow ? Insiste Gale. Tu n’as même pas de fusil.
— C’est un risque que je vais devoir courir, répond Peeta. Comme vous.
Ils se dévisagent longuement tous les deux, puis Gale met la main à la poche de sa veste. Il dépose sa pilule de sureau mortel dans la paume de Peeta. Peeta la contemple un moment, sans l’accepter ni la refuser.
— Et toi ?
— Ne t’en fais pas pour moi. Beetee m’a montré comment faire sauter mes flèches explosives à la main. Si ça rate, il me reste mon couteau. Et puis, j’aurai toujours Katniss, dit Gale avec un sourire. Elle ne leur donnera pas la satisfaction de me prendre vivant.
L’image de Gale emporté par des Pacificateurs me remet la chanson en mémoire...
Viendras-tu, oh, viendras-tu Me retrouver au grand arbre...
— Prends-la, Peeta, dis-je d’une voix tendue. (Je lui referme les doigts sur la pilule.) Tu n’auras personne pour t’aider.
Nous connaissons une nuit agitée, entrecoupée par les cauchemars, à nous repasser dans la tête le plan du lendemain. Je suis soulagée de voir enfin arriver 5 heures et le moment de commencer nos préparatifs pour de bon. Nous terminons les provisions qui nous restent - pêches au sirop, crackers et escargots - en laissant à Tigris une boîte de saumon en maigre remerciement pour tout ce qu’elle a fait. Ce geste paraît la toucher. Son visage se plisse en une expression étrange, et elle se met aussitôt au travail. Elle passe l’heure suivante à nous déguiser tous les cinq. Elle nous affuble de vêtements civils de manière à dissimuler notre uniforme avant même que nous ayons enfilé nos manteaux et nos capes. Elle recouvre nos bottes avec des sortes de chaussons en fourrure. Fixe nos perruques avec des épingles. Essuie le fond de teint grossier dont nous nous étions barbouillé le visage et nous remaquille entièrement. Rectifie le drapé de nos manteaux afin de cacher nos armes. Puis elle nous remet des sacs et des baluchons à transporter. Au final, nous ressemblons trait pour trait à des réfugiés en fuite devant les rebelles.
— Ne jamais sous-estimer le pouvoir d’une brillante styliste, dit Peeta.
Difficile d’en être sûre, pourtant j’ai l’impression que Tigris rougit sous ses rayures.
La télévision ne nous apprend rien de nouveau, mais il semble y avoir toujours autant de réfugiés dans la ruelle. Notre plan consiste à nous fondre dans la foule en trois groupes. D’abord Cressida et Pollux, qui feront office de guides tout en gardant une bonne avance sur nous. Puis Gale et moi, qui avons l’intention de nous mêler aux réfugiés assignés à la résidence présidentielle. Et enfin Peeta, qui nous suivra de loin, prêt à créer une diversion en cas de besoin.
Tigris guette le moment opportun à travers ses volets, déverrouille sa porte et adresse un signe de tête à Pollux et Cressida.
— Prenez soin de vous, lui dit Cressida avant de sortir avec Pollux.
Nous les suivrons dans une minute. Je sors la clef, détache les menottes de Peeta et les fourre dans ma poche. Il se masse les poignets. Tourne les mains. Je sens une bouffée de désespoir m’envahir. Comme dans les Jeux de l’Expia tion, quand Beetee nous avait donné la bobine de câble à Johanna et à moi.
— Écoute, lui dis-je. Pas de bêtises, hein ?
— Non. Seulement en dernier recours. Je te le promets, m’assure-t-il.
Je me pends à son cou, et je le sens hésiter avant de me serrer contre lui. Ses bras ne sont plus aussi solides qu’avant mais ils restent chauds et vigoureux. Mille instants fugaces me reviennent en mémoire. Toutes les fois où ces bras ont constitué mon seul refuge contre le monde. Des moments que je n’avais peut-être pas appréciés à leur juste valeur, mais qui sont restés gravés dans ma mémoire. Et que je ne revivrai jamais.
— D’accord.
Je me détache de lui.
— Il est temps, nous prévient Tigris.
Je l’embrasse sur la joue, resserre les pans de ma cape rouge à capuchon, relève mon écharpe sur mon nez et suis Gale dans l’air glacial.
Des flocons de neige d’un froid mordant me brûlent la peau là où elle est exposée. Le soleil levant essaie sans grand succès de dissiper la grisaille. Il fait suffisamment jour pour distinguer les réfugiés les plus proches, et guère plus. Des conditions idéales, en somme, sauf que je suis bien en peine de repérer Cressida et Pollux. Gale et moi baissons la tête et emboîtons le pas aux réfugiés. Je peux entendre tout ce que je ratais hier en regardant à travers les volets. Les pleurs, les gémissements, les respirations laborieuses. Et, non loin de là, des échanges de coups de feu.
— Où on va, tonton ? demande en grelottant un petit garçon à un homme portant un lourd coffret.
— À la résidence du président. On nous a assigné un nouvel endroit où habiter pour l’instant, répond l’homme en soufflant.
Nous émergeons de la ruelle et rejoignons l’une des avenues principales.
— Restez à droite ! Nous ordonne une voix.
Et je vois des Pacificateurs dispersés à travers la foule, qui canalisent cette marée humaine. Des visages apeurés nous observent depuis les vitrines des boutiques, déjà submergées de réfugiés. À ce rythme, Tigris aura de nouveaux invités avant l’heure du déjeuner. Il devenait urgent pour tout le monde que nous partions.
Il fait plus clair à présent, même s’il neige de plus en plus. J’aperçois Cressida et Pollux à une trentaine de mètres devant nous, noyés dans la foule. Je me dévisse la tête en arrière pour tenter de repérer Peeta. Je ne le vois pas, mais je croise le regard intrigué d’une petite fille avec un manteau jaune citron. J’alerte Gale d’un coup de coude et je ralentis le pas discrètement pour mettre quelques personnes entre la petite fille et nous.
— Mieux vaut se séparer, lui dis-je à voix basse. Il y a une petite fille qui...
Une fusillade balaye la foule, et plusieurs personnes s’écroulent autour de nous. Des hurlements déchirent l’air tandis qu’une deuxième rafale fauche un autre groupe derrière nous. Gale et moi nous laissons tomber à plat ventre, rampons sur la dizaine de mètres qui nous séparent des boutiques et nous mettons à couvert derrière l’étalage d’un marchand de chaussures.
Une rangée de bottes à talons aiguilles bouche la vue à Gale.
— Qui est-ce ? Tu peux voir ? me demande-t-il.
Ce que je vois, entre deux paires de bottes en cuir couleur lavande ou menthe, c’est une avenue jonchée de cadavres. La petite fille qui m’avait remarquée est agenouillée auprès d’une femme inanimée ; elle pousse des hurlements déchirants et la secoue pour la réveiller. Une rafale la découpe au niveau de la poitrine, éclabousse de rouge son manteau jaune et la renverse en arrière sur le dos. Pendant un instant, la vision de son petit corps roulé en boule me laisse bouche bée. Gale me pousse du coude.
— Katniss ?
— Ils nous tirent dessus depuis les toits, dis-je à Gale. (On entend encore plusieurs salves, et je vois des uniformes blancs s’abattre le long de la rue enneigée.) Ils essaient de viser les Pacificateurs, mais ils visent plutôt mal. Ce sont certainement les rebelles.
Je n’éprouve pas la bouffée de joie que je devrais ressentir à l’idée que mes alliés sont parvenus aussi loin. Je reste pétrifiée devant ce manteau jaune citron.
— Si on commence à tirer, notre couverture tombe à l’eau, dit Gale. Tout le monde saura que c’est nous.
Il a raison. Nous n’avons pour toute arme que nos arcs fabuleux. Tirer une flèche reviendrait à clamer haut et fort que nous sommes là.
— Non, dis-je à regret. On doit d’abord trouver Snow.
— Dans ce cas, filons d’ici avant qu’ils ne fassent exploser toute l’avenue, suggère Gale.
On s’éloigne le long du mur. Mais par ici, les façades sont surtout des vitrines de boutiques. Des paumes moites et des visages terrifiés se pressent au carreau. Je relève mon écharpe bien haut sur mes pommettes tandis que nous détalons au ras des devantures. Derrière un étalage de portraits de Snow encadrés, nous tombons sur un Pacificateur blessé adossé à un mur de brique. Il nous appelle à l’aide. Gale l’assomme d’un coup de genou dans la tête et lui prend son fusil. Au carrefour, il abat un deuxième Pacificateur et nous voilà tous les deux en possession d’armes à feu. Je lui demande :
— Et maintenant, on se fait passer pour quoi ?
— De braves citoyens désespérés, répond Gale. Les Pacificateurs penseront que nous sommes de leur côté, et avec un peu de chance, les rebelles se trouveront d’autres cibles plus intéressantes.
Je m’interroge sur la pertinence de ce nouveau rôle tout en sprintant à travers le carrefour, mais quand nous parvenons au pâté de maisons suivant, la question ne se pose plus. Peu importe de quoi nous avons l’air. Car personne ne fait plus attention aux visages. Les rebelles sont là, pas d’erreur. Ils envahissent l’avenue, s’abritent sous les porches, derrière les véhicules, l’arme au poing, en criant des ordres d’une voix rauque à l’approche d’une armée de Pacificateurs qui chargent dans notre direction. Les réfugiés se retrouvent pris entre deux feux : désarmés, désemparés, blessés pour bon nombre d’entre eux.
Un piège s’active devant nous. Il crache un trait de vapeur qui ébouillante tout le monde sur son passage, laissant derrière lui une traînée rose vif de victimes, et tout à fait mortes. Le dernier semblant d’ordre qui pouvait régner dans la rue vole en éclats. Alors que les ultimes volutes de vapeur se dissolvent dans la neige, la visibilité se réduit à la longueur de mon canon. Pacificateur, rebelle, citoyen, comment savoir ? Tout ce qui bouge devient une cible. Les gens tirent par réflexe, et je ne fais pas exception. Le cœur battant, galvanisée par l’adrénaline, je n’ai plus que des ennemis. Sauf Gale. Mon partenaire de chasse, qui couvre mes arrières. Nous n’avons pas d’autre choix que de continuer de l’avant en tuant tous ceux qui se dressent sur notre chemin. Des gens hurlent, saignent, meurent tout autour de nous. Au carrefour suivant, le pâté de maisons qui est devant nous s’illumine d’une lumière pourpre aveuglante. On freine des quatre fers et on se réfugie dans une cage d’escalier, paupières plissées. Quelque chose se produit chez ceux qui sont touchés par la lumière. Comme s’ils étaient frappés par... quoi donc ? Un son ? Une onde ? Un laser ? Leurs armes leur tombent des mains, et ils se griffent le visage en se mettant à saigner par tous les orifices visibles
- les yeux, le nez, la bouche, les oreilles. En moins d’une minute, tout le monde est mort et la lumière s’éteint. Je serre les dents et me mets à courir en bondissant par-dessus les cadavres. Je dérape sur le sang. Le vent soulève des tourbillons de neige aveuglants mais j’entends néanmoins un fracas de bottes qui approchent vite.
Je lance à Gale :
— Couche-toi !
On se jette à plat ventre. J’atterris la face dans une flaque de sang mais je fais la morte et me laisse marcher dessus sans réagir. On me piétine la main, le dos, je prends plusieurs coups de pied dans la tête. Quand les bruits de bottes s’éloignent, je rouvre les yeux et j’adresse un hochement de tête à Gale.
Dans la rue suivante, on croise d’autres réfugiés terrorisés mais moins de soldats. Alors que je commence à croire que nous allons pouvoir souffler, j’entends un immense craquement, pareil à celui d’un œuf qu’on brise sur le bord d’un bol, mais mille fois plus fort. On se fige, on cherche le piège du regard sans rien voir. Et puis, je sens le bout de mes bottes s’enfoncer légèrement.
Je hurle à Gale :
— Cours !
Je n’ai pas le temps de lui expliquer, mais en quelques secondes la nature du piège devient évidente pour tous. Une crevasse s’est ouverte au centre du pâté de maisons. Les deux extrémités de la rue pavée sont en train de s’enrouler vers le bas comme deux rubans, précipitant tout le monde dans le vide.
J’hésite entre foncer tout droit jusqu’au carrefour et tenter de gagner l’une des portes qui jalonnent la rue pour me réfugier à l’intérieur d’un bâtiment. En conséquence, je cours légèrement en diagonale. A mesure que le sol s’enfonce, je trouve de moins en moins de prise sous mes semelles. J’ai l’impression de gravir une colline verglacée qui deviendrait plus raide à chaque foulée. Mes deux destinations — le carrefour et les bâtiments - sont encore à plus d’un mètre quand je sens les pavés se dérober sous mes pieds. J’utilise mes derniers instants de contact avec le sol pour bondir vers le carrefour. En m’accrochant du bout des doigts au bord du trou, je réalise que la rue s’est enfoncée tout droit : mes pieds pendent dans le vide sans la moindre prise nulle part. Une puanteur abominable de cadavres en décomposition au soleil de l’été s’élève de quinze mètres en dessous. Des formes noires grouillent dans l’ombre, réduisant au silence ceux qui survivent à la chute.
Je pousse un cri étranglé. Personne ne va venir à mon secours. Je sens mes doigts glisser sur le bord glacial, quand je m’aperçois que je ne suis qu’à deux mètres du coin du trou. Je m’en rapproche, une main après l’autre, en m’efforçant de bloquer les sons terrifiants qui me parviennent d’en bas. Une fois dans le coin, je peux envoyer ma botte droite par-dessus le rebord et me hisser laborieusement jusqu’au niveau de la rue. Pantelante, tremblante, je rampe loin du bord et me cramponne à un lampadaire bien que le sol soit parfaitement plat.
— Gale ? Je crie dans le gouffre, sans me préoccuper d’être reconnue. Gale !
— Par ici !
Je regarde vers la gauche, éberluée. La rue s’est effondrée au ras des bâtiments. Une douzaine de personnes sont parvenues à se raccrocher tant bien que mal aux poignées de porte, aux heurtoirs ou aux boîtes aux lettres. À trois portes de moi, Gale se retient à un encadrement de porte en fer forgé. Il pourrait facilement se réfugier à l’intérieur si la porte n’était pas verrouillée. Mais il a beau donner des coups de pied dedans, personne ne vient lui ouvrir.
— Protège-toi ! Dis-je.
Je lève mon fusil. Il se détourne, et je tire dans la serrure jusqu’à ce que la porte bascule à l’intérieur. Gale se balance et se réceptionne lourdement sur le seuil. J’ai le temps d’éprouver un bref soulagement à le voir en sécurité. Puis des mains gantées de blanc se referment sur lui.
Gale croise mon regard et me souffle quelque chose que je ne comprends pas. Je ne sais pas quoi faire. Je ne peux pas l’abandonner, ni le rejoindre. Ses lèvres remuent de nouveau. Je secoue la tête pour indiquer ma confusion. Les Pacificateurs l’entraînent à l’intérieur. D’ici une minute, ils vont comprendre qui ils viennent de capturer.
— Va-t’en ! L’entends-je crier.
Je fais demi-tour et m’éloigne au pas de course. Je suis toute seule à présent. Gale est prisonnier. Cressida et Pollux ont pu mourir dix fois. Et Peeta ? Je ne l’ai pas revu une seule fois depuis notre départ de la boutique de Tigris. Je me raccroche à l’espoir qu’il y est retourné. Qu’il a senti venir une crise et est rentré se cacher dans sa cave pendait qu’il avait encore le contrôle. Qu’il a compris qu’une diversion ne sera pas nécessaire, que le Capitole en produit suffisamment ; qu’il n’aura pas besoin de jouer les appâts, ni aucune raison d’avaler sa pilule de sureau - la pilule ! Gale n’en a plus. Quant à faire exploser ses flèches à la main, ce n’est même pas la peine d’y penser. La première chose que feront les Pacificateurs, ce sera de le dépouiller de ses armes.
Je me laisse tomber sous un porche, les yeux mouillés de larmes. « Tue-moi. » Voilà ce qu’il me soufflait du bout des lèvres. J’étais censée l’abattre ! C’était mon job. Une promesse tacite entre nous. Je ne l’ai pas respectée, et maintenant le Capitole va le tuer, le torturer ou lui laver le cerveau - une souffrance monte en moi, qui menace de me briser. Il ne me reste plus qu’un espoir. Que le Capitole tombe, dépose les armes et libère ses prisonniers avant d’avoir pu faire du mal à Gale. Mais je ne vois aucune chance que ça se produise tant que Snow restera en vie.
Deux Pacificateurs passent devant moi en courant. À peine s’ils jettent un coup d’œil à la pauvre fille du Capitole assise à pleurnicher sur un pas de porte. Je ravale mes larmes, j’essuie celles que j’ai sur les joues avant qu’elles ne gèlent et je me reprends. Officiellement, je suis toujours une réfugiée anonyme. À moins que les Pacificateurs qui ont attrapé Gale ne m’aient aperçue dans ma fuite ? Je retire ma cape rouge et la remets à l’envers, la doublure noire à l’extérieur. J’arrange le capuchon de manière à masquer mon visage. Le fusil serré à deux mains, je regarde autour de moi dans la rue. Je ne vois qu’une poignée de fuyards hébétés. J’emboîte le pas à deux vieillards qui ne m’accordent aucune attention. Personne ne s’attendra à me voir en compagnie de vieillards. Parvenus au bout de la rue, ils s’arrêtent et je manque de leur rentrer dedans. Nous sommes au Grand Cirque. Une place immense bordée de bâtiments grandioses. La résidence du président se dresse de l’autre côté.
Le Cirque est rempli de gens qui vont et viennent, se lamentent ou restent assis par terre pendant que la neige s’accumule autour d’eux. Je passe totalement inaperçue. Je me faufile vers la résidence, en trébuchant sur des trésors abandonnés ou des membres à moitié gelés. À mi-chemin ou presque, j’avise une barricade de plots de béton. D’environ un mètre cinquante de haut, elle dessine un grand rectangle juste devant la résidence. On la croirait vide, mais en fait elle abrite une foule de réfugiés. Peut-être s’agit-il de ceux qui ont été choisis pour être logés chez Snow ? Mais en me rapprochant, je remarque un détail. La barricade ne renferme que des enfants. Du petit qui sait à peine marcher jusqu’à l’adolescent, Tous effrayés et grelottants. Pelotonnés en petits groupes, ou assis dans la neige, à se balancer machinalement. On ne les fait pas entrer Ils sont parqués là comme dans un enclos, gardés de tous les côtés par des Pacificateurs. Je comprends aussitôt que ce n’est pas pour les protéger. Si le Capitole les voulait en sûreté, il les enfermerait dans un bunker. Ils sont là pour la protection de Snow. Ces enfants constituent son bouclier humain.
Il y a un mouvement de foule, et les gens se pressent vers la gauche. Je me fais bousculer, détourner de mon chemin, emporter par le flot. J’entends crier : « Les rebelles ! Les rebelles ! » Et je devine que nos soldats sont tout près. Je me cogne dans le mât d’un drapeau et je m’y accroche à pleins bras. Grâce aux cordes, je me hisse au-dessus de la masse des corps. Oui, j’aperçois l’armée rebelle qui déferle sur la place et repousse les réfugiés vers les avenues. Je cherche du regard les pièges qui ne vont pas manquer d’exploser. Mais ça n’arrive pas. Voici ce qui se produit :
Un hovercraft frappé du sceau du Capitole se matérialise directement au-dessus de la barricade des enfants. Des dizaines et des dizaines de parachutes argentés en dégringolent. Même au milieu du chaos, les enfants devinent tout de suite ce qu’ils contiennent. De la nourriture. Des médicaments. Des cadeaux. Ils les ramassent avec empressement, s’efforcent d’en dénouer les ficelles avec leurs petits doigts gelés. L’hovercraft disparaît, cinq secondes se passent, puis une vingtaine de parachutes explosent simultanément.
Une clameur épouvantable monte de la foule. La neige rougie est jonchée de débris humains. Bon nombre d’enfants sont tués sur le coup mais d’autres se tortillent par terre en gémissant. Certains titubent en silence, fixant les parachutes argentés qu’ils n’ont pas lâchés, comme s’ils pouvaient encore renfermer quelque chose de précieux. À la manière dont les Pacificateurs jettent bas la barricade pour laisser sortir les enfants, on comprend qu’ils n’avaient rien vu venir. D’autres habits blancs s’engouffrent dans la brèche. Ceux-là ne sont pas des Pacificateurs mais des médecins. Des médecins rebelles. Je reconnaîtrais leur uniforme n’importe où. Ils se précipitent auprès des enfants, la trousse à la main.
Au début, je vois seulement sa tresse blonde qui se balance dans son dos. Puis, quand elle arrache sa veste pour en couvrir un enfant blessé, je remarque la queue de canard que forme son pan de chemise sorti de son pantalon. J’ai la même réaction que le jour où Effie Trinket a appelé son nom lors de la Moisson. Je dois sûrement défaillir, en tout cas, parce que je me retrouve au pied du mât sans aucun souvenir des deux ou trois dernières secondes. Puis je me fraie un chemin à travers la foule, comme je l’avais fait ce jour-là. J’essaie de crier son nom au milieu du tumulte. J’y suis presque, à deux pas de la barricade, quand j’ai l’impression qu’elle m’entend. Car, l’espace d’un instant, elle croise mon regard et ses lèvres forment mon nom.
Et c’est là que les autres parachutes explosent à leur tour.
25
Réel ou pas réel ? Je suis en flammes. Les boules de feu qui ont jailli des parachutes ont filé par-dessus la barricade, volé à travers la neige et atterri au milieu de la foule. J’étais en train de me retourner quand j’en ai pris une en plein dans le dos, qui m’a transformée en quelque chose de nouveau. Une abomination aussi inextinguible que le soleil.
Une créature de flammes ne connaît qu’une seule et unique sensation : la souffrance. Elle ne voit rien, n’entend rien, ne ressent rien à part l’insupportable calcination de sa chair. Je connais peut-être quelques périodes d’inconscience, mais quelle importance, si je ne peux pas m’y réfugier ? Je suis l’oiseau de Cinna qui tente de s’envoler le plus haut possible pour échapper à l’inévitable. Des plumes de feu sortent de mon corps. Battre des ailes ne sert qu’à attiser les flammes. Je me consume en vain.
Finalement, mes ailes commencent à faiblir, je perds de la hauteur et la gravité me plonge dans une mer mousseuse de la couleur des yeux de Finnick. Je flotte sur le dos. Je continue à brûler sous l’eau, mais la souffrance s’atténue quelque peu. C’est là, alors que je dérive au gré du courant, qu’ils viennent me voir. Les morts.
Les personnes que j’aimais volent dans le ciel au-dessus de moi comme des oiseaux. Elles descendent et remontent sans effort, m’invitent à les rejoindre. Je voudrais bien les suivre mais je ne parviens pas à soulever mes ailes alourdies par l’eau de mer. Celles que je détestais nagent autour de moi, hideuses créatures écailleuses qui lacèrent ma chair salée avec leurs petites dents pointues. Et me mordent encore et encore. En s’efforçant de m’entraîner sous l’eau.
Un petit oiseau blanc au bout des plumes rose pique sur moi, me plante ses griffes dans la poitrine et tente de me retenir à la surface.
— Non, Katniss ! Non ! Reste avec nous !
Mais les personnes que je n’aimais pas sont en train de gagner, et si l’oiseau continue de s’accrocher à moi, il sera englouti lui aussi.
— Prim, lâche-moi !
Elle finit par le faire.
Dans les profondeurs marines je me retrouve abandonnée de tous. Il n’y a plus que mes halètements, l’effort énorme que je dois fournir pour inspirer l’eau et la repousser hors de mes poumons. Je voudrais tout arrêter, j’essaie de bloquer ma respiration, mais la mer va et vient en moi contre ma volonté.
— Laissez-moi mourir. Laissez-moi suivre les autres, fais-je d’une voix implorante.
Mais je n’obtiens pas de réponse.
Je reste piégée ainsi pendant des jours, des années, des siècles peut-être. Morte, sans être autorisée à mourir. Vivante, mais pour ainsi dire morte. Si seule que j’accueillerais n’importe qui, n’importe quoi, avec gratitude. Quand je reçois enfin de la visite, c’est un délice. De la morphine. Qui file dans mes veines, apaise mes souffrances, allège mon corps de manière qu’il puisse de nouveau flotter à l’air libre sur la mousse.
La mousse. Je flotte vraiment sur de la mousse. Je peux la sentir du bout des doigts, qui enserre mon corps nu. J’éprouve toujours une grande souffrance mais je commence à reprendre contact avec la réalité. Une sensation de papier de verre dans la gorge. L’odeur de la pommade anti-brûlures de mes premiers Jeux. La voix de ma mère. Toutes ces choses m’inquiètent, et je m’efforce de redescendre dans les profondeurs pour y échapper. Mais on ne revient pas en arrière. Peu à peu, je suis bien obligée d’accepter ce que je suis. Une fille gravement brûlée, qui n’a pas d’ailes. Pas de flammes. Et plus de sœur.
Dans cet hôpital du Capitole d’un blanc immaculé, les médecins font des merveilles sur moi. Ils me drapent dans une nouvelle couche de peau. Persuadent mes nouvelles cellules qu’elles font partie de moi. Manipulent différentes parties de mon corps, me plient et m’étirent les membres afin de les maintenir en bonne forme. On me répète à l’envi à quel point j’ai eu de la chance. Mes yeux n’ont pas été touchés. L’essentiel de mon visage a été épargné. Mes poumons réagissent favorablement au traitement. Je sortirai d’ici comme neuve.
Une fois ma peau suffisamment durcie pour supporter la pression des draps, je reçois davantage de visites. La morphine ouvre la porte aux vivants comme aux morts. Haymitch, le teint jaunâtre et l’air morose. Cinna, en train de me coudre une nouvelle robe de mariée. Delly, qui radote à propos de la gentillesse des gens. Mon père, qui chante les quatre couplets de L’Arbre du pendu et me rappelle que ma mère — qui somnole à mon chevet entre deux services — ne doit pas être au courant.
Un jour, je finis par ouvrir les yeux et comprendre qu’on ne me laissera pas vivre éternellement dans mes rêves. Que je vais devoir m’alimenter par la bouche. Bouger mes muscles toute seule. Me rendre aux toilettes par mes propres moyens. Une brève visite de la présidente Coin achève d’enfoncer le clou.
— Ne t’inquiète pas, me dit-elle. Je te l’ai mis de côté.
Mon mutisme plonge les médecins dans une perplexité de plus en plus grande. On me fait subir de nombreux tests, qui révèlent quelques dégâts à mes cordes vocales, sans fournir pour autant une explication suffisante. En fin de compte, le Dr Aurelius, un psy, avance la théorie que je serais devenue une Muette - mentale plutôt que physique. Que mon silence résulterait d’un traumatisme émotionnel. Bien qu’on lui soumette des centaines de remèdes possibles, il souhaite qu’on me laisse tranquille. Je ne demande rien à personne, mais on passe régulièrement m’apporter toutes sortes d’informations. A propos de la guerre : le Capitole est tombé le jour de l’explosion des parachutes. C’est la présidente Coin qui dirige Panem à présent. Des troupes se chargent de réduire les dernières poches de résistance un peu partout. À propos du président Snow : il est incarcéré dans l’attente de son procès, et très certainement de son exécution. À propos de mon escouade : Cressida et Pollux ont été envoyés dans les districts afin de couvrir les ravages du conflit. Gale, qui a reçu deux balles au cours d’une tentative d’évasion, participe au nettoyage des Pacificateurs dans le Deux. Peeta est toujours dans l’unité de soin des grands brûlés. Il s’était donc rendu au Grand Cirque, lui aussi. À propos de ma famille : ma mère noie son chagrin dans le travail.
Pour ma part, n’étant pas en état de travailler, je me noie aussi dans mon chagrin. La seule chose qui me permet de tenir, c’est ce que m’a promis Coin. Que je pourrai tuer Snow. Quand ce sera fait, il ne me restera plus rien.
On finit par me laisser sortir de l’hôpital pour m’installer à la résidence présidentielle, dans une chambre que je suis censée partager avec ma mère. Elle n’est presque jamais là. Elle préfère prendre ses repas et dormir sur son lieu de travail. C’est donc Haymitch qui doit veiller sur moi, s’assurer que je mange correctement et que je prends bien mes médicaments. Il n’a pas la tâche facile, car je suis retombée dans mes mauvaises habitudes du Treize : toujours à déambuler partout sans prévenir, à fouiner dans les chambres à coucher et les bureaux, les salles de bal et les salles de bains. À dénicher les cachettes les plus incongrues. Une armoire de fourrures. Un placard de la bibliothèque. Une vieille baignoire abandonnée dans une salle remplie de mobilier poussiéreux. Je recherche les endroits sombres, calmes et impossibles à trouver. Je m’y love et me fais la plus petite possible, en m’efforçant de disparaître complètement. Enveloppée dans le silence, je fais coulisser sur mon poignet mon bracelet indiquant MENTALEMENT PERTURBÉE.
« Je m’appelle Katniss Everdeen. J’ai dix-sept ans. Je viens du district Douze. Il n’y a plus de district Douze. Je suis le geai moqueur. J’ai abattu le Capitole. Le président Snow me hait. Il a tué ma sœur. Maintenant, c’est moi qui vais le tuer. Et ce sera la fin des Hunger Games... »
Régulièrement, je me retrouve dans ma chambre, sans trop savoir si j’y suis retournée pour répondre à l’appel de la morphine ou si c’est Haymitch qui m’y a ramenée. Je mange ce qu’on m’a préparé, j’avale mes médicaments et je prends mon bain à contrecœur. Ce n’est pas l’eau qui me dérange, mais mon reflet dans le miroir. Mes greffes de peau sont roses comme l’épiderme d’un bébé. Les parties de mon corps abîmées mais jugées récupérables sont rouges, à vif, comme fondues par endroits. Enfin, on reconnaît ça et là quelques taches blafardes de mon ancien moi. Je ressemble à un étrange patchwork de peau. Une bonne part de mes cheveux a complètement brûlé ; le reste a été coupé à la diable. Katniss Everdeen, la fille du feu. Je m’en moquerais bien, sauf que la vue de mon corps me rappelle la souffrance que j’ai endurée. Et le pourquoi de cette souffrance. Et ce qui s’est passé juste avant qu’elle ne se déclenche. Comment j’ai vu ma petite sœur se transformer en torche humaine.
Fermer les yeux ne sert à rien. Le feu flambe d’autant plus vivement dans l’obscurité.
Le Dr Aurelius passe me voir de temps en temps. Je l’aime bien, parce qu’il n’essaie pas de me persuader que je suis totalement en sécurité, ou qu’il sait que c’est difficile à croire mais qu’un beau jour je connaîtrai à nouveau le bonheur, ou même que les choses iront mieux à Panem désormais. Il me demande simplement si j’ai envie de parler, et puis, comme je ne lui réponds pas, il s’endort dans son fauteuil. Je crois que ses visites sont motivées en grande partie par son besoin de faire la sieste. C’est un arrangement qui nous convient à tous les deux.
Le temps file, même si je serais incapable de vous donner le compte exact des heures et des minutes. Le président Snow a été jugé et condamné à la peine capitale. Je l’apprends par Haymitch, ainsi que par les discussions des gardes que je croise dans les couloirs. On m’apporte mon costume de geai moqueur dans ma chambre. Ainsi que mon arc, qui ne paraît pas avoir souffert. Mais pas mon carquois. Peut-être parce que mes flèches ont été détruites par le feu, ou plus vraisemblablement parce qu’on ne veut pas courir le risque de me confier une arme. Je me demande vaguement si je ne devrais pas me préparer à l’événement d’une manière ou d’une autre, mais rien ne me vient à l’esprit.
Un jour, après avoir passé l’après-midi sur un appui de fenêtre derrière un paravent, je me lève et tourne à gauche au lieu de prendre à droite. Je nie retrouve dans une partie de la résidence que je ne connais pas, où je m’égare aussitôt, Contrairement à l’aile dans laquelle se trouve ma chambre, il n’y a personne à qui je pourrais demander mon chemin. Mais l’endroit me plaît. J’aurais voulu le découvrir plus tôt. C’est très silencieux, car les tapis et les tentures murales absorbent tous les bruits. L’éclairage est doux. Les couleurs atténuées. Il s’en dégage une sensation de paix. Jusqu’à ce que je flaire un parfum de roses. Je bondis derrière un rideau, trop terrifiée pour m’enfuir, en attendant les mutations génétiques. Finalement, je réalise qu’il n’y en a aucune dans les parages. Alors d’où provient cette odeur ? De vraies roses ? Se pourrait-il que j’aie découvert le jardin où Snow cultivait ces saletés ?
À mesure que je m’enfonce dans le couloir, l’odeur se fait de plus en plus entêtante. Peut-être pas aussi forte que celle des mutations génétiques, mais plus pure, car dégagée des remugles d’égouts ou d’explosifs. Je tourne le coin et tombe nez à nez avec deux gardes surpris. Pas des Pacificateurs, évidemment. Il n’y a plus de Pacificateurs. Mais pas non plus les soldats du Treize en uniforme gris impeccable. Ces deux-là, un homme et une femme, portent les vêtements en lambeaux de rebelles des districts. Malgré leur maigreur et leurs bandages, ils montent bonne garde devant la roseraie. Quand je fais mine de passer entre eux, ils croisent leurs fusils devant moi.
— Tu ne peux pas entrer, petite, me dit l’homme.
— Soldate, le corrige la femme. Tu ne peux pas entrer, soldate Everdeen. Ce sont les ordres de la présidente.
Je reste là devant eux, en attendant patiemment qu’ils baissent leurs armes, qu’ils comprennent sans que j’aie besoin de leur dire que derrière ces portes se trouve quelque chose dont j’ai besoin. Une rose. Une seule fleur. À mettre à la boutonnière de Snow avant de l’abattre. Ma présence paraît préoccuper les gardes. Ils envisagent d’appeler Haymitch quand une voix de femme s’élève dans mon dos :
— Laissez-la passer.
Je connais cette voix mais je ne la situe pas immédiatement. Elle n’est pas de la Veine, ni du Treize, et encore moins du Capitole. Je tourne la tête et me retrouve face à Paylor, la commandante du Huit. Elle a l’air encore plus cabossée qu’à l’hôpital, mais qui ne l’est pas ?
— J’en prends la responsabilité, déclare Paylor. Elle a un droit de regard sur tout ce qui se trouve derrière cette porte.
Ces soldats sont les siens, et non ceux de Coin. Ils baissent leurs armes sans discuter et s’écartent devant moi.
Au fond d’un petit couloir, je pousse une double porte en verre et j’entre. L’odeur est si forte à présent que je la sens moins, comme si mon nez ne pouvait plus en absorber davantage. L’air humide et tiède est agréable contre ma peau brûlante. Et les roses sont splendides. Rangée après rangée de fleurs rose vif, orange crépuscule ou même bleu pâle. Je m’avance entre les alignements de rosiers délicatement taillés, en regardant sans toucher, car j’ai appris à mes dépens à quel point ces beautés peuvent être mortelles. Je sais que c’est la bonne dès que je la vois au sommet de sa branche. Un bouton blanc immaculé, sur le point de s’ouvrir. Je tire ma manche gauche sur ma main, j’attrape un sécateur et je pose les lames sur la tige quand il déclare :
— Elle est magnifique.
Je sursaute ; le sécateur claque et tranche la tige.
— Les couleurs sont superbes, bien sûr, mais aucune ne peut rivaliser avec la perfection du blanc.
Je ne le vois toujours pas, mais sa voix paraît provenir d’un parterre de roses rouges. Pinçant délicatement mon bouton de rose à travers l’étoffe de ma manche, je tourne le coin et le découvre assis sur un tabouret contre le mur. Il est plus soigné et mieux habillé que jamais, mais chargé de menottes, de chaînes aux chevilles et d’appareils de repérage. Dans l’éclairage cru, son teint pâle prend une coloration verdâtre malsaine. Il tient un mouchoir blanc taché de sang frais. Malgré la détérioration de son état, ses yeux de serpent continuent à briller d’un éclat froid.
— J’espérais bien que vous finiriez par trouver le chemin de mes quartiers.
Ses quartiers. Je me suis introduite chez lui, comme il s’est insinué chez moi l’année dernière pour me susurrer des menaces avec son haleine sanglante et parfumée. Cette serre est l’une de ses pièces, peut-être sa préférée ; peut-être qu’autrefois il s’occupait lui-même de ces rosiers. Elle fait partie de sa prison désormais. Voilà pourquoi les gardes ont voulu me retenir. Et pourquoi Paylor m’a laissée entrer.
Je le croyais au secret dans l’un des pires cachots du Capitole, et non en train de se prélasser dans le luxe. Pourtant, Coin l’a laissé ici. Pour établir un précédent, j’imagine. Afin qu’à l’avenir, si jamais elle devait tomber en disgrâce, il soit bien clair que les présidents — même les plus méprisables — devaient bénéficier d’un traitement spécial. Qui sait, après tout, si son propre pouvoir ne finira pas lui aussi par s’étioler ?
— Il y a tant de choses dont nous pourrions discuter, mais j’ai la sensation que votre visite sera de courte durée. Alors, autant aller droit au but. (Il se met à tousser, et quand il éloigne le mouchoir de sa bouche, j’y vois de nouvelles taches rouges.) Je tenais à vous dire à quel point je suis navré à propos de votre sœur.
Même affaiblie comme je suis, abrutie par les médicaments, je sens une douleur me transpercer. Qui me rappelle qu’il n’existe pas de limites à sa cruauté. Et qu’il marchera à la mort en essayant de me détruire.
— C’était tellement superflu, tellement inutile. N’importe qui pouvait voir que la partie était terminée à ce moment-là. En fait, j’étais sur le point de capituler officiellement quand vous avez largué ces parachutes.
Ses yeux restent vrillés sur moi, sans ciller, pour ne pas perdre une miette de ma réaction. Mais ce qu’il dit n’a aucun sens. Quand nous avons largué les parachutes ?
— Allons, vous ne pensiez tout de même pas que l’ordre venait de moi ? Oublions le fait que si j’avais disposé d’un hovercraft en état de marche, je m’en serais servi pour m’échapper. Cela mis à part, à quoi ce largage aurait-il pu me servir ? Nous savons tous les deux que je ne rechigne pas à faire tuer des enfants, mais j’ai horreur du gaspillage. Quand je prends une vie, c’est toujours pour une raison précise. Et je n’avais aucune raison d’éliminer tous ces enfants du Capitole. Pas la moindre.
Je me demande dans quelle mesure sa quinte de toux suivante sert à me donner le temps d’absorber ses paroles. Il ment. De toute évidence, il ment. Mais je perçois aussi quelque chose qui cherche à émerger du mensonge.
— Malgré tout, je dois reconnaître que c’était un coup de maître de la part de Coin. L’idée que je puisse faire bombarder des enfants sans défense a brisé net le peu de loyauté que mes concitoyens pouvaient encore éprouver à mon égard. Toute résistance a pratiquement cessé après cela. Savez-vous que la scène a été retransmise en direct ? On reconnaît la main de Plutarch là-dedans. Et dans les parachutes. Après tout, c’est le genre d’initiatives qu’on demande à un Haut Juge, n’est-ce pas ? (Snow se tamponne le coin des lèvres avec son mouchoir.) Je suis convaincu qu’il ne visait pas spécialement votre sœur, mais on n’est jamais à l’abri d’un accident.
Je ne suis plus avec Snow maintenant. Je suis de nouveau à l’Armement spécial, dans le Treize, en compagnie de Gale et de Beetee. Penchée sur les schémas inspirés des pièges de Gale. Qui jouent sur la sympathie humaine. Une première bombe qui fait des victimes. Une seconde qui élimine- les sauveteurs. Je me rappelle les paroles de Gale :
« Beetee et moi suivons le même manuel que le président Snow quand il a ordonné le lavage de cerveau de Peeta. »
— Mon erreur, continue Snow, a consisté à ne pas deviner plus tôt le plan de Coin. Laisser le Capitole et les districts s’entre-tuer, puis s’emparer du pouvoir grâce aux ressources presque intactes du Treize. Ne vous y trompez pas, elle avait l’intention de prendre ma place depuis le début. Cela ne devrait pas m’étonner. Après tout, c’est le Treize qui a déclenché la rébellion à l’origine des jours obscurs, pour abandonner ensuite le reste des districts à son triste sort. Mais je n’ai pas prêté attention à Coin. J’avais le regard braqué sur toi, geai moqueur. Et toi, sur moi. J’ai bien peur que nous soyons tous les deux les dindons de la farce.
Je refuse d’admettre que ce soit vrai. Il y a des choses auxquelles même moi je ne pourrais pas survivre. Je prononce mes premières paroles depuis la mort de ma sœur.
— Je ne vous crois pas.
Snow secoue la tête avec tristesse.
— Oh, ma chère mademoiselle Everdeen. Moi qui pensais que nous étions convenus de ne pas nous mentir.
26
Dans le couloir, je retrouve Paylor exactement là où je l’avais laissée.
— Tu as trouvé ce que tu cherchais ? me demande-t-elle.
Je lui montre ma rose blanche et je passe devant elle en titubant. Je suppose que je réussis à regagner ma chambre, car ensuite, je me vois en train de remplir un verre d’eau au robinet de ma salle de bains et d’y plonger ma rose. Je tombe à genoux sur le carrelage froid et je fixe la fleur, dont la blancheur m’aveugle sous l’éclairage fluorescent. Je passe le doigt à l’intérieur de mon bracelet et je le tords à la manière d’un tourniquet. J’espère que la douleur va m’aider à m’accrocher à la réalité, comme Peeta. Il faut que je m’accroche. J’ai besoin de connaître la vérité.
Je ne vois que deux possibilités, bien que les détails puissent varier. Tout d’abord, que le Capitole a bien envoyé cet hovercraft, largué les parachutes et sacrifié ses propres enfants, sachant que les rebelles qui venaient d’arriver sur les lieux ne manqueraient pas de se précipiter à leur secours. Plusieurs éléments soutiennent cette thèse. Le sceau du Capitole sur l’appareil, son absence de riposte au bombardement, sa longue tradition d’utiliser les enfants comme pions dans sa guerre contre les districts. Et puis, il y a la suggestion de Snow. Qu’un hovercraft du Capitole piloté par des rebelles aurait bombardé les enfants pour accélérer la résolution du conflit. Mais dans ce cas, pourquoi le Capitole n’a-t-il même pas tenté de l’abattre ? Est-ce à cause de l’effet de surprise ? Ne lui restait-il plus de défense anti aérienne ? Les enfants sont précieux pour le Treize, du moins est-ce l’impression que j’ai toujours eue. Enfin, sauf en ce qui me concerne. Quand j’ai cessé d’être indispensable, on a bien vu que ma vie ne valait plus rien. Même si ça fait longtemps qu’on ne me considère plus comme une enfant dans cette guerre. Et pourquoi le Treize aurait-il ordonné ça, connaissant pertinemment la réaction de ses médecins et sachant qu’ils allaient mourir dans la deuxième explosion ? Non, il n’aurait jamais fait ça. C’est impossible. Snow ment. Il cherche à me manipuler, comme toujours. Dans l’espoir de me dresser contre les rebelles et peut-être de les détruire. Oui. Bien sûr.
Mais alors, qu’est-ce qui me chiffonne ? Ces bombes réglées pour exploser en deux temps? Pour commencer. Non pas que le Capitole n’ait pas pu en avoir, mais je sais avec certitude que les rebelles en avaient. L’invention géniale de Gale et de Beetee. Vient ensuite le fait que Snow, que je considère comme un survivant accompli, n’a rien tenté pour s’échapper. Il paraît difficile de croire qu’il n’avait pas prévu un repaire quelque part, un bunker secret bourré de provisions où il aurait pu terminer tranquillement sa petite vie de serpent. Et enfin, il y a son analyse de Coin. On ne peut nier qu’elle s’est comportée en tout point comme il l’a dit. Qu’elle a laissé le Capitole et les districts se détruire entre eux pour débarquer à la fin et s’emparer du pouvoir. Mais quand bien même, cela ne prouve pas qu’elle ait largué ces parachutes. Sa victoire était déjà acquise. Elle avait toutes les cartes en main.
Sauf moi.
Je me rappelle la réaction de Boggs quand j’ai reconnu ne m’être jamais demandé qui succéderait à Snow. « Si tu ne réponds pas spontanément Coin, tu représentes une menace. Tu es le visage de la rébellion. Tu as plus d’influence que n’importe qui d’autre. Le problème, c’est que tout le monde voit bien qu’il n’y a aucune sympathie entre vous. »
Tout à coup je repense à Prim, qui n’avait pas quatorze ans, trop jeune pour être soldate, et qui s’est retrouvée malgré tout en première ligne. Comment est-ce possible ? Que ma sœur se soit portée volontaire, je veux bien le croire. Et il ne fait aucun doute qu’elle était plus douée comme infirmière que bien d’autres recrues plus âgées. Mais il a certainement fallu l’aval de quelqu’un de très haut placé pour autoriser la présence sur le front d’une gamine de treize ans. Coin espérait-elle que la disparition de Prim achèverait de me faire perdre la raison ? Ou du moins me rangerait définitivement dans son camp ? Je n’aurais même pas eu besoin d’y assister en personne. Il y avait suffisamment de caméras au Grand Cirque pour immortaliser la scène.
Non, c’est dément, je suis en train de basculer dans la paranoïa. Trop de gens auraient été dans la confidence. L’histoire aurait fini par s’ébruiter. Mais est-ce vraiment certain ? Qui aurait eu besoin de savoir hormis Coin, Plutarch et un petit cercle de fidèles faciles à réduire au silence ?
J’aurais besoin d’en parler avec quelqu’un, malheureusement, tous ceux en qui j’avais confiance sont morts. Cinna. Boggs. Finnick. Prim. Il reste bien Peeta, mais il pourrait seulement émettre des suppositions, et qui sait dans quel état mental il est, de toute manière. Ce qui ne laisse que Gale. Il est loin, mais s’il était là auprès de moi, pourrais-je me confier à lui ? Que pourrais-je lui dire, comment aborder la question sans sous-entendre que c’est sa bombe qui a tué Prim ? C’est surtout pour ça, plus que pour tout le reste, qu’il faut que Snow ait menti.
En fin de compte, je ne vois qu’une seule personne vers qui me tourner. Une seule personne qui puisse connaît le fin mot de l’histoire tout en étant malgré tout de mon côté. Je cours un risque en allant la trouver. Mais si Haymitch a parfois joué avec ma vie dans l’arène, je ne crois pas qu’il irait me dénoncer à Coin. Quand il y a un problème entre nous, nous préférons le régler face à face.
Je me relève, je passe la porte et je sors dans le couloir pour aller frapper à sa chambre. Voyant qu’il ne répond pas, j’entre. Beurk ! Stupéfiant, de constater à quelle vitesse il peut dégrader un endroit. Sa chambre est jonchée d’assiettes sales, de tessons de bouteilles et de meubles renversés lors de ses débordements éthyliques. Je le trouve ivre mort, sale et mal rasé, empêtré dans ses draps.
— Haymitch, lui dis-je en lui secouant la jambe.
Naturellement, ça ne suffit pas. Je lui donne encore deux ou trois secousses avant de lui renverser un pichet d’eau sur la tête. Il se redresse avec un petit cri, en frappant à l’aveuglette avec son couteau. Apparemment, la fin du règne de Snow n’a pas mis un terme à ses cauchemars.
— Oh. C’est toi, bredouille-t-il d’une voix pâteuse.
— Haymitch..., dis-je.
— Écoutez-moi ça ! Le geai moqueur a retrouvé sa voix ! s’écrie-t-il en gloussant. C’est Plutarch qui va être content. (Il attrape une bouteille et boit au goulot.) Pourquoi suis-je tout trempé ?
Je laisse discrètement tomber le pichet dans mon dos, sur une pile de linge sale.
— J’ai besoin de votre aide, dis-je.
Haymitch lâche un rot. La pièce s’emplit de relents d’alcool.
— Qu’est-ce qui t’arrive, chérie ? Encore des peines de cœur ?
J’ignore pourquoi mais cette réaction me fait plus mal que tout ce qu’Haymitch a jamais pu me dire. Ça doit se voir sur mon visage, car même dans son état d’ivresse, il essaie de rattraper ces paroles malheureuses.
— D’accord, je m’excuse. (Je suis déjà à la porte.) Je m’excuse ! Reviens !
Au bruit de son corps qui s’étale par terre, je devine qu’il a voulu me rattraper, mais en vain.
Je zigzague à travers la résidence et disparais au fond d’une armoire pleine de vêtements en soie. J’arrache les vêtements des cintres pour en faire un tas et je m’enfouis dessous. Je retrouve au fond de ma poche une pilule de morphine que j’avale à sec pour calmer l’hystérie que je sens monter en moi. Cela ne règle pas tout, néanmoins. J’entends Haymitch m’appeler, mais il ne me trouvera jamais dans l’état où il est. Surtout dans cette nouvelle cachette. Emmaillotée dans la soie, j’ai l’impression d’être une chenille dans son cocon en train d’attendre sa métamorphose. Je me suis toujours imaginé ça comme une période paisible. Et au début, ça l’est. À mesure que je m’enfonce dans la nuit, toutefois, je me sens de plus en plus piégée, étouffée par ces étoffes glissantes, incapable d’en émerger avant de m’être changée en une créature de toute beauté. Je me tortille, je m’efforce d’échapper à mon corps ravagé et de me faire pousser des ailes somptueuses. Hélas, en dépit de mes efforts, je reste toujours aussi hideuse, fondue dans ma forme actuelle par la chaleur des explosions.
Ma rencontre avec Snow a rouvert la porte à mon ancien répertoire de cauchemars. Comme si j’avais été piquée de nouveau par les guêpes tueuses. Les images les plus abominables se succèdent, entrecoupées de brèves séquences de répit que j’assimile au réveil. Quand les gardes finissent par me retrouver, je suis assise au fond de l’armoire, empêtrée dans la soie, en train de hurler à pleins poumons. Je me débats d’abord comme un diable, jusqu’à ce qu’ils réussissent à me persuader qu’ils sont là pour m’aider ; après quoi ils m’extirpent du tas de vêtements et me raccompagnent à ma chambre. En chemin, nous passons devant une fenêtre et je vois une aube grise et neigeuse s’étendre sur le Capitole.
Haymitch m’attend avec la gueule de bois, une poignée de pilules et un plateau de nourriture qui ne nous fait envie ni à l’un ni à l’autre. Il tente vaguement d’engager la conversation, puis, voyant que c’est peine perdue, m’envoie prendre le bain qu’on m’a fait couler. La baignoire, très profonde, comporte trois marches. Je me glisse dans l’eau fumante et m’assieds jusqu’au cou dans les bulles de savon, en espérant que mes pilules vont agir vite. Je pose les yeux sur la rose qui s’est ouverte pendant la nuit. Son parfum imprègne l’air saturé d’humidité. Alors que je me lève et que j’attrape une serviette pour l’aplatir dessous, on frappe timidement et la porte de ma salle de bains s’ouvre devant trois visages familiers. Ils s’efforcent de me sourire, mais même Venia ne peut dissimuler un choc devant mon corps ravagé.
— Surprise ! Couine Octavia, avant d’éclater en sanglots.
Leur visite me laisse d’abord perplexe, puis je réalise que nous sommes sans doute le jour de l’exécution. Ils sont venus me refaire une beauté de base Zéro. Pas étonnant qu’Octavia se mette à pleurer. C’est une tâche impossible.
Comme ils osent à peine effleurer ma peau en patchwork de peur de me faire mal, je me rince et me sèche toute seule. J’ai beau leur expliquer que je ne sens presque plus la douleur, Flavius ne peut s’empêcher de grimacer en m’aidant à enfiler mon peignoir. Dans ma chambre, une autre surprise m’attend. Assise bien droite sur sa chaise. Tirée à quatre épingles, depuis sa perruque dorée jusqu’à ses bottes en cuir à talons hauts, une tablette à pince à la main. À l’exception de son regard éteint, elle a remarquablement peu changé.
— Effie, dis-je.
— Bonjour, Katniss ! (Elle se lève et m’embrasse sur la joue comme s’il ne s’était rien passé depuis la dernière fois que je l’ai vue, la veille de l’Expiation.) Ma foi, j’ai l’impression que nous avons une grande, grande journée devant nous. Alors, que dirais-tu de commencer ta préparation pendant que je m’occupe de régler les derniers détails ?
— D’accord, dis-je alors qu’elle s’éloigne.
— Il paraît que Plutarch et Haymitch ont eu un mal de chien à la sauver, me confie Venia après son départ. Mais elle s’est fait arrêter après ton évasion, ça a plaidé en sa faveur.
Il m’est assez difficile de me représenter Effie Trinket dans la peau d’une rebelle. Mais comme je ne tiens pas à ce que Coin la fasse exécuter, je prends note de présenter les choses de cette manière si jamais on m’interroge à son sujet.
— Je suppose que c’est une chance pour vous que Plutarch vous ait fait enlever tous les trois, en fin de compte.
— Nous sommes la seule équipe de préparation encore en vie. Et tous les stylistes de l’édition d’Expiation sont morts, m’apprend Venia.
Elle ne précise pas qui les a tués. Je commence à me demander si cela a la moindre importance. Elle soulève délicatement l’une de mes mains couturées et l’examine à la lumière.
— Passons à tes ongles, maintenant. Comment les veux- tu, rouges ou noirs ?
Flavius accomplit un petit miracle avec mes cheveux, qu’il parvient à égaliser sur l’avant tout en camouflant mes plaques chauves sur l’arrière du crâne. Mon visage, épargné par les flammes, ne présente pas de difficultés particulières. Une fois revêtue de mon costume de geai moqueur, mes seules cicatrices encore visibles sont celles du cou, des avant-bras et des mains. Octavia m’attache ma broche au- dessus du cœur et nous reculons de quelques pas pour m’examiner dans le miroir. Je n’arrive pas à croire qu’ils aient pu me rendre une allure aussi normale alors qu’au fond de moi, je me sens tellement ravagée.
On frappe à la porte, et Gale fait son entrée.
— Tu peux m’accorder une minute ? demande-t-il.
Dans le miroir, je regarde mes préparateurs s’écarter discrètement. Ne sachant pas où aller, ils se cognent plusieurs fois les uns dans les autres avant de s’enfermer dans la salle de bains. Gale vient se placer dans mon dos. Chacun de nous examine le reflet de l’autre. Je cherche un détail auquel me raccrocher, un signe de la fille et du garçon qui se sont connus dans la forêt par accident et sont devenus inséparables. Je me demande ce qu’ils seraient devenus si les Hunger Games n’avaient pas moissonné la fille. Si elle aurait fini par tomber amoureuse du garçon, ou même par l’épouser. Et si, bien plus tard, une fois que leurs frères et sœurs auraient suffisamment grandi, elle se serait échappée avec lui dans la forêt en quittant le Douze à tout jamais. Auraient-ils été heureux dans la nature, ou la tristesse se serait-elle mise entre eux même sans l’intervention du Capitole ?
— Je t’ai apporté ça. (Gale me tend un carquois. En le prenant, je constate qu’il ne contient qu’une seule flèche, parfaitement ordinaire.) C’est censé être symbolique. Le dernier tir de cette guerre.
— Et si je rate mon coup ? Dis-je. Coin se chargera de ramasser ma flèche et de me la rapporter ? Ou est-ce qu’elle se contentera de loger une balle dans la tête de Snow ?
— Tu ne rateras pas.
Gale ajuste le carquois sur mon épaule. Nous restons plantés là, face à face, en évitant le regard de l’autre.
— Tu n’es pas venu me voir à l’hôpital. (Comme il ne répond rien, je me jette à l’eau.) C’était ta bombe ?
— Je n’en sais rien. Beetee non plus, répond-il. Quelle importance ? Tu auras toujours cette idée quelque part dans la tête.
Il attend que je lui dise que c’est faux ; je voudrais le lui dire mais c’est impossible. En ce moment même je peux revoir le brasier l’envelopper, je peux sentir la chaleur des flammes. Et cet instant restera à tout jamais indissociable de Gale. Mon silence est ma réponse.
— C’était la seule chose que j’avais pour moi. Le fait d’avoir pris soin de ta famille, dit-il. Vise bien, d’accord ?
Il me caresse la joue et s’en va. Je voudrais le rappeler et lui dire que je me suis trompée. Que je trouverai un moyen de faire la paix avec lui. De me souvenir des circonstances dans lesquelles il a créé sa bombe. De prendre en compte mes propres crimes inexcusables. De faire la lumière sur les auteurs du bombardement. De prouver qu’il ne s’agissait pas des rebelles. De lui pardonner. Mais comme j’en suis incapable, je vais devoir vivre avec cette douleur.
Effie revient pour me conduire à je ne sais quelle réunion. J’attrape mon arc, et au dernier moment je me rappelle la rose blanche dans son verre d’eau. Quand j’ouvre la porte de la salle de bains, je découvre les membres de mon équipe de préparation assis en rang sur le bord de la baignoire, les épaules voûtées, la mine défaite. Je me souviens que je ne suis pas la seule à avoir tout perdu.
— Venez, leur dis-je. Le public doit être là.
Je m’attends à une réunion de tournage dans laquelle Plutarch m’expliquerait où me tenir et me donnerait des indications sur l’exécution de Snow. Au lieu de quoi, je me retrouve dans une pièce où six personnes sont assises à une table. Peeta, Johanna, Beetee, Haymitch, Annie et Enobaria. Tous portent l’uniforme gris des rebelles du Treize. Aucun n’a l’air vraiment dans son assiette.
— Que se passe-t-il ? Dis-je.
— Aucune idée, répond Haymitch. Apparemment, c’est une réunion des vainqueurs survivants.
— Il ne reste que nous ?
— Le prix de la célébrité, commente Beetee. Nous sommes devenus la cible des deux camps. Le Capitole a éliminé les vainqueurs qu’il soupçonnait de rébellion. Les rebelles se sont chargés de ceux qu’ils pensaient être de mèche avec le Capitole.
Johanna jette un regard noir à Enobaria.
— Alors pourquoi est-elle encore en vie ?
— Elle tombe sous la protection de l’accord que nous avons passé avec le geai moqueur, intervient Coin en entrant derrière moi. Aux termes duquel Katniss Everdeen acceptait de soutenir la cause rebelle en échange de l’immunité pour les vainqueurs capturés. Katniss a rempli sa part du marché, et nous avons l’intention d’en faire autant.
Enobaria sourit à Johanna.
— Pas la peine de prendre ce petit air satisfait, grogne Johanna. On finira par t’avoir quand même.
— Assieds-toi, s’il te plaît, Katniss, dit Coin en refermant la porte.
Je prends place entre Annie et Beetee, en posant soigneusement la rose de Snow devant moi sur la table. Comme à son habitude, Coin va droit au but.
— Je vous ai demandé de venir pour résoudre un dilemme. Aujourd’hui, nous allons procéder à l’exécution de Snow. Ces dernières semaines, plusieurs centaines de ses complices dans l’oppression de Panem ont été jugés et condamnés à mort. Toutefois, la souffrance des districts a été si extrême que ces sentences paraissent bien insuffisantes aux yeux des victimes. En fait, beaucoup réclament l’annihilation totale de tous les anciens citoyens du Capitole. Mais c’est une mesure que nous ne pouvons pas nous permettre si nous voulons conserver une population viable.
À travers le verre d’eau, je vois une image déformée de la main de Peeta. Avec ses marques de brûlures. Nous sommes tous les deux des créatures du feu, à présent. Je lève le regard vers l’endroit où les flammes lui ont léché le front et grillé les sourcils, en lui ratant les yeux d’un cheveu. Ces mêmes yeux bleus qui cherchaient les miens puis se détournaient quand nous étions à l’école. Comme ils le font maintenant.
— Quelqu’un a donc mis une alternative sur la table. Mes collègues et moi n’étant pas parvenus à un consensus, il a été convenu que la décision reviendrait aux vainqueurs. Il faudra une majorité de quatre pour approuver le plan. Personne ne pourra s’abstenir de voter, déclare Coin. L’idée, c’est qu’au lieu d’éliminer toute la population du Capitole, nous tenions une dernière édition symbolique des Hunger Games, avec les enfants des personnes qui détenaient le plus de pouvoir.
Cette proposition nous fait bondir tous les sept.
— Quoi ? dit Johanna.
— Nous organiserions des Jeux avec les enfants du Capitole, répète Coin.
— C’est une plaisanterie ? demande Peeta.
— Pas du tout. Je dois d’ailleurs vous préciser que si les Jeux ont lieu, ce sera avec votre approbation officielle, même si le détail des votes individuels sera tenu secret pour votre propre sécurité, ajoute Coin.
— Est-ce Plutarch qui a eu cette idée ? Veut savoir Haymitch.
— Non, c’est moi, répond Coin. Cela m’a paru un compromis acceptable entre le besoin de vengeance et la nécessité d’épargner des vies. J’attends vos votes maintenant.
— Non ! s’exclame Peeta. Je vote contre, bien sûr ! Il n’est pas question de revoir les Hunger Games !
— Pourquoi pas ? rétorque Johanna. Au contraire, ça me paraît tout à fait équitable. Snow a même une petite- fille. Je vote pour.
— Moi aussi, déclare Enobaria d’un ton presque indifférent. Ce serait un juste retour de bâton.
— C’est la raison pour laquelle nous nous sommes rebellés ! proteste Peeta. Vous avez déjà oublié ? (Il se tourne vers le reste d’entre nous.) Annie ?
— Je vote contre, comme Peeta, dit-elle. Finnick aurait dit la même chose s’il avait été là.
— Mais il ne l’est pas, parce que les mutations génétiques de Snow l’ont tué, lui rappelle Johanna.
— Contre, dit Beetee. Ce serait un précédent fâcheux. Nous devons cesser de nous considérer les uns les autres comme des ennemis. À ce stade, l’unité est essentielle à notre survie. Donc, non.
— Ce qui ne laisse plus que Katniss et Haymitch, dit Coin.
Est-ce ainsi que les choses se sont déroulées, il y a plus de soixante-quinze ans ? Par la réunion d’un petit comité qui a voté pour la tenue des premiers Hunger Games ? Y a-t-il eu des voix dissonantes ? Un plaidoyer pour la miséricorde, parmi les appels à la mise à mort des enfants des districts ? Le parfum de la rose de Snow s’insinue dans mes narines et redescend jusqu’à ma gorge, nouée par le désespoir. Tant de personnes que j’aimais sont mortes, et voilà que nous débattons de l’opportunité de tenir d’autres Hunger Games pour épargner des vies. Rien n’a changé. Rien ne changera jamais.
Je soupèse soigneusement chaque option, avec toutes leurs conséquences. Les yeux fixés sur la rose, je déclare :
— Je vote oui... pour Prim.
— Haymitch, c’est à vous, dit Coin.
Peeta, furieux, prévient Haymitch de ne pas se rendre complice d’une atrocité pareille, mais notre ancien mentor n’a d’yeux que pour moi. C’est le moment de vérité. L’instant où nous découvrons à quel point nous sommes semblables, et à quel point il me connaît bien.
— Je me range à l’avis du geai moqueur, déclare-t-il.
— Excellent ! L’affaire est donc entendue, dit Coin. Maintenant, il ne nous reste plus qu’à procéder à l’exécution.
Quand elle passe devant moi, je lui tends le verre qui contient le bouton de rose.
— Pouvez-vous dire à Snow de porter cette rose à la boutonnière ? Juste à l’endroit du cœur ?
Coin sourit.
— Bien sûr. Et je veillerai à l’informer de votre décision à propos des Jeux.
— Merci, dis-je.
D’autres personnes nous rejoignent dans la pièce et m’entourent. Une dernière touche de maquillage, et puis
Plutarch me donne ses ultimes instructions pendant qu’on m’escorte vers l’entrée de la résidence. Le Grand Cirque est noir de monde. La foule déborde sur les rues latérales. Chacun rejoint sa place. Gardes. Fonctionnaires. Chefs rebelles. Vainqueurs. Des acclamations m’indiquent que Coin vient d’apparaître au balcon. Puis Effie me donne une tape sur l’épaule et je sors dans le soleil hivernal. Je gagne ma position au milieu d’une clameur assourdissante. Comme prévu, je me tourne de manière à présenter mon profil à la foule, et j’attends. Quand on fait sortir Snow, le public devient hystérique. On lui attache les mains derrière un poteau, ce qui paraît bien inutile. Il ne risque pas de se sauver. Il n’a plus nulle part où aller. Nous ne sommes pas sur une grande estrade comme devant le centre d’Entraînement mais sur la terrasse étroite de la résidence présidentielle. Pas étonnant qu’on ne m’ait pas demandé de m’entraîner. Ma cible se trouve à moins de dix mètres.
Je sens l’arc ronronner dans ma main. Je passe l’autre main par-dessus mon épaule, j’attrape ma flèche et je l’encoche. Je vise la rose, mais c’est son visage que je fixe. Il se met à tousser ; un mince filet de sang lui coule sur le menton. Il se passe la langue sur les lèvres. Je scrute son regard à la recherche de la moindre trace de peur, de remords ou de colère. Je n’y trouve que le même amusement qu’à la fin de notre dernière conversation. J’ai l’impression de l’entendre une nouvelle fois : « Oh, ma chère mademoiselle Everdeen. Moi qui pensais que nous étions convenus de ne pas nous mentir. »
Il a raison. C’était convenu entre nous.
La pointe de ma flèche se dirige plus haut. Je relâche la corde. Et la présidente Coin bascule par-dessus le balcon et s’écrase par terre. Morte.
27
Au milieu de la stupeur générale, je n’entends qu’un seul bruit. Le rire de Snow. Un horrible ricanement étranglé, accompagné de postillons sanglants quand sa toux le reprend. Je le regarde se plier en avant, cracher son dernier souffle, jusqu’à ce que les gardes me bouchent la vue.
Tandis que les uniformes gris convergent sur moi, j’imagine ce que me réserve mon bref avenir de meurtrière de la nouvelle présidente de Panem. L’interrogatoire, les tortures probables, l’inévitable exécution publique. Mes adieux, une fois de plus, à la poignée de personnes qui comptent encore à mes yeux. L’idée d’affronter ma mère, qui restera totalement seule, emporte ma décision.
— Bonne nuit, dis-je à mon arc.
Je le sens s’éteindre dans ma main. Je lève le bras gauche et me penche sur le côté pour arracher la pilule que j’ai dans la manche. Mais mes dents se referment sur de la chair. Je rejette la tête en arrière, confuse, et me retrouve nez à nez avec Peeta. Son regard ne se dérobe pas cette fois-ci. On voit la trace sanglante de mes dents sur le dos de sa main posée sur ma pilule.
— Laisse-moi ! Dis-je en grognant, tout en m’efforçant de me dégager.
— Pas question, dit-il.
Alors qu’on m’arrache à lui, je sens la pochette de ma manche se déchirer et je vois la pilule violet foncé, le dernier cadeau de Cinna, rouler par terre avant d’être écrasée sous la botte d’un garde. Je deviens une bête sauvage. Je rue, je griffe, je mords, je fais tout ce que je peux pour échapper aux mains qui me tiennent pendant que la foule s’avance. On me soulève du sol et je continue à me débattre tandis qu’on m’emporte au-dessus de la mêlée. Je hurle le nom de Gale. Je ne l’aperçois nulle part, mais il saura ce que je veux. Une mort propre et rapide donnée d’une main experte. Sauf que je ne reçois ni flèche ni balle. Est-il possible qu’il ne me voie pas ? Non. Au-dessus de nous, les écrans géants répartis tout autour du Grand Cirque affichent la scène aux yeux de tous. Il voit, il sait, mais ne fait rien. Comme moi lors de sa capture. Quels mauvais chasseurs et mauvais amis nous faisons tous les deux !
Je ne peux compter que sur moi-même.
À l’intérieur de la résidence, on me passe les menottes et on m’attache un bandeau sur les yeux. On m’emporte en me traînant à moitié le long de couloirs interminables, on me fait prendre plusieurs ascenseurs, avant de me jeter sur un sol recouvert de moquette. On m’enlève les menottes et on claque la porte derrière moi. En retirant mon bandeau, je constate qu’on m’a enfermée dans mon ancienne chambre du centre d’Entraînement. Celle où j’ai passé mes derniers jours avant mes premiers Hunger Games et l’édition d’Expiation. Le lit se résume à un matelas nu et les portes de l’armoire, grandes ouvertes, montrent des étagères vides, mais je la reconnais tout de suite.
Je dois lutter pour me relever et me défaire de mon costume de geai moqueur. Je suis couverte d’ecchymoses et me suis peut-être cassé un ou deux doigts, mais c’est surtout mon épiderme qui a le plus souffert de ma bataille contre les gardes. Ma nouvelle peau toute rose s’est déchirée comme du papier de soie et le sang suinte des cellules cultivées en laboratoire. Aucun médecin ne frappe à ma porte, cependant, au point où j’en suis, je m’en moque éperdument et je me traîne sur le matelas en attendant de saigner à mort.
Hélas, je n’ai pas cette chance. Le soir venu, mes saignements ont cessé en me laissant raide, tout endolorie et poisseuse, mais vivante. Je boitille jusque dans la douche, je me programme le cycle le plus doux dont je me souvienne, sans aucun savon ni shampooing, et je m’accroupis sous le jet chaud, les coudes sur les genoux, la tête entre les mains.
« Je m’appelle Katniss Everdeen. Pourquoi ne suis-je pas morte ? Je devrais l’être. Ce serait beaucoup mieux pour tout le monde... »
Quand j’émerge de la douche, un flux d’air chaud sèche ma peau endommagée. Je n’ai aucun vêtement propre. Pas même une serviette dans laquelle m’envelopper. De retour dans ma chambre, je constate qu’on est passé récupérer ma tenue de geai moqueur. À la place, on m’a laissé un peignoir en papier, ainsi qu’un plateau repas avec mes médicaments en guise de dessert. Je mange ce qu’on m’a préparé, je prends mes comprimés, je m’enduis le corps de pommade. Il me reste maintenant à trouver comment me suicider.
Je me roule en boule sur le matelas taché de sang. Non pas que j’aie froid, mais je me sens tellement nue sans rien d’autre que du papier sur mon corps endolori. Sauter par la fenêtre n’est pas une option - le carreau doit bien avoir cinquante centimètres d’épaisseur. Je sais fabriquer un excellent nœud coulant, mais je n’aurais aucun endroit où l’accrocher. Je pourrais mettre de côté une partie de mes médicaments pour m’en administrer une dose mortelle, si je n’étais pas certaine d’être surveillée vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pour ce que j’en sais, je passe peut-être en direct à la télévision en ce moment pendant que des commentateurs s’efforcent d’analyser les raisons qui ont pu me pousser à tuer Coin. La surveillance rend toute tentative de suicide pratiquement impossible. Encore une fois, seul le Capitole a le privilège de pouvoir prendre ma vie.
Il me reste la possibilité de baisser les bras. Je décide de rester allongée sur mon lit sans manger, ni boire ni prendre mes médicaments. Je pourrais le faire. Me laisser mourir. Hélas, je n’avais pas compté avec mon accoutumance à la morphine. Le décrochage n’est pas progressif, comme à l’hôpital dans le Treize, mais brutal. Je devais être habituée à en consommer à haute dose parce que, quand le phénomène de manque se fait sentir, accompagné de grelottements, de douleurs fulgurantes et d’une sensation de froid insupportable, ma résolution s’émiette comme une coquille d’œuf. Je me retrouve à quatre pattes, à racler la moquette avec mes ongles à la recherche de ces précieuses pilules que j’avais jetées par terre alors que je me sentais forte. Je révise mes projets et décide plutôt de me tuer lentement à la morphine. Je deviendrai un sac d’os au teint jaunâtre avec des yeux énormes. Je suis ce plan depuis deux jours, avec d’assez bons résultats, quand il se produit quelque chose d’inattendu.
Je me mets à chanter. À la fenêtre, sous ma douche, dans mon sommeil. J’enchaîne pendant des heures les ballades, les chansons d’amour, les airs de montagne. Toutes des chansons que m’a enseignées mon père avant sa mort, car depuis, il n’y a pas eu beaucoup de place pour la musique dans ma vie. Le plus surprenant est que je m’en souviens à la perfection. Des paroles comme des mélodies. Ma voix, d’abord rauque et avec une tendance à se fêler dans les aigus, se réchauffe et devient splendide. Une voix à couper le sifflet aux geais moqueurs, à les faire se bousculer pour se joindre à moi. Passent les jours, les semaines. Je regarde la neige tomber sur la corniche devant ma fenêtre. Et tout ce temps, je n’entends pas d’autre voix que la mienne.
Qu’est-on en train de me concocter ? À quoi bon me faire mariner ainsi ? Ce n’est tout de même pas si difficile d’organiser l’exécution d’une meurtrière ? Je continue ma propre annihilation. Mon corps s’amaigrit comme jamais et ma lutte contre la faim est si féroce que, parfois, ma part animale cède à la tentation du pain beurré ou de la viande rôtie. Je suis en train de gagner malgré tout. Pendant quelques jours, je me sens au plus mal et je commence à croire que je vais enfin quitter ce monde quand je réalise que mes doses de morphine sont de plus en plus réduites. On essaie de me désaccoutumer progressivement. Mais dans quel but ? Un geai moqueur drogué jusqu’aux yeux serait sûrement plus docile face à la foule. Et puis, une idée affreuse me vient : et si on n’avait pas l’intention de me tuer ? Si on avait d’autres projets pour moi ? Comme par exemple me remettre à neuf, me former et m’utiliser encore une fois ?
11 n’est pas question que j’accepte. Si je ne peux pas me tuer dans cette pièce, je saisirai la première occasion qui se présentera à l’extérieur. Ils peuvent m’engraisser, me lisser de la tête aux pieds, m’habiller et me rendre belle à nouveau. Ils peuvent concevoir des armes fantastiques qui s’animent entre mes mains, mais ils ne parviendront plus à me persuader de m’en servir. Je n’éprouve plus la moindre allégeance envers ces monstres qui se donnent le nom d’êtres humains, bien que j’en sois un moi-même. Je me dis que Peeta n’avait peut-être pas tort quand il parlait de nous entre-tuer pour laisser place à d’autres espèces plus méritantes. Parce qu’il y a quelque chose de fondamentalement tordu chez une créature prête à sacrifier la vie de ses enfants pour parvenir à ses fins. On peut présenter ça de toutes les manières différentes. Snow voyait dans les Hunger Games un moyen de contrôle efficace. Coin voyait dans les parachutes un moyen d’accélérer la fin de la guerre. Mais en fin de compte, qui en bénéficie ? Personne. La vérité, c’est que vivre dans un monde où ce genre de choses peut arriver ne profite à personne.
Après être restée prostrée sur mon matelas pendant deux jours sans rien manger ni boire, sans même avaler la moindre pilule de morphine, la porte de ma chambre s’ouvre. Quelqu’un entre et s’avance dans mon champ de vision. Haymitch.
— Ton procès est terminé, m’annonce-t-il. Viens. On rentre chez nous.
Chez nous ? De quoi parle-t-il ? Je n’ai plus de chez-moi. Et quand bien même il serait possible de se rendre dans cet endroit imaginaire, je suis trop faible pour bouger. Des inconnus viennent s’occuper de moi. Me réhydrater, me nourrir. Me laver et m’habiller. L’un d’eux me soulève comme une poupée de chiffon et me porte sur le toit où un hovercraft m’attend. Il me sangle dans un siège. Haymitch et Plutarch prennent place en face de moi. Quelques instants plus tard, nous sommes en l’air.
Je n’avais encore jamais vu Plutarch d’aussi bonne humeur. Il est radieux.
— Tu dois avoir un millier de questions à me poser !
Malgré mon absence de réaction, il me donne les réponses.
Après la mort de Coin, ç’a été un désordre indescriptible. Quand les choses se sont un peu calmées, on a retrouvé le corps de Snow, toujours attaché à son poteau. On ne sait pas exactement s’il s’est étranglé avec son sang en riant, ou s’il a été étouffé par la foule. Et au fond, peu importe. On a convoqué des élections d’urgence à l’issue desquelles Paylor a été élue présidente. Plutarch est devenu secrétaire aux communications, ce qui veut dire que c’est lui qui décide de tout ce qui passe à l’antenne. Sa première grande émission a été mon procès, dans lequel il a joué un rôle capital. Comme témoin de la défense, bien sûr. Même si je dois surtout ma relaxe à l’intervention du Dr Aurelius, qui semble m’avoir remerciée de ses siestes en me décrivant comme une folle incurable en état de choc. L’une des conditions de ma libération est que nous continuions nos séances tous les deux, même si mon traitement devra désormais se poursuivre par téléphone, parce qu’il est hors de question qu’il aille s’installer dans un trou perdu comme le Douze, où je suis consignée jusqu’à nouvel ordre. La vérité, c’est que personne ne sait quoi faire de moi maintenant que la guerre est terminée, même si Plutarch ne doute pas de pouvoir me trouver un rôle au cas où il s’en déclencherait une autre. Sur quoi, il éclate de rire. Il ne paraît jamais gêné que ses plaisanteries ne fassent rire que lui.
— Vous vous préparez à une nouvelle guerre, Plutarch ? Lui dis-je.
— Oh non, pas tout de suite, répond-il. Pour l’instant, nous sommes dans cette période bénie où chacun s’accorde à reconnaître que les horreurs récentes ne devraient jamais se répéter. Mais la mémoire collective est généralement de courte durée. Nous sommes des êtres versatiles, stupides, amnésiques et doués d’un immense talent d’autodestruction. Pourtant, qui sait ? Cette fois-ci les choses seront peut-être différentes, Katniss.
— Comment ça ?
— Peut-être que nous saurons tirer les leçons de ce qui vient de se passer. Nous sommes peut-être à l’aube d’une évolution majeure de l’espèce. Tu devrais prendre le temps d’y réfléchir.
Après quoi il me demande si j’aimerais participer à une nouvelle émission musicale qu’il compte lancer dans quelques semaines. Si j’ai quelques chansons joyeuses dans mon répertoire. Il pourrait m’envoyer une équipe de tournage chez moi.
Nous faisons une brève escale dans le Trois le temps de déposer Plutarch. Il doit y retrouver Beetee pour discuter de la refonte du système de télécommunications. Ses derniers mots pour moi sont :
— Ne nous laisse pas sans nouvelles !
Une fois de retour dans les nuages, je jette un regard à Haymitch.
— Et vous, pourquoi retournez-vous dans le Douze ?
— Il semble qu’on ne veuille pas de moi non plus au Capitole, répond-il.
Au début, j’accepte cette réponse sans discuter. Puis le doute s’installe en moi. Haymitch n’a assassiné personne. Il pourrait aller où il veut. S’il revient dans le Douze, c’est parce qu’il en a reçu l’ordre.
— On vous a chargé de veiller sur moi, pas vrai ? En tant qu’ancien mentor ? (Il hausse les épaules. Je réalise alors ce que ça veut dire.) Ma mère ne reviendra pas.
— Non, me confirme-t-il.
Il sort une enveloppe de son veston et me la tend. J’examine l’écriture délicate aux lettres parfaitement formées.
— Elle participe à l’implantation d’un nouvel hôpital dans le district Quatre. Elle a demandé que tu l’appelles dès notre arrivée, continue Haymitch pendant que je suis du doigt la courbure des lettres. Tu sais pourquoi elle ne peut pas revenir.
Oui, je le sais. Parce qu’entre mon père, Prim et les cendres, l’endroit serait trop pénible pour elle. Mais pas pour moi, visiblement.
— Veux-tu savoir qui d’autre ne viendra pas ?
— Non, lui dis-je. Je préfère avoir la surprise.
En bon mentor, Haymitch insiste pour me faire manger un sandwich puis fait semblant de me croire endormie pendant le reste du voyage. Il s’occupe en retournant tous les compartiments de l’hovercraft à la recherche de bouteilles, qu’il enfouit dans son sac. Il fait nuit quand nous atterrissons sur la pelouse du Village des vainqueurs. On voit des lumières aux fenêtres de la moitié des maisons, y compris celle d’Haymitch et la mienne. Pas celle de Peeta. Un bon feu m’attend dans ma cuisine. Je m’installe dans ma chaise à bascule en serrant fort la lettre de ma mère.
— Bon, à demain, me dit Haymitch.
En écoutant s’éloigner le tintement des bouteilles au fond de son sac, je ne peux m’empêcher de murmurer :
— Ça m’étonnerait.
Je n’ai pas la force de me lever de ma chaise. Le reste de la maison me paraît trop vide, froid et sombre. Je m’enveloppe dans un vieux châle et je fixe les flammes. Je suppose que je finis par m’endormir, parce qu’à mon réveil, c’est le matin et Sae Boui-boui s’affaire devant la cuisinière. Elle me sert des œufs et du pain grillé et reste assise devant moi jusqu’à ce que j’aie tout mangé. Nous ne parlons pas beaucoup. Sa petite-fille, une gamine qui vit dans son propre monde, s’empare d’une pelote de laine bleue dans le panier à tricot de ma mère. Sae Boui-boui lui demande de la reposer, mais je lui dis qu’elle peut la garder. Il n’y a plus personne qui sache tricoter dans cette maison. Après le petit déjeuner, Sae Boui-boui fait la vaisselle puis s’en va, mais elle revient le soir pour me préparer à dîner. J’ignore si c’est par pure bonté d’âme ou si le gouvernement le lui a demandé, mais elle repasse s’occuper de moi tous les jours. Elle cuisine, je mange. Je réfléchis à mon avenir. Plus rien ne s’oppose à mon suicide désormais. Pourtant, on dirait que j’attends quelque chose.
Le téléphone sonne parfois, longuement, mais je ne décroche jamais. Haymitch ne réapparaît pas. Il a peut-être changé d’avis et quitté le Douze, même si je le soupçonne plutôt d’être ivre mort dans un coin. Je ne reçois pas d’autres visites que celles de Sae Boui-boui et de sa petite- fille. Après des mois de confinement solitaire, elles me font l’impression d’être une foule.
— Ça sent le printemps, aujourd’hui. Tu devrais sortir, me dit Sae. Aller chasser un peu.
Je n’ai pas quitté la maison une seule fois. J’ai à peine quitté la cuisine sauf pour me rendre aux toilettes dans le couloir. Je porte toujours les mêmes vêtements qu’à mon départ du Capitole. Je passe mes journées assise devant la cheminée. À contempler les lettres intactes qui s’empilent sur le manteau.
— Je n’ai même pas d’arc.
— Regarde au bout du couloir, me suggère-t-elle.
Une fois qu’elle est partie, j’envisage de suivre son conseil. Puis j’y renonce. Mais après plusieurs heures, je finis par me lever et par aller voir, à pas de loup, pour ne pas réveiller les fantômes. Dans le bureau où j’avais pris le thé en compagnie du président Snow, je trouve un carton contenant le vieux blouson de mon père, notre ouvrage sur les plantes, la photo de mariage de mes parents, le bec de collecte que m’avait envoyé Haymitch, et le médaillon que m’avait offert Peeta dans l’arène en horloge. Les deux arcs
et un carquois de flèches sauvés par Gale la nuit du bombardement sont posés sur le bureau. J’enfile le blouson sans toucher au reste. Je m’endors sur le canapé du salon. Je fais un cauchemar terrible, dans lequel je suis allongée au fond d’une tombe où tous les morts que je connais de nom viennent me jeter une pelletée de cendres. C’est un rêve assez long, vu la liste des participants, et plus ils me recouvrent, plus j’ai du mal à respirer. J’essaie de crier, de les supplier d’arrêter, mais j’ai de la cendre plein la bouche et le nez et je n’arrive pas à proférer un seul son. Et les coups de pelle continuent...
Je me réveille en sursaut. Un petit jour pâle s’infiltre entre les volets. J’entends toujours un raclement de pelle. Encore à moitié dans mon cauchemar, j’enfile le couloir au pas de course, jaillis par la porte d’entrée et fais le tour de la maison, parce que maintenant je suis à peu près sûre de pouvoir crier sur les morts. En le découvrant, je me fige sur place. Il a le visage rougi par l’effort d’avoir creusé sous mes fenêtres. Il a aussi cinq plants dans une brouette.
— Tu es revenu, dis-je.
— Le Dr Aurelius n’a pas voulu me laisser quitter le Capitole plus tôt qu’hier, dit Peeta. Au passage, il m’a demandé de te dire qu’il n’allait pas pouvoir continuer indéfiniment à faire semblant de te soigner. Il va bien falloir décrocher ton téléphone un jour ou l’autre.
Il a l’air en forme. Mince et couvert de cicatrices de brûlures, comme moi, mais il n’a plus son regard hanté et torturé. Par contre, il fronce légèrement les sourcils en me voyant. Je fais mine d’écarter vaguement les cheveux qui me tombent dans les yeux et je réalise qu’ils sont collés en mèches grasses. Je me sens sur la défensive.
— Qu’est-ce que tu fabriques ?
— Je me suis rendu dans les bois ce matin pour déterrer ces fleurs, m’explique-t-il. Pour elle. J’ai pensé qu’on pourrait les replanter autour de ta maison.
Je regarde les plants qu’il a rapportés, aux racines encore terreuses. Des primevères. Les fleurs dont ma sœur portait le nom. Je fais oui de la tête à Peeta et je me dépêche de rentrer chez moi, en refermant à clef derrière moi. Mais le mal est à l’intérieur, et non au-dehors. Tremblante de faiblesse et d’anxiété, je grimpe l’escalier quatre à quatre. Je me prends le pied dans la dernière marche et m’étale de tout mon long sur le palier. Je me force à me relever et me réfugie dans ma chambre. L’odeur est faible mais encore présente. Le parfum de la rose blanche parmi les autres fleurs séchées dans le vase. Flétrie, fragile, elle conserve pourtant cette perfection artificielle cultivée dans la serre de Snow. J’attrape le vase, je le redescends en titubant dans la cuisine et j’en jette le contenu sur les braises. Quand les fleurs s’embrasent, une flamme bleue enveloppe la rose et la dévore. Encore une fois, le feu est plus fort que les roses. Je fracasse le vase par terre pour faire bonne mesure.
De retour à l’étage, j’ouvre grand les fenêtres de ma chambre pour en chasser l’odeur de Snow. Mais je la sens toujours sur mes vêtements et jusque dans mes pores. Je me déshabille. Des morceaux de peau de la taille de cartes à jouer restent collés à mes vêtements. J’évite le miroir, je me glisse sous la douche et je me nettoie vigoureusement les cheveux, le corps, la bouche. Rose vif, avec des picotements partout, je me déniche des vêtements propres. Je mets une bonne demi-heure à démêler mes cheveux. J’entends Sae Boui-boui tourner la clef dans la serrure. Pendant qu’elle me prépare mon petit déjeuner, je jette au feu les habits que je portais. Sur son conseil, je me taille aussi les ongles avec un couteau.
Le nez dans mes œufs, je lui demande :
— Où est Gale ?
— Dans le district Deux. Il s’est trouvé un chouette boulot là-bas. On le voit de temps en temps à la télévision.
Je cherche en moi-même des traces de colère, de haine ou de regret. Je ne trouve que du soulagement.
— Je crois que vais aller chasser aujourd’hui, dis-je.
— Eh bien, je ne cracherai pas sur un peu de viande fraîche, approuve-t-elle.
J’attrape mon arc et mes flèches et je sors, avec dans l’idée de quitter le Douze au niveau du Pré. À proximité de la place, je croise plusieurs équipes de gens masqués et gantés autour de charrettes tirées par des chevaux. En train de fouiller dans la neige. De ramasser des cadavres. Une charrette est garée devant les ruines de la maison du maire. Je reconnais Thom, l’ancien équipier de Gale, qui s’essuie le front avec un chiffon. Je me souviens de l’avoir vu au Treize, mais il a dû revenir. Son salut me donne le courage de demander :
— Vous avez retrouvé quelqu’un là-dedans ?
— La famille au complet. Plus les deux personnes qui travaillaient pour elle, m’apprend Thom.
Madge. Douce, gentille et courageuse. Celle dont la broche m’a valu mon surnom. Je me demande si elle rejoindra la procession dans mes cauchemars, cette nuit. Pour me remplir la bouche de cendres avec les autres.
— Je pensais que peut-être, comme il s’agissait du maire...
— Je ne crois pas qu’être le maire du Douze ait joué en sa faveur, dit Thom.
Je hoche la tête et je passe mon chemin, en évitant de regarder à l’arrière de la charrette. Partout à travers la ville, la même scène se répète. Le ramassage des morts. À l’approche des ruines de mon ancienne maison, la rue est encombrée par les charrettes. Le Pré n’existe plus, ou du moins plus tel que je le connaissais. On y a creusé une gigantesque fosse commune, dans laquelle on décharge les ossements. Je contourne la fosse et me glisse dans la forêt à l’endroit habituel. Tout ça n’a pas d’importance, désormais. Le grillage n’est plus sous tension, et il a fallu le soutenir avec de grosses branches pour tenir les prédateurs à l’écart. Mais les vieilles habitudes ont la vie dure. J’envisage de me rendre au lac, mais je suis si faible que c’est tout juste si je parviens à me traîner jusqu’à notre ancien lieu de rendez-vous, à Gale et moi. Je m’assieds un moment sur le rocher où Cressida nous a filmés. Il me paraît trop large, sans sa présence à côté de moi. Je ferme les yeux et je compte jusqu’à dix, plusieurs fois, en me disant que quand je les rouvrirai, il se sera matérialisé sans un bruit comme il le faisait si souvent. Hélas, je dois me rappeler que Gale se trouve dans le Deux à présent, avec un bon travail, et qu’il est sans doute en train d’embrasser d’autres lèvres que les miennes.
C’est le genre de matinée que l’ancienne Katniss aurait adoré. Un beau jour de début de printemps. La forêt s’éveille après un long hiver. Mais le regain d’énergie que j’ai ressenti devant les primevères commence à s’estomper. Le temps de retourner au grillage, je me sens tellement faible et nauséeuse que Thom doit me reconduire chez moi dans la charrette des morts. Il m’aide à m’allonger sur le canapé du salon, où je regarde les grains de poussière tourbillonner dans la lumière de l’après-midi.
Je me retourne brusquement, alertée par un feulement, mais je dois secouer la tête pour me convaincre que je ne rêve pas. Comment est-il arrivé jusqu’ici ? Je remarque ses griffures, sans doute infligées par un animal, sa patte arrière légèrement décollée du sol, ses os saillants. Il a dû venir à pied depuis le Treize. Peut-être qu’on l’a jeté dehors, ou peut-être qu’il ne supportait plus l’absence de sa maîtresse et qu’il a décidé de partir la retrouver.
— Tu aurais pu t’épargner cette peine. Elle n’est pas là, lui dis-je. (Buttercup m’adresse un nouveau feulement.) Elle n’est pas là. Tu peux feuler autant que tu veux. Ce n’est pas ça qui ramènera Prim.
Le nom de sa maîtresse lui fait dresser la tête et pointer les oreilles. Il pousse un miaulement plein d’espoir.
-— Dehors ! (Il évite le coussin que je lui jette.) Fiche- moi le camp ! Il n’y a rien pour toi ici ! (Je commence à trembler, furieuse contre lui.) Elle ne reviendra pas. Elle ne reviendra jamais !
J’attrape un autre coussin et je me lève pour mieux viser. Des larmes surgies de nulle part me coulent sur les joues.
— Elle est morte. (Je me prends le ventre à deux mains pour atténuer la douleur. Je me laisse tomber à genoux, en serrant le coussin contre moi et en pleurant.) Elle est morte, saleté de chat ! Elle est morte.
Un son étrange, entre le sanglot et la lamentation, s’échappe de mes lèvres et donne voix à mon désespoir. Buttercup se met à gémir à son tour. Quoi que je fasse, il refuse de s’en aller. Il me tourne autour, hors de portée, pendant que je m’effondre en sanglots jusqu’à finir par m’endormir. Mais je crois qu’il comprend. Il doit deviner que l’impensable s’est produit et que survivre va nécessiter des mesures inimaginables jusque-là. Parce que quelques heures plus tard, quand je me réveille dans mon lit, je le vois dans le clair de lune. Assis à côté de moi, ses yeux jaunes en alerte, qui me protègent contre les dangers de la nuit.
Le lendemain matin, il se laisse nettoyer ses plaies avec stoïcisme mais ne peut retenir un miaulement déchirant quand je lui retire son épine de la patte. On recommence à pleurer tous les deux, sauf que, cette fois, on se console l’un l’autre. Après quoi je me sens suffisamment forte pour ouvrir enfin la lettre de ma mère, l’appeler au téléphone et pleurer avec elle. Peeta arrive en compagnie de Sae Boui-boui avec une miche brûlante entre les mains. Sae nous prépare le petit déjeuner et je donne tout mon bacon à Buttercup.
Peu à peu, au fil des jours, je reviens à la vie. J’essaie de suivre les conseils du Dr Aurelius, de faire les gestes du quotidien sans réfléchir, surprise chaque fois que je redécouvre qu’ils ont un sens. Je lui parle de mon projet de livre, et un grand carton de feuilles parcheminées m’arrive du Capitole par le prochain train.
J’ai eu cette idée en regardant notre livre familial sur les plantes. Un ouvrage dans lequel consigner tout ce qu’on ne peut pas confier aveuglément à la mémoire. Chaque page débute par le portrait d’une personne. Une photo, quand on peut en dénicher une. Sinon, un dessin ou une peinture de Peeta. Puis je rédige, de ma plus belle écriture, tous les détails qu’il serait criminel d’oublier. Lady en train de lécher la joue de Prim. Le rire de mon père. Le père de Peeta avec ses cookies. La couleur des yeux de Finnick. Ce que Cinna parvenait à sortir d’un simple rouleau de soie. Boggs reprogrammant l’holo pour moi. Rue dressée sur ses orteils, les bras légèrement écartés, comme un oiseau sur le point de s’envoler. Et ainsi de suite. On colle les pages à l’eau salée et on se promet de mener une belle vie afin que leurs morts ne soient pas inutiles. Haymitch se décide à collaborer, en nous parlant des vingt-trois couples de tributs qu’il a dû assister. Les ajouts se font plus modestes. Un vieux souvenir qui ressurgit. Une primevère mise à sécher entre les pages. D’étranges bribes de bonheur, comme cette photo du fils nouveau-né de Finnick et d’Annie.
On réapprend petit à petit à travailler. Peeta cuit le pain. Je chasse. Haymitch se saoule avec application jusqu’à ce qu’il n’ait plus une goutte d’alcool, après quoi il s’occupe des oies en attendant l’arrivée du prochain train. Heureusement, les oies ne réclament pas beaucoup d’attention. Nous ne sommes pas tout seuls. Quelques centaines d’anciens habitants sont revenus parce que, malgré tout, le Douze reste notre district. Avec la fermeture des mines, on laboure le sol chargé de cendres et on se met à semer. Des machines du Capitole creusent le sol pour jeter les fondations d’une nouvelle usine où nous fabriquerons des médicaments. Le Pré reverdit de lui-même.
Peeta et moi nous reconstruisons ensemble. Il y a encore des moments où je le vois saisir un dossier de chaise et s’y accrocher le temps que les mauvais souvenirs s’éloignent. Je me réveille de temps en temps en hurlant, assaillie de visions de mutations génétiques et d’enfants morts. Mais ses bras sont toujours là pour me réconforter. Et une nuit, ses lèvres. Quand j’éprouve de nouveau cette sensation brûlante qui s’était emparée de moi sur la plage, je comprends que cela ne pouvait pas se terminer autrement. Que pour survivre, je n’ai pas besoin de la flamme de Gale, nourrie de sa rage et de sa haine. J’en ai déjà bien assez en moi. Ce qu’il me faut, c’est le pissenlit au printemps. Le jaune vif qui évoque la renaissance plutôt que la destruction. La promesse que la vie continue, en dépit de nos pertes. Qu’elle peut même être douce à nouveau. Peeta est le seul à pouvoir m’offrir ça.
Alors, après, quand il me glisse à l’oreille :
— Tu m’aimes. Réel ou pas réel ?
Je lui réponds :
— Réel.
ÉPILOGUE
Ils jouent dans le Pré tous les deux. La fillette brune aux yeux bleus gambade devant. Le garçon aux boucles blondes et aux yeux gris s’efforce de la suivre en trottinant sur ses jambes dodues. Il m’a fallu cinq, dix, quinze ans avant d’accepter. Mais Peeta en avait tellement envie. Quand je l’ai sentie remuer en moi pour la première fois, j’ai d’abord éprouvé une peur panique vieille comme le monde, que seul le bonheur de la tenir entre mes bras a su calmer. Le porter, lui, a été un peu plus facile, mais pas beaucoup.
Ils commencent à peine à poser des questions. Les arènes ont été rasées, on a érigé des monuments du souvenir, les Hunger Games n’existent plus. Mais on leur en parle à l’école, et la fillette sait que nous y avons joué un rôle. Le garçon l’apprendra dans quelques années. Comment leur parler de ce que nous avons connu sans les terroriser à mort ? Mes enfants, qui prennent pour argent comptant les paroles de la chanson :
Sous le vieux saule, au fond de la prairie, L 'herbe tendre te fait comme un grand lit Allonge-toi, ferme tes yeux fatigués,
Quand tu les rouvriras, le soleil sera levé Il fait doux par ici, ne crains rien
Les pâquerettes éloignent les soucis Tes jolis rêves s’accompliront demain Dors, mon amour, oh, dors, mon tout-petit.
Mes enfants, qui ne savent pas qu’ils jouent sur un cimetière.
Peeta dit que tout ira bien. Nous sommes ensemble. Et nous avons le livre. Nous saurons leur expliquer d’une manière qui les rendra plus courageux. Mais un jour, il faudra bien leur parler de mes cauchemars. D’où ils me viennent. Pourquoi ils ne s’effaceront jamais complètement.
Je leur apprendrai comment je survis. Je leur dirai que certains matins, je n’ose plus me réjouir de rien de peur qu’on me l’enlève. Et que ces jours-là, je dresse dans ma tête la liste de tous les actes de bonté auxquels j’ai pu assister. C’est comme un jeu. Répétitif. Un peu lassant, même, après plus de vingt ans.
Mais j’ai connu des jeux bien pires.
REMERCIEMENTS
J’aimerais ici rendre hommage à tous ceux qui ont apporté leur temps, leur talent et leur soutien à Hunger Games.
En premier lieu, il me faut remercier mon extraordinaire triumvirat d’éditeurs. Kate Egan, dont la perspicacité, l’humour et l’intelligence m’ont guidée tout au long de huit romans ; Jen Rees, dont l’œil pénétrant saisit les petits détails qui échappent à la plupart d’entre nous ; et David Levithan, qui navigue avec aisance entre ses rôles multiples de fournisseur de notes, de maître des titres ou de directeur éditorial.
Elle a traversé avec moi les premiers jets, les intoxications alimentaires, tous les hauts et les bas, et elle est toujours là : Rosemary Stimola, tour à tour conseillère créative douée et gardienne professionnelle, agent littéraire et amie. Sans oublier Jason Dravis, mon agent de toujours dans le monde du spectacle, j’ai tellement de chance de t’avoir à mes côtés à l’heure de nous diriger vers le grand écran.
Merci à la graphiste Elizabeth B. Parisi ainsi qu’à l’illustrateur Tim O’Brien pour ces couvertures splendides qui ont su si bien capter à la fois l’essence des geais moqueurs et l’attention du lectorat.
Un grand coup de chapeau à toute l’équipe de Scholastic pour avoir fait connaître Hunger Games partout dans le
monde : Sheila Marie Everett, Tracy van Straaten, Rachel Coun, Leslie Garych, Adrienne Vrettos, Nick Martin, Jacky Harper, Lizette Serrano, Kathleen Donohe, John Mason, Stephanie Nooney, Karyn Browne, Joy Simpkins, Jess White, Dick Robinson, Ellie Berger, Suzanne Murphy, Andrea Davis Pinkney, la force de vente de Scholastic au grand complet et tous les autres qui ont mis tellement d’énergie, d’astuce et de bagout au service de cette série.
Aux cinq amis auteurs sur lesquels je m’appuie le plus lourdement, Richard Register, Mary Beth Bass, Christopher Santos, Peter Bakalian et James Proimos, toute ma gratitude pour vos conseils, votre recul et nos fous rires.
J’adresse tout mon amour à mon défunt père, Michael Collins, qui a préparé le terrain à cette série par le soin apporté à instruire ses enfants à propos de la guerre et de la paix, ainsi qu’à ma mère, Jane Collins, qui m’a initiée aux Grecs, à la science-fiction et à la mode (sans succès sur ce dernier point, je le crains) ; à mes sœurs Kathy et Joanie ; à mon frère Drew ; à mes beaux-parents Dixie et Charles Pryor ; ainsi qu’à tous les membres de ma famille élargie dont l’enthousiasme et le soutien m’ont toujours accompagnée.
Et enfin, je me tourne vers mon mari, Cap Pryor, qui a lu Hunger Games dans sa version initiale, qui a insisté pour obtenir des réponses à des questions que je n’avais même pas imaginées, et qui m’a apporté son soutien critique tout au long de la série. Merci à lui et à mes merveilleux enfants, Charlie et Isabel, pour leur amour, leur patience et le bonheur qu’ils me procurent.