TROISIEME PARTIE
LA MEURTRIERE
19
Je n’avais encore jamais vu Boggs en colère pour de bon. Pas plus quand j’ai désobéi à ses ordres que quand je lui ai vomi dessus, ni même quand Gale lui a cassé le nez. Mais il est furieux en revenant de son coup de téléphone à la présidente. La première chose qu’il fait consiste à ordonner à la soldate Jackson d’établir des tours de garde de deux personnes pour surveiller Peeta vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Puis il m’entraîne à l’écart, à travers le dédale des tentes, en laissant les autres loin derrière nous.
— Il essaiera de me tuer quoi que vous fassiez, dis-je. Surtout ici, où il y a tant de souvenirs qui risquent de le faire disjoncter.
— Je ne le laisserai pas faire, Katniss, me promet Boggs.
— Pourquoi Coin tient-elle tellement à ce que je meure ?
— Elle prétend que non.
— Mais nous savons que si, je rétorque. Et vous devez bien avoir une théorie.
Boggs me dévisage longuement, durement, avant de répondre :
— Voilà ce que je sais. La présidente ne t’aime pas. Elle ne t’a jamais aimée. C’est Peeta qu’elle voulait faire sortir de l’arène, seulement, personne n’était d’accord. Et le fait que tu l’aies obligée à promettre l’immunité aux autres vainqueurs n’a rien arrangé. Mais même ça, vu ta prestation à l’antenne, ça aurait pu s’oublier.
— Alors qu’y a-t-il ?
— Quelque part dans un avenir proche, cette guerre prendra fin. Et il faudra élire un nouveau chef, dit Boggs.
Je lève les yeux au ciel.
— Boggs, personne ne s’imagine que je pourrais me présenter à la présidence.
— Non, c’est vrai, reconnaît-il. Mais tu prendras forcément position en faveur de quelqu’un. Est-ce que ce sera la présidente Coin ? Ou quelqu’un d’autre ?
— Je ne sais pas. Je n’y ai jamais réfléchi.
— Si tu ne réponds pas spontanément Coin, tu représentes une menace. Tu es le visage de la rébellion. Tu as plus d’influence que n’importe qui d’autre, insiste Boggs. Le problème, c’est que tout le monde voit bien qu’il n’y a aucune sympathie entre vous.
— Donc elle serait prête à me tuer pour me faire taire.
À l’instant où j’énonce cela, je comprends que c’est vrai.
— Elle n’a plus besoin de toi comme figure de proue. Elle l’a dit elle-même, ta mission d’unifier les districts est remplie, me rappelle Boggs. Nos spots de propagande actuels pourraient se tourner sans toi. Il ne reste plus qu’une seule chose que tu puisses faire pour donner un nouvel élan à la rébellion.
— Mourir, dis-je à voix basse.
— Oui. Nous offrir une martyre à venger. Mais ça n’arrivera pas sous mon commandement, soldate Everdeen. J’ai l’intention de te voir vivre très longtemps.
— Pourquoi ? (Une telle attitude ne lui vaudra que des ennuis.) Vous ne me devez rien.
— Parce que tu l’as mérité, me répond-il. Et maintenant, retourne auprès des autres. Je sais que je devrais lui être reconnaissante de prendre fait et cause pour moi, mais je n’éprouve que de la frustration. Je veux dire, comment lui voler son holo et déserter, maintenant ? J’avais déjà suffisamment de réticence à le trahir sans me retrouver en plus redevable vis-à-vis de lui. Il m’a déjà sauvé la vie.
Voir le responsable de mon dilemme monter tranquillement sa tente à côté des nôtres me rend furieuse. Je demande à Jackson :
— A quelle heure, mon tour de garde ?
Elle me dévisage d’un air dubitatif, à moins qu’elle ne plisse simplement les yeux pour me voir nettement.
— Je ne t’ai pas inscrite.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne suis pas sûre que tu pourrais tirer sur Peeta s’il le fallait.
— J’élève la voix afin que toute l’escouade m’entende clairement.
— Ce ne serait pas sur lui que je tirerais. Peeta n’existe plus. Johanna a raison. Ce serait comme de tirer sur une de ces fichues mutations génétiques du Capitole.
C’est bon de déclarer quelque chose d’horrible à son propos, à voix haute, en public, après toutes les humiliations que j’ai endurées depuis son retour.
— Ce n’est pas ce genre de commentaires qui va me faire changer d’avis, me prévient Jackson.
— Inscris-la, ordonne Boggs derrière moi.
Jackson secoue la tête et couche mon nom sur un papier.
Entre minuit et 4 heures. Tu seras avec moi.
On siffle l’heure du souper, et Gale et moi prenons place dans la queue devant la cantine.
— Veux-tu que je le tue ? me demande-t-il de but en blanc. — Ça nous ferait renvoyer tous les deux, à coup sur, dis-je. (Mais malgré ma colère, je suis choquée par la brutalité de sa proposition.) Non, ça ira.
— Tu veux dire que ça ira jusqu’au moment de nous fausser compagnie ? Toi, ta carte en papier et peut-être un holo si tu peux mettre la main dessus ?
Ainsi donc, mes petits préparatifs n’ont pas échappé Gale. J’espère avoir été moins transparente pour les autres. Il est vrai que Gale me connaît mieux que personne.
— Tu n’espérais pas t’éclipser sans moi, quand même ? me demande-t-il.
Jusqu’à cet instant, si. Mais ce ne serait pas une si mauvaise idée d’avoir mon ancien partenaire de chasse pour couvrir mes arrières.
— En tant que soldat, je te déconseille fortement d’abandonner ton escouade. Mais je ne peux pas t’empêcher de m’accompagner, pas vrai ?
Il sourit.
— Non. À moins de vouloir m’entendre alerter toute l’armée.
L’escouade 451 et son équipe de télévision prennent leurs rations à la cantine et se réunissent en cercle pour manger. L’atmosphère est tendue. Je crois d’abord que c’est à cause de Peeta, mais au cours du repas, je surprends plusieurs regards hostiles dirigés vers moi. Ce renversement de situation me surprend, car je suis presque certaine qu’en voyant débarquer Peeta tout le monde s’inquiétait de la menace qu’il représentait, en particulier pour moi. Mais c’est en recevant un coup de téléphone d’Haymitch que je finis par comprendre.
— À quoi joues-tu ? me demande-t-il. Tu cherches à le provoquer pour qu’il s’en prenne à toi ? — Bien sûr que non. Je veux simplement qu’il me laisse tranquille, dis-je.
— Oui, eh bien, il en est incapable. Pas après ce que le Capitole lui a fait subir, déclare Haymitch. Ecoute, il est possible que Coin vous l’ait envoyé dans l’espoir qu’il te tue, mais Peeta n’y est pour rien. Il ne comprend pas ce qui lui arrive. Tu ne peux pas le tenir pour responsable de...
— Je ne l’accuse pas !
— Mais si ! Tu n’arrêtes pas de le punir pour des choses qui ne dépendent pas de lui. Je ne te dis pas de ne pas garder ton arme sous la main en permanence. Mais je crois qu’il est grand temps de t’interroger sur ce que donnerait le scénario inverse. Si c’était toi qu’on avait enlevée, à qui on avait fait subir un lavage de cerveau pour que tu essaies de tuer Peeta, crois-tu qu’il te traiterait de cette manière ?
Je reste muette. Non, je ne crois pas. Certainement pas. Il ferait l’impossible pour me ramener à la raison. Au lieu de me fuir, de tirer un trait sur moi et de me témoigner une hostilité de tous les instants.
— Toi et moi, nous nous étions engagés à le sauver, tu te rappelles ? me dit Haymitch. (Je ne réponds pas.) Essaie de t’en souvenir.
Et il raccroche.
Les nuits d’automne passent de fraîches à glaciales. La plupart des membres de l’escouade s’emmitouflent dans leur sac de couchage. Certains dorment à la belle étoile, près du radiateur au centre de notre campement, tandis que d’autres se retirent sous leur tente. Leeg 1 a finalement pris conscience de la mort de sa sœur, et ses sanglots étouffés nous parviennent à travers la toile. Pour ma part je me tourne et me retourne sous ma tente en ressassant les paroles d’Haymitch. Je réalise, mortifiée, que mon obsession à vouloir assassiner Snow m’a permis d’ignorer un problème autrement plus ardu : sauver Peeta du marécage dans lequel son conditionnement l’a embourbé. Je ne sais pas comment l’atteindre et encore moins comment l’en arracher. Je n’ai même pas de plan. À côté de ça, traverser une arène truffée de pièges, localiser Snow et lui loger une balle dans la tête me semblent un jeu d’enfant.
À minuit, je rampe hors de ma tente et je viens me poster sur un tabouret près du radiateur pour assurer mon tour de garde en compagnie de Jackson. Boggs a ordonné à Peeta de dormir bien en vue, là où nous pourrons l’avoir à l’œil. Il ne dort pas, cependant. Il est assis avec son sac de couchage remonté sur son torse, à tenter maladroitement de faire des nœuds avec un bout de ficelle. Je reconnais cette ficelle. C’est celle que Finnick m’a prêtée cette nuit-là dans le bunker. En la voyant entre ses mains, j’ai l’impression d’entendre Finnick me répéter la même chose qu’Haymitch, que j’ai tiré un trait sur Peeta. Le moment est peut-être venu de commencer à y remédier. Si seulement je trouvais quelque chose à dire. Mais impossible. Alors je me tais. Je laisse le souffle des soldats endormis emplir la nuit.
Au bout d’une heure, Peeta prend la parole :
— Ces deux dernières années ont dû être épuisantes pour toi. Toujours en train d’hésiter à me tuer. Et à passer d’un avis à l’autre en permanence.
Voilà qui semble très injuste, et ma première réaction serait de lui décocher une réplique cinglante. Mais je repense à ma conversation avec Haymitch et je m’efforce de faire un premier pas en direction de Peeta.
— Je n’ai jamais voulu te tuer. Sauf quand j’ai cru que tu aidais les « carrières » à m’éliminer. Après, je t’ai toujours considéré comme... un allié. Le terme me paraît bien choisi. Exempt de toute obligation émotionnelle, sans rien de menaçant.
— Alliée, dit lentement Peeta, comme s’il goûtait le mot. Amie. Amoureuse. Gagnante. Ennemie. Fiancée. Cible. Mutation génétique. Voisine. Chasseuse. Tribut. Alliée. Je vais ajouter ça à la liste des mots que j’utilise pour essayer de te cerner. (Il tord sa ficelle entre ses doigts.) Le problème, c’est que je ne sais plus faire le tri entre ce qui est réel et ce qui est fabriqué de toutes pièces.
Le changement de rythme dans la respiration des dormeurs me donne à penser que certains ont dû se réveiller, ou qu’ils ne dormaient pas vraiment. Je pencherais plutôt pour la seconde option.
La voix de Finnick s’élève dans la nuit :
— Dans ce cas tu n’as qu’à demander, Peeta. C’est ce que fait Annie.
— Demander à qui ? rétorque Peeta. À qui veux-tu que je fasse confiance ?
— Eh bien, à nous, pour commencer. Nous sommes ton escouade, intervient Jackson.
— Vous êtes mes gardiens, rectifie-t-il.
— D’accord, ça aussi, admet-elle. Mais tu as sauvé beaucoup de vies dans le Treize. C’est le genre de choses qui ne s’oublie pas.
Dans le silence qui s’ensuit, j’essaie de m’imaginer incapable de distinguer l’illusion de la réalité. Ne pas savoir si Prim et ma mère m’aiment. Si Snow est mon ennemi. Si la personne de l’autre côté du radiateur m’a sauvée ou sacrifiée. Avec très peu d’efforts, ma vie se transforme rapidement en cauchemar. Et soudain voilà que je voudrais tout raconter à Peeta, lui apprendre qui il est, qui je suis et comment nous en sommes arrivés là. Mais j’ignore par où commencer. Lamentable. Je ne suis vraiment bonne à rien.
Quelques minutes avant 4 heures, Peeta revient à la charge.
— Ta couleur préférée... c’est bien le vert? me demande-t-il.
— C’est ça. (Puis un détail me revient.) Et la tienne, c’est l’orange.
— L’orange ?
Il ne semble pas convaincu.
Pas l’orange vif. Mais un orange doux, comme dans un coucher de soleil. En tout cas, c’est ce que tu m’as dit un jour.
— Oh. (Il ferme les yeux brièvement, peut-être pour évoquer le coucher de soleil en question, puis hoche la tête.) Merci.
D’autres mots se bousculent hors de ma bouche :
— Tu es un peintre. Un boulanger. Tu aimes dormir avec la fenêtre ouverte. Tu ne prends jamais de sucre dans ton thé. Et tu fais toujours un double nœud à tes lacets.
Puis je plonge sous ma tente avant de me laisser aller à quelque chose de stupide, comme me mettre à pleurer.
Au petit matin Gale, Finnick et moi sortons dégommer quelques fenêtres pour le compte de la caméra. À notre retour au camp, nous trouvons Peeta assis avec les soldats du Treize. Ces derniers sont armés mais discutent tranquillement avec lui. Jackson a inventé un jeu appelé « Réel ou pas réel » afin d’aider Peeta. Il doit mentionner un événement et ils lui disent s’il s’est vraiment produit ou si c’est une déformation de la réalité, en complétant le plus souvent par une brève explication.
— Presque toute la population du Douze a péri dans l’incendie.
— Réel. Vous êtes moins de neuf cents à avoir pu vous réfugier au Treize.
— C’était moi le responsable.
— Pas réel. Le président Snow a rasé le Douze comme il avait détruit le Treize, pour adresser un message aux rebelles.
L’idée paraît bonne, jusqu’à ce que je réalise que c’est moi et moi seule qui pourrai confirmer ou réfuter l’essentiel de ce qui le tourmente. Jackson réorganise les tours de garde. Finnick, Gale et moi sommes désormais chacun avec un soldat du Treize. De cette façon, Peeta peut toujours questionner quelqu’un qui l’a connu personnellement. La conversation se déroule tant bien que mal. Peeta s’attarde longuement sur des détails infimes, comme l’endroit où l’on achetait le savon chez nous, par exemple. Gale lui apprend tout ce qu’il veut savoir sur le Douze. Finnick est plutôt expert en ce qui concerne ses Jeux, puisqu’il était mentor à la première participation de Peeta et tribut à la deuxième. Mais comme le gros de sa confusion reste centré sur moi - et que les explications ne sont pas toujours simples —, nos échanges sont laborieux, tendus, même quand nous n’abordons que des questions superficielles. La couleur de ma robe dans le Sept. Mon penchant pour les petits pains au fromage. Le nom de notre professeur de mathématiques quand nous étions petits. Le plus pénible consiste à reconstruire l’image qu’il a de moi. C’est peut- être même impossible, après ce que Snow lui a fait endurer. Mais je veux au moins l’aider à essayer.
L’après-midi suivant, on nous annonce que l’escouade au complet va devoir tourner une séquence passablement compliquée. Peeta avait raison : ni Coin ni Plutarch ne sont satisfaits de ce qu’ils ont vu jusqu’à maintenant. L’escouade star ne fait pas rêver. Pas étonnant, serait-on tenté de répondre, puisqu’on nous laisse tout juste agiter nos armes pour la galerie. Toutefois, il ne s’agit pas de nous trouver des excuses mais de fournir enfin des images exploitables. C’est pourquoi aujourd’hui on a réservé un pâté de maisons à notre intention. Il comporte même deux pièges, activés. L’un d’eux crache une giclée de balles. L’autre projette un filet qui capture l’ennemi dans le but de l'interroger ou de l’exécuter, au choix des ravisseurs. Situé en plein quartier résidentiel, ça reste un objectif dépourvu d’importance stratégique.
Notre équipe de télévision prévoit de créer une atmosphère de menace accrue en recourant à des fumigènes et en rajoutant des bruits de fusillade en fond sonore. Tout le monde enfile sa tenue de combat complète, même les cameramen, comme si nous nous préparions à plonger au cœur de la bataille. Ceux d’entre nous qui possèdent des armes particulières sont autorisés à les emporter. Boggs rend son fusil à Peeta, en prenant soin de l’avertir qu’il est chargé avec des balles à blanc.
Peeta hausse les épaules.
— Je ne suis pas très bon tireur, de toute façon.
Il n’arrête pas de dévisager Pollux, avec une insistance qui devient inquiétante, quand il finit par comprendre et demande d’un ton nerveux :
— Tu es un Muet, pas vrai ? Je le vois à ta façon d’avaler ta salive. Il y avait deux Muets dans ma prison. Darius et Lavinia, mais les gardiens les appelaient toujours les rouquins. On les avait arrêtés parce qu’ils avaient été nos domestiques au centre d’Entraînement. Je les ai vus se faire torturer à mort. Elle a eu de la chance. Ils lui ont envoyé des décharges trop fortes, et son cœur a cessé de battre. Lui, par contre, a mis des jours à mourir. À se faire tabasser, mutiler. Ils lui posaient des questions mais il ne pouvait pas répondre, seulement proférer ces horribles grognements animaux. Ce n’était pas pour lui arracher des renseignements, vous comprenez? On voulait simplement que je regarde.
Peeta se retourne vers nous, comme s’il attendait une réponse. Voyant que rien ne vient, il demande :
— Réel ou pas réel ? (Notre silence ne fait que l’agiter davantage.) Réel ou pas réel ? Insiste-t-il.
— Réel, répond Boggs. Pour autant que je sache... réel.
Peeta rentre les épaules.
— J’en étais sûr. Il n’y avait rien de... brillant là-dedans.
Il s’éloigne du groupe, en marmonnant quelque chose à propos de doigts et d’orteils.
Je m’approche de Gale, pose mon front contre sa cuirasse et sens ses bras se refermer sur moi. Nous connaissons enfin le nom de la fille que le Capitole avait enlevée sous nos yeux dans la forêt du Douze, nous savons ce qu’est devenu le Pacificateur qui s’était interposé pour sauver Gale. Ce n’est pas le moment d’évoquer leurs bons moments. Ils ont perdu la vie à cause de moi. Je les rajoute à la liste de mes victimes, qui débute dans l’arène et doit compter maintenant des milliers de noms. Quand je relève la tête, je vois que Gale ne prend pas les choses de la même manière. Son expression révèle qu’il n’y a pas suffisamment de montagnes à pulvériser, de villes à détruire. Elle promet du sang. Avec le récit épouvantable de Peeta encore tout frais dans nos mémoires, nous progressons le long des rues tapissées de verre brisé jusqu’à notre destination, le pâté de maisons que nous sommes censés prendre. Quoique modeste, c’est notre premier objectif réel. On se rassemble autour de Boggs pour étudier la projection de la rue sur son holo. Le piège cracheur de balles est positionné à environ un tiers du chemin, juste au-dessus de l’entrée d’un immeuble. Nous devrions pouvoir le faire sauter à distance. Quant au piège avec le filet, il est tout au bout, presque au coin. Quelqu’un va devoir déclencher le mécanisme de détection corporelle. Tout le monde se porte volontaire, sauf Peeta, qui n’a pas l’air de comprendre ce qui se passe. Je ne suis pas choisie. On m’envoie à Messalla, qui rectifie mon fond de teint pour le tournage des plans rapprochés.
L’escouade se déploie conformément aux instructions de Boggs, et nous attendons que Cressida place ses cameramen. Ils prennent tous les deux position sur notre gauche, Castor en tête et Pollux en retrait, de manière à ne jamais se trouver dans le champ l’un de l’autre. Messalla lance deux grenades fumigènes, pour l’ambiance. Comme il s’agit à la fois d’une mission et d’un tournage, je suis sur le point de demander qui commande, de notre officier supérieur ou de notre metteuse en scène, quand Cressida lance :
— Action !
Nous avançons prudemment dans la rue enfumée, comme s’il s’agissait d’un exercice au Bloc. Chacun d’entre nous a un certain nombre de fenêtres à faire sauter, mais c’est Gale qui se charge de la véritable cible. Quand il tire sur le piège, nous nous mettons à couvert - sous un porche, ou à plat ventre sur les pavés orange et roses - tandis qu’une grêle de balles siffle au-dessus de nos têtes. Au bout d’un moment, Boggs nous ordonne de continuer la progression.
Cressida nous arrête avant que nous puissions nous relever, car elle veut prendre quelques gros plans. Chacun de nous répète pour la caméra. On se jette au sol, on grimace, on plonge sous un porche. Nous avons beau savoir qu’il s’agit d’une affaire sérieuse, cette comédie semble tout de même un peu ridicule. Surtout quand il s’avère que je ne suis pas la plus mauvaise actrice de l’escouade. Et de loin. Oh rit si fort devant la tentative de Mitchell de jouer le désespoir, dents serrées et narines frémissantes, que Boggs doit nous rappeler à l’ordre.
— Un peu de sérieux, Quatre-Cinq-Un, gronde-t-il avec sévérité.
Mais on voit bien qu’il se retient de sourire pendant qu’il revérifie la position du deuxième piège. Place l’holo à la lumière entre deux volutes de fumée. Pose le pied sur mi pavé orange. Et déclenche l’explosion de la mine qui lui arrache les deux jambes.
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C’est comme si, en une fraction de seconde, un panneau de verre teinté avait volé en éclats, en dévoilant toute l’horreur du monde derrière lui. Les hurlements succèdent aux rires, le sang éclabousse la pierre aux couleurs pastel, une fumée noire assombrit celle- des effets spéciaux pour la télévision.
Une deuxième explosion fend l’air et me laisse des bourdonnements d’oreille. Mais je ne sais pas d’où elle provient.
J’arrive la première auprès de Boggs et je reste hébétée devant sa chair déchiquetée, ses membres disparus, à la recherche de quelque chose pour étancher le flot rouge qui s’étale autour de lui. Homes me repousse sans ménagement et ouvre une trousse de premiers secours. Boggs m’attrape le poignet. Son visage, gris et cendreux, semble déjà très loin. Mais ses paroles sont un ordre.
— L’holo !
L’holo. Je tâtonne autour de moi, je retourne des morceaux de pavés poissés de sang, en frissonnant quand je sens sous mes doigts des bribes de chair tiède. Je finis par retrouver l’instrument au pied d’un escalier, près de l’une des bottes de Boggs. Je le ramasse, l’essuie entre mes mains et le rapporte à mon officier.
Homes a enveloppé le moignon de la cuisse gauche de Boggs dans une sorte de bandage serré, déjà trempé de sang. Il tente de poser un garrot au-dessus de l’autre genou.
Le reste de l’escouade s’est déployé en cercle autour de l’équipe de tournage et nous. Finnick s’efforce de réanimer Messalla, que l’explosion a projeté contre un mur. Jackson vocifère dans son communicateur de campagne, réclame à grands cris qu’on nous envoie un toubib, mais je sais déjà qu’il est trop tard. Petite fille, quand je regardais opérer ma mère, j’ai appris que lorsqu’une flaque de sang dépasse une certaine taille il n’y a plus rien à faire.
Je m’agenouille près de Boggs, prête à répéter le rôle que j’ai tenu auprès de Rue ou de la droguée du Six, celle d’une amie à laquelle se raccrocher au moment de quitter ce monde. Mais Boggs a les deux mains sur l’holo. Il tape un ordre, appuie son pouce sur l’écran pour identification digitale, prononce une suite de lettres et de chiffres en réponse à une question. Une lumière verte jaillit de l’instrument et baigne son visage. Il déclare :
— Plus en état d’assurer le commandement. Transfère mon certificat de sécurité à la soldate de l’escouade Quatre-Cinq-Un Katniss Everdeen. (Il lui reste tout juste la force de braquer l’holo dans ma direction. Dis ton nom.
— Katniss Everdeen, dis-je face à l’instrument.
Je me retrouve soudain piégée dans la lumière verte. Je ne peux plus bouger ni même cligner des paupières tandis que des images défilent rapidement devant moi. Pour me scanner ? M’enregistrer ? M’aveugler ? La lumière s’éteint, et je secoue la tête pour m’éclaircir la vue.
— Qu’est-ce que vous avez fait ?
— On se replie ! hurle Jackson.
Finnick lui crie quelque chose en indiquant l’extrémité de la rue qui nous a conduits jusqu’ici. Une substance noire huileuse gicle du sol en geyser et monte entre les bâtiments, formant une muraille de noirceur impénétrable. Ni tout à fait liquide ni tout à fait gazeuse, pas plus artificielle que naturelle. Sûrement mortelle, en tout cas. Impossible de repartir par où nous sommes venus.
Une fusillade assourdissante éclate. Gale et Leeg I mitraillent le sol vers l’autre bout de la rue. Je me demande ce qu’ils fabriquent quand une deuxième mine explose à une dizaine de mètres, ouvrant un cratère dans la rue. Je réalise alors qu’ils sont en train de nous dégager un chemin. Homes et moi empoignons Boggs et commençons à le traîner à la suite de Gale. La douleur prend le dessus, il pousse des hurlements effroyables et je voudrais m’arrêter, trouver un meilleur moyen, mais la noirceur continue à s’élever, au-dessus des bâtiments, et menace de nous engloutir comme une vague.
On me tire brutalement par le col. Je lâche Boggs et m’écrase contre les pavés. Peeta se dresse au-dessus de moi, le regard fou, perdu dans ses délires engendrés par le lavage de cerveau, le fusil brandi bien haut pour me fracasser le crâne. Je roule sur le côté, j’entends la crosse frapper la pierre et je vois du coin de l’œil Mitchell bondir sur Peeta et le plaquer au sol. Mais Peeta, qui a toujours été si vigoureux et qui semble possédé par la folie du venin de guêpe, ramène ses deux pieds sous le ventre de Mitchell et le projette en arrière dans la rue.
On entend un claquement sec quand le deuxième piège se déclenche. Quatre câbles, fixés à des rails au sommet des bâtiments, s’arrachent des pavés en soulevant un filet qui se referme sur Mitchell. Le pauvre est tout de suite couvert de sang. Ça paraît incompréhensible - jusqu’à ce qu’on remarque que les mailles du filet sont en barbelé. Je les reconnais immédiatement. Les mêmes barbelés qui ornaient le sommet de la palissade autour du Douze. Je lui crie de ne pas bouger. L’odeur de la substance noire, lourde, goudronneuse, me prend à la gorge. La vague s’enroule et commence à retomber.
Gale et Leeg 1 font sauter la serrure d’une porte au coin de la rue, puis tirent sur les câbles qui retiennent le filet de Mitchell. D’autres se chargent de Peeta. J’empoigne Boggs, et Homes et moi le traînons dans l’appartement, à l’intérieur d’un salon en velours rose et blanc, le long d’un couloir orné de photos de famille, jusqu’au carrelage d’une cuisine où nous nous écroulons. Castor et Pollux nous rejoignent en tenant Peeta qui se débat comme un diable. Jackson réussit à lui mettre des menottes, mais cela ne fait que l’enrager davantage. On est finalement obligés de l’enfermer dans un placard.
Dans le salon, on entend un claquement de porte et des cris. Puis des pas retentissent dans le couloir tandis que la vague déferle devant le bâtiment. Depuis la cuisine, on sent les vitres trembler puis se briser. Une forte odeur de goudron imprègne l’air. Finnick arrive en portant Messalla. Leeg 1 et Cressida le suivent en titubant, crachant leurs poumons.
— Gale ! Je m’écrie.
Il est là, qui claque la porte de la cuisine derrière lui, en nous criant d’une voix rauque :
— Les vapeurs !
Castor et Pollux attrapent des serviettes et des torchons pour colmater le pourtour de la porte tandis que Gale vomit dans l’évier jaune vif.
— Et Mitchell ? S’inquiète Homes.
Leeg 1 fait non de la tête.
Boggs me fourre l’holo dans la main. Il remue les lèvres mais je ne comprends rien à ce qu’il murmure. Je colle mon oreille à sa bouche pour essayer de l’entendre.
— Ne te fie pas à eux. Ne rentre pas. Tue Peeta. Fais ce que tu es venue faire.
Je me recule pour scruter son visage.
— Quoi ? Boggs ? Boggs !
Il a encore les yeux ouverts, mais sans vie. Je sens l’holo au creux de ma main, poissé de sang.
Les ruades de Peeta dans la porte du placard brisent la respiration haletante des autres. Mais bientôt, sa fureur semble s’épuiser. Ses coups de pied se font moins réguliers, moins violents. Avant de cesser complètement. Je me demande s’il est mort, lui aussi.
— Il est... ? demande Finnick, en indiquant Boggs du menton. (Je hoche la tête.) Il faut filer d’ici. Maintenant. On est tombés dans une rue truffée de pièges. Je veux bien parier qu’ils nous ont à l’image en ce moment.
— Oh, c’est sûr, renchérit Castor. Il y a des caméras de surveillance dans toutes les rues. Ils ont dû activer cette vague noire de façon manuelle quand ils nous ont vus en train de tourner.
— Les communications radio ne fonctionnent plus. Probablement à cause d’un brouillage à impulsions électromagnétiques. Mais je vais nous ramener au camp. Passe- moi l’holo, dit Jackson.
Elle tend la main, mais je serre l’appareil contre ma poitrine.
— Non. Boggs me l’a donné.
— Ne sois pas ridicule, dit-elle d’un ton sec.
Naturellement, qu’elle s’attend à le récupérer. Elle était le lieutenant de Boggs. — C’est vrai, intervient Homes. Il lui a transféré son certificat de sécurité avant de mourir. Je l’ai vu.
— Pourquoi aurait-il fait ça ? demande Jackson.
Oui, pourquoi ? Les événements des cinq dernières minutes me donnent le tournis - la mutilation de Boggs, son agonie, la folie meurtrière de Peeta, la mort de Mitchell, lacéré par le filet puis englouti par cette horrible vague noire. Je me retourne vers Boggs. J’aurais tellement besoin qu’il soit en vie alors que je suis enfin sûre qu’il était, le seul peut-être, de mon côté. Je repense à ses dernières instructions...
« Ne te fie pas à eux. Ne rentre pas. Tue Peeta. Fais ce que tu es venue faire. »
Qu’entendait-il par là ? À qui ne dois-je pas me fier ? Aux rebelles ? À Coin ? Aux personnes qui m’entourent ? Je n’ai pas l’intention de rentrer, mais il devait bien se douter que je n’allais pas tranquillement loger une balle dans la tête de Peeta. Le pourrais-je ? Le devrais-je ? Boggs avait-il deviné que j’étais venue dans l’intention de déserter pour tuer Snow moi-même ?
Comme il m’est désormais impossible de le savoir, je décide de m’en tenir à ses deux premiers ordres : ne me fier à personne et m’enfoncer toujours plus loin dans le Capitole. Mais comment justifier ça ? Comment les convaincre de me laisser l’holo ?
— Parce que je suis en mission spéciale pour la présidente Coin. Boggs était le seul à le savoir.
Jackson ne paraît pas convaincu.
— Quelle mission ?
Pourquoi ne pas leur dire la vérité ? Elle est aussi plausible que tout ce que je pourrais inventer. Mais ça doit ressembler à une vraie mission, pas à une vengeance.
— Assassiner le président Snow avant que cette guerre n’inflige des pertes irrémédiables à notre population.
— Je n’en crois pas un mot, dit Jackson. Je suis ta supérieure, et je t’ordonne de me transmettre le certificat de sécurité.
— Non. Ce serait en violation directe des ordres de la présidente.
Les fusils se dressent. La moitié sont braqués sur Jackson, les autres sur moi. Quelqu’un va finir par y laisser la vie-, quand Cressida intervient :
— C’est vrai. C’est pour ça que nous sommes là. Plutarch voulait filmer l’événement. Il pense que si nous réussissons à montrer le geai moqueur en train d’assassiner Snow, ça pourrait mettre fin à la guerre.
Voilà qui donne à réfléchir à Jackson. Puis elle indique le placard du bout de son canon.
— Et lui, que fait-il avec nous ?
Elle me tient, là. Je ne vois aucune raison crédible d’envoyer un garçon instable, programmé pour me tuer, dans une mission aussi cruciale. Mon histoire en prend un coup. Cressida vient à mon secours une fois de plus :
— Ses deux interviews avec Caesar Flickerman ont été tournées dans les propres appartements du président Snow. Aussi, Plutarch a considéré qu’il pourrait peut-être nous guider dans cet endroit que nous connaissons mal.
Je voudrais demander à Cressida pourquoi elle ment pour moi, pourquoi elle déploie tous ces efforts afin de me permettre de poursuivre ma petite mission personnelle. Mais ce n’est pas le moment.
— On ne peut pas rester là, déclare Gale. Je suis avec Katniss. Si vous ne voulez pas venir, retournez au camp. Mais ne trainons pas !
Homes rouvre le placard et soulève Peeta, qui a perdu connaissance, sur son épaule.
— Je suis prêt, annonce-t-il.
— Et Boggs ? demande Leeg 1.
— On ne peut pas l’emmener. Il aurait compris, dit Finnick. (Il ramasse le fusil de Boggs et le jette sur son épaule à côté du sien.) On vous suit, soldate Everdeen.
Sauf que j’ignore complètement où aller. Je consulte l’holo. Il est toujours activé mais ça ne m’aide pas beaucoup. Je n’ai pas le temps de m’amuser à tripoter tous les boutons pour tenter de comprendre comment il fonctionne. Je me tourne vers Jackson.
— Je ne sais pas m’en servir. Boggs m’avait promis que vous m’aideriez. Que je pourrais compter sur vous.
Jackson fronce les sourcils, me prend l’instrument des mains et tape un ordre. Un carrefour s’affiche.
— En sortant par la porte de la cuisine, nous pouvons traverser une petite cour pour nous retrouver dans l’appartement de l’autre côté du pâté de maisons. Ça, c’est une vue aérienne des deux rues qui forment le carrefour.
Je tente de m’orienter d’après le plan. Je vois des pièges clignoter dans toutes les directions. Encore s’agit-il uniquement des pièges dont Plutarch a connaissance. L’holo n’indiquait pas que le pâté de maisons que nous venons de franchir était miné, qu’il comportait ce geyser noir ou que le filet du deuxième piège était en fil de fer barbelé. Par ailleurs, nous risquons de tomber sur des Pacificateurs à présent qu’ils connaissent notre position. Je me mords la lèvre, consciente que tous les regards sont braqués sur moi.
— Mettez vos masques. Nous allons sortir par où nous sommes entrés.
Des protestations s’élèvent aussitôt. Je hausse le ton pour les faire taire.
— Vu la puissance de la vague, elle a très bien pu déclencher et absorber les autres pièges sur le chemin.
Les autres réfléchissent à cette hypothèse. Pollux adresse quelques signes rapides à son frère.
— Elle a pu également neutraliser les caméras, traduit Castor. En noircissant leur objectif.
Gale pose un pied sur le plan de travail et se penche sur les éclaboussures noires collées au bout de sa botte. Il attrape un couteau de cuisine pour les gratter avec la pointe.
— Ça n’a pas l’air corrosif. Je crois que c’était destiné à nous étouffer ou à nous empoisonner.
— C’est probablement notre meilleure chance, approuve Leeg 1.
On enfile nos masques. Finnick boucle celui de Peeta sur son visage inanimé. Cressida et Leeg 1 aident Messalla, qui n’a pas tout à fait récupéré, à se tenir debout.
J’attends que quelqu’un prenne la tête quand je me rappelle que c’est mon rôle, désormais. Je pousse la porte de la cuisine, sans rencontrer la moindre résistance. Une couche de substance noire s’est répandue depuis le salon sur un centimètre d’épaisseur jusqu’aux trois quarts du couloir environ. En la touchant avec précaution, du bout de la botte, je m’aperçois qu’elle a la consistance du gel. Et quand je ramène mon pied, elle colle un peu à ma semelle avant de se remettre en place. Je fais trois pas dans le gel puis je me retourne. Aucune empreinte. C’est la première bonne nouvelle de la journée. Le gel s’épaissit progressivement dans le salon. J’ouvre la porte extérieure, en me préparant à recevoir une tonne de gel contre les chevilles, mais non, la substance conserve sa forme.
On dirait que le pâté de maisons rose et orange tout entier a été trempé dans la laque noire. Les pavés, les bâtiments et même les toits dégoulinent de gel. Une goutte géante est suspendue au-dessus de la rue. Deux formes en dépassent. Le canon d’une arme et une main humaine.
Mitchell. J’attends dans la rue, les yeux levés sur lui, que le reste de notre escouade m’ait rejointe.
— Si quelqu’un veut rentrer, pour une raison ou pour une autre, c’est le moment, dis-je. On ne lui demandera rien et on ne lui en voudra pas.
Personne ne semble vouloir battre en retraite. Je pars donc en direction du Capitole, sachant que nous n’avons pas beaucoup de temps. Le gel est plus épais à cet endroit, atteignant dix à douze centimètres, et il produit un bruit de succion chaque fois qu’on en retire le pied, mais ça présente l’avantage d’effacer nos traces.
La vague a dû être gigantesque, et d’une puissance inouïe, car elle semble avoir touché plusieurs pâtés de maisons et déclenché tous les pièges sur son chemin. Nous traversons une portion de rue parsemée de guêpes mortes. Sans doute ont-elles été libérées puis asphyxiées par les vapeurs. Un peu plus loin, un immeuble d’appartements s’est effondré et forme un monticule noyé sous le gel. Je franchis les carrefours au pas de course, en faisant signe aux autres d’attendre, le temps de vérifier si la voie est libre, mais la vague semble avoir neutralisé les pièges plus efficacement que n’importe quelle escouade rebelle.
À la cinquième intersection, on voit que la vague a commencé à s’épuiser. Le gel n’a plus que deux centimètres d’épaisseur, et les toits bleu lavande du prochain pâté de maisons sont intacts. Le soir tombe ; il devient urgent de nous mettre à couvert et d’élaborer un plan. Je choisis un appartement au hasard. Homes crochète la serrure, et je fais entrer les autres. Je m’attarde une minute dans la rue - nos empreintes sont en train de s’effacer -, puis je referme la porte derrière moi.
Les lampes intégrées à nos armes éclairent un grand salon aux murs tapissés de miroirs qui se renvoient notre image.
Gale inspecte les fenêtres, qui paraissent intactes, et retire son masque.
— Ça va. On sent encore l’odeur, mais pas trop.
L’appartement ressemble en tout point à celui dans lequel nous nous sommes réfugiés. Le gel a noirci les fenêtres de la façade mais un peu de jour filtre encore à travers les volets de la cuisine. Le couloir donne sur deux chambres avec salle de bains. Dans le salon, un escalier en spirale mène à une mezzanine qui compose l’essentiel de l’étage. Il n’y a pas de fenêtres, là-haut, mais les lumières sont restées allumées, signe probable que les occupants des lieux ont évacué en catastrophe. Un gigantesque écran de télévision, en mode veille, masque un mur entier. Plusieurs fauteuils et canapés moelleux sont répartis à travers la pièce. On se réunit là, on se laisse tomber sur les coussins et on essaie de reprendre notre souffle.
Jackson garde son fusil braqué sur Peeta bien qu’il soit toujours menotté et sans connaissance, allongé sur le canapé bleu marine où Homes l’a déposé. Que diable vais-je bien pouvoir faire de lui ? De mon équipe de tournage ? De tout le monde, en fait, à part Gale et Finnick ? Parce que je préférerais traquer Snow avec ces deux-là que toute seule. Mais je me refuse à mener dix personnes à travers le Capitole pour une fausse mission, quand bien même je saurais me débrouiller avec l’holo. Aurais-je dû les renvoyer au campement quand j’en avais l’occasion ? L’aurais-je pu ? Ou aurait-ce été trop dangereux, pour eux-mêmes comme pour ma mission ? J’aurais peut-être mieux fait de ne pas écouter Boggs. Peut-être que l’agonie le faisait délirer. Je pourrais encore tout arrêter. Mais dans ce cas, Jackson reprendrait le commandement et nous ramènerait au camp. Où je devrais répondre de mes actes devant Coin.
Alors que la profondeur du pétrin dans lequel j’ai entraîné tout le monde me donne le vertige, une succession d’explosions fait trembler les murs de la pièce.
— Ça va, c’était loin, nous assure Jackson. À quatre ou cinq pâtés de maisons au moins.
— Là où on a laissé Boggs, murmure Leeg 1.
Bien que personne n’ait esquissé le moindre geste dans sa direction, la télévision s’allume toute seule, avec un petit bip aigu qui fait bondir la moitié de l’escouade.
— Ce n’est rien ! s’écrie Cressida. Seulement une diffusion d’urgence. Elle active automatiquement toutes les télés du Capitole.
Nous nous découvrons à l’écran, juste après que Boggs a sauté sur sa mine. Une voix off explique au public ce qu’il voit tandis que nous tentons de nous regrouper, de réagir au geyser de gel noir qui jaillit du sol, et que nous perdons le contrôle de la situation. Nous sommes témoins de la confusion qui s’ensuit jusqu’à ce que la vague submerge les caméras. La dernière image montre Gale, seul dans la rue, tentant de tirer sur les câbles qui retiennent Mitchell en l’air.
Le reporter identifie Gale, Finnick, Boggs, Peeta, Cressida et moi.
— Il n’y a pas de vues aériennes. Boggs devait avoir raison en ce qui concerne l’état de leur flotte, remarque Castor.
Je n’avais pas prêté attention à ça, mais je suppose que c’est le genre de détails qui n’échappe pas à un cameraman.
Le reportage se poursuit depuis la cour derrière l’appartement où nous avions trouvé refuge. Des Pacificateurs s’alignent sur le toit d’en face. Ils tirent des obus dans toute la rangée d’appartements, ce qui déclenche la succession d’explosions que nous avons entendue. L’immeuble s’écroule au milieu d’un nuage de poussière.
On passe ensuite au direct. Une journaliste se tient sur le toit en compagnie des Pacificateurs. Derrière elle, le bâtiment est en feu. Des pompiers tentent de maîtriser l’incendie avec des lances. Nous sommes déclarés morts.
— Enfin, la chance tourne ! dit Homes.
Je suppose qu’il a raison. Ça vaut mieux que d’avoir le Capitole aux trousses, c’est certain. Mais je ne peux pas m’empêcher d’imaginer ce qu’on doit penser au Treize. Où ma mère, Prim, Hazelle et les enfants, Annie, Haymitch et tous les autres viennent d’assister à l’annonce de notre mort.
— Mon père. Il venait de perdre ma sœur, et maintenant..., se désole Leeg 1.
On nous repasse les images en boucle. Le Capitole se réjouit de sa victoire, en particulier de sa victoire sur moi. Vient ensuite un montage qui retrace l’ascension du geai moqueur au sein de la rébellion - sans doute préparé à l’avance, car il semble un peu trop bien léché -, puis retour au direct afin que deux reporters puissent débattre de ma mort violente et pleinement méritée. On nous promet que Snow fera une déclaration officielle plus tard. Enfin, l’écran s’éteint.
Les rebelles n’ont pas fait la moindre tentative pour perturber la diffusion, ce qui m’amène à penser qu’ils doivent la croire vraie. Si c’est le cas, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes.
— Bon, maintenant qu’on est morts, quelle est l’étape suivante ? demande Gale.
— C’est pourtant évident, non ?
Personne ne s’était rendu compte que Peeta avait repris connaissance. J’ignore depuis combien de temps il regarde avec nous, mais devant son expression misérable, depuis suffisamment longtemps pour voir ce qui s’est déroulé dans la rue. Sa crise de folie, sa tentative de me fracasser le crâne, sa lutte avec Mitchell et sa conclusion sanglante. Il se redresse péniblement en position assise et s’adresse à Gale.
— L’étape suivante va être... de me tuer.
21
Ça fait deux fois en moins d’une heure qu’on parle de tuer Peeta.
— Ne sois pas ridicule, dit Jackson.
— Je viens d’assassiner un membre de l’escouade ! s’écrie Peeta.
— Tu l’as poussé. Tu ne pouvais pas savoir qu’il tomberait pile à l’endroit du piège, fait valoir Finnick pour tenter de le calmer.
— Quelle importance ? Il est mort, non ? (Le visage de Peeta se mouille de larmes.) Je ne me doutais pas... Je ne m’étais encore jamais vu comme ça. Katniss a raison. C’est moi, le monstre. La foutue mutation génétique. C’est moi que Snow a transformé en arme !
— Tu n’y es pour rien, Peeta, dit Finnick.
— Vous ne pouvez pas m’emmener avec vous. Tôt ou tard, je finirais par tuer encore. (Peeta nous dévisage à tour de rôle.) Vous pensez peut-être que c’est moins cruel de m’abandonner quelque part. De me laisser une chance. Mais c’est la même chose que si vous me remettiez directement au Capitole. Vous croyez me faire une fleur en me renvoyant à Snow ?
Peeta. De nouveau entre les mains de Snow. Harcelé et torturé jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de bon en lui.
Pour je ne sais quelle raison, le dernier couplet de L’Arbre du pendu me revient en mémoire. Celui où l’on comprend que l’homme préférerait voir sa bien-aimée morte plutôt que de la laisser affronter seule le mal qui l’attend en ce lias monde.
Viendras-tu, oh, viendras-tu
Me retrouver au grand arbre
Porter un long collier de chanvre à mes côtés.
Des choses étranges s’y sont vues
Et moi, j’aurais tant aimé
Te revoir à minuit à l’arbre du pendu.
— Je te tuerai avant que ça n’arrive, dit Gale. Je te le promets.
Peeta hésite, comme s’il soupesait la validité de cette proposition, puis secoue la tête.
— Ça ne me suffit pas. Et si tu n’es pas en mesure de le faire ? Je veux avoir une pilule de poison moi aussi, comme vous.
Le sureau mortel. J’en ai une pilule au campement, dans la poche spéciale sur la manche de mon costume de geai moqueur. Et j’en ai une autre dans la poche de veste de mon uniforme. C’est intéressant qu’on n’en ait pas remis à Peeta. Coin a peut-être jugé qu’il risquait de la prendre avant d’avoir eu l’occasion de me tuer. Difficile de savoir si Peeta a l’intention de se tuer tout de suite, pour nous épargner la peine de l’éliminer, ou seulement au cas où le Capitole le capturerait encore une fois. Dans l’état où il est, je crois qu’il préférerait ne pas attendre. Ce serait incontestablement moins pénible pour nous. De ne pas avoir besoin de l’abattre. Il est certain que ça simplifierait la gestion de ses crises de folie meurtrière.
Je ne sais pas si ça vient des pièges, de la peur et d’avoir vu Boggs mourir sous mes yeux, mais j’ai la sensation de sentir l’arène tout autour de moi. Comme si je n’en étais jamais vraiment sortie. Une fois de plus, je ne me bats pas uniquement pour ma survie, mais aussi pour celle de Peeta. Comme ce serait agréable, comme ce serait amusant pou Snow de me forcer à tuer Peeta ! Que j’aie sa mort sur la conscience pour le peu de temps qu’il me reste à vivre.
— Ce n’est pas à toi de décider, dis-je à Peeta. Nous sommes en mission. Et tu as un rôle à y jouer. (Je me tourne vers les autres.) Vous croyez qu’on pourrait trouver quelque chose à manger ?
Car en dehors de la trousse médicale et des caméras, nous n’avons que nos uniformes et nos armes.
La moitié d’entre nous reste pour surveiller Peeta et attendre l’annonce éventuelle de Snow, pendant que les autres partent fouiller la maison. Messalla se révèle précieux car il a vécu dans un appartement presque identique à celui-ci et qu’il en connaît toutes les cachettes possibles. Il sait qu’on trouve un espace de rangement dissimulé derrière le miroir de la chambre, et à quel point il est facile de démonter la grille de ventilation dans le couloir. De sorte que, même si les placards de la cuisine sont vides, nous rassemblons au total une trentaine de boîtes de conserve et plusieurs paquets de cookies.
Ces réserves de nourriture choquent profondément les soldats issus du Treize.
— N’est-ce pas illégal ? demande Leeg 1.
— Au contraire, au Capitole, c’est considéré comme stupide de ne pas le faire, rétorque Messalla. Même avant l’Expiation, les gens commençaient à stocker des provisions par crainte d’une pénurie.
Pendant que d’autres crevaient de faim, marmonne Leeg 1.
— Eh oui, reconnaît Messalla. C’est comme ça, ici.
— Heureusement, sinon nous n’aurions rien pour le dîner, dit Gale. On n’a qu’à se choisir chacun une boîte.
Certains d’entre nous semblent réticents à se servir, mais c’est une méthode qui en vaut une autre. Je ne me sens pas d’humeur à répartir notre butin en onze parts égales, ni à prendre en compte l’âge, la corpulence et la dépense énergétique de chacun. J’explore la pile, et je suis sur le point de me décider pour une soupe de morue quand Peeta me tend une boîte.
— Tiens.
Je la prends, ne sachant pas ce que c’est. L’étiquette indique RAGOÛT D’AGNEAU.
Je pince les lèvres en me rappelant le ruissellement de la pluie entre les rochers, mes piètres tentatives de flirt et l’arôme de mon plat favori dans l’air glacial. Il doit sûrement s’en souvenir, lui aussi. À quel point nous étions heureux, affamés, proches l’un de l’autre en voyant ce panier de pique-nique posé devant notre grotte.
— Merci. (J’arrache le couvercle.) Il y a même des pruneaux.
Je replie le couvercle et m’en sers comme d’une cuillère pour prendre une bouchée de ragoût. Voilà que même le goût me rappelle l’arène, maintenant.
Nous sommes en train de faire circuler un paquet de cookies fourrés à la crème quand la télévision se rallume. Le sceau de Panem s’affiche à l’écran pendant que l’hymne retentit. Suivent alors des images des morts, comme pour les tributs dans l’arène. D’abord les quatre membres de notre équipe de tournage, puis Boggs, Gale, Finnick, Peeta et moi. Hormis Boggs, les autres soldats du Treize ne sont pas mentionnés, peut-être parce que le Capitole n’avait pas de photos ou qu’il a estimé que leurs visages ne diraient rien au public. Enfin l’homme apparaît, assis à son bureau un drapeau déployé derrière lui, une rose blanche à la boutonnière. J’ai l’impression qu’il doit être surchargé de travail en ce moment, parce que ses lèvres sont plus gonflées que d’habitude. Et son équipe de préparation devrait avoir la main plus légère avec le blush.
Snow commence par complimenter les Pacificateurs pour le travail fantastique qu’ils ont accompli en débarrassant le pays de la menace qu’on appelait le geai moqueur. Ma mort lui laisse présager une inversion rapide du cours de la guerre maintenant que les rebelles, démoralisés, n’ont plus de guide. Et quel guide je faisais ! Une pauvre fille instable avec un modeste talent pour le tir à l’arc. Ni une penseuse ni une stratège, non, juste un visage choisi dans la populace parce que j’avais su capter l’attention de la nation par mes bouffonneries lors des Jeux. Mais nécessaire, si nécessaire, car les rebelles ne comptent pas de vrais leaders dans leurs rangs.
Quelque part dans le district Treize, Beetee a dû presser un bouton car l’image du président Snow est remplacée par celle de la présidente Coin. Elle se présente à la population de Panem, s’identifie comme le chef de la rébellion, puis entreprend mon panégyrique. Elle fait l’éloge de la jeune femme qui a survécu à la Veine et aux Hunger Games avant de transformer une nation d’esclaves en une armée de combattants de la liberté.
— Vivante ou morte, Katniss Everdeen restera à jamais le visage de cette rébellion. Si vous sentez votre résolution fléchir, pensez au geai moqueur, et son exemple vous procurera la force nécessaire pour débarrasser Panem de ses oppresseurs.
— J’étais loin de me douter qu’elle m’appréciait autant, dis-je, ce qui fait rire Gale et me vaut des regards surpris de la part des autres.
Vient ensuite une photo abondamment retouchée qui me montre, belle et terrible, au milieu d’un halo de flammes. Pas de mots. Pas de slogan. Mon visage leur suffit désormais.
Beetee rend l’antenne à Snow qui fait de gros efforts pour se maîtriser. J’ai l’impression que le président croyait le canal d’urgence inviolable ; des têtes vont tomber ce soir pour payer le prix de cette désillusion.
— Demain matin, quand nous retirerons des décombres le corps de Katniss Everdeen, nous verrons très précisément qui était le geai moqueur. Une pauvre malheureuse incapable de sauver qui que ce soit, et surtout pas elle-même.
Le sceau, l’hymne, et c’est fini.
— Sauf que vous ne la trouverez pas, dit Finnick, formulant à voix haute ce que nous pensons tous.
Notre période de grâce sera courte. Dès qu’ils auront fouillé dans les cendres et constaté que onze corps manquent à l’appel, ils sauront que nous en avons réchappé.
— Ça nous laisse quand même un peu d’avance, dis-je.
Je me sens épuisée, tout à coup. Je voudrais pouvoir m’écrouler sur ce canapé vert qui me tend les bras et m’endormir. M’envelopper dans un édredon en peau de lapin et duvet d’oie. Au lieu de quoi, je sors l’holo et insiste pour que Jackson m’apprenne les commandes de base - qui se résument à entrer des coordonnées sur un plan quadrillé - de manière à savoir au moins me débrouiller toute seule. En voyant la projection holographique du quartier où nous sommes, je sens mon moral chuter en flèche. Nous devons approcher d’objectifs cruciaux, car le nombre de pièges a beaucoup augmenté. Comment pourra-t-on progresser sans se faire repérer au milieu de ce bouquet de lumières scintillantes ? Impossible. Et si c’est impossible, ça veut dire que nous sommes coincés ici. Je décide de ne pas adopter un attitude supérieure vis-à-vis de mes compagnons. Surtout que mon regard est sans cesse attiré par ce fichu canapé vert. Aussi, je demande :
— Quelqu’un a une idée ?
— Pourquoi ne pas commencer par écarter les possibilités une par une ? suggère Finnick. La rue, par exemple, ce n’est pas la peine d’y penser.
— Les toits ne valent pas mieux, dit Leeg l.
— Nous pourrions peut-être revenir sur nos pas, repartir comme nous sommes venus, dit Homes. Mais ça signifierait l’échec de la mission.
J’éprouve une pointe de culpabilité à l’idée que cette mission est une pure invention de ma part.
— Il n’était pas prévu que vous veniez tous. Vous avez eu le malheur de vous trouver là, c’est tout.
— Oui, eh bien, ça n’a plus d’importance. Nous sommes avec toi maintenant, s’impatiente Jackson. Donc, nous ne pouvons pas rester ici. Nous ne pouvons pas sortir dans la rue, ni sur les toits. J’ai bien peur que ça ne nous laisse qu’une seule solution.
— Le sous-sol, comprend Gale.
Le sous-sol. Que je déteste. Comme les mines, les tunnels ou le Treize. J’ai toujours eu la hantise de mourir sous terre, ce qui est stupide, parce que, même si je meurs en surface, on s’empressera de me mettre en terre de toute manière.
L’holo affiche aussi bien les pièges souterrains que les pièges de surface. Sous les lignes nettes et régulières des rues s’étale un fouillis de galeries sinueuses. Les pièges ont l’air d’y être moins nombreux.
Deux portes plus loin, un tube vertical relie notre rangée d’appartements aux galeries. Pour l’atteindre, nous allons devoir ramper le long d’un espace d’entretien qui court sur toute la longueur du bâtiment. Il y a une trappe d’accès au fond du placard de la mezzanine.
— Très bien. Tâchons de donner l’impression que nous ne sommes jamais venus ici, dis-je.
Nous effaçons tous les signes de notre passage. Nous jetons les boîtes de conserve que nous avons ouvertes dans le vide- ordures, emportons les autres pour plus tard, retournons les coussins des canapés tachés de sang et essuyons les traces de gel sur le carrelage. Nous ne pouvons pas réparer la serrure de la porte d’entrée, mais nous tirons le verrou, qui l’empêchera au moins de s’ouvrir d’une simple poussée.
Pour finir, il ne reste plus qu’à régler la question de Peeta. Il se plante fermement sur le canapé bleu et refuse d’en bouger.
— Je ne viens pas. Je ne veux pas trahir votre position ou blesser quelqu’un d’autre.
— Les hommes de Snow vont te trouver, le prévient Finnick.
— Alors laissez-moi une pilule. Je ne la prendrai que si je n’ai pas le choix, promet Peeta.
— Pas question. Tu viens avec nous, dit Jackson.
— Sinon quoi ? Vous m’abattez ? demande Peeta.
— Non, on t’assomme et on te traîne derrière nous, répond Homes. Ce qui nous ralentira et nous mettra tous en danger.
— Arrêtez un peu les bons sentiments ! Je me moque de mourir ! (Il se tourne vers moi, l’air implorant.) Katniss, je t’en prie. Tu ne vois pas que je veux échapper à tout ça ?
Le problème, c’est que je vois parfaitement. Pourquoi ne puis-je pas lui accorder ce qu’il réclame ? Lui glisser une pilule, ou presser la détente ? Est-ce parce que je tiens trop à lui ou que je refuse de laisser gagner Snow ? Aurais-je fait de lui un pion dans mes petits Jeux personnels ? Ce serait méprisable, mais je m’en crois tout à fait capable. Si c’est ça, le mieux consisterait à le tuer ici, tout de suite. Mais pour le meilleur ou pour le pire, je ne suis pas motivée par la gentillesse.
— On perd du temps. Tu vas venir de toi-même ou tu préfères qu’on t’assomme ?
Peeta s’enfouit brièvement le visage dans les mains, puis se lève pour nous accompagner.
— On lui enlève les menottes ? propose Leeg 1.
— Non ! Gronde Peeta, en ramenant les mains contre son torse.
— Non, dis-je. Mais je veux la clef.
Jackson me la remet sans discuter. Je la glisse dans la poche de mon pantalon, où elle tinte contre ma perle.
Quand Homes force la petite trappe métallique donnant accès à l’espace d’entretien, nous sommes confrontés à une nouvelle difficulté. Impossible de faire passer les carapaces insectoïdes de nos cameramen dans ce passage étroit. Castor et Pollux les retirent et n’en gardent que des petites caméras d’appoint : pas plus grandes que des boîtes à chaussures, elles fonctionnent probablement tout aussi bien. Comme Messalla ne voit pas de meilleure cachette, nous finissons par abandonner cet équipement trop encombrant dans le placard. Devoir laisser une piste aussi évidente est plutôt frustrant, mais comment faire autrement ?
Même en file indienne, en tenant notre paquetage d’une main et nos armes de l’autre, ça passe de justesse. Nous longeons ainsi le premier appartement avant de nous introduire dans le deuxième. À l’intérieur, l’une des chambres possède une porte de service au lieu d’une salle de bains.
L’entrée du tube se trouve derrière.
Messalla fronce les sourcils devant la grande trappe circulaire, qui le ramène un moment à son ancienne vie superficielle.
— Voilà pourquoi personne ne veut jamais habiter dans l’appartement du milieu. À cause du va-et-vient des ouvriers, et de l’absence de deuxième salle de bains. (Puis il remarque l’expression amusée de Finnick.) Bah, oubliez ça.
La trappe est facile à débloquer. Une échelle aux barreaux caoutchoutés permet de descendre rapidement dans les entrailles de la ville. Nous nous regroupons en bas et attendons que nos yeux s’habituent à l’obscurité, en respirant un mélange de produits chimiques, de moisissure et de déchets organiques.
Pollux, pâle, en sueur, se raccroche au poignet de son frère. Comme s’il risquait de tomber si on ne le soutenait pas.
— Il a travaillé dans ces galeries après avoir été rendu Muet, nous explique Castor. (Bien sûr. À qui d’autre voudrait-on confier l’entretien de ces passages humides et nauséabonds truffés de pièges ?) On a mis cinq ans à réunir l’argent nécessaire pour le faire nommer en surface. Il n’a pas vu le soleil une seule fois pendant tout ce temps.
Dans des conditions plus favorables, si nous n’avions pas traversé autant d’horreurs et si nous étions plus reposés, l’un de nous trouverait sans doute quelque chose à dire. Au lieu de quoi nous restons plantés là un long moment d’un air gêné.
Finalement, Peeta se tourne vers Pollux.
— Eh bien, j’ai l’impression que tu viens de devenu notre atout le plus précieux.
Castor pouffe, et Pollux sourit faiblement.
Nous sommes à mi-chemin du tunnel quand je réalise ce qui vient de se passer. On pourrait croire qu’on à retrouvé l’ancien Peeta, celui qui trouvait toujours les mois justes en toute circonstance. Ironique, encourageant, drôle, même, mais pas aux dépens d’autrui. Je me tourne vers lui. Il traîne les pieds sous la surveillance de Gale et de Jackson, les yeux baissés, les épaules voûtées. Il paraît tellement abattu. Mais pendant un instant, il était vraiment là.
Peeta a vu juste. Pollux se révèle plus précieux qu’une dizaine d’holos. Le sous-sol abrite un réseau de tunnels assez larges qui reproduit le plan des rues en surface, directement sous les grands boulevards et les rues principales. On l’appelle le Transfert en raison des petits camions qui l’empruntent pour livrer des marchandises dans toute la ville. Ses nombreux pièges sont désactivés pendant la journée, mais à la nuit tombée, l’endroit devient un champ de mines. Toutefois, il existe aussi des centaines de galeries secondaires, conduites d’entretien, voies ferrées et autres tubes de drainage qui forment un véritable labyrinthe. Pollux en connaît des détails qui seraient fatals à des néophytes, comme les sections qui nécessitent le port d’un masque à gaz, celles où l’on trouve des câbles sous tension ou encore celles où l’on risque de croiser des rats gros comme des castors. Il nous alerte contre les crues soudaines qui balayent périodiquement les égouts, anticipe le changement de service des Muets, nous entraîne dans des boyaux sombres et humides pour éviter le passage des trains de marchandises quasiment silencieux. Plus important, il sait où sont placées les caméras. On n’en trouve pas beaucoup dans ce dédale, sauf dans le Transfert. Mais nous évitons soigneusement de nous en approcher.
Guidés par Pollux, nous avançons à bonne allure — une allure tout à fait remarquable, même, comparée à notre progression en surface. Au bout de six heures, la fatigue prend le dessus. Il est 3 heures du matin, je suppose donc qu’il nous reste encore quelques heures avant qu’on s’aperçoive que nos corps sont introuvables, qu’on fouille les décombres de la rangée d’appartements au cas où nous aurions tenté de nous échapper par les égouts, et que la traque s’engage.
Quand je suggère de nous reposer, personne ne soulève d’objection. Pollux nous déniche une petite pièce chaude où bourdonnent des machines bardées de manettes et de voyants lumineux. Il lève les doigts pour indiquer que nous devrons être partis dans quatre heures. Jackson établit un tour de garde, et comme je ne suis pas dans la première tranche, je me pelotonne entre Gale et Leeg 1 et m’endors aussitôt.
J’ai l’impression que quelques minutes à peine se sont écoulées quand Jackson me secoue pour m’annoncer que c’est à moi de prendre la garde. Il est 6 heures du matin, nous devrons partir dans moins d’une heure. Jackson me conseille de manger quelque chose et de garder un œil sur Pollux, qui a insisté pour veiller toute la nuit.
— Il n’arrive pas à dormir dans ces galeries.
Je chasse le sommeil tant bien que mal, j’avale une boîte de pommes de terre aux haricots et je m’adosse contre le mur, face à la porte. Pollux a l’air parfaitement réveillé. Il a probablement passé la nuit à se rappeler ses cinq années de confinement. Je sors l’holo, je réussis à y entrer nos coordonnées et j’étudie les tunnels. Comme je m’y attendais, plus nous approchons du centre du Capitole, plus les pièges sont nombreux. Pendant un moment, Pollux et moi examinons le terrain et les pièges qui nous attendent. Quand la tête commence à me tourner, je lui abandonne l’instrument et m’appuie contre le mur. Je regarde nos compagnon, endormis, soldats, équipe et amis, et je me demande combien d’entre nous reverront le soleil.
Quand je pose les yeux sur Peeta, couché pratiquement à mes pieds, je vois qu’il ne dort pas. Je voudrais bien savoir ce qui se passe dans sa tête, pouvoir tenter de démêler l’écheveau de mensonges qu’on y a tissé. Il y a quand même une chose que je peux faire.
— Tu as mangé ?
Il secoue légèrement la tête pour m’indiquer que non. J’ouvre une boîte de poulet et de riz en sauce et je la lui tends, en gardant le couvercle, au cas où il voudrait se trancher les veines ou je ne sais quoi. Il s’assied, renverse la boîte et avale sans vraiment se donner la peine de mâcher. Le fond de la boîte reflète les lumières des machines, et je me rappelle un détail qui me chiffonne depuis la veille.
— Peeta, quand tu as parlé de Darius et de Lavinia et que Boggs t’a dit que c’était sans doute réel, tu as répondu que tu t’en doutais. Parce qu’il n’y avait rien de brillant là-dedans. Qu’est-ce que ça voulait dire ?
— Oh. Ce n’est pas facile à expliquer, m’avoue-t-il. Au début, tout était confus dans ma tête. Maintenant, je commence à discerner certaines choses. Comme un schéma qui se dégage. Les souvenirs modifiés à l’aide du venin de guêpe ont tous une qualité particulière. Ils sont très intenses, par exemple, ou suscitent des images un peu floues. Te souviens-tu quand tu as été piquée ?
— Les arbres se fracassaient autour de moi. Je voyais des papillons géants de toutes les couleurs. Je suis tombée dans un bassin de bulles orange. (Je me remémore la scène.)
Des bulles orange scintillantes.
Voilà. Mais ce dont je me rappelle à propos de Darius et de Lavinia ne ressemble pas à ça. Je crois qu’on ne m’avait pas encore administré de venin à ce moment-là.
— Eh bien, c’est plutôt une bonne chose, non ? Dis-je. Si tu peux faire la différence, tu vas pouvoir distinguer ce qui est réel de ce qui ne l’est pas.
— Oui. Et si j’avais des ailes, je pourrais voler. Sauf que les gens n’ont pas d’ailes, réplique-t-il. Réel ou pas réel ?
— Réel. Mais les gens n’ont pas besoin d’ailes pour survivre.
— Sauf les geais moqueurs.
Il achève sa boîte et me la rend.
Dans l’éclairage fluorescent, ses cernes ressemblent à des ecchymoses.
— Il reste encore un peu de temps. Tu devrais dormir.
Il se rallonge sans discuter, le regard perdu dans la contemplation d’un écran lumineux dont l’aiguille oscille de gauche à droite. Lentement, comme je le ferais avec un animal blessé, je tends la main pour écarter une mèche qui lui tombe sur le front. Il se fige à mon contact, mais ne se dérobe pas. Alors, je continue à lui caresser les cheveux. C’est la première fois que je le touche volontairement depuis la dernière arène.
— Tu cherches encore à me protéger. Réel ou pas réel ? murmure-t-il.
— Réel, dis-je. (Voilà qui me paraît mériter quelques explications.) Parce que c’est ce que nous faisons toi et moi. On se protège l’un l’autre.
Il s’endort en moins d’une minute.
Peu avant 7 heures, Pollux et moi réveillons tout le monde. Au milieu du concert habituel de bâillements et de soupirs, je remarque un autre bruit. Une sorte de sifflement Ce n’est peut-être qu’un jet de vapeur qui s’échappe d’un conduit, ou le bruissement lointain d’un train de marchandises...
Je demande aux autres de se taire et je tends l’oreille. Il y a bien un sifflement, oui, mais qui n’a rien de mécanique. On dirait plutôt des sons modulés qui forment un mot. Toujours le même. Qui résonne à travers les tunnels. Un nom. Qu’on répète encore et encore.
— Katniss...
22
La période de grâce est terminée. Snow a dû les faire creuser toute la nuit. Dès l’extinction de l’incendie, en tout cas. Ils ont trouvé le corps de Boggs, qui les a brièvement rassurés, puis, au fil des heures, ils ont commencé à se douter de quelque chose. Et ils ont fini par comprendre qu’ils s’étaient fait posséder. Or, le président Snow ne supporte pas de passer pour un imbécile. Peu importe qu’ils aient suivi nos traces jusqu’au deuxième appartement ou simplement considéré que nous n’avions pu nous enfuir que par les tunnels. Le fait est qu’ils savent que nous sommes là et qu’ils ont lâché quelque chose, sans doute une meute de mutations génétiques, sur ma piste.
— Katniss.
La proximité du son me fait sursauter. J’en cherche la source avec frénésie, l’arc bandé, prête à tirer sur tout ce qui bouge.
— Katniss...
Les lèvres de Peeta ont à peine remué, mais pas d’erreur, c’est lui qui vient de parler. Alors que je commençais à croire qu’il allait mieux, qu’il allait peut-être refaire une partie du chemin jusqu’à moi, voilà qui prouve à quel point il a été profondément atteint par le venin de Snow.
— Katniss...
Peeta est programmé pour réagir au chœur de mes poursuivants, pour se joindre à la meute. Il s’agite soudain. Je n’ai plus le choix. Je place ma flèche de manière h lui transpercer le cerveau. Il n’aura pas le temps de souffrir. Tout à coup, il se redresse en position assise, les yeux écarquillés, le souffle court.
— Katniss ! (Il pivote dans ma direction mais ne semble pas prêter attention à ma flèche pointée sur lui.) Katniss ! Fiche le camp d’ici !
Je me retiens. Sa voix vibre d’inquiétude mais il ne parait pas fou.
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui produit ce son ?
— Aucune idée. Mais ils viennent pour te tuer, me répond-il. Ne reste pas là. File ! Allez !
Après une brève hésitation, je décide qu’il n’est pas nécessaire de l’abattre. Je relâche doucement la corde de mon arc. Je regarde les visages anxieux qui m’entourent.
— J’ignore de quoi il s’agit, mais c’est moi qu’ils veulent, dis-je. Le moment est peut-être venu de nous séparer.
— Mais nous sommes ton escorte ! proteste Jackson.
— Et ton équipe, renchérit Cressida.
— Pas question que je te laisse, grogne Gale.
Je regarde mon équipe de tournage, armée de caméras et de blocs-notes. Puis Finnick, avec ses deux fusils et son trident. Je suggère qu’il donne l’un de ses fusils à Castor. Qu’on prenne celui de Peeta, qu’on lui retire ses balles à blanc et qu’on le charge de vraies munitions pour en armer Pollux. Nos arcs nous suffisent, à Gale et à moi, et nous remettons nos fusils à Messalla et Cressida. Le temps nous fait défaut pour leur expliquer autre chose que comment viser et presser la détente, mais sur un terrain aussi étroit, ça devrait suffire. C’est toujours mieux que d’attendre l’ennemi les mains vides. Le seul qui soit sans défense désormais, c’est Peeta, mais quelqu’un qui murmure mon nom en chœur avec une meute de mutations génétiques n’a rien à faire d’une arme.
Nous débarrassons la pièce de toute trace de notre passage à l’exception de notre odeur. Nous n’avons aucun moyen de l’effacer. J’imagine que c’est grâce à elle que les créatures chuintantes nous pistent parce qu’à part ça, nous ne leur avons pas laissé beaucoup d’indices. Elles doivent avoir l’odorat particulièrement développé. Cela dit, il est possible qu’à force de patauger dans les eaux usées nous réussissions à les semer.
Hors de la pièce et du bourdonnement des machines, les sifflements se font plus distincts. Ils nous permettent de localiser plus précisément nos poursuivants. Ils sont assez loin derrière nous. Snow a dû les lâcher sous la surface, près de l’endroit où on a retrouvé le corps de Boggs. En théorie nous devrions avoir une bonne avance sur eux, mais ils sont sans doute beaucoup plus rapides que nous. Mon esprit s’égare vers les chiens monstrueux de la première arène, les singes de l’édition d’Expiation, les abominations que j’ai pu voir au fil des ans à la télévision, et je me demande quelle forme prendront ces mutations génétiques. Sans doute celle que Snow aura jugée la plus apte à me glacer le sang.
Pollux et moi avions établi le plan de notre prochaine étape, et comme il nous éloigne des sifflements, je ne vois aucune raison de le modifier. Si nous progressons suffisamment vite, nous parviendrons peut-être à la résidence de Snow avant d’être rejoints par la meute. Mais la précipitation a aussi son revers : une botte mal placée qui dérape et projette des éclaboussures, le heurt accidentel du canon d’une arme contre un tuyau, ou mes propres consignes, lancées d’une voix un peu plus forte qu’il ne faudrait.
Nous avons parcouru l’équivalent de trois pâtes de maisons à travers une conduite à demi inondée et une section de voie ferrée à l’abandon quand les premiers hurlements se font entendre. Graves, gutturaux. Qui rebondissent le long des parois du tunnel.
— Des Muets, dit aussitôt Peeta. C’est comme ça que criait Darius quand ils le torturaient.
— Les mutations génétiques ont dû leur tomber dessus, ajoute Cressida.
— Donc, elles ne s’intéressent pas uniquement à Katniss, fait observer Leeg 1.
— J’imagine qu’elles s’attaquent à tout ce qui leur tombe entre les griffes. C’est juste qu’elles ne s’arrêtent pas avant d’avoir eu Katniss, dit Gale.
Après les heures qu’il a passées à étudier auprès de Beetee, il a probablement raison.
Voilà que ça recommence. Qu’on meurt une nouvelle fois à cause de moi. Que des amis, des alliés ou de parfaits inconnus donnent leur vie pour le geai moqueur.
— Laissez-moi continuer seule. Je vais les entraîner derrière moi. Je remettrai l’holo à Jackson et vous pourrez terminer la mission.
— Qui va être d’accord avec ça ? s’exclame Jackson, exaspérée.
— On perd du temps, dit Finnick.
— Écoutez ! Chuchote Peeta.
Les hurlements ont cessé et mon nom résonne de nouveau, tout proche cette fois. Il nous parvient aussi bien d’en dessous que de derrière nous.
— Katniss...
Je presse l’épaule de Pollux et nous repartons au pas de course. L’ennui, c’est que nous avions prévu de gagner un niveau inférieur, mais il n’en est plus question désormais.
Parvenus devant l’escalier qui nous aurait permis de descendre, Pollux et moi cherchons un autre chemin possible sur l’holo quand je suis prise de violents haut-le-cœur.
— Sortez les masques ! ordonne Jackson.
Mais les masques sont inutiles. Nous respirons tous le même air. Je suis la seule à rendre mon ragoût parce que je suis la seule à réagir à l’odeur. Qui monte de l’escalier. Se mêle à la puanteur des égouts. Le parfum des roses. Je commence à trembler.
Je m’écarte de l’odeur et débouche directement dans le Transfert. De grandes rues lisses aux couleurs pastel, exactement comme en surface, bordées de murs en briques blanches au lieu d’habitations. Des voies rapides où les véhicules de livraison échappent aux embouteillages du Capitole. Déserte, pour l’instant. Je sors mon arc et je fais sauter le premier piège avec une flèche explosive, tuant du même coup la nichée de rats mangeurs d’hommes qu’il contenait. Puis je pique un sprint jusqu’au prochain carrefour, où je sais que le moindre faux pas entraînera la désintégration du sol et nous précipitera dans quelque chose appelé le HACHOIR. Je crie aux autres de marcher dans mes pas. Mon plan consiste à tourner le coin avant d’activer le Hachoir, mais un autre piège non signalé nous attend.
Il se déclenche en silence. Je ne m’en serais même pas aperçue si Finnick ne m’avait pas retenue par le bras.
— Katniss !
Je pivote sur mes talons, l’arc prêt, mais que puis-je faire ? Gale a déjà tiré deux flèches qui sont retombées vainement au pied de la colonne de lumière dorée descendue du plafond- À l’intérieur, Messalla se tient figé comme une statue, en équilibre sur un pied, la tête en arrière, prisonnier du rayon. J’ignore s’il est en train de hurler, bien qu’il ait la bouche grande ouverte. Nous regardons, impuissants, son corps fondre comme de la cire.
— On ne peut plus rien pour lui ! s’écrie Peeta en poussant tout le monde en avant. C’est trop tard !
Etonnamment, lui seul à suffisamment de présence d’esprit pour nous faire continuer. Je ne comprends pas pourquoi il a conservé son sang-froid, alors qu’il pourrait tout aussi bien devenir fou et chercher à me fracasser le crâne ; mais ce n’est peut-être que partie remise. Sous sa poussée, je me détourne de la masse de chair flasque qu’est devenu Messalla. Je m’oblige à mettre un pied devant l’autre, vite, si vite que je dérape en m’arrêtant de justesse avant la prochaine intersection.
Une grêle de balles fait pleuvoir de la poussière de plâtre au-dessus de nos têtes. Je me tourne frénétiquement d’un côté puis de l’autre, à la recherche d’un piège caché, jusqu’à ce que je me retourne et voie l’escouade de Pacificateurs qui dévale le Transfert au pas de charge dans notre direction. Avec le Hachoir qui nous barre le chemin, nous n’avons pas d’autre choix que de riposter. Ils sont deux fois plus nombreux que nous, mais il nous reste tout de même six membres de l’escouade star, qui n’essaient pas de courir et de tirer en même temps.
« Comme des poissons dans un bocal », me dis-je en voyant des fleurs de sang rougir leurs uniformes blancs. Nous en avons abattu les trois quarts quand d’autres surgissent de la paroi du tunnel, par la même issue que j’ai empruntée quand j’ai voulu m’éloigner de l’odeur, m’éloigner de...
« Ceux-là ne sont pas des Pacificateurs. »
Ils sont blancs, ont quatre membres et approximativement la taille d’humains adultes, mais la comparaison s’arrête là. Nus, dotés d’une longue queue reptilienne, ils
ont le dos voûté et la tête en avant. Ils s’abattent sur les Pacificateurs - les vivants comme les morts -, referment leurs mâchoires sur leur cou et leur arrachent la tête, avec le casque et tout. Il semble qu’avoir un pedigree du Capitole ne soit pas plus utile ici que dans le Treize. En quelques secondes, tous les Pacificateurs sont décapités. Les mutations génétiques se laissent tomber sur le ventre et se ruent vers nous à quatre pattes.
Je crie :
— Par ici !
Je tourne à droite en restant collée au mur pour éviter le piège. Une fois que tout le monde m’a rejointe, je tire sur le carrefour, et le Hachoir s’active. D’énormes crocs métalliques jaillissent de la rue et pulvérisent le pavage. Voilà qui devrait rendre la poursuite impossible, mais les chiens et les singes mutants que j’ai déjà rencontrés pouvaient sauter à une distance incroyable.
Les sifflements me chauffent les oreilles, et la puanteur des roses me donne le vertige.
J’attrape Pollux par le bras.
— Oublie la mission. Quel est le chemin le plus rapide pour remonter à la surface ?
Nous n’avons pas le temps de consulter l’holo. Nous suivons Pollux sur une dizaine de mètres dans le Transfert avant de passer une porte. J’ai conscience que le pavage goudronné est remplacé par du béton, que nous rampons dans une conduite nauséabonde le long d’une corniche de cinquante centimètres de large. Nous sommes dans le collecteur principal. Une mixture épouvantable de déchets organiques, d’ordures et de produits toxiques s’écoule un mètre en contrebas. Des flammes s’en dégagent par endroits, quand ce ne sont pas des vapeurs inquiétantes. Un seul regard suffit pour comprendre qu’une chute dans ce bouillon de culture serait mortelle. En continuant le plus vite possible sur la corniche glissante, nous parvenons à une passerelle étroite, que nous franchissons. Dans une alcôve de l’autre côté, Pollux frappe une échelle et nous indique le puits qui s’enfonce dans le plafond. C’est là. Le chemin de la sortie.
Un bref regard à notre petit groupe me fait comprendre qu’il y a un problème.
— Attendez ! Où sont Jackson et Leeg 1 ?
— Elles sont restées au Hachoir pour retenir les mutants, répond Homes.
— Quoi ?
Je bondis sur la passerelle, bien décidée à ne laisser personne entre les griffes de ces monstres, mais il me tire en arrière.
— Ne rends pas leur sacrifice inutile, Katniss. Il est trop tard pour elles. Regarde !
D’un geste du menton, Homes m’indique le tunnel où les mutations génétiques sont en train de se glisser sur la corniche.
— Reculez ! nous crie Gale.
Avec ses flèches explosives, il arrache l’extrémité de la passerelle à ses fondations ; le reste s’enfonce dans le liquide bouillonnant au moment où les mutations génétiques l’atteignent.
Pour la première fois, je peux les détailler à loisir. Un mélange d’homme, de lézard et d’allez savoir quoi d’autre. Une peau écailleuse blafarde poissée de sang, des mains et des pieds griffus, un visage grimaçant où se devinent des traits déformés. Des créatures qui sifflent et hurlent mon nom à présent, en se contorsionnant de rage. En fouettant l’air avec leur queue, leurs griffes, en se déchiquetant les unes les autres à coups de crocs écumants, rendues folles par leur envie de me mettre en pièces. Mon odeur doit être aussi évocatrice pour elles que la leur pour moi. Plus, même, car en dépit de sa toxicité évidente, elles se jettent dans le liquide infect pour traverser.
Sur notre berge, tout le monde ouvre le feu. Je choisis mes flèches sans regarder, en tirant aussi bien des pointes normales que des incendiaires ou des explosives. Nos poursuivants sont mortels, mais tout juste. Aucune créature ordinaire ne pourrait continuer à avancer sur nous avec deux douzaines de balles dans le corps. Alors oui, nous pouvons en éliminer quelques-uns, mais ils sont si nombreux. À se déverser dans le tunnel en flot continu, à se jeter dans l’égout sans même marquer d’hésitation.
Pourtant ce n’est pas leur nombre qui me fait trembler comme une feuille.
Il n’y a pas de mutation génétique inoffensive. Toutes sont destinées à vous détruire. Certaines vous prennent la vie, comme les singes ; d’autres la raison, comme les guêpes tueuses. Mais les plus atroces, les plus effrayantes incorporent un ressort psychologique pervers conçu pour infliger la terreur. Comme la vision des yeux des tributs morts sur les chiens mutants. Ou la voix des geais bavards imitant les cris de souffrance de Prim. Ou encore le parfum des roses de Snow mêlé au sang de ses victimes. Qui imprègne les égouts. Qui me parvient même à travers la puanteur ambiante. Qui fait battre mon cœur plus vite, me glace le sang, bloque ma respiration. Comme si Snow me soufflait son haleine au visage en me murmurant qu’il est temps de mourir.
Les autres me crient quelque chose, mais je suis incapable de réagir. Des bras vigoureux me soulèvent alors que je fais sauter la tête d’un monstre dont les griffes me frôlaient la cheville. On me pousse contre l’échelle. On me colle les mains sur les barreaux. On m’ordonne de grimper, J’obéis, machinalement, comme un automate. Remuer me fait reprendre mes esprits. Je distingue quelqu’un au-dessus de moi. Pollux. Peeta et Cressida sont en dessous. Nous atteignons une plate-forme. Gravissons une deuxième échelle, Les barreaux sont glissants de sueur et de moisissure. À la plate-forme suivante, les choses se clarifient quelque peu et la réalité de ce qui vient de se passer me frappe subitement. Je me penche pour aider mes compagnons à s’extirper du puits. Peeta. Cressida. C’est tout.
Qu’ai-je fait ? À quel sort ai-je abandonné les autres ? Je commence à dévaler l’échelle quand je bute contre quelqu’un qui monte.
— Grimpe ! me crie Gale. (Je remonte, je le hisse à ma suite, je scrute le puits pour voir s’il vient quelqu’un d’autre.) Non.
Gale me prend le visage entre les mains et secoue la tête. Son uniforme est en lambeaux. Il a une plaie béante au cou.
Un cri humain nous parvient d’en bas.
— Il y a encore quelqu’un en vie là-dessous ! Dis-je d’une voix implorante.
— Non, Katniss. Personne ne viendra plus, réplique Gale. Sauf les mutants.
Incapable d’accepter ça, je braque la torche du fusil de Cressida dans le puits. Loin en dessous, je parviens à distinguer Finnick, qui s’accroche aux barreaux avec trois mutations génétiques sur le dos. Alors que l’une d’elles lui bascule la tête en arrière pour le décapiter d’un coup de crocs, il se produit une chose étrange. Comme si j’étais Finnick, et que je voyais des images de ma vie défiler devant moi. Le mât d’un bateau, un parachute argenté, le rire de Mags, un ciel rose, le trident de Beetee, Annie dans sa robe de mariée, des rouleaux qui se brisent sur des récifs. Et puis, c’est fini.
Je décroche l’holo passé dans ma ceinture et je chuchote « sureau mortel, sureau mortel, sureau mortel » dans le micro. Je le lâche. Je me colle à la paroi avec les autres tandis que l’explosion secoue la plate-forme et que des morceaux de chair mutante et humaine giclent hors du puits et nous arrosent.
Pollux referme bruyamment la trappe d’accès au puits et la verrouille. Pollux, Gale, Cressida, Peeta et moi. Il ne reste personne d’autre. Plus tard, les sentiments humains reprendront le dessus. Pour l’instant, je n’éprouve qu’un besoin animal de garder le reste de notre groupe en vie.
— On ne peut pas rester ici.
Quelqu’un sort un bandage. On l’attache au cou de Gale. On l’aide à se relever. Une seule personne reste recroquevillée contre le mur, le visage dans les mains.
— Peeta ? Dis-je. (Pas de réponse. Est-il sous le choc ? Je m’accroupis devant lui et lui prends les mains.) Peeta ?
Ses yeux sont deux lacs noirs. Ses pupilles sont tellement dilatées que le bleu de l’iris a pratiquement disparu. Les muscles de ses poignets sont durs comme du métal.
— Laisse-moi, murmure-t-il. Je n’y arrive plus.
— Si. Accroche-toi !
Peeta secoue la tête.
— Je suis en train de perdre pied. Je vais devenir cinglé. Comme eux.
Comme les mutations génétiques. Un fauve enragé qui ne songera plus qu’à m’ouvrir la gorge. Et pour finir, c’est là, dans cet endroit, dans ces circonstances, que je serai obligée de le tuer. Et Snow aura gagné. Une haine brûlante, amère, s’empare de moi. Snow a déjà beaucoup trop triomphé aujourd’hui.
C’est dangereux, presque du suicide, mais je fais la seule chose qui me vienne à l’esprit. Je me penche et j’embrasse Peeta à pleine bouche. Il se met à trembler de tous ses membres, mais je garde mes lèvres collées aux siennes jusqu’à en avoir le souffle coupé. Je remonte les mains sur ses poignets et je mêle mes doigts aux siens.
— Ne le laisse pas t’arracher à moi.
Peeta respire à grand-peine en luttant contre les cauchemars qui l’assaillent.
— Non. Je ne veux pas...
Je serre ses mains si fort que j’en ai mal aux doigts.
— Reste avec moi.
Ses pupilles se réduisent à des têtes d’épingle, puis se dilatent rapidement, avant de revenir plus ou moins à la normale.
— Toujours, murmure-t-il.
J’aide Peeta à se relever et je m’adresse à Pollux :
— La rue est encore loin ?
Il me fait signe qu’elle est juste au-dessus de nous. Je grimpe une dernière échelle et je repousse la trappe pour émerger dans une buanderie. Je suis en train de me redresser quand une femme ouvre la porte d’un geste brusque. Elle a une robe bleu turquoise brodée d’oiseaux exotiques. Ses cheveux magenta bouffent comme un nuage orné de papillons dorés. Un peu de graisse de la demi-saucisse qu’elle tient à la main fait briller son rouge à lèvres. Son expression indique qu’elle me reconnaît. Elle ouvre la bouche pour appeler à l’aide.
Sans hésiter, je lui tire une flèche en plein cœur.
23
Nous ne saurons sans doute jamais qui la femme comptait appeler, car après avoir fouillé son appartement, nous constatons qu’elle vivait seule. Peut- être voulait-elle alerter un voisin, ou simplement exprimer sa peur. En tout cas, il n’y a personne chez elle qui aurait pu l’entendre.
Cet appartement serait idéal pour souffler un moment, mais c’est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre.
— À votre avis, combien de temps avons-nous avant qu’ils comprennent que certains d’entre nous sont peut-être encore en vie ? Dis-je.
— Pas longtemps, répond Gale. Ils savent que nous cherchions à remonter. L’explosion va peut-être les tromper quelques minutes, mais ils ne vont pas tarder à trouver notre point de sortie.
Je m’approche d’une fenêtre donnant sur la rue, et à travers les stores, je découvre non pas une rangée de Pacificateurs mais une foule pressée qui vaque à ses affaires. Au cours de notre trajet souterrain, nous avons laissé loin derrière nous les zones évacuées pour déboucher dans un quartier du Capitole en pleine activité. Cette foule représente notre seule chance de nous échapper. Je n’ai plus d’holo, mais il me reste Cressida. Elle me rejoint à la fenêtre, confirme qu’elle reconnaît le quartier et m’apprend cette bonne nouvelle que nous ne sommes plus qu’à quelques pâtés de maisons de la résidence du président.
Un seul regard à mes compagnons me suffit pour comprendre que ce n’est pas le moment de tenter un assaut contre la résidence de Snow. Gale continue à perdre du sang de sa plaie au cou, que nous n’avons même pas nettoyée. Peeta est assis sur un canapé, les dents plantées dans un coussin, soit pour lutter contre la folie, soit pour contenir un cri. Pollux pleure doucement sur le manteau de la cheminée. Cressida se tient résolument à mes côtés, mais elle est si pâle que ses lèvres paraissent exsangues. Quant à moi, c’est la haine seule qui me fait continuer. Une fois cette énergie dissipée, je ne serai plus bonne à rien.
— Voyons un peu ce qu’il y a dans les armoires, dis-je.
Dans une chambre, nous trouvons des centaines de vêtements féminins, manteaux, paires de chaussures, perruques de toutes les couleurs et suffisamment de maquillage pour repeindre la maison. Dans la chambre d’en face, il y en a autant pour un homme. Peut-être s’agit-il des vêtements du mari. Ou peut-être d’un amant qui a eu la bonne idée d’être absent ce matin.
J’appelle les autres pour qu’ils viennent s’habiller. En voyant les poignets en sang de Peeta, je mets la main dans ma poche pour en sortir la clef des menottes, mais il se détourne de moi avec violence.
— Non ! s’écrie-t-il. Je les garde. Elles m’aident à tenir le coup.
— Tu pourrais avoir besoin de tes mains, lui fait observer Gale.
— Quand je me sens sur le point de déraper, je tire sur mes poignets et la douleur m’aide à me concentrer, explique Peeta.
Je lui laisse ses menottes.
Heureusement, il fait froid dehors et nous sommes en mesure de dissimuler en grande partie nos uniformes et nos armes sous de longs manteaux et des capes. Nous attachons nos bottes par les lacets et les suspendons à notre cou, avant de les remplacer par des chaussures de ville. Le principal danger, bien sûr, reste nos visages. Cressida et Pollux risquent de croiser d’anciennes connaissances, Gale a fait beaucoup d’apparition dans nos spots de propagande, quant à Peeta et moi, nous sommes célèbres auprès de tous les citoyens de Panem. Nous nous barbouillons de fond de teint et nous dissimulons sous des perruques et des lunettes de soleil. Cressida nous enveloppe jusqu’aux yeux dans des cache-col, Peeta et moi.
Je sais que l’heure tourne, mais je prends tout de même le temps de me remplir les poches de nourriture et de produits de premiers secours.
— Restons groupés, dis-je dans le vestibule.
Puis nous sortons sur le trottoir. Il s’est mis à neiger. Des gens pressés nous dépassent en parlant des rebelles, de la pénurie, de moi, avec leur accent maniéré du Capitole. Nous traversons la rue, longeons quelques appartements. En tournant le coin, nous croisons trois douzaines de Pacificateurs qui arrivent au petit trot. Nous nous écartons en toute hâte, comme le feraient des citoyens ordinaires, attendons que la foule se remette en marche, puis nous repartons.
— Cressida, dis-je à voix basse. Vous ne sauriez pas où aller ?
— Je réfléchis, répond-elle.
Nous avons le temps de longer un autre pâté de maisons, puis les sirènes retentissent. A travers la fenêtre d’un appartement, je vois un flash spécial à la télévision, qui diffuse nos portraits. Ils n’ont pas encore identifié avec certitude ceux d’entre nous qui sont morts, car je vois Castor et Finnick parmi les photos. Bientôt, chaque passant sera aussi dangereux qu’un Pacificateur.
— Cressida ?
— Je connais un endroit. Ce n’est pas l’idéal. Mais ou peut toujours essayer, dit-elle.
Nous la suivons quelques rues plus loin avant de passer sous un portail qui semble mener à une résidence privée. Mais il s’agit seulement d’un raccourci, car après avoir traversé un jardin impeccablement tondu, nous franchissons un deuxième portail et débouchons dans une ruelle entre deux avenues. On y trouve quelques boutiques exiguës - une d’articles d’occasion, une autre de bijoux fantaisie. il n’y a que deux passants en vue, et aucun ne nous prête la moindre attention. Cressida se met à discourir d’une voix aiguë sur les sous-vêtements en fourrure, et à quel point ils sont précieux durant les mois d’hiver.
— Attendez seulement de voir les prix ! Croyez-moi, ils sont deux fois moins chers que sur les avenues !
Nous faisons halte devant une vitrine crasseuse remplie de mannequins en sous-vêtements. L’endroit paraît fermé mais Cressida pousse la porte d’entrée, qui s’ouvre en carillonnant. À l’intérieur de la boutique, sombre, étroite et bordée d’étagères, une forte odeur de peaux m’emplit les narines. Les affaires doivent marcher au ralenti car nous sommes les seuls clients. Cressida se dirige droit vers une silhouette voûtée assise dans le fond. Je lui emboîte le pas, en effleurant du bout des doigts les sous-vêtements exposés.
Derrière le comptoir trône la personne la plus étrange que j’aie jamais vue. L’exemple extrême de la chirurgie esthétique qui a mal tourné, car même au Capitole, je doute qu’on puisse trouver du charme à un visage pareil. Sa peau est tirée en arrière et tatouée de bandes noires et or. Le nez est si aplati qu’on le distingue à peine. J’ai déjà vu des moustaches de chat sur plusieurs habitants du Capitole, mais jamais d’aussi longues. L’ensemble compose un masque félin grotesque qui nous dévisage d’un air méfiant à travers ses paupières mi-closes.
Cressida retire sa perruque pour dévoiler ses feuilles de lierre.
— Tigris, dit-elle. Nous avons besoin d’aide.
Tigris, Ce nom ne m’est pas inconnu. En fouillant dans ma mémoire, je me rappelle l’avoir vue - plus jeune, moins inquiétante - dans les tout premiers Jeux que j’ai suivis à la télévision. Une styliste, je crois. Impossible de me souvenir pour quel district. Pas le Douze, en tout cas. Elle a dû subir une opération de trop et basculer dans la laideur.
Ainsi donc, voilà où finissent les stylistes dont personne ne veut plus. Dans de sordides boutiques de sous-vêtements où ils attendent la mort. Loin de l’attention du public.
Je contemple son visage en me demandant si ce sont ses parents qui l’ont appelée Tigris et lui ont inspiré sa mutilation, ou si elle a elle-même choisi son style et modifié son nom en conséquence.
— Plutarch a dit qu’on pouvait vous faire confiance, ajoute Cressida.
C’est donc une espionne de Plutarch. Magnifique ! On peut être sûrs que si son premier réflexe n’est pas de nous livrer au Capitole, elle informera Plutarch, et donc Coin, de notre présence chez elle. Non, la boutique de Tigris n’est pas l’idéal, mais c’est tout ce que nous avons pour l’instant. Sous réserve qu’elle accepte de nous aider. Son regard passe tour à tour de nous à un vieux poste de télévision posé sur son comptoir, comme si elle s’efforçait de se rappeler où elle nous a déjà vus. Pour lui faciliter les choses, je baisse mon écharpe, j’ôte ma perruque et je m’avance dans la lumière de l’écran.
Tigris pousse une sorte de feulement sourd, qui n’est pas sans me rappeler ceux de Buttercup. Elle se laisse glisser au bas de son tabouret et disparaît derrière une rangée de leggings en fourrure. On entend un bruit de frottement, puis sa main apparaît au-dessus du comptoir et nous fait signe d’approcher. Cressida se tourne vers moi, l’air de demander : « Tu es sûre ? » Mais avons-nous vraiment le choix ? Si nous retournons dans la rue en ce moment, nous sommes certains de nous faire capturer ou tuer. J’écarte les fourrures et je vois que Tigris a fait coulisser un panneau au bas du mur. J’aperçois derrière le sommet d’un escalier en pierre. Elle m’invite à descendre.
La situation sent le traquenard à plein nez. Je connais un moment de panique et je me retourne malgré moi vers Tigris, face à ses grands yeux ambrés. Pourquoi fait-elle ça ? Elle n’est pas comme Cinna, prête à se sacrifier pour les autres. Cette femme était l’incarnation de la vanité du Capitole. Elle était l’une des stars des Hunger Games, jusqu’à... ce qu’elle ne soit plus rien. Ce serait donc ça? L’amertume, la haine, le désir de vengeance ? Je trouve cette idée plutôt réconfortante. Le désir de vengeance est un sentiment puissant et durable. Surtout quand il est renforcé chaque fois qu’on se regarde dans une glace.
— Est-ce que Snow vous a bannie des Jeux ? Lui dis-je. (Elle se contente de me dévisager sans répondre. Sa queue de tigre fouette l’air avec impatience.) Parce que je suis là pour le tuer, vous savez.
Sa bouche s’écarte en un simulacre de sourire. Un peu moins convaincue de commettre une folie irréparable, je me faufile à travers l’ouverture.
J’ai dû descendre la moitié des marches quand je sens un cordon me frôler le visage. Je le tire, et une ampoule grésillante éclaire la cachette. Il s’agit d’une petite cave sans porte ni fenêtre. Large et peu profonde. Probablement un vide sanitaire entre deux sous-sols. Le genre d’endroit dont
L’existence passe facilement inaperçue à moins d’avoir un œil infaillible. Un endroit froid et humide où s’entassent des piles de peaux qui n’ont sans doute pas vu la lumière du jour depuis des années. À moins que Tigris ne nous dénonce, je doute que quiconque vienne nous chercher ici. Le temps que je parvienne sur la dalle en béton, mes compagnons sont sur les marches. Le panneau se remet en place. J’entends le râtelier de sous-vêtements qu’on tire devant sur ses roulettes grinçantes. Tigris qui remonte sur son tabouret. Nous venons d’être avalés par sa boutique.
Il était grand temps, d’ailleurs, car Gale semble à deux doigts de s’évanouir. Nous lui installons une couchette avec des peaux, le débarrassons de ses armes et l’aidons à s’allonger. Au fond de la cave, il y a un évier à cinquante centimètres du sol avec un écoulement dessous. Je tourne le robinet, et après pas mal de crachotements et beaucoup de rouille, une eau claire coule enfin. En nettoyant la plaie de Gale, je réalise que des bandages ne suffiront pas. Il va avoir besoin de points de suture. J’ai une aiguille et du fil stérile dans mon équipement de premiers secours, mais il nous manque une guérisseuse. J’envisage d’enrôler Tigris. En tant que styliste, elle doit savoir manier une aiguille. Mais elle serait obligée de quitter sa boutique, et elle en a déjà fait suffisamment. Je me résigne à l’idée d’être probablement la plus qualifiée pour ce boulot, serre les dents et le recouds à gros traits. Le résultat n’est pas joli, mais ça tient. Je le barbouille de pommade et j’enveloppe le tout dans un bandage, puis lui administre quelques antidouleurs. — Repose-toi, maintenant. On ne craint plus rien ici lui dis-je.