Son piège est un piège mortel.
15
Les implications de ce que Gale est en train de suggérer s’imposent peu à peu à tous. On lit des réactions contrastées sur les visages, allant du plaisir à la gêne, de la tristesse à la satisfaction.
— La majorité des ouvriers sont des citoyens du Deux, fait remarquer Beetee d’une voix neutre.
— Et alors ? Riposte Gale. On ne pourra plus jamais leur faire confiance.
— Il faudrait au moins leur laisser une chance de se rendre, dit Lyme.
— Ah oui ? On ne nous a pas accordé ce luxe quand le Douze s’est retrouvé noyé sous les bombes incendiaires, mais il est vrai que vous autres avez toujours été dans les meilleurs termes avec le Capitole, crache Gale.
À voir l’expression de Lyme, j’ai l’impression qu’elle se retient de l’abattre, ou du moins de le frapper. Elle aurait probablement le dessus, d’ailleurs, avec tout son entraînement. Mais sa colère rend Gale plus furieux encore, et il hurle :
— On a regardé des enfants brûler vifs sans pouvoir rien faire !
Je ferme les yeux une minute en imaginant la scène. Elle a l’effet désiré. Je voudrais tous les voir mourir dans cette montagne. Je suis sur le point de le dire. Seulement... je reste une fille du district Douze. Je ne suis pas le président Snow. C’est plus fort que moi. Je ne peux pas condamner quelqu’un à la mort qu’il propose.
— Gale, dis-je en lui prenant le bras et en m’efforçant d’adopter un ton raisonnable. La Noix est une ancienne mine. Ce serait comme de provoquer un gigantesque coup de grisou.
Il est du Douze lui aussi, cet argument devrait le faire réfléchir.
— Mais moins rapide que celui qui a tué ton père, rétorque-t-il. C’est ça qui vous pose un problème ? L’idée que nos ennemis puissent avoir quelques heures devant eux pour réfléchir à leur mort prochaine, au lieu d’être réduits en charpie dans une explosion ?
Il y a une éternité, quand nous n’étions que deux gamins qui braconnons à l’extérieur du Douze, Gale tenait souvent ce genre de discours. Mais ce n’étaient que des mots à ce moment-là. Maintenant, mis en pratique, ils pourraient se changer en actes irréversibles.
— Tu ne sais pas dans quelles conditions ces gens du Deux se sont retrouvés dans la Noix, dis-je. On leur a peut-être forcé la main. Peut-être qu’on les retient contre leur volonté. Certains sont nos propres agents. Tu voudrais les tuer, eux aussi ?
— J’en sacrifierais quelques-uns, oui, pour éliminer les autres, répond-il. Et si j’étais un de nos agents infiltrés dans la place, je dirais : « Envoyez les avalanches ! »
Je sais qu’il ne ment pas. Qu’il sacrifierait sa vie sans hésiter pour la cause - personne n’en doute. Sans doute en ferions-nous tous autant si nous étions des agents et qu’on nous donnait le choix. Je crois que j’en serais capable. Mais c’est une décision terrible à prendre pour d’autres et pour ceux qui les aiment. — Tu as parlé de deux solutions, lui rappelle Boggs.
Les piéger ou les obliger à sortir. Je dis d’accord pour faire s'écrouler la montagne mais ne touchons pas au tunnel du train. Ils pourront sortir sur la Grand-Place, où il suffira de les attendre.
— Armés jusqu’aux dents, j’espère, grommelle Gale, Parce que vous pouvez être sûrs qu’ils ne sortiront pas les mains vides.
— Armés jusqu’aux dents, confirme Boggs. Nous les ferons prisonniers.
— Appelons le Treize, maintenant, suggère Beetee. Voyons ce que la présidente Coin pense de ce plan.
— Elle sera d’avis de bloquer le tunnel, prédit Gale.
— Oui, sans doute. Mais tu sais, Peeta n’avait pas tout à fait tort dans sa première intervention à la télé. Quand il parlait du risque de nous exterminer les uns les autres. Je me suis penché un peu sur les chiffres. En procédant à une estimation du nombre de morts et de blessés, et... je crois qu’on peut au moins prendre le temps d’une petite discussion, déclare Beetee.
Seule une poignée de personnes sont invitées à participer à cette discussion. Gale et moi sommes libérés avec les autres. Je l’emmène chasser pour lui permettre d’évacuer sa colère, mais il ne desserre pas les dents. Il m’en veut probablement de m’être opposée à lui.
La discussion avec la présidente a lieu, une décision est prise et, le soir venu, je me retrouve dans ma tenue de geai moqueur avec mon arc à l’épaule et une oreillette qui me relie à Haymitch dans le Treize - au cas où on aurait l’occasion de tourner quelques images intéressantes. Nous patientons sur le toit de l’hôtel de justice, notre cible bien en vue.
Tout d’abord, les officiers de la Noix ne prêtent aucune attention à nos hoverplanes car jusqu’à présent ils n’ont pas été plus dangereux que des mouches autour d’un pot de miel. Mais après les deux premiers bombardements en altitude, ils commencent à s’en inquiéter. Le temps que les batteries antiaériennes du Capitole entrent en action, il est déjà trop tard.
Le plan de Gale fonctionne au-delà de toutes nos attentes. Beetee avait raison quand il nous disait que les avalanches seraient incontrôlables. Les flancs de la montagne sont naturellement instables ; affaiblis par les explosions, ils en deviennent presque fluides. Des pans entiers de la Noix s’effondrent sous nos yeux, effaçant toute trace de présence humaine. Nous regardons bouche bée, minuscules et insignifiants, les vagues de pierre dévaler la montagne dans un fracas de tonnerre. Ensevelir les entrées sous plusieurs tonnes de cailloux. Soulever un nuage de poussière et de débris qui obscurcit le ciel. Changer la Noix en tombeau.
J’imagine l’enfer qui doit régner dans la montagne. Le mugissement des sirènes. L’éclairage qui vacille. L’air irrespirable, saturé de poussière. Les cris de panique, les cavalcades affolées à la recherche d’une issue pour découvrir les sorties, la piste de décollage, les puits de ventilation eux- mêmes obstrués par la terre et la rocaille. Je me représente les câbles électriques arrachés, les incendies qui se déclarent, les éboulis qui transforment un terrain familier en labyrinthe. Les gens qui se cognent les uns dans les autres, se bousculent, détalent comme des fourmis sous la montagne qui se rapproche et menace de les écraser.
— Katniss ?
La voix d’Haymitch grésille dans mon oreille. Je tente de lui répondre, et je m’aperçois que j’ai les deux mains plaquées contre ma bouche.
— Katniss !
Le jour de la mort de mon père, les sirènes ont retenti pendant l’école, à l’heure du déjeuner. Tout le monde s’est levé sans attendre la permission. La réaction à un accident minier échappait au contrôle du Capitole. J’ai couru jusqu’à la classe de Prim. Je m’en souviens encore, elle n’avait que sept ans à l’époque, elle était petite, très pâle, mais assise bien droit, les mains croisées sur son pupitre. Elle attendait que je vienne la chercher comme je lui avais promis de le faire au cas où les sirènes se déclencheraient. Elle a bondi de sa chaise pour se cramponner à ma manche, et nous nous sommes faufilées entre les gens qui sortaient dans la rue pour courir à l’entrée de la mine. Nous avons retrouvé ma mère derrière la corde qu’on avait tendue en hâte pour tenir la foule à distance. Quand j’y repense, je me dis que j’aurais dû comprendre tout de suite qu’il était arrivé quelque chose de grave. Car pourquoi la cherchions-nous, alors que ça aurait dû être l’inverse ?
Les ascenseurs crissaient, fumaient le long de leurs câbles en vomissant au grand jour des mineurs à la gueule noire de suie. L’arrivée de chaque groupe était saluée par des cris de soulagement. Les gens se glissaient sous la corde pour étreindre leurs époux, leurs femmes, leurs enfants, leurs frères ou leurs cousins. Nous avons attendu tout l’après- midi dans l’air glacial, sous une neige légère. Les ascenseurs avaient quelque peu ralenti leur va-et-vient, et ils dégorgeaient moins de monde. Je me suis agenouillée par terre et j’ai enfoncé les main dans les cendres, comme pour en arracher mon père. Je ne sais s’il existe un pire sentiment d’impuissance que celui qu’on éprouve à savoir un de ses proches piégé sous la terre. Les blessés. Les corps. L’attente tout au long de la nuit. Les couvertures que des inconnus vous posent sur les épaules. Une tasse d’un liquide chaud que vous serrez dans vos mains sans la boire. Et pour finir, à l’aube, l’expression peinée du capitaine de la mine qui ne peut signifier qu’une seule chose.
« Qu’est-ce que nous avons fait ? »
— Katniss ! Tu m’entends ?
Haymitch regrette sans doute de ne pas m’avoir équipée d’une entrave crânienne à l’heure qu’il est. Je baisse les mains.
— Oui.
— Rentre à l’intérieur. Au cas où le Capitole tenterait des représailles avec ce qu’il reste de ses forces aériennes, m’ordonne-t-il.
— D’accord.
Tous ceux qui sont sur le toit, à l’exception des servants des mitrailleuses, commencent à descendre. Dans l’escalier, je ne peux m’empêcher de frôler du bout des doigts les murs de marbre blanc immaculé. Si froids, si beaux. Même au Capitole, je n’ai rien vu qui puisse se comparer à la splendeur de ce vieux bâtiment. Mais le matériau n’a aucune souplesse — c’est ma chair qui s’écrase contre lui, et lui abandonne sa chaleur. La pierre aura toujours le dessus face à l’homme.
Je m’assieds au pied de l’une des immenses colonnes du hall d’entrée. Derrière la porte, je vois le sol de marbre qui mène aux marches vers la grand-place. Je me rappelle à quel point je me sentais mal le jour où Peeta et moi avons reçu ici même un hommage pour avoir remporté les Jeux. J’étais épuisée par la Tournée de la victoire, par mon échec à calmer les districts, et je me débattais avec le souvenir de Clove et de Cato, en particulier celui de la lente agonie de Cato sous les crocs des mutations génétiques.
Boggs vient s’accroupir à côté de moi. Son teint très pâle se détache dans l’ombre.
— Nous n’avons pas fait sauter le tunnel du train, tu sais. Certains vont probablement réussir à sortir.
— Et on n’aura plus qu’à les descendre dès qu’ils montreront le bout de leur nez, dis-je.
— Seulement s’ils ne nous laissent pas le choix.
— On pourrait leur envoyer un train nous-mêmes. Les aider à évacuer leurs blessés.
— Non. Mieux vaut laisser le tunnel libre d’accès. Comme ça, ils pourront faire sortir des gens sur les voies, dit Boggs. Et puis, ça nous donne le temps de déployer nos soldats autour de la place.
Quelques heures plus tôt, la place était encore un no man’s land, la ligne de front entre les rebelles et les Pacificateurs. Quand Coin a donné son feu vert au plan de Gale, les rebelles ont lancé une grande offensive et repoussé les troupes du Capitole sur plusieurs pâtés de maisons afin de nous assurer le contrôle de la gare au cas où la Noix tomberait. Eh bien, la Noix est tombée. Je finis par en prendre conscience. S’il y a des survivants, ils déboucheront sur la place. Les coups de feu reprennent : sans doute les Pacificateurs qui tentent de reprendre le terrain perdu pour venir au secours de leurs camarades. Nos propres soldats tentent de les en empêcher.
— Tu es glacée, dit Boggs. Je vais essayer de te trouver une couverture.
Il s’éloigne avant que je puisse protester. Je ne veux pas de couverture, même si le marbre absorbe toute ma chaleur corporelle.
— Katniss ? me souffle Haymitch à l’oreille.
— Toujours en ligne.
— Il s’est produit quelque chose d’intéressant avec Peeta cet après-midi, me dit-il. J’ai pensé que tu aimerais le savoir.
« Intéressant » ne me dit rien qui vaille. Ça ne signifie pas qu’il va mieux. Mais je n’ai pas vraiment d’autre choix que de l’écouter.
— Nous lui avons montré la séquence où tu chantes L’Arbre du pendu. Elle n’a pas encore été diffusée, si bien que le Capitole n’a pas pu l’intégrer à son conditionnement.
Il dit qu’il connaît cette chanson.
Mon cœur cesse de battre un instant ; et puis, je réalise que c’est sans doute un contrecoup de la confusion engendrée par le venin de guêpe.
— Impossible, Haymitch. Je ne l’ai jamais chantée devant lui.
— Pas toi. Ton père. Il la fredonnait un jour où il était venu faire du troc à la boulangerie. Peeta était tout petit à l’époque, il devait avoir six ou sept ans, mais il s’en souvient parce qu’il avait tendu l’oreille pour voir si les oiseaux s’arrêtaient de chanter, raconte Haymitch. J’imagine que c’était le cas.
Six ou sept ans. Ça devait être avant que ma mère interdise cette chanson. Peut-être même pile à l’époque où je l’ai apprise.
— Est-ce que j’étais là, moi aussi ?
Je ne crois pas. Il n’a pas parlé de toi, en tout cas. Mais c’est la première fois qu’on t’évoque devant lui sans déclencher une crise de nerfs. C’est un début, Katniss.
Mon père. Il est décidément partout aujourd’hui. Dans la mine, en train de mourir, de chanter dans la mémoire brumeuse de Peeta. Je le retrouve même dans l’expression de Boggs quand il m’enveloppe dans une couverture d’un geste protecteur. Il me manque tellement que j’en ai le cœur serré. Dehors, la fusillade prend de l’ampleur. Gale passe en coup de vent avec un groupe de rebelles, impatient de se battre. Je ne propose pas de les accompagner, même si je sais qu’ils refuseraient. Je ne me sens pas en état pour l’instant, comme si j’avais du jus de navet dans les veines. Je voudrais que Peeta soit là - l’ancien Peeta ; lui saurait trouver les mots pour dire en quoi c’est si mal de tirer sur des gens qui tentent de s’extraire d’une avalanche. Ou bien est-ce mon histoire qui me rend trop sensible ? Ne sommes-nous pas en guerre ? Après tout, c’est une manière comme une autre d’éliminer nos ennemis.
Le soir tombe rapidement. Des projecteurs géants s’allument, illuminant la place. Les ampoules doivent brûler à pleine puissance à l’intérieur de la gare également. De l’autre côté de la place, je vois clairement à travers la façade de verre du long bâtiment étroit. Impossible de rater l’arrivée d’un train, ou même d’un rescapé isolé. Mais les heures passent et personne ne vient. Il devient de plus en plus difficile de croire que certains aient pu survivre à l’assaut contre la Noix.
Après minuit, Cressida s’approche pour fixer un micro à mon costume.
— Pour quoi faire ? Je lui demande.
La voix d’Haymitch me répond :
— Ça ne va pas te plaire, mais nous avons besoin que tu prononces un discours.
— Un discours ?
Voilà que je me sens mal, tout à coup.
— Je te le soufflerai phrase par phrase, me promet-il. Tu n’auras qu’à répéter tout ce que je dis. Ecoute, il n’y a aucun signe de vie dans cette montagne. Nous avons gagné, mais les combats continuent. Alors nous avons pensé que si tu pouvais sortir sur les marches de l’hôtel de justice pour faire une proclamation - annoncer à tout le monde que la Noix est vaincue, que le Capitole n’a plus aucun contrôle- sur le district Deux -, tu réussirais peut-être à convaincre le reste de nos adversaires de déposer les armes.
Je fouille les ténèbres autour de la place en plissant les yeux.
— Je ne les vois même pas.
— C’est pour ça qu’on te donne un micro, m’explique- t-il. Ils pourront t’entendre sur leur radio de secours et te voir sur leurs écrans.
Je sais qu’il existe deux écrans géants ici même, au-dessus de la grand-place. Je les ai vus lors de la Tournée de la victoire. Ça pourrait marcher, si j’étais bonne dans cet exercice. Ce que je ne suis pas. On a déjà tenté de me souffler mon texte lors du tournage de mes premiers spots de propagande, et ç’a été une catastrophe.
— Tu pourrais sauver de nombreuses vies, Katniss, insiste Haymitch.
Je capitule :
— D’accord, je vais essayer.
C’est une sensation étrange de me retrouver en haut des marches, en costume, sous le feu des projecteurs mais sans voir le public auquel je m’adresse. Comme — si je me donnais en spectacle à la lune.
Dépêchons, dit Haymitch. Tu es trop exposée.
Mon équipe de tournage, postée sur la place avec des caméras spéciales, me fait signe qu’elle est prête. Je dis à Haymitch de commencer, puis j’allume mon micro et je l’écoute me dicter ma première ligne de texte. Mon image s’étale sur l’un des écrans géants qui surplombent la place et je déclare :
— À tous les occupants du district Deux, c’est Katniss Everdeen qui vous parle, depuis les marches de votre hôtel de justice où...
Deux trains entrent en gare et s’arrêtent côte à côte dans un crissement. Les portes coulissantes s’ouvrent et des gens en déversent au milieu d’un nuage de fumée. Ils doivent se douter de ce qui les attend sur la grand-place car on les voit tenter de s’abriter. La plupart se couchent à plat ventre. Une grêle de balles éteint toutes les lumières à l’intérieur de la gare. Ils sont venus armés, comme Gale l’avait prédit, mais aussi blessés. Des gémissements s’élèvent dans la nuit.
Quelqu’un coupe les projecteurs braqués sur l’escalier et me laisse dans l’ombre. Un incendie se déclare dans la gare l’un des trains a dû prendre feu - et une épaisse fumée noire emplit la verrière. Les réfugiés n’ont plus le choix. Ils sortent à découvert, en crachant leurs poumons mais en braquant leurs armes d’un air belliqueux. Mon regard file vers les toits qui bordent la place, vers les nids de mitrailleuses que les rebelles ont installés sur chacun d’eux. La lune brille sur les canons bien graissés.
Un jeune homme sort de la gare en trébuchant, pressant un linge ensanglanté contre sa joue d’une main, tenant un fusil de l’autre. Quand il trébuche et qu’il s’écroule face contre terre, je découvre les traces roussies dans le dos de sa chemise et la chair à vif par-dessous. Et tout à coup, je ne vois plus qu’un brûlé comme les autres, rescapé d’un accident minier.
Je dévale les marches et je cours jusqu’à lui.
— Arrêtez ! Je hurle à l’intention des rebelles. Ne tirez pas ! (Amplifiées par le micro, mes paroles résonnent à travers la grand-plaise et au-delà.) Arrêtez !
Je m’approche du jeune homme, je me penche pour l’aider, quand il se redresse sur les genoux et braque son arme en plein sur moi. Je recule d’instinct, en levant mon arc bien haut pour lui montrer que je ne lui veux pas de mal. Maintenant qu’il tient son fusil à deux mains, je peux distinguer quelque chose - un éclat de pierre, peut-être - dans la plaie qui lui barre la joue. Il dégage une forte odeur de brûlé : cheveux, chair et essence. Il roule des yeux fous de souffrance et de peur.
— Plus un geste, me murmure Haymitch à l’oreille.
Je lui obéis, en réalisant que la totalité du district, voire l’ensemble de Panem, est sans doute en train de suivre la scène en direct. Le geai moqueur à la merci d’un homme qui n’a plus rien à perdre.
Je comprends à peine ce qu’il bafouille :
— Donne-moi une seule raison de ne pas te tuer.
Le reste du monde s’estompe. Il n’y a plus que moi, fixant dans les yeux un homme de la Noix qui me demande une raison. Je devrais pouvoir lui en fournir des milliers. Pourtant, la seule réponse qui me vient aux lèvres, c’est :
— Je n’en vois pas.
Logiquement, à ce stade, l’homme devrait appuyer sur la détente. Mais il reste indécis, perplexe. Je suis moi-même en proie à la confusion quand je réalise que je ne lui ai dit que la pure vérité, et que la belle impulsion qui m’a poussée à traverser la place se change en désespoir.
— Je n’en vois aucune. C’est tout le problème, pas vrai ? (Je baisse mon arc.) On a détruit votre mine. Vous avez rasé mon district. Nous avons toutes les raisons de nous entre-tuer. Alors, fais-le. Le Capitole te décernera une médaille. Moi, je ne veux plus tuer ses esclaves à sa place.
Je lâche mon arc et le pousse du bout de la botte. Il glisse sur les pavés jusqu’à ses genoux.
— Je ne suis pas son esclave, marmonne l’homme.
— Moi, si, dis-je. C’est pour ça que j’ai tué Cato... et qu’il a tué Thresh... et que Thresh a tué Clove... et que Clove a essayé de me tuer. Chacun se renvoie la balle, et à la lin, qui gagne ? Certainement pas nous. Pas les districts, c'est toujours le Capitole. Mais j’en ai assez d’être un pion dans ses Jeux.
Peeta. Sur la terrasse, la nuit juste avant nos premiers Hunger Games. Il avait tout compris avant même que nous ayons un pied dans l’arène. J’espère qu’il regarde en ce moment, qu’il se souvient de cette nuit-là et que ça le poussera peut-être à me pardonner quand je serai morte.
— Continue à parler. Raconte quand tu as vu la montagne s’écrouler, me suggère Haymitch.
— En voyant glisser la montagne cette nuit, je me suis dit : voilà, on m’a encore obligée à tuer - à tuer des gens des districts. Mais pourquoi me suis-je laissé faire ? Le Douze et le Deux n’ont aucune raison de se battre, en dehors de celles que nous donne le Capitole. (Le jeune homme cligne des paupières sans comprendre. Je tombe à genoux devant lui. Ma voix se fait grave et pressante.) Et pourquoi vous battre contre les rebelles sur les toits ? Contre Lyme, qui a été votre vainqueur ? Contre vos anciens voisins, peut-être même contre des membres de votre famille ?
— Je ne sais pas, avoue l’homme.
Mais il ne baisse toujours pas son fusil.
Je me relève et je pivote lentement sur moi-même, en m’adressant aux nids de mitrailleuses.
— Et vous, là-haut ? Je viens d’une ville minière. Depuis quand des mineurs peuvent en condamner d’autres à une mort pareille, et se poster à la sortie pour abattre ceux qui réussiraient à s’extirper des décombres ?
— Qui est l’ennemi ? Me souffle Haymitch. — Ces gens, dis-je en indiquant les blessés allongés sur la place, ne sont pas vos ennemis ! (Je me retourne vers la gare.) Les rebelles ne sont pas vos ennemis ! Nous n’avons qu’un seul ennemi, et c’est le Capitole ! Nous tenons enfin une chance de mettre un terme à son pouvoir, mais pour ça nous avons besoin de tous les habitants des districts !
Les caméras zooment sur moi alors que je tends les mains à l’homme, aux blessés, à tous les indécis de Panem.
— Je vous en prie ! Rejoignez-nous !
Mes paroles restent suspendues en l’air. Je regarde l’écran, dans l’espoir d’y voir une immense vague de réconciliation balayer la foule.
Au lieu de ça, je me regarde me prendre une balle en direct.
16
— Toujours !
Dans le crépuscule de la morphine, Peeta me chuchote le mot et je pars à sa recherche. C’est un monde cotonneux teinté de violet, sans aucun angle, et qui recèle de nombreuses cachettes. Je m’enfonce à travers des bancs de nuages, je suis des traces à demi effacées, je hume des relents de cannelle et d’aneth. Une fois, je sens une main sur ma joue et je tente de l’attraper mais elle se dissout entre mes doigts comme de la brume.
Quand je commence enfin à émerger dans ma chambre d’hôpital stérile du Treize, je me souviens. J’étais sous l’influence du sirop de sommeil. Je m’étais blessée au talon après avoir sauté d’une branche par-dessus la clôture électrique du Douze. Peeta m’avait mise au lit, et juste avant de m’endormir, je lui avais demandé de rester près de moi.
Il m’avait murmuré une réponse que je n’avais pas comprise sur l’instant. Une partie de mon cerveau a dû l’enregistrer et la laisser remonter aujourd’hui dans mes rêves pour me narguer. « Toujours. »
La morphine atténue toutes les émotions, si bien qu’au lieu d’avoir du chagrin, je n’éprouve qu’un sentiment de vide. Le vide d’un parterre de fleurs où ne pousse plus que de la broussaille. Malheureusement, il ne me reste plus suffisamment de drogue dans les veines pour ignorer ma douleur au flanc gauche. C’est là que la balle m’a touchée. Je tâte le gros pansement qui m’enserre les côtes et je me demande ce que je fais encore là.
Ce n’est pas lui le responsable, l’homme agenouillé devant moi sur la grand-place, le brûlé de la Noix. Il n’a pas tiré. C’est quelqu’un d’autre plus loin dans la foule. Je n’ai pas eu la sensation d’être perforée mais plutôt de recevoir un coup de massue. Après l’impact, il ne me reste que des souvenirs confus mêlés aux échos d’une fusillade. Je tente de m’asseoir mais ne parviens qu’à pousser un gémissement.
Le rideau blanc qui sépare mon lit de celui de ma voisine s’écarte brusquement, et je me retrouve face à Johanna Mason. Au début, je me sens menacée parce qu’elle m’a agressée dans l’arène. Et puis je me rappelle que c’était pour me sauver la vie. Tout ça faisait partie du plan des rebelles. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne me méprise pas. Peut-être que tout son comportement à mon égard ne visait qu’à donner le change au Capitole ?
— Je suis toujours en vie, dis-je d’une voix enrouée.
— Non, sans rire ?
Johanna s’approche et se laisse tomber lourdement sur mon lit. Des ondes de douleur me traversent la poitrine. En la voyant sourire devant ma grimace, je comprends que nos retrouvailles ne vont pas être chaleureuses.
— Tu as encore mal ? (D’une main experte, elle débranche prestement mon goutte-à-goutte de morphine pour l’enfoncer dans une prise scotchée au creux de son bras.) Ils me réduisent les doses depuis quelques jours. Ils ont peur que je devienne comme ces pauvres camés du Six. Alors, je te pique un peu de la tienne dès qu’ils ont le dos tourné. Je me suis dit que tu ne m’en voudrais pas.
Lui en vouloir ? Comment le pourrais-je alors que Snow l’a pratiquement torturée à mort à la suite de l’Expiation ? Je n’ai aucun droit de lui en vouloir, et elle le sait.
Johanna soupire en sentant la morphine pénétrer dans son sang.
— Ils n’étaient peut-être pas si bêtes, ces vainqueurs du Six droguer et se peindre des fleurs sur le corps... Il y à pire manière de mener sa vie. Ils semblaient autrement plus heureux que nous, en tout cas.
Pendant les quelques semaines où je me suis absentée du Treize, elle a repris un peu de poids. Un mince duvet a repoussé sur son crâne, ce qui dissimule un peu les cicatrices. Mais elle n’est pas encore tirée d’affaire si elle a besoin de siphonner ma morphine.
— Il y a un psy qui vient me voir tous les jours. Il est censé m’aider à me rétablir. Comme si un type qui a passé toute sa vie dans ce clapier allait pouvoir me guérir. C’est un vrai crétin. Il me rappelle au moins vingt fois par séance que je suis totalement en sécurité. (Je grimace un sourire. C’est vraiment une chose stupide à dire. Comme si la sécurité totale avait jamais existé, où que ce soit, pour qui que ce soit.) Et toi, geai moqueur ? Tu te sens en sécurité ?
— Oh, tout à fait. Jusqu’à ce que je me fasse descendre, dis-je.
— Je t’en prie. La balle ne t’a même pas touchée. Tu peux remercier Cinna pour ça.
Je repense à la couche de blindage de ma tenue de geai moqueur. La douleur vient quand même bien de quelque part.
— Des côtes cassées ?
— Même pas. Un gros bleu. Le choc t’a fait éclater la rate. Ils n’ont pas pu la sauver. (Elle a un petit geste désinvolte avec la main.) Ne t’en fais pas, on n’en a pas besoin. Et puis, dans le cas contraire, on t’en trouverait une autre, pas vrai ? Tout le monde se met toujours en quatre pour te garder en vie.
— C’est pour ça que tu me détestes ?
— En partie, admet-elle. Il y a une part de jalousie la dedans, c’est sûr. Je trouve aussi ton petit numéro difficile à avaler. Tes amours mélodramatiques, ton côté défenseuse de la veuve et de l’orphelin. Sauf que ça n’a rien d’un numéro, ce qui te rend d’autant plus insupportable. Tu peux prendre ça comme une attaque personnelle.
— C’est toi qui aurais dû être le geai moqueur. Personne n’aurait eu besoin de te souffler tes répliques, dis-je.
— C’est vrai. Malheureusement, les gens ne m’apprécient pas beaucoup.
— Ils t’ont quand même fait confiance, dis-je. Pour me sortir de l’arène. Et ils ont peur de toi.
— Ici, peut-être. Au Capitole, c’est de toi qu’ils ont peur maintenant.
Gale apparaît sur le seuil, et Johanna se débranche pour me remettre mon goutte-à-goutte de morphine.
— Ton cousin n’a pas peur de moi, m’apprend-elle sur le ton de la confidence. (Elle se lève de mon lit et quitte la chambre, en frôlant la cuisse de Gale avec sa hanche au moment de le croiser.) Pas vrai, beau gosse ?
On l’entend rire en s’éloignant dans le couloir.
J’adresse un regard interrogateur à Gale qui me prend la main.
— Je suis terrorisé, murmure-t-il. (Je ris, ce qui m’arrache une grimace.) — Doucement, me recommande-t-il en me caressant le visage. Il faut vraiment que tu arrêtes de te jeter tête baissée dans les ennuis.
— Je sais. Mais quelqu’un avait fait exploser une montagne.
Au lieu de se reculer, il se penche sur moi pour me dévisager avec attention.
— Tu me crois insensible.
— Je sais que tu ne l’es pas. Je ne vais pas te dire pour autant que tu as bien fait.
Cette fois il a un mouvement de recul, presque d’impatience.
— Katniss, quelle différence y a-t-il entre broyer nos ennemis au fond d’une mine ou les faire exploser en plein ciel avec l’une des flèches de Beetee ? Le résultat est le même.
— Je ne sais pas. Nous n’étions pas les agresseurs dans le Huit, pour commencer. C’est l’hôpital qui se faisait attaquer.
— Oui, et ces hoverplanes venaient du district Deux, dit-il. Donc, en les éliminant, nous avons empêché de nouvelles attaques.
A— vec ce genre de raisonnement... tu pourrais défendre l’élimination de n’importe qui, n’importe quand. Tu pourrais justifier l’envoi de gosses aux Hunger Games pour l’assurer que les districts restent dans le rang.
— Je ne vois pas les choses comme ça.
— Moi si. Sans doute à cause de tous ces allers-retours dans l’arène.
— Bon ! On sait encore se disputer, s’exclame-t-il. On a toujours su le faire. Ce n’est peut-être pas plus mal. Ne le répète à personne, mais le district Deux est entre nos mains désormais.
— C’est vrai ? (Une sensation de triomphe m’envahit brièvement. Puis je repense aux rescapés sur la grand-place. Y a-t-il eu des combats après que je me suis fait tirer dessus ?
— Pas beaucoup. Les ouvriers de la Noix se sont retournés contre les soldats. Les rebelles se sont contentés de regarder en se croisant les bras, dit-il. En fait, le pays tout entier a regardé en se croisant les bras.
— Bah, c’est encore ce qu’il fait de mieux, je grommelle. On s’attendrait que la perte d’un organe vous donne droit à quelques semaines de repos complet, mais apparemment mes médecins tiennent à ce que je me lève et que je remarche au plus vite. Malgré la morphine, les premiers jours la douleur interne est épouvantable ; puis elle s’atténue considérablement. Mes côtes froissées, par contre, risque encore de me faire souffrir un moment. Je commence à voir d’un mauvais œil Johanna puiser dans ma réserve de morphine, même si je la laisse prendre tout ce qu’il lui faut.
Comme les rumeurs de ma mort sont allées bon train, on envoie une équipe de tournage me filmer dans mon lit d’hôpital. Je montre mes sutures ainsi que mon impressionnante ecchymose, et je félicite les districts pour leur lutte victorieuse en faveur de l’unité. Puis j’avertis le Capitole qu’il aura affaire à nous bientôt.
Dans le cadre de ma rééducation, je monte tous les jours faire quelques pas en surface. Un après-midi, Plutarch me rejoint pour m’informer de l’évolution de notre situation. Maintenant que le district Deux s’est rallié à nous, les rebelles peuvent souffler un peu, le temps de se regrouper. De fortifier les lignes d’approvisionnement, de soigner les blessés, de réorganiser les troupes. Le Capitole, à l’instar du Treize pendant les jours obscurs, se retrouve complètement coupé de toute aide extérieure. Seule la menace d’une attaque nucléaire tient encore ses ennemis à distance. Au contraire du Treize, cependant, il n’est pas en position de se réinventer pour devenir autosuffisant.
— Oh, la ville devrait pouvoir tenir encore un petit moment, dit Plutarch. Elle a des réserves conséquentes. Mais une différence majeure entre le Treize et le Capitole tient aux attentes de leur population. Le Treize était habitué aux privations, alors qu’au Capitole, les gens n’ont jamais connu que : Panem et circenses.
— Je vous demande pardon ?
Je reconnais le nom de Panem, bien sûr, mais le reste n'évoque rien pour moi.
— C’est une expression qui avait cours voilà des milliers d’années, rédigée en latin dans l’ancienne ville de Rome, m’explique-t-il. Elle se traduit par « Du pain et des jeux ».
L’auteur dénonçait le fait qu’en échange d’un ventre plein et de spectacles, ses concitoyens avaient renoncé à leurs responsabilités politiques, et donc à leur pouvoir.
Je songe au Capitole. À ses excès de nourriture. Et au spectacle ultime : les Hunger Cames — les Jeux de la faim.
— Alors, c’est à ça que servent les districts. À fournir le pain et les concurrents pour les jeux.
— Oui. Tant que sa population était comblée, le Capitole pouvait contrôler son petit empire. Mais à présent il n’est plus en mesure de lui fournir ni le pain ni les jeux, du moins pas dans les quantités auxquelles elle est habituée, dit Plutarch. Nous avons la mainmise sur la production de nourriture, et je suis sur le point d’organiser le tournage d’un nouveau spot de divertissement qui devrait faire un tabac. Après tout, qui n’aime pas les mariages ?
Je me fige comme une statue, malade à l’idée de ce qu’il est en train de suggérer. L’organisation de je ne sais quelle union perverse entre Peeta et moi. Je n’ai pas eu la force d’affronter ce miroir sans tain depuis mon retour, et à ma demande seul Haymitch me tient régulièrement informée de la santé de Peeta. Il n’a pas grand-chose à me raconter, d’ailleurs. On essaie différentes techniques. On ne saura jamais le soigner complètement. Et voilà qu’on voudrait nous marier pour le tournage d’un spot de propagande ? Plutarch s’empresse de me rassurer :
— Non, non, Katniss ! Pas ton mariage. Celui de Finnick avec Annie. Tout ce qu’on te demande, c’est d’être présente et de donner le sentiment de te réjouir pour eux.
Je le rassure :
— Oh, pour ça, je n’aurai pas besoin de faire semblant, Plutarch.
Les jours qui suivent voient un bouillonnement d’activité à la hauteur de l’événement. Les différences entre le Capitole et le Treize se révèlent dans toute leur crudité. Quand Coin parle de mariage, elle pense à deux signatures au bas d’un document suivies de l’attribution d’un nouveau compartiment au jeune couple. Plutarch songe plutôt à des festivités de trois jours réunissant des centaines de participants dans leurs plus beaux habits. C’est amusant de les voir discuter des détails. Plutarch doit négocier âprement chaque invité, chaque note de musique. Après que Coin lui a successivement refusé un dîner, un spectacle et de l’alcool, Plutarch s’exclame :
— À quoi bon filmer la cérémonie si personne ne s’amuse ?
Il est difficile à l’ancien Juge qu’il est de s’en tenir à un budget. Mais même la plus modeste des célébrations devient un événement dans le Treize, où les fêtes sont inconnues. Quand on réclame une chorale pour le chant nuptial du Quatre, quasiment tous les enfants du district affluent en masse. Les volontaires se bousculent aussi pour aider à la confection des décorations. Au réfectoire, toutes les conversations tournent avec animation autour du sujet.
Les festivités en elles-mêmes n’expliquent pas tout. Peut- être que nous attendons avec impatience qu’il se produise enfin quelque chose d’heureux, au point de vouloir absolument en faire partie. Ça expliquerait pourquoi, quand Plutarch s’arrache les cheveux à l’idée de trouver une robe de mariée, je me propose d’emmener Annie à mon ancinne maison du Douze, où Cinna a laissé quelques lobes de soirée dans mon placard. Les robes de mariée qu’il avait dessinées pour moi ont été remportées au Capitole mais il me reste les tenues que j’ai portées lors de ma Tournée de la victoire. Je suis d’abord un peu hésitante à l'idée de me retrouver seule en compagnie d’Annie, dont je sais seulement que Finnick est amoureux et que tout le monde la croit folle. Mais au cours du trajet en hovercraft, je- décide qu’elle est moins folle qu’instable. Elle a tendance à éclater de rire sans raison, ou à perdre le fil de la conversation. Ses yeux verts se fixent parfois sur un point avec une telle intensité qu’on se demande ce qu’elle voit dans le ciel vide. Et parfois, elle se presse les deux mains contre les oreilles comme pour bloquer un son insupportable. D’accord, elle est bizarre, mais puisque Finnick l’a choisie, elle me convient.
J’ai obtenu de nous faire accompagner par mon équipe de préparation, de sorte que je n’aurai pas à supporter le poids des décisions esthétiques. Quand j’ouvre le placard, tout le monde se tait, tant la présence de Cinna est palpable dans le drapé des étoffes. Puis Octavia tombe à genoux, frotte l’ourlet d’une jupe contre sa joue et éclate en sanglots.
— Ça faisait si longtemps, dit-elle en pleurs, que je n’avais plus rien vu d’aussi beau !
En dépit des récriminations de Coin, pour qui la cérémonie est trop extravagante, et de Plutarch, qui la trouve trop morne, le mariage est un franc succès. Les trois cents invités choisis parmi la population du Treize et les nombreux réfugiés portent leurs habits ordinaires, les décorations sont en feuillage, et la musique est assurée par une chorale enfantine accompagnée du seul violoniste ayant réussi à fuir le Douze avec son instrument. C’est donc une fête très simple, frugale, selon les critères du Capitole. Mais peu importe, car la beauté du couple éclipse tout le reste. Non pas en raison de leurs tenues - Annie porte une robe de soie verte que j’avais dans le Cinq, Finnick l’un des costumes de Peeta retouché à ses mesures -, même si celles-ci sont magnifiques. Mais comment se détourner des visages radieux de ces deux jeunes gens pour qui ce jour représentait un rêve inaccessible ? Dalton, le gars du bétail du Dix, conduit la cérémonie car elle est semblable à celle de son district. Elle comporte néanmoins quelques particularités propres au Quatre. Un filet tissé de longues herbes qui recouvre le couple au moment des vœux, le fait de toucher les lèvres de l’autre avec de l’eau salée, et le vieux chant nuptial, qui compare le mariage à un voyage en mer.
Non, je n’ai pas besoin de faire semblant d’être heureuse pour eux. Après le baiser qui scelle leur union, les acclamations et un toast au jus de pomme, le violoniste entonne un air qui fait dresser la tête à tous ceux du Douze. Nous étions peut-être le plus petit, le plus pauvre des districts de Panem, mais nous savions danser. Il n’y a rien d’officiellement prévu pour la suite, mais Plutarch, qui dirige le tournage de son spot depuis la cabine de contrôle, doit certainement croiser les doigts. Et bientôt, Sae Boui-boui attrape Gale par la main, l’entraîne au centre de la salle et se place face à lui. D’autres les imitent en formant deux longues lignes. Et la danse peut commencer.
Je reste debout sur le côté, à marquer le rythme en applaudissant, quand une main osseuse me pince au-dessus du coude. Johanna me foudroie du regard.
— Tu vas rater l’occasion de laisser Snow te voir danser ?
Elle a raison. Quel meilleur moyen d’affirmer notre victoire qu’un geai moqueur tournoyant joyeusement avec la musique ? Je trouve Prim dans la foule. Nos soirées d’hiver nous ont permis de nous exercer, nous sommes donc d'excellentes partenaires. Je la rassure d’un geste au sujet de- mes côtes, et nous prenons place dans la ligne. J’ai mal, mais la satisfaction d’imaginer Snow en train de me voir danser avec ma petite sœur l’emporte sur tout le reste.
La danse nous métamorphose. On enseigne les pas aux invités du Treize. On réclame une danse au bras des jeunes mariés. On se prend par la main et on forme une ronde géante dans laquelle chacun peut faire l’étalage de son jeu de jambes. Nous n’avons rien connu d’aussi futile, d’aussi joyeux ou d’aussi drôle depuis longtemps. La fête pourrait se prolonger toute la nuit sans le final prévu par Plutarch pour son film. Un final dont personne ne m’avait parlé, mais il est vrai que c’était censé être une surprise.
Quatre personnes apportent d’une pièce voisine un gigantesque gâteau de mariage sur un chariot. La plupart des invités s’écartent devant cette rareté, cette création éblouissante où des vagues de glaçage bleu-vert festonnées de blanc brassent des poissons, des bateaux, des phoques et des fleurs marines. Je me fraye un chemin au premier rang pour confirmer ce que j’ai deviné au premier regard : aussi sûrement que les broderies de la robe d’Annie sont de la main de Cinna, le glaçage du gâteau est l’œuvre de Peeta.
C’est peut-être peu de chose, mais ça en dit long. Haymitch s’est bien gardé de me tenir au courant. Le garçon que j’ai vu la dernière fois, hurlant à pleins poumons, qui tirait sur ses sangles comme un forcené, n’aurait pu exécuter une si belle chose. Il n’aurait jamais eu la concentration, la sûreté de main ni l’imagination nécessaires pour réaliser une pièce aussi parfaite pour Finnick et Annie. Comme s’il avait anticipé ma réaction, Haymitch me rejoint. — Sortons discuter un peu, me suggère-t-il.
Dans le couloir, loin des caméras, je lui demande :
— Où en est-il ?
Haymitch secoue la tête.
— Aucune idée. Par moments il paraît presque rationnel, et puis, sans crier gare, il replonge. Ce gâteau représentait une sorte de thérapie pour lui. Il y a travaille pendant des jours. En le voyant faire... j’avais l’impression de retrouver l’ancien Peeta.
— Si je comprends bien, il a retrouvé sa liberté de mouvement ?
L’idée me rend nerveuse à au moins cinq niveaux différents.
— Oh, non. Il est resté constamment sous surveillance.
Il n’est pas question de le relâcher pour l’instant. Mais j’ai pu lui parler, répond Haymitch.
— Face à face ? Sans qu’il devienne cinglé ?
— Non. Il est furieux contre moi, mais ça se comprend. Pour lui avoir caché le complot des rebelles et tout ça. (Haymitch s’interrompt un instant, comme s’il hésitait à poursuivre.) Il dit qu’il aimerait te voir.
Je suis sur un bateau en sucre glace ballotté par une houle bleu-vert, avec le pont qui tangue sous mes pieds. Je m’appuie contre le mur pour ne pas perdre l’équilibre. Ça ne faisait pas partie du plan. J’ai tiré un trait sur Peeta dans le district Deux. Je devais me rendre au Capitole, tuer Snow, puis me faire tuer à mon tour. Mon hospitalisation suite à la balle que j’ai reçue n’était qu’un contretemps. Je n’étais pas supposée entendre des mots tels que : « Il dit qu’il aimerait te voir. » Mais maintenant, bien sûr, je ne peux plus me dérober.
Je me retrouve à minuit devant la porte de sa cellule. Enfin, de sa chambre d’hôpital. Il a fallu attendre que Plutarch en termine avec son film du mariage, dont il est finalement très satisfait, en dépit d’un certain manque de clinquant.
— L’avantage, avec le fait que le Capitole a ignoré le Douze pendant toutes ces années, c’est que vous avez gardé une certaine spontanéité. Le public raffole de ce genre de choses. Comme la déclaration d’amour de Peeta, ou ton petit numéro avec les baies. Ça fait de l’excellente télévision.
J’aurais préféré rencontrer Peeta en privé. Mais ses médecins sont déjà rassemblés derrière le miroir sans tain, bloc-notes à pince à la main, le stylo prêt. Quand Haymitch me donne le feu vert dans mon oreillette, je pousse la porte.
Ses yeux bleus me fixent aussitôt. Il a trois entraves à chaque bras, ainsi qu’un tuyau pour lui administrer un sédatif puissant au cas où il perdrait le contrôle. Il ne tente pas de se libérer, néanmoins ; il se contente de m’observer avec un regard méfiant. De toute évidence, il n’a pas encore écarté la possibilité d’être en présence d’une mutation génétique. Je m’approche et m’arrête à un mètre du lit. Ne sachant pas quoi faire de mes mains, je croise les bras au-dessus de mes côtes douloureuses et je dis :
— Salut.
— Salut, me répond-il.
C’est sa voix, ou presque, mais avec quelque chose de plus. Une pointe de suspicion et de reproche.
— Haymitch m’a dit que tu voulais me parler, dis-je.
—-Te voir, pour commencer.
À croire qu’il s’attend que je me transforme sous ses yeux en hybride de loup aux babines écumantes. Il me dévisage si longuement que je me surprends à glisser des regards furtifs vers le miroir sans tain, dans l’espoir qu’Haymitch me souffle des indications. Mais mon oreillette reste silencieuse.
— Tu n’es pas très imposante, pas vrai ? Ni même particulièrement jolie.
J’ai beau savoir qu’il revient de l’enfer, sa remarque me hérisse le poil.
— Tu ne t’es pas regardé.
Haymitch me conseille de reculer, mais sa voix est noyée par le rire de Peeta.
— Et tu ne fais même pas semblant d’être gentille. Me dire ça, après tout ce que j’ai enduré !
— Oui, eh bien, c’a été dur pour tout le monde. Et puis, c’est toi le gentil. Pas moi.
Je fais tout de travers. Je ne sais pas pourquoi je me montre aussi agressive. On l’a torturé, bon sang ! Conditionné ! Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? Je me sens prise d’une violente envie de lui crier dessus - sans même savoir ce que je lui dirais -, c’est pourquoi je décide de m’en aller.
— Écoute, je ne me sens pas très bien. Je ferais mieux de repasser demain.
J’ai la main sur la porte quand il me rappelle.
— Katniss. Je me souviens des pains.
Les pains. Notre seul véritable échange avant les Hunger Games.
— Je suppose qu’on t’a montré la séquence où j’en parle, dis-je.
— Non. Il existe une séquence où tu en parles ? Pourquoi le Capitole ne s’en est-il pas servi contre moi ?
— Je l’ai tournée le jour de ton sauvetage. (Ma douleur à la poitrine me serre les côtes comme un étau. Je n’aurais pas dû danser.) De quoi te souviens-tu exactement ?
— De toi. Sous la pluie, me répond-il d’une voix douce. Tu fouillais dans nos poubelles. J’ai brûlé les pains. Ma mère m’a giflé. Je suis sorti jeter les pains au cochon, mais c'est à toi que je les ai lancés.
— C’est ça. C’est exactement ça, dis-je. Le lendemain, après l’école, j’ai voulu te remercier. Mais je ne savais pas comment.
— Nous étions dehors, en fin d’après-midi. J’ai essayé de croiser ton regard. Tu as détourné les yeux. Et puis... tu as ramassé un pissenlit, non ? (Je hoche la tête. Il se souvient vraiment. Je n’ai jamais raconté ce détail à personne.) Je devais être très amoureux de toi.
— Oui.
Ma voix se fêle, et je fais semblant de tousser pour que ça ne s’entende pas.
— Et toi, est-ce que tu m’aimais ?
Je garde les yeux baissés sur le carrelage.
— À ce qu’on dit. Tout le monde est persuadé que c’est pour ça que Snow t’a torturé. Pour me briser.
— Ce n’est pas une réponse, observe-t-il. Je ne sais pas trop quoi penser des enregistrements que j’ai vus. Dans la première arène, j’ai l’impression que tu as essayé de me tuer avec ce nid de guêpes.
— Je voulais tous vous tuer. Vous m’aviez piégée dans un arbre.
— Et plus tard, on n’arrête pas de s’embrasser. Mais on ne sent pas une grande sincérité chez toi. Tu aimais m’embrasser ?
— Certaines fois. Tu sais qu’on est en train de nous observer en ce moment même ?
— Je sais. Et Gale ? Continue-t-il.
La colère me reprend. Je n’ai plus envie de le ménager
— Tout ça ne regarde pas les gens derrière le miroir sans tain. Je réplique sèchement :
— Il n’embrasse pas trop mal lui non plus.
— Et ça ne nous posait pas de problème ? De savoir que tu embrassais l’autre ? demande-t-il.
— Si. Ça vous posait un problème à tous les deux. Mais je ne vous demandais pas la permission.
Peeta rit de nouveau, froidement, en rejetant la tête en arrière.
— Tu es vraiment une drôle de fille, hein ?
Haymitch ne proteste pas quand je quitte la chambre.
Je longe le couloir. Je traverse le dédale des compartiments et me déniche un conduit bien chaud derrière lequel me dissimuler dans la buanderie. Il me faut un long moment avant de comprendre la raison de ma colère. Quand je mets le doigt dessus, je suis si mortifiée que j’ai du mal à l’admettre ; mais tous ces mois durant lesquels j’ai tenu pour acquis que Peeta me trouvait merveilleuse loin derrière. Il me voit enfin telle que je suis vraiment. Brutale. Méfiante. Manipulatrice. Mortelle.
Et je le déteste pour ça.
17
Interloquée. Voilà ce que je suis quand Haymitch me rappelle à l’hôpital. Je dévale les marches jusqu’au centre de Commandement, le cerveau en ébullition, et je fais une entrée fracassante en plein conseil de guerre.
— Comment ça, vous refusez de m’envoyer au Capitole ? Dis-je. Je dois y aller ! Je suis le geai moqueur !
Coin daigne à peine lever les yeux de son écran.
— Et à ce titre, tu as parfaitement rempli ta mission d’unification des districts contre le Capitole. Ne t’en fais pas, si tout se passe bien, nous t’enverrons sur place pour la reddition.
La reddition ?
— Ce sera trop tard ! Je veux prendre part aux combats. Vous aurez besoin de moi - je suis votre meilleure tireuse ! (Je n’ai pas l’habitude de m’en vanter, mais ce n’est sûrement pas loin de la vérité.) Gale y va bien, lui.
— Gale s’est présenté tous les jours à l’entraînement sauf quand ses devoirs le retenaient ailleurs. Nous sommes certains de pouvoir lui faire confiance sur le terrain, rétorque Coin. Et toi, combien de séances d’entraînement penses-tu avoir suivies ?
Aucune. Voilà combien.
— Eh bien, j’étais souvent à la chasse. Et puis... je me suis entraînée avec Beetee, à l’Armement spécial. — Ça n’a rien à voir, Katniss, intervient Boggs. Nous savons tous que tu es intelligente, courageuse, et que tu sais tirer. Mais sur un champ de bataille il nous faut des soldats. Tu es incapable d’obéir aux ordres, et physiquement tu n’es pas au mieux.
— Ça ne vous a pas gênés quand vous m’avez envoyée dans le Huit. Ou même dans le Deux !
— À l’origine, tu devais rester en retrait des combats dans les deux cas, me rappelle Plutarch en me lançant un regard d’avertissement.
C’est vrai, mes interventions contre les bombardiers dans le Huit ou sur la grand-place dans le Deux étaient spontanées, imprudentes, et contraires aux ordres.
— Et tu t’es fait blesser à chaque fois, souligne Boggs.
Soudain, je me vois à travers ses yeux. Une frêle gamine de dix-sept ans que ses côtes douloureuses empêchent de respirer. Echevelée. Sans aucune discipline. En cours de rétablissement. Pas une soldate, mais un poids mort.
J’insiste :
— Il faut que j’y aille.
— Pourquoi ? Veut savoir Coin.
Je ne peux pas lui répondre que c’est pour mener à bien ma petite vengeance personnelle contre Snow. Ou que l’idée de rester ici, dans le Treize, avec la dernière version de Peeta pendant que Gale part au front m’est insupportable. Heureusement, je ne manque pas de prétextes pour en vouloir au Capitole.
— À cause du Douze. Pour venger la destruction de mon district.
La présidente réfléchit. Elle me dévisage longuement.
— Très bien, tu as trois semaines. C’est peu mais ça te permettra de commencer l’entraînement. Si le Conseil d’affectation te juge en état, il est possible qu’on réexamine ton cas.
C’est tout. Je ne pouvais pas espérer plus. C’est ma faute, Je suppose. J’ai soigneusement ignoré mon emploi du temps presque tous les jours sauf quand ça m’arrangeait. Je ne voyais pas l’utilité de trottiner autour d’un terrain en brandissant un fusil alors qu’il y avait tant de choses plus intéressantes à faire. Aujourd’hui, je paie ma désinvolture.
De retour à l’hôpital, je trouve Johanna dans la même situation que moi, et folle de rage. Je lui parle de la proposition de Coin.
— Tu pourrais peut-être t’entraîner, toi aussi ?
— D’accord. Je vais m’entraîner. Mais je te jure bien que j’irai à ce foutu Capitole, même si je dois m’emparer d’un hovercraft et le piloter moi-même ! grogne Johanna.
— Mieux vaut éviter de répéter ça devant nos instructeurs, dis-je. Mais c’est réconfortant de savoir que tu pourras toujours m’emmener.
Johanna me sourit, et je sens un léger dégel dans nos relations. Je ne dirais pas que nous sommes en train de devenir amies, mais le mot d'alliées serait peut-être approprié. Tant mieux. Je vais avoir besoin d’une alliée.
Le lendemain matin, quand nous nous présentons à l’entraînement à 7 h 30, la réalité me saute au visage. On nous a placées dans un groupe de débutants de quatorze, quinze ans, ce qui paraît d’abord un peu insultant, jusqu’à ce qu’il devienne évident qu’ils sont en bien meilleure condition physique que nous. Gale et les autres soldats sélectionnés pour se rendre au Capitole suivent un autre entraînement, plus poussé. Après une séance d’étirements qui font un mal de chien -, nous enchaînons avec des exercices de musculation - qui font tout aussi mal - puis terminons par une course de huit kilomètres - qui nous achève. Malgré les insultes dont me couvre Johanna pont me motiver, je m’écroule par terre au bout d’un kilomètre.
— Ce sont mes côtes, dis-je à notre instructrice, une femme entre deux âges au tempérament bourru que nous sommes censées appeler soldate York. Elles sont encore froissées.
— Tu sais, soldate Everdeen, elles vont mettre un bon mois à se consolider.
Je secoue la tête.
— Je n’ai pas tout ce temps.
Elle me dévisage de la tête aux pieds.
— Les toubibs ne t’ont pas proposé de traitement ?
— Il existe un traitement ? On m’a dit d’attendre qu’elles se ressoudent naturellement.
— C’est ce qu’on conseille en règle générale. Mais les toubibs peuvent accélérer le processus si je le leur demande. Je te préviens, ça n’a rien d’agréable.
— Je vous en prie. Je veux participer à l’opération contre le Capitole.
La soldate York accepte cette explication. Elle griffonne quelques mots sur un calepin et me renvoie avec à l’hôpital. J’hésite. Je ne veux plus manquer aucun entraînement.
— Je serai de retour pour la séance de cet après-midi, dis-je.
Elle se contente de faire la moue.
Vingt-quatre piqûres dans ma cage thoracique plus tard, je me retrouve couchée dans mon lit d’hôpital, à serrer les dents pour ne pas supplier qu’on me ramène mon goutte- à-goutte de morphine. Il était resté près de mon lit jusqu’ici, en cas de besoin. Je ne m’en servais plus mais je le gardais pour Johanna. Aujourd’hui, on m’a fait une analyse de sang pour s’assurer qu’il ne contenait plus aucune trace d’antidouleur car le mélange des deux produits - la morphine et celui qui me met les côtes en feu – pourrait entraîner des effets secondaires dangereux. Les médecins m'ont prévenue que j’allais traverser quelques jours difficiles. J’ai quand même insisté pour qu’on me soigne.
Nous passons une bien mauvaise nuit. Hors de question de dormir, naturellement. J’ai l’impression de sentir une odeur de chair brûlée monter du cercle de piqûres autour de mon torse. Quant à Johanna, elle combat les symptômes du manque. Plus tôt dans la soirée, quand je me suis excusée pour la suppression de la morphine, elle a balayé ça d’un revers de main en reconnaissant qu’elle allait devoir arrêter de toute façon. Mais à 3 heures du matin, je deviens la cible de tous les jurons les plus incroyables que le district Sept puisse offrir. A l’aube, elle m’arrache du lit, résolue à partir s’entraîner.
— Je ne crois pas pouvoir y aller aujourd’hui, dis-je avec une grimace.
— Tu peux le faire. On le peut toutes les deux. On est des gagnantes, tu t’en souviens ? Rien ne peut nous abattre.
Elle a le teint verdâtre et tremble comme une feuille. Je m’habille.
Etre des gagnantes ne sera pas de trop pour survivre à la matinée. Je m’attends à perdre Johanna d’emblée quand je réalise qu’il pleut à l’extérieur. Elle se décompose mais retient son souffle.
— Ce n’est que de l’eau. Ça ne nous tuera pas, dis-je.
Elle serre les dents et s’avance résolument dans la boue.
Nous nous échauffons sous des trombes d’eau avant de partir au pas de gymnastique sur le parcours d’entraînement. Je m’écroule une fois de plus au bout d’un kilomètre, et je dois résister à la tentation d’ôter mon maillot pour laisser la pluie grésiller sur mes côtes. Au déjeuner, je me force à avaler ma ration militaire de poisson trop cuit et de purée de betteraves. Johanna réussit à vider la moitié de son écuelle avant de tout rendre. L’après-midi, nous apprenons à démonter et à remonter un fusil. Je ne me débrouille pas trop mal, mais Johanna tremble tellement que les pièces lui échappent des mains. Je l’aide discrètement quand York a le dos tourné. Même s’il continue à pleuvoir, l’après-midi se passe mieux car on nous conduit sur le champ de tir. Enfin un exercice dans lequel je suis bonne. Il me faut un moment pour passer de l’arc au fusil, mais à la fin de la journée, c’est moi qui obtiens les meilleurs scores de mon groupe.
Nous sommes devant la porte de l’hôpital quand Johanna déclare :
— On ne peut pas continuer comme ça. À rentrer tous les soirs à l’hôpital. Tout le monde nous considère comme des patientes.
Ce n’est pas un problème pour moi. Je pourrais regagner le compartiment familial, mais Johanna n’en a pas. Et quand elle demande à quitter l’hôpital, les médecins refusent de la laisser habiter seule, même si elle promet de revenir pour un entretien quotidien avec son psy. Je crois qu’ils ont fini par comprendre ce qui se passait avec ma morphine, et cela ne fait que renforcer leur impression qu’elle est instable.
— Elle ne sera pas seule, dis-je. J’habiterai avec elle.
Certains soulèvent des objections, mais Haymitch prend notre parti et, le soir venu, nous avons un compartiment face à celui de Prim et de ma mère, laquelle a promis de garder un œil sur nous.
Après que j’ai pris ma douche et que Johanna s’est plus ou moins débarbouillée avec une serviette mouillée, elle procède à l’examen des lieux. Quand elle tombe sur le tiroir ou j’ai rangé mes maigres affaires personnelles, elle le referme aussitôt.
— Désolée.
Je réalise qu’il n’y a rien dans le tiroir de Johanna hormis ses vêtements réglementaires. Elle ne possède pas la moindre affaire à elle.
— Non, pas de souci. Tu peux jeter un coup d’œil si tu veux.
Johanna ouvre mon médaillon et regarde les photos de Gale, de Prim et de ma mère. Elle défait le parachute argenté, en sort le bec de collecte et l’enfile sur son petit doigt.
— Ça me donne soif rien que de le regarder. (Puis elle découvre la perle que Peeta m’a donnée.) Est-ce que c’est... ?
— Oui, dis-je. J’ai réussi à la sauver.
Je n’ai pas envie de parler de Peeta. L’un des avantages de l’entraînement est justement qu’il m’empêche de penser à lui.
— Haymitch affirme qu’il va mieux, dit-elle.
— Peut-être. Mais il n’est plus le même.
— Toi non plus. Ni moi. Ni Finnick, Haymitch et Beetee. Et je ne te parle même pas d’Annie Cresta. L’arène nous a tous changés, tu ne crois pas ? À moins que tu ne te sentes toujours dans la peau de la fille qui s’est portée volontaire pour sauver sa petite sœur ?
— Non, reconnais-je.
— C’est peut-être le seul point sur lequel je sois d’accord avec mon psy. On ne peut pas revenir en arrière. Alors, autant nous accommoder de ce que nous avons. (Elle range soigneusement mes affaires dans mon tiroir et grimpe dans son lit juste avant que la lumière ne s’éteigne.) Tu n’as pas peur que je t’assassine dans ton sommeil ? — Je pourrais te maîtriser d’une seule main, je réplique.
Nous rions toutes les deux, car nous sommes si mal en point que ce sera un vrai miracle si nous parvenons à nous lever demain. On le fait, pourtant. Tous les matins. Et la fin de la semaine, mes côtes sont pratiquement comme neuves tandis que Johanna réussit à remonter son fusil sans aide.
La soldate York nous adresse un hochement de tête approbateur en nous laissant partir à la fin de la journée.
— Bon travail, soldâtes.
Une fois hors de portée de voix, Johanna grommelle :
— J’ai l’impression de m’être donné moins de mal pour remporter les Jeux.
Mais à son expression, on voit bien qu’elle est ravie.
En fait, nous sommes presque de bonne humeur en arrivant au réfectoire, où Gale nous attend pour manger avec nous. Et la portion géante de ragoût de bœuf qu’on nous sert ne gâte rien.
— Les premiers chargements de nourriture sont arrivés ce matin, nous annonce Sae Boui-boui. C’est du vrai bœuf, du district Dix. Pas un de vos fichus chiens sauvages.
— Oh, tu n’as pas toujours fait la fine bouche, lui rappelle Gale.
Nous rejoignons un groupe comprenant Delly, Annie et Finnick. Ça fait du bien de voir la transformation de Finnick depuis son mariage. Ses incarnations antérieures - le chéri de ces dames que j’ai rencontré avant l’Expiation, mon allié énigmatique dans l’arène et le jeune homme brisé qui tentait de m’aider à tenir le coup - ont toutes cédé la place à une personnalité rayonnante de vie. Je découvre pour la première fois le véritable charme de Finnick, son sens de l’humour et son tempérament facile à vivre. Il ne lâche jamais la main d’Annie. Ni pour marcher ni pour manger. Je doute qu’il le fasse un jour. Elle, de son côté, semble nager dans le bonheur. Par moments, on la voit encore perdre le fil et flotter dans un autre monde. Mais il suffit de quelques mots de Finnick pour la ramener parmi nous.
Delly, que je connais depuis l’enfance mais à qui je n'avais jamais prêté beaucoup d’attention, a grandi dans mon estime. On lui a raconté ce que m’a dit Peeta la nuit du mariage, mais elle ne l’a répété à personne. D’après
Haymitch, je n’ai pas de meilleure avocate auprès de Peeta. Toujours à prendre ma défense, à mettre la perception négative qu’il a de moi sur le compte des tortures subies par le Capitole. Elle a plus d’influence sur lui que n’importe qui d’autre parce qu’il la connaît vraiment. De toute façon, même si elle a tendance à enjoliver mes bons côtés, j’apprécie. Franchement, ça ne peut pas me faire de mal.
Je meurs de faim et le ragoût est tellement délicieux — au bœuf, avec des pommes de terre, des navets et des oignons dans une sauce épaisse - que je dois me retenir de l’avaler tout rond. Partout dans le réfectoire, on sent l’effet revigorant d’un aussi bon repas. Ça rend les gens plus gentils les uns avec les autres, plus drôles, plus optimistes, ça leur rappelle que ce n’est pas si pénible de continuer à vivre. C’est plus efficace que tous les médicaments. Alors, je m’applique à le savourer et je me joins à la conversation. J’éponge la sauce avec un morceau de pain que je grignote en écoutant Finnick nous raconter je ne sais quelle histoire ridicule de tortue de mer qui lui avait emporté son chapeau. Je ris, avant de réaliser qui se tient là. Juste face à moi, derrière la place vide à côté de Johanna. En train de me regarder. Je m’étrangle presque avec mon bout de pain.
— Peeta ! s’exclame Delly. C’est formidable de te voir dehors... et debout.
Deux gardiens à la carrure imposante sont derrière lui. Il tient son plateau bizarrement, en équilibre au bout des doigts, car ses poignets sont reliés par une courte chaîne.
— Jolis bracelets, observe Johanna.
— On ne peut pas encore me faire confiance, explique Peeta. Je ne peux même pas m’asseoir ici sans votre permission.
Il indique ses gardiens de la tête.
— Bien sûr qu’il peut s’asseoir. Nous sommes de vieux amis, dit Johanna en tapotant la place à côté d’elle. (Le gardien hoche la tête et Peeta s’installe à notre table.) Peeta et moi étions voisins de cellules au Capitole. Je reconnaîtrais ses hurlements les yeux fermés.
Annie, assise à côté d’elle, se bouche les oreilles pour fuir la réalité. Finnick lui passe un bras autour des épaules en fusillant Johanna du regard.
— Quoi ? Se défend Johanna. Mon psy prétend que je ne dois pas retenir ce que je pense. Ça fait partie de ma thérapie.
L’ambiance est complètement retombée à notre table. Finnick murmure à l’oreille d’Annie jusqu’à ce qu’elle baisse lentement les mains. Puis il y a un long silence pendant lequel nous faisons semblant de manger.
— Annie, dit joyeusement Delly, tu savais que c’est Peeta qui a décoré votre gâteau de mariage ? Chez nous, ses parents tenaient la boulangerie et c’est lui qui faisait tous les glaçages.
Annie lui jette un regard prudent derrière Johanna.
— Merci, Peeta. C’était très beau.
— Ça m’a fait plaisir, Annie, dit Peeta.
On retrouve dans sa voix cette gentillesse que je désespérais de réentendre. D’accord, ce n’est pas à moi qu’il s’adresse. Mais quand même. — Si on veut avoir le temps de se promener, on ferait mieux d’y aller, souffle Finnick à Annie.
Il empile leurs deux plateaux de manière à pouvoir les emporter d’une seule main tout en lui donnant l’autre.
— C’est bon de te revoir, Peeta.
— Sois gentil avec elle, Finnick. Sinon, je pourrais essayer de te la prendre.
Ce serait une plaisanterie s’il n’avait pas parlé aussi froidement. Mais ça transmet tous les mauvais signaux. Son manque de confiance en Finnick, le sous-entendu qu’il a des vues sur Annie, qu’Annie pourrait quitter Finnick, que je n’existe même pas pour lui.
— Allons, Peeta, rétorque Finnick d’une voix légère. Ne me fais pas regretter de t’avoir réanimé.
Il s’éloigne avec Annie, non sans m’avoir jeté un regard soucieux.
Après leur départ, Delly a un ton de reproche :
— Il t’a sauvé la vie, Peeta. Plus d’une fois.
— Pour elle, dit-il en levant le menton dans ma direction. Pour la rébellion. Pas pour moi. Je ne lui dois rien.
Je ne devrais pas mordre à l’hameçon, mais je ne peux m’en empêcher.
— Peut-être bien. Mais Mags est morte, alors que tu es toujours là. Ça compte quand même pour quelque chose.
— Oui, Katniss, il y a beaucoup de choses qui devraient compter et qui semblent pourtant n’avoir aucune importance. Des souvenirs qui me laissent perplexe, et ce n’est pas la faute du Capitole. Un certain nombre de nuits à bord du train, par exemple, dit-il.
Encore des sous-entendus. Qu’il se serait passé plus de choses qu’en réalité à bord du train. Que ce qui s’est vraiment passé - ces nuits où j’ai réussi à garder la raison grâce à ses bras autour de moi - ne compte plus. Que tout ça n’a été qu’un mensonge, une manière de me servir de lui.
Peeta fait un petit geste avec sa cuillère, pour nous englober, Gale et moi.
— Alors, vous êtes officiellement ensemble maintenant ou est-ce que tu continues à te traîner ce truc d’amants maudits ?
— Elle continue à se le traîner, répond Johanna.
Les mains de Peeta se referment en poings, puis se détendent dans un spasme. A-t-il tellement de mal à ne pas se jeter à ma gorge ? Je sens Gale se tendre à côté de moi, et je crains une altercation. Mais Gale se contente de déclarer :
— Si on me l’avait raconté, je ne l’aurais pas cru.
— Quoi donc ? demande Peeta.
— Toi.
— Il va falloir développer un peu, dit Peeta. Qu’est-ce que tu n’aurais pas cru à propos de moi ?
— Qu’on t’avait remplacé par ton double maléfique, dit Johanna.
Gale finit son lait.
— Tu as terminé ? me demande-t-il.
Je me lève, et nous remportons nos plateaux. À la porte, un homme m’arrête parce que je tiens toujours à la main le reste de mon pain trempé dans la sauce. Quelque chose dans mon expression, ou peut-être le fait que je n’essayais pas de le dissimuler, le pousse à l’indulgence. Il me regarde avaler mon bout de pain et me laisse sortir. Nous sommes presque arrivés à mon compartiment quand Gale reprend la parole.
— Je ne m’attendais pas à ça.
— Je t’avais dit qu’il me déteste.
— C’est surtout sa façon de te détester. Elle est tellement... familière. J’ai ressenti la même chose, moi aussi, m’avoue t-il. Quand je te voyais l’embrasser à l’écran. Sauf que je savais que j’étais injuste envers toi. Lui ne le voit pas.
Nous parvenons devant ma porte.
— Peut-être qu’il me voit telle que je suis vraiment. Allez j’ai besoin de dormir.
Gale me retient par le bras avant que je puisse m’éclipser.
— C’est donc ça que tu penses, maintenant ? (Je hausse les épaules.) Katniss, je suis ton plus vieil ami, et tu peux un croire, il ne te voit pas du tout telle que tu es vraiment.
Il m’embrasse sur la joue et s’en va de son côté. Je m’assieds sur mon lit et tente de me fourrer dans la tête les instructions de mon manuel de tactique militaire, sans trop me laisser distraire par le souvenir de mes nuits dans le train avec Peeta. Au bout de vingt minutes environ, Johanna me rejoint et se laisse tomber en travers de mon lit.
— Tu as raté la meilleure partie. Delly s’est emporté contre Peeta à cause de la manière dont il t’a traitée. Elle c’est mise à couiner comme une furie. On aurait cru entendre une souris transpercée à coups de fourchette. Personne n’osait plus dire un mot dans le réfectoire.
— Comment a réagi Peeta ?
Il a commencé à discuter tout seul comme s’il y avait deux personnes dans sa tête. Les gardiens l’ont emmené, l e bon côté des choses, c’est que j’ai pu terminer son ragoût.
Johanna tapote son petit ventre rebondi. Je regarde la crasse accumulée sous ses ongles. Je me demande s’il arrive aux gens du Sept de se laver.
Nous passons plusieurs heures à nous interroger sur des termes de jargon militaire. Puis je passe rendre une petite visite à ma mère et à Prim. Une fois de retour dans mon compartiment, douchée, allongée dans le noir, je finis par demander :
— Johanna, c’est vrai que tu pouvais l’entendre hurler ?
— Ça faisait partie du jeu, dit-elle. Comme les geais bavards dans l’arène. Sauf que c’était bien réel. Et ça ne s’arrêtait pas au bout d’une heure. Tic, tac.
— Tic, tac, dis-je dans un souffle.
Les roses. Les mutations génétiques. Les tributs. Les dauphins en sucre glace. Les amis. Les geais moqueurs. Les stylistes. Moi.
Tout ça se bouscule en hurlant dans mes cauchemars.
18
Je me jette à corps perdu dans l’entraînement. Je mange, je vis, je respire pour l’exercice, la musculation, le maniement des armes et les cours de tactique. Une poignée d’entre nous intègrent un cours supplémentaire qui me donne bon espoir de pouvoir prendre une vraie part à cette guerre. Les soldats l’ont surnommé le Bloc, mais mon programme le désigne par l’anagramme SCU, l’abréviation de Simulation de Combat Urbain. Enfoui très loin sous le Treize, il reproduit l’environnement d’une rue du Capitole. Notre instructeur nous répartit en groupes de huit et nous assigne des missions - enlever une position, détruire une cible, fouiller une maison - comme si nous combattions au cœur du Capitole. Le décor est conçu pour nous réserver toutes les mauvaises surprises possibles et imaginables. Le moindre faux pas nous fait marcher sur une mine, il y a des tireurs d’élite sur tous les toits, des enfants en larmes viennent nous conduire dans des embuscades et notre chef de groupe — qui n’est en réalité qu’une voix enregistrée — se fait toucher par un tir de mortier et nous laisse livrés à nous-mêmes. On sait que tout est faux, qu’on ne risque pas de se faire tuer. Quand on déclenche une mine, on entend l’explosion et on est supposés se jeter par terre et faire le mort. Mais certains détails sont d’un réalisme troublant - comme les soldats ennemis en uniforme de Pacificateurs, ou la confusion engendrée par une bombe fumigène. On se fait même gazer. Johanna et moi sommes les seules à enfiler notre masque à temps. Le reste de notre groupe s’écroule pour dix minutes. Et le gaz soi-disant inoffensif dont j’ai eu le malheur de respirer quelques bouffées m’inflige une sérieuse migraine pour le restant de la journée.
Cressida et son équipe viennent nous filmer, Johanna et moi, sur le champ de tir. Je sais qu’elles filment Gale et Finnick également. Tout ça dans le cadre d’une nouvelle série de spots de propagande destinés à montrer que les rebelles préparent l’invasion du Capitole. Dans l’ensemble, les choses se déroulent plutôt bien.
Puis Peeta se présente à son tour aux séances du matin. Sans ses menottes, même s’il reste constamment accompagné par deux gardiens. Après le déjeuner, je le revois à l’autre bout du terrain, en train de s’entraîner avec un groupe de débutants. Je me demande ce qui a pu leur passer par la tête. S’il lui suffit d’une prise de bec avec Delly pour se mettre à parler tout seul, il n’a rien à faire avec une arme entre les mains.
Quand je lui en parle, Plutarch m’assure que c’est uniquement pour la caméra. Ils ont des images du mariage d’Annie, de Johanna qui s’exerce au tir, mais tout Panem s’interroge à propos de Peeta. Les gens ont besoin de le voir embrasser la cause des rebelles, et non plus celle de Snow. Et peut-être que s’ils pouvaient avoir quelques images de vous deux, pas nécessairement en train de vous embrasser mais simplement heureux d’être ensemble...
Je romps la conversation à ce moment-là. — Ça n’arrivera pas.
À mes rares moments perdus, je suis avec anxiété les préparatifs de l’invasion. J’assiste à la préparation du matériel, des provisions, à la constitution des divisions. On voit tout de suite quand quelqu’un reçoit son ordre de mission parce qu’il se fait couper les cheveux très court. Signe d’un départ au feu imminent. On parle beaucoup de l'offensive à venir, dont le premier objectif consistera à s’emparer des tunnels ferroviaires qui desservent le Capitole.
Quelques jours à peine avant les premiers mouvements de troupes, York, contre toute attente, nous apprend à Johanna et moi qu’elle nous a recommandées pour l’examen de passage et que nous devons nous y présenter immédiatement. Il comporte quatre parties : un parcours d’obstacles afin de jauger notre condition physique, un examen écrit portant sur la tactique, une épreuve de maniement des armes et une autre de simulation de combat dans le Bloc. Je n’ai même pas le temps d’avoir le trac pour les trois premières parties, et je m’en tire plutôt bien, mais on nous fait patienter un long moment devant le Bloc. Une histoire de problème technique en cours de résolution. Nous nous retrouvons en petit groupe à échanger des informations. Voici ce qui en ressort. On se présente seul. Impossible de prévoir dans quelle situation on va être plongé. Un garçon nous confie à mi-voix que l’épreuve prend pour cible les faiblesses individuelles de chacun.
Mes faiblesses ? Voici une porte que je préférerais éviter d’ouvrir. Néanmoins, je me trouve un coin tranquille et je m’efforce d’en dresser la liste. Elle est d’une longueur déprimante. Le manque de force physique. Mon entraînement réduit au strict minimum. Sans oublier mon statut de geai moqueur, qui ne plaide pas en ma faveur dans une situation où il s’agit de se fondre dans un groupe. On pourrait me recaler pour toutes sortes de raisons.
On appelle Johanna, et je l’encourage d’un hochement de tête. J’aurais préféré passer parmi les premiers, parce que maintenant, tout se bouscule dans ma tête. Quand j’entends mon nom, je ne sais même plus quelle stratégie adopter. Heureusement, dès que je m’enfonce dans le Bloc, mon entraînement prend le dessus. Il s’agit d’une situation d’embuscade. Des Pacificateurs apparaissent presque aussitôt et je dois me frayer un chemin jusqu’au point de rendez-vous pour y retrouver le reste de mon escouade. Je progresse le long de la rue avec prudence, en éliminant les Pacificateurs au fur et à mesure. Deux sur le toit à ma gauche, un autre à l’abri d’un porche devant moi. C’est difficile, mais pas autant que je le redoutais. J’ai la désagréable sensation que tout ça est trop simple, que je passe à côté de quelque chose. Je ne suis plus qu’à quelques pâtés de maisons de mon objectif quand les événements se précipitent. Une demi-douzaine de Pacificateurs surgissent d’un immeuble et se ruent dans ma direction. Je ne fais pas le poids, mais je remarque un détail. Un bidon de pétrole abandonné dans le caniveau. Voilà ! C’est ça, le test. Comprendre que la seule manière pour moi d’accomplir ma mission consiste à faire sauter ce bidon. Je m’avance à découvert pour le viser quand mon chef d’escouade, qui s’est plutôt signalé par sa discrétion jusqu’ici, m’ordonne à voix basse de me jeter par terre. Mon instinct me hurle de ne pas m’occuper de lui, de presser la détente et de pulvériser ces Pacificateurs. Et soudain, je réalise quelle est ma plus grande faiblesse aux yeux de l’armée. Depuis mes premiers instants dans l’arène, quand j’ai couru ramasser ce sac à dos orange, jusqu’à l’assaut contre le Huit, sans oublier ma réaction impulsive sur la grand-place du Deux. Je suis incapable d’obéir aux ordres.
Je me laisse tomber à plat ventre si vite et si fort que j’en aurai pour une semaine à retirer le gravier incrusté dans mon menton. Quelqu’un d’autre se charge de faire exploser le bidon. Les Pacificateurs meurent. J’atteins mon lieu de rendez-vous. Quand je ressors du Bloc de l’autre coté, un soldat me félicite, me tamponne le numéro d'escouade 451 sur la main et me dit de me présenter au Commandement. Grisée par mon succès, je sprinte dans les couloirs, je dérape dans les virages, je vole dans les escaliers parce que l’ascenseur est trop lent. Je fais irruption dans le centre de Commandement quand l’étrangeté de la situation me frappe. Je ne devrais pas être là ; je devrais être en train de me faire raser la tête. Les gens réunis autour de la table ne sont pas des jeunes recrues à peine sorties de l’académie mais des gradés.
Boggs me sourit en hochant la tête.
— Voyons un peu ça. (Intimidée, je lui tends ma main tamponnée.) Tu es avec moi. C’est une unité spéciale de tireurs d’élite. Viens, je vais te présenter aux autres.
Il m’indique un groupe aligné le long du mur. Gale, Finnick. Cinq autres que je ne connais pas. Mon escouade. Non seulement j’ai passé l’épreuve, mais je suis sous les ordres de Boggs. Avec mes amis. Je me retiens de sautiller sur place et je m’applique à les rejoindre d’un pas martial plein de sang-froid.
On va sans doute nous confier une mission importante, qui plus est, puisque nous sommes au Commandement et que ça n’a rien à voir avec un certain geai moqueur. Plutarch se tient penché au-dessus d’un grand panneau plat au centre de la table. Il est en train de nous expliquer ce qui nous attend au Capitole. Je trouve sa présentation catastrophique - parce que même sur la pointe des pieds, je ne vois rien de ce qu’il y a sur le panneau — quand il appuie sur un bouton. Une image holographique d’un pâté de maisons du Capitole se dessine dans l’air.
— Ici, par exemple, nous avons les abords d’une caserne- de Pacificateurs. Une cible qui n’est pas dépourvue d’intérêt mais qui n’a rien de crucial, et pourtant regardez.
Il tape je ne sais quel code sur un clavier, et des lumières s’allument. Elles sont de couleurs variées et clignotent à différentes vitesses.
— Chaque lumière correspond à un piège : un obstacle ou un danger pouvant aller de la bombe à une bande de mutations génétiques. Ne vous y trompez pas, quelle que soit leur nature, ils sont tous destinés à vous capturer ou à vous tuer. Certains sont en place depuis les jours obscurs, d’autres ont été rajoutés au fil des ans. Pour être honnête, j’en ai créé moi-même un certain nombre. Ce programme, que l’un de nos hommes a subtilisé avant de fuir le Capitole, constitue notre source d’information la plus récente. L’ennemi ne sait pas que nous l’avons. Malgré tout, il faut s’attendre qu’il ait activé de nouveaux pièges au cours des derniers mois. Voilà ce que vous allez devoir affronter.
Sans m’en rendre compte, je me suis rapprochée de la table jusqu’à me trouver à quelques centimètres de l’hologramme. Je place ma main en coupe autour d’une lumière verte qui pulse à un rythme rapide.
Quelqu’un me rejoint, aussi tendu que moi. Finnick, bien sûr. Seul un autre vainqueur peut voir ce qui m’a frappée immédiatement. Que c’est encore une arène. Truffée de pièges contrôlés par des Juges. Finnick caresse du bout des doigts une lumière rougeoyante au-dessus d’un porche.
— Mesdames et messieurs…commence-t-il en chuchotant.
Je termine à sa place, d’une voix qui résonne à travers la salle :
— Que les soixante-seizièmes Hunger Games commencent !
Je ris. Très vite. Avant que quiconque puisse réaliser ce qui se cache derrière ces mots. Avant qu’on se mette à froncer les sourcils, à soulever des objections, à additionner deux et deux et qu’on décide que la meilleure solution consiste à me retenir le plus loin possible du Capitole. Car qui voudrait dans son escouade d’une gagnante revancharde, farouchement indépendante et à la tête bardée d’un tissu cicatriciel psychologique quasi impénétrable ?
— Je ne sais même pas pourquoi vous avez insisté pour nous faire suivre un entraînement, Finnick et moi, dis-je à Plutarch.
— Nous sommes déjà mieux préparés que n’importe lequel de vos soldats, ajoute Finnick avec vantardise.
— J’en suis conscient, croyez-le bien, nous assure Plutarch avec un geste d’impatience. Et maintenant reculez, soldats Odair et Everdeen. J’ai une présentation à terminer.
Nous regagnons nos places, en ignorant les regards intrigués qu’on nous jette. J’adopte une attitude de concentration extrême pendant que Plutarch reprend son exposé, en hochant la tête ici et là, en changeant de position pour mieux voir, tout en me répétant de tenir le coup jusqu’à ce que je sois libre de courir dans les bois et de hurler. Ou de jurer. Ou de pleurer. Ou pourquoi pas les trois à la fois.
Si c’était un test, Finnick et moi le passons haut la main. Après l’exposé de Plutarch, à la fin de la réunion, j’ai un moment de frayeur en apprenant qu’on m’a réservé un traitement spécial. Mais on m’informe simplement que je vais échapper à la coupe de cheveux réglementaires afín que le geai moqueur ressemble le plus possible à la fille de l’arène lors de la reddition. Je hausse les épaules pour signifier que la longueur de mes cheveux me laisse totalement indifférente. On me congédie sans autre commentaire.
Finnick et moi nous retrouvons dans le couloir.
— Que vais-je bien pouvoir dire à Annie ? Marmonne t-il dans sa barbe.
— Rien du tout. En tout cas, c’est ce que j’ai l’intention de raconter à ma mère et à ma sœur.
La perspective de retourner dans une arène semée de pièges est déjà suffisamment lourde à porter. Inutile d’inquiéter notre entourage.
— Si elle tombe sur cet hologramme..., commence-t-il.
— Il n’y a aucune raison. C’est une information top secret. Ou ça devrait l’être, dis-je. De toute façon, ce ne seront pas des vrais Jeux. Il y aura beaucoup plus de survivants. Nous réagissons comme ça parce que... Enfin, tu sais bien. Tu es toujours décidé à y aller, au moins ?
— Bien sûr. Je tiens autant que toi à éliminer Snow, m’assure-t-il.
— Ce ne sera pas comme les autres fois, dis-je d’un ton ferme, pour tâcher de me convaincre moi-même. (Et puis, la beauté de la situation me saute aux yeux.) Cette fois-ci, Snow sera de la partie lui aussi.
Là-dessus, Haymitch nous rejoint. Il n’a pas assisté à la réunion et pense à tout autre chose qu’à l’arène.
— Johanna a dû retourner à l’hôpital, nous annonce-t-il.
Je croyais qu’elle allait bien, qu’elle avait réussi l’examen mais qu’on ne l’avait pas affectée à une unité de tireurs d’élite, voilà tout. Elle est redoutable au lancer de hache, même si elle n’a jamais vraiment brillé avec un fusil.
— Elle est blessée ? Que s’est-il passé ?
— Ça s’est produit pendant son passage au Bloc. Ils essaient de cibler les faiblesses potentielles d’un soldat. Alors, ils ont inondé la rue, m’explique Haymitch.
Ca ne m’éclaire pas beaucoup. Johanna sait nager. Du moins, je crois me souvenir l’avoir vue faire lors des Jeux de l’Expiation. Pas aussi bien que Finnick, évidemment, mais personne ne nage aussi bien que Finnick.
— Et alors ?
— C’est comme ça qu’on l’a torturée au Capitole. En l'arrosant avant de lui envoyer des décharges électriques, raconte Haymitch. Ça lui est remonté en mémoire d’un coup. Elle a paniqué, elle ne savait plus où elle était. Il a fallu la remettre sous sédatifs.
Finnick et moi restons plantés là, comme si nous avions perdu la faculté de réagir. Je repense à Johanna qui ne se douche jamais. Qui était sortie sous la pluie ce jour-là comme s’il tombait de l’acide. J’avais attribué tout cela au phénomène de manque.
— Vous devriez aller la voir tous les deux. Vous êtes ses plus proches amis, nous conseille Haymitch.
Ça rend les choses encore pires. J’ignore quelles sont exactement les relations entre Johanna et Finnick. Mais je la connais à peine. Elle n’a pas de famille. Pas d’amis. Pas même un souvenir du Sept à glisser dans son tiroir anonyme à côté de ses habits réglementaires. Elle n’a rien.
— Je ferais mieux d’aller prévenir Plutarch, continue Haymitch. Il ne va pas être content. Il veut avoir autant de vainqueurs que possible à suivre jusqu’au Capitole. Ça fait de meilleures émissions, selon lui.
— Beetee et vous venez avec nous ? Je demande.
— Autant de jeunes et beaux vainqueurs que possible, rectifie Haymitch. Donc, non. Nous resterons ici.
Finnick descend directement voir Johanna, mais je m’attarde quelques minutes à l’extérieur jusqu’à ce que je voie sortir Boggs. Il est mon officier supérieur, à présent, alors je suppose que c’est à lui que je dois m’adresser pont solliciter une faveur. Quand je lui explique ce que je voudrais, il me rédige un laissez-passer pour me rendre dans la forêt pendant la demi-heure de Réflexion, sous réserve que je reste en vue des gardes. Je cours jusqu’à mon compartiment. Je songe brièvement à me servir de mon parachute, mais il réveille trop de mauvais souvenirs. A la place, je traverse le couloir et je récupère l’un des bandages de coton blanc que j’ai rapportés du Douze. Carré. Solide. Exactement ce qu’il me faut.
Dans la forêt, je trouve un grand pin et j’arrache plusieurs poignées d’aiguilles odorantes. Après en avoir fait un petit tas au milieu du bandage, je rassemble les coins, je les tords et je les noue avec une ficelle pour en façonner un sachet de la taille d’une pomme.
Sur le seuil de sa chambre d’hôpital, j’observe Johanna un moment et je réalise que son apparente férocité tient pour l’essentiel à son attitude agressive. Sans cela, comme maintenant, elle n’est plus qu’une frêle jeune femme aux grands yeux écarquillés qui lutte pour ne pas s’endormir malgré l’effet de la drogue, terrifiée à l’idée de ce que le sommeil lui réserve. Je m’approche et je lui donne le sachet.
— Qu’est-ce que c’est ? me demande-t-elle d’une voix rauque.
Ses mèches moites rebiquent en pointes au-dessus de son front.
— Quelque chose que j’ai fait pour toi. À ranger dans ton tiroir. (Je lui glisse le sachet dans la main.) Sens-le.
Elle le porte à ses narines et le renifle prudemment.
— Ça me rappelle la maison.
Ses yeux se mouillent de larmes.
— C’est ce que j’espérais. Vu que tu viens du Sept, dis-je. Tu te rappelles notre première rencontre ? Tu étais déguisée en arbre. Enfin, brièvement.
Soudain, elle me serre le poignet avec force. .
— Tu dois le tuer, Katniss.
— Compte sur moi.
Je résiste à la tentation de me dégager.
— Jure-le. Sur quelque chose à quoi tu tiens, souffle- i elle.
— Je te le jure sur ma vie.
Mais elle refuse de me lâcher le bras.
— Sur la vie de ta famille, insiste-t-elle.
— Sur la vie de ma famille. (J’imagine que ma volonté de survivre n’est pas suffisamment convaincante. Elle me lâche enfin, et je me masse le poignet.) Qu’est-ce qui te fait croire que j’ai été prise, de toute façon ?
Voilà qui la fait sourire un peu.
— J’avais juste besoin de l’entendre.
Elle se colle le sachet d’aiguilles de pin sous le nez et ferme les yeux.
Les jours suivants défilent à toute vitesse. Après une brève séance matinale d’exercices physiques, mon escouade part s’entraîner à plein temps sur le champ de tir. Avec un fusil la plupart du temps, mais on réserve une heure par jour aux armes spéciales, ce qui veut dire que je peux m’entraîner avec mon arc de geai moqueur et Gale avec son arc bardé de gadgets. Le trident que Beetee a conçu pour Finnick présente toutes sortes de caractéristiques spéciales, mais le plus remarquable est qu’une fois qu’il l’a lancé, il lui suffit de presser un bouton sur un bracelet métallique à son poignet pour qu’il revienne de lui-même dans sa main.
Parfois nous tirons sur des mannequins en uniforme de Pacificateurs afin de nous familiariser avec les failles de leur équipement de protection. Leurs défauts dans la cuirasse, pour ainsi dire. Quand on touche la chair, on est récompensés par une giclée de faux sang. Nos mannequins soin trempés de rouge.
C’est rassurant de constater le degré élevé de précision dans notre groupe. En plus de Finnick et de Gale, l’escouade se compose de cinq soldats du Treize. Jackson, une femme entre deux âges qui seconde Boggs sur le terrain, semble plutôt léthargique mais peut toucher des cibles que nous n’apercevons même pas à la lunette. Elle a une vue extraordinaire. Il y a aussi deux sœurs d’une vingtaine d’années du nom de Leeg - nous les appelons Leeg 1 et Leeg 2 pour éviter toute confusion —, qui se ressemblent tellement sous l’uniforme que je suis presque incapable de les distinguer ; jusqu’à ce que je remarque d’étranges mouchetures jaunes dans les yeux de Leeg 1. Et deux hommes d’âge mûr, Mitchell et Homes, qui ne parlent pas beaucoup mais peuvent faire voler la poussière sur vos bottes à cinquante pas. Je vois d’autres escouades tout aussi excellentes que la nôtre, mais c’est seulement quand Plutarch nous rejoint un beau matin que je comprends à quel point nous avons un statut particulier.
— Escouade Quatre-Cinq-Un, on vous a choisis pour une mission spéciale, commence-t-il. (Je me mords la lèvre, espérant contre toute raison qu’il s’agira d’assassiner Snow.) Nous avons beaucoup de tireurs d’élite, mais très peu d’équipes de tournage. En conséquence, nous vous avons retenus tous les huit pour être ce que nous appelons notre escouade star. C’est vous qui incarnerez l’invasion à l’écran.
La déception, la stupeur puis la colère traversent le groupe.
— Vous êtes en train de nous dire que nous ne prendrons aucune part aux combats ? Lâche Gale d’un ton sec.
— Si, vous combattrez, mais pas toujours en première ligne. Pour autant qu’on peut dégager une première ligne dans ce type de conflit, répond Plutarch.
— Nous ne voulons pas de ça, déclare Finnick. (Sa réplique est suivie d’un murmure d’assentiment quasi général. II n’y a que moi qui reste silencieuse.) Nous voulons nous battre.
— Vous contribuerez à l’effort de guerre autant qu’il est possible, nous assure Plutarch. Simplement, on a décidé en haut lieu que c’est à l’écran que vous serez le plus utiles. Regardez l’impact qu’a eu Katniss en se montrant dans son costume de geai moqueur. Elle a rallié l’ensemble de la rébellion. Vous noterez que c’est la seule qui ne se plaint pas. C’est parce qu’elle comprend le pouvoir de la télévision.
En réalité, je ne dis rien parce que je n’ai pas l’intention de rester longtemps en compagnie de l’escouade star, mais que j’ai bien compris la nécessité de pénétrer au Capitole avant de pouvoir mettre mon plan à exécution. Cela dit, une trop grande docilité risque aussi d’éveiller les soupçons.
— Nous n’allons pas juste amuser la galerie, quand même ? Dis-je. Ce serait un gaspillage de talents.
— Ne t’en fais pas, tu auras de vraies cibles en face de toi, me promet Plutarch. Seulement, évite de te faire tuer.
J’ai assez de pain sur la planche sans devoir te remplacer au pied levé. Et maintenant, fichez-moi le camp au Capitole et offrez-nous du grand spectacle.
Le matin de notre départ, je passe dire au revoir à ma mère et à ma sœur. Je ne leur ai pas avoué à quel point les défenses du Capitole ressemblaient aux pièges de l’arène. Elles se font suffisamment de souci comme ça. Ma mère me serre un long moment dans ses bras. Je sens des larmes sur ses joues, une faiblesse qu’elle avait réussi à dominer lors de mes deux départs pour les Jeux.
— Ne t’inquiète pas. C’est sans danger. Je ne suis même pas une vraie soldate, lui dis-je. Juste une marionnette dans le spectacle de Plutarch.
Prim me raccompagne jusqu’à la porte de l’hôpital.
— Comment te sens-tu ?
— Mieux, sachant que vous êtes hors d’atteinte de Snow, lui dis-je.
— La prochaine fois qu’on se verra, nous n’aurons plus rien à craindre de lui, m’assure-t-elle fermement. (Puis elle se jette à mon cou.) Sois prudente.
J’envisage d’aller faire mes adieux à Peeta, mais ce serait probablement pénible pour nous deux. Je glisse tout de même sa perle dans la poche de mon uniforme. En souvenir du garçon des pains.
Un hovercraft nous transporte, je vous le donne en mille, dans le Douze, où l’on nous a dégagé une zone de transit à la lisière des combats. Pas de train de luxe pour moi cette fois-ci, mais un wagon de marchandises plein à craquer de soldats en uniforme gris foncé qui dorment la tête sur leur paquetage. Après environ deux jours de voyage, on nous débarque dans l’un des tunnels de montagne qui mènent au Capitole et nous terminons le trajet à pied, une marche de six heures en veillant à ne pas nous écarter de la ligne de peinture vert phosphorescent tracée sur le sol.
Nous débouchons dans le camp retranché des rebelles, qui s’étend sur une dizaine de pâtés de maisons autour de la gare où Peeta et moi sommes arrivés les fois précédentes. L’endroit grouille déjà de soldats. L’escouade 451 se voit attribuer un endroit où monter ses tentes. Le secteur est sécurisé depuis plus d’une semaine. Les rebelles en ont chassé les Pacificateurs, au prix de lourdes pertes. Les forces du Capitole se sont repliées pour se regrouper plus loin à l’intérieur de la ville. Rien ne nous sépare d’elles sinon des rues désertes, tentantes mais truffées de pièges. Il faudra les désamorcer un à un avant de pouvoir continuer notre progression.
Mitchell s’inquiète d’un éventuel bombardement aérien -on se sent très vulnérables à découvert -, mais Boggs lui assure qu’il n’y a rien à craindre. L’essentiel de la flotte aérienne du Capitole a été détruite dans le Deux ou durant l'invasion. S’il lui reste des appareils, il les garde à l’abri. sans doute pour permettre à Snow et à ses fidèles de s’enfuir à la dernière minute vers un bunker présidentiel enterré je ne sais où. Nos propres hoverplanes sont consignés au sol depuis que les batteries antiaériennes du Capitole ont décimé nos premières vagues d’assaut. Cette guerre va se livrer dans les rues, avec, espérons-le, des dégâts minimaux aux infrastructures et le moins de pertes humaines possible. Les rebelles ne tiennent pas plus à endommager le Capitole que celui-ci ne voulait abîmer le Treize.
Au bout de trois jours, l’escouade 451 est au bord de la désertion. La faute à l’ennui. Cressida et son équipe nous filment en train de tirer. Ils nous expliquent que nous participons à une campagne de désinformation. Si les rebelles ne visaient que les pièges de Plutarch, le Capitole comprendrait tout de suite que nous possédons l’hologramme. Raison pour laquelle on nous demande de tirer sur des cibles sans intérêt afin de donner le change. La plupart du temps, nous nous contentons de pulvériser les fenêtres des bâtiments aux couleurs de sucre d’orge. Je les soupçonne d’intercaler dans leurs séquences des images de destruction d’objectifs stratégiques. De temps à autre, on a vraiment besoin des services d’un tireur d’élite. Nous sommes huit à lever la main mais le choix ne se porte jamais sur Gale, Finnick ou moi.
— Tu n’avais qu’à être moins photogénique, dis je à Gale.
Ah, si les regards pouvaient tuer...
J’ai l’impression qu’on ne sait pas trop quoi faire de nous, de moi en particulier. J’ai emporté mon costume de geai moqueur mais jusqu’à présent on m’a toujours filmée en uniforme. Parfois je tire au fusil, parfois on me demande de me servir de mon arc. Comme si on refusait d’abandonner complètement le geai moqueur, mais qu’on voulait le réduire au rang de simple fantassin. Je m’en moque, et je trouve plutôt amusant d’imaginer les discussions animées qui doivent se dérouler là-bas, dans le Treize.
Tout en manifestant ouvertement mon impatience devant notre manque d’implication réelle, je me prépare de mon côté. On nous a remis à chacun un plan papier du Capitole. La ville forme un carré presque parfait. Le plan lui-même est divisé en nombreux carrés plus petits, repérés au moyen de lettres et de chiffres sur la bordure. Je l’apprends par cœur, en mémorisant chaque carrefour et chaque ruelle, mais ce n’est qu’un pis-aller. Nos officiers se servent plutôt de l’hologramme de Plutarch. Chacun possède un petit boîtier portatif appelé « holo » capable de générer des images identiques à celles qu’on nous a montrées au Commandement. Ça leur permet de zoomer sur n’importe quelle partie de la grille pour voir quels pièges les y attendent. L’holo est un appareil autonome, une sorte de super carte électronique qui ne peut ni émettre ni recevoir de signaux. Mais qui reste infiniment supérieure à ma version papier.
Chaque holo est réglé sur l’empreinte vocale de l’officier supérieur auquel il appartient. Une fois activé, il réagit également aux voix des autres membres de l’escouade, de sorte que si Boggs se faisait tuer, par exemple, n’importe lequel d’entre nous pourrait le récupérer. Et il suffit de lui dire « sureau mortel » trois fois de suite pour que l’appareil explose, en détruisant tout autour de lui dans un rayon de cinq mètres. Question de sécurité, en cas de capture. Il est admis que chacun de nous le ferait sans hésitation.
Donc, il ne me reste plus qu’à dérober l’holo de Boggs après activation puis à m’éclipser avant qu’il ne s’en aperçoive. Je crois que j’aurais moins de mal à lui subtiliser ses dents.
Le matin du quatrième jour, la soldate Leeg 2 déclenche un piège mal répertorié. Au lieu de libérer un essaim de frelons génétiquement modifiés, comme nous nous y attendions, il crache une volée de fragments métalliques. L’un d’eux l’atteint au cerveau. Elle meurt avant l’arrivée des toubibs. Plutarch nous promet de la remplacer au plus vite.
Le lendemain soir, le nouveau membre de notre escouade arrive. Sans menottes. Sans gardiens. Il débouche de la gare en balançant son fusil au bout de sa bretelle. Après un premier moment de choc, de confusion et de protestation, on lit le numéro 451 à l’encre fraîche sur le dos de la main de Peeta. Boggs lui confisque son arme et s’éloigne pour passer un coup de téléphone.
— Ça ne servira à rien, nous prévient Peeta. C’est la présidente elle-même qui a décidé de mon affectation. Elle a dit que vos spots de propagande avaient besoin d’un petit coup de fouet.
C’est peut-être vrai. Mais si Coin nous envoie Peeta, ça veut dire également autre chose. Que je lui suis désormais plus utile morte que vivante.