Nous avons connu deux exercices d’alerte de niveau faible depuis mon arrivée au Treize. Je ne me souviens pas vraiment du premier. Je me trouvais à l’hôpital, au service des soins intensifs, et je crois que les patients étaient dispensés car leur déplacement aurait entraîné trop de complications pour que ça en vaille la peine. Je me rappelle vaguement une voix enregistrée qui appelait tout le monde à se regrouper dans les zones jaunes. Lors du second, un exercice de niveau 2 destiné aux crises mineures - par exemple une quarantaine temporaire, le temps de faire passer des tests aux citoyens à l’occasion d’une épidémie de grippe -, nous étions censés regagner nos quartiers d’habitation. Je suis restée derrière un conduit dans la laverie, sans prêter attention au bip-bip régulier qui tombait des haut-parleurs, à regarder une araignée tisser sa toile. Aucune de ces deux expériences ne m’a préparée aux sirènes hurlantes et terrifiantes qui résonnent maintenant à travers le Treize. Imposible d’ignorer ce son, qui semble conçu pour semer la panique au sein de la population. Mais nous sommes dans le Treize, et tout se déroule dans la discipline.
Boggs nous entraîne hors du centre de Commandement,
Finnick et moi, jusqu’au bout d’un couloir, puis dans un grand escalier. Des torrents de personnes y convergent, en un flot puissant qui s’écoule vers le bas. Il n’y a aucun cri, aucune bousculade. Même les enfants ne résistent pas. Nous descendons les niveaux un à un, sans parler. De toute façon, on n’entendrait pas un mot avec ce bruit. Je cherche Prim et ma mère, mais impossible de voir au-delà de mes voisins immédiats. Comme elles étaient toutes les deux de garde à l’hôpital ce soir, je peux au moins être sûre qu’elles participent à l’exercice.
Mes oreilles se débouchent et mes yeux s’alourdissent. Nous avons atteint la profondeur d’une mine de charbon.
Le seul avantage, c’est que plus nous descendons sous la surface, plus les sirènes s’atténuent. Comme si elles étaient réglées pour nous refouler physiquement dans les profondeurs, ce qui est probablement le cas. De petits groupes commencent à se détacher de la foule pour disparaître par des portes numérotées, mais Boggs nous entraîne toujours plus bas, jusqu’à ce que l’escalier s’arrête enfin au seuil d’une caverne gigantesque. Je fais mine d’entrer sans attendre mais Boggs me retient. Il me fait signe de passer mon emploi du temps devant un scanner afin de m’enregistrer. L’information va sans doute remonter jusqu’à un ordinateur, quelque part, pour s’assurer que personne ne manque à l’appel.
On dirait que la grotte n’a pas clairement décidé si elle était naturelle ou artificielle. Certaines de ses parois sont restées à l’état brut, d’autres sont soutenues par des poutres d’acier ou renforcées par du béton. Des couchettes y sont taillées à même la roche. On y trouve également une cuisine, des toilettes, une infirmerie. Cet endroit est conçu pour un séjour prolongé.
Des panneaux blancs portant des lettres ou des numéros sont accrochés à intervalles réguliers tout autour de la caverne. Alors que Boggs nous explique à Finnick et à moi que nous devons chercher le panneau correspondant à nos quartiers d’habitation — dans mon cas, le E pour « compartiment E » -, Plutarch nous rejoint d’un pas nonchalant.
— Ah, vous êtes là, se réjouit-il.
Les événements récents semblent avoir eu très peu d’effets sur sa bonne humeur. Il est encore sous le coup du triomphe de Beetee dans leur guerre des ondes. Le regard sur la forêt, pas sur les arbres. Pas sur le sort de Peeta ou le bombardement imminent du Treize. — Katniss, je sais que tu traverses un moment difficile, avec les ennuis de Peeta et tout ça, mais tu dois savoir que tous les autres auront les yeux rivés sur toi.
— Quoi ? je m’exclame.
Je n’en crois pas mes oreilles. Dans sa bouche, les mauvais traitements que doit endurer Peeta sont devenus de simples ennuis !
— Les autres occupants du bunker, m’explique Plutarch. Ils vont calquer leur attitude sur la tienne. Si tu restes calme et courageuse, ils essaieront de t’imiter. Mais si tu cèdes à la panique, ça pourrait se répandre comme une trainée de poudre. (Je le fixe longuement.) Le feu se propage, insiste-t-il, comme si je n’avais pas encore compris.
— Et si je faisais semblant d’être filmée, Plutarch ? dis-je.
— Oui ! Parfait. 0n est toujours plus courageux devant un public, approuve-t-il. Regarde la bravoure que Peeta vient de démontrer !
J’ai toutes les peines du monde à me retenir de le gifler.
— Je dois retrouver Coin avant le bouclage total. Continue comme ça ! me dit-il.
Puis il s’en va.
Je m’approche du E géant accroché à la paroi. L’espace qui nous est attribué consiste en un carré de quatre mètres sur quatre délimité au sol par de la peinture. La paroi comporte deux couchettes — l’une de nous devra dormir par terre - ainsi qu’un rangement de forme cubique. J’y trouve un document plastifié intitulé Règlement du bunker. Je fixe attentivement les petits caractères imprimés sur le papier. Pendant un moment, ils paraissent brouillés par des trainées de sang que je ne parviens pas à chasser de ma vision. Et puis, peu à peu, les mots se précisent. Le premier paragraphe s’intitule « À votre arrivée ».
-
Assurez-vous que tous les membres de votre compartiment sont enregistrés.
Ma mère et Prim ne sont pas encore là, mais j’étais l’une des premières arrivées. Elles sont probablement en train d’aider à transporter les patients de l’hôpital.
2. Rendez-vous au poste de Fournitures et réclamez un sac pour chaque membre de votre compartiment. Préparez vos quartiers d’habitation. Rapportez le/les sac(s).
Je fouille la caverne du regard jusqu’à ce que je découvre le poste de Fournitures, une salle profonde barrée par un comptoir. Quelques personnes font le pied de grue devant, mais ce n’est pas encore l’affluence. Je m’approche, donne la lettre de mon compartiment et réclame trois sacs. L’employé consulte son registre, prend trois sacs sur une étagère et les pose devant moi sur le comptoir. Après en avoir endossé un et attrapé un autre dans chaque main, je me retourne et je découvre qu’une longue queue est en train de se former derrière moi.
— Pardon, dis-je en me frayant un chemin à travers la foule avec mes sacs.
Suis-je simplement arrivée au bon moment ? Ou Plutarch a-t-il raison, ces gens sont-ils vraiment en train de régler leur comportement sur le mien ?
De retour à notre espace, j’ouvre l’un des sacs et j’en sors un tapis en mousse, un sac de couchage, deux tenues de rechange grises, une brosse à dents, un peigne et une lampe torche. En vérifiant le contenu des deux autres sacs, j’observe qu’ils contiennent chacun une tenue grise et une tenue blanche. J’imagine que les tenues blanches sont pour ma mère et Prim, au cas où elles seraient appelées à remplir leurs fonctions médicales. Après avoir fait les lits, rangé les vêtements et rapporté les sacs à dos, il ne me reste plus grand-chose à faire à part observer le dernier point du règlement.
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Attendez de nouvelles instructions.
Je m’assois en tailleur à même le sol pour patienter. Un flot régulier de personnes se met à remplir la caverne, à se répartir chacune dans son espace, à réclamer leurs fournitures. D’ici peu de temps, l’endroit sera plein à craquer. Je me demande si ma mère et Prim ne vont pas rester toute la nuit auprès de leurs patients. Mais non, ça m’étonnerait. Leurs noms figuraient sur le registre. Je commence à m’inquiéter, quand je vois arriver ma mère. Je regarde la marée d’étrangers derrière elle.
— Où est Prim ? je lui demande.
— Elle n’est pas avec toi ? S’étonne ma mère. Elle devait descendre directement depuis l’hôpital. Elle est sortie dix minutes avant moi. Où est-elle ? Où a-t-elle bien pu aller ?
Je plisse les paupières un moment, pour la suivre à la trace comme je le ferais avec une proie. Je la vois réagir aux sirènes, courir aider les patients, acquiescer de la tête quand on lui fait signe de descendre au bunker, puis s’arrêter en haut des marches. Elle hésite. Mais pourquoi ?
J’ouvre grand les yeux.
— Le chat ! Elle est retournée le chercher !
— Oh, non ! dit ma mère.
Nous savons toutes les deux que j’ai raison. Nous tâchons de remonter à contre-courant à travers la foule pour sortir du bunker. Devant nous, je les vois en train de refermer les épaisses portes blindées. Tourner lentement les roues métalliques qui commandent le système de part et d’autre. Je suis sûre qu’une fois qu’elles seront closes, rien au monde ne pourra persuader les soldats de les rouvrir. Ce ne sera peut-être même pas en leur pouvoir. Tout en jouant des coudes et des épaules, je leur crie d’attendre. L’espace entre les deux battants se réduit à un mètre, puis cinquante centimètres ; il n’est plus que de quelques centimètres quand j’y glisse mes doigts.
— Ouvrez ! Laissez-moi sortir ! Je crie.
La consternation se lit sur le visage des soldats, qui inversent un peu la rotation des roues. Pas suffisamment pour me laisser passer mais juste assez pour éviter de me broyer les doigts. J’en profite pour enfoncer mon épaule dans l’ouverture.
Je hurle dans la cage d’escalier :
— Prim ! (Ma mère plaide notre cause auprès des soldats pendant que j’essaie de me faufiler au-dehors.) Prim !
Et puis, je les entends. Des bruits de pas lointains dans l’escalier.
— On arrive ! crie ma sœur.
— Retenez la porte !
— C’est la voix de Gale, cette fois.
— Ils arrivent ! Je hurle aux gardes.
Ils rouvrent la porte sur une cinquantaine de centimètres à peu près. Mais je n’ose pas bouger — de peur qu’ils nous enferment tous à l’extérieur - jusqu’à l’arrivée de Prim, les joues rougies par l’effort, qui tient Buttercup dans ses bras. Je la tire à l’intérieur et Gale la suit, chargé d’un carton. Les portes se referment avec un claquement sonore aux accents définitifs.
— Mais à quoi est-ce que tu pensais ?
Je secoue Prim comme un prunier, puis je la serre contre moi en écrasant Buttercup entre nous deux. Ile a déjà son explication toute prête :
— Je ne pouvais pas l’abandonner, Katniss. Pas deux fois. Tu aurais dû le voir tourner en rond dans la pièce en miaulant. Il était revenu pour nous protéger.
— D’accord. D’accord ! (Je prends quelques respirations pour me calmer, je recule d’un pas et je soulève Buttercup par la peau du cou.) J’aurais dû te noyer quand j’en avais l’occasion.
Il les oreilles et lève une patte. Je feule avant qu’il puisse me griffer, ce qui paraît le contrarier, vu qu’il considère le feulement comme son mode d’expression personnel.
En représailles, il riposte par un miaulement de chaton. Ma sœur prend aussitôt sa défense.
— Fiche-lui la paix, Katniss, dit-elle en le reprenant au creux de ses bras. Il est assez traumatisé comme ça.
L’idée que je puisse heurter les petits sentiments félins de ce vilain matou me donnerait plutôt envie de continuer. Mais Prim s’inquiète sincèrement pour lui. Alors je me contente de visualiser la fourrure de Buttercup sur une paire de gants, une image qui m’a souvent aidée à le supporter toutes ces années.
— Ça va, je suis désolée. Nous sommes sous le grand E accroché au mur. Tu ferais mieux de l’installer là-bas avant qu’il ne se perde.
Prim ne se le fait pas dire deux fois, et je me retrouve face à face avec Gale. Il tient le carton de fournitures médicales qu’il a rapporté de notre cuisine dans le Douze. La où nous avons eu notre dernière conversation, notre dernier baiser, et tout ce qui s’ensuit. Il a aussi ma besace au travers des épaules.
Si Peeta a dit vrai, je ne pouvais pas laisser tout ça la haut, m’explique-t-il. Peeta. Son sang, comme des gouttes de pluie sur la vitre. Comme des giclures de boue sur une botte.
— Merci pour... tout. (Je récupère nos affaires.) Qu’est-ce que tu fabriquais chez nous ?
— Oh, je m’assurais juste que vous n’aviez rien oublié, dit-il. On est au 47 si tu as besoin de moi.
Presque tout le monde s’est retiré dans son coin à la fermeture des portes, si bien que je regagne le nôtre sous les regards de cinq cents personnes au moins. Je m’efforce d’afficher un calme à toute épreuve pour faire oublier ma ruée frénétique à travers la foule. Comme si j’allais tromper qui que ce soit. Tu parles d’un exemple. Oh, et puis quelle importance ? Ils sont tous convaincus que je suis folle, de toute manière. Un homme, que je crois bien avoir renversé par terre, croise mon regard et se frotte le coude d’un air de reproche. Je me retiens de lui feuler dessus, à lui aussi.
Prim a installé Buttercup dans la couchette du bas, l’a emmailloté dans une couverture. Seule sa tête en dépasse. C’est comme ça qu’il aime être quand il y a de l’orage, la seule chose qui lui fasse vraiment peur. Ma mère glisse son carton dans notre espace de rangement. Je m’accroupis dos à la paroi pour regarder ce que Gale a pu sauver dans ma besace. Mon livre sur les plantes, le blouson de mon père, la photo de mariage de mes parents et les affaires personnelles que je rangeais dans mon tiroir. Ma broche au geai moqueur ne quitte plus le costume de Cinna mais je retrouve mon médaillon en or, mon parachute argenté avec le bec de collecte et la perle de Peeta. J’enveloppe la perle dans un coin du parachute et je l’enfouis tout au fond de ma besace, comme s’il s’agissait de la vie de Peeta et que personne ne pourrait me la prendre tant que je veillerais dessus.
Le mugissement lointain des sirènes s’interrompt brusquement. La voix de Coin résonne dans les haut-parleurs, pour nous féliciter de notre évacuation exemplaire des niveaux supérieurs. Elle souligne qu’il ne s’agit pas d’un exercice, car Peeta Mellark, le vainqueur du Douze, a mentionné dans son passage à la télévision la possibilité d’une nuque imminente contre le Treize.
C’est alors que frappe la première bombe. D’abord l’impact, puis une explosion qui résonne tout au fond de moi jusque dans mes entrailles, mes os, mes dents. « On va tous mourir », me dis-je. Je lève les yeux, en m’attendant à voir des fissures géantes courir sur la voûte et faire pleuvoir sur nous de gros blocs de pierre, mais le bunker lui-même frémit à peine. Les lumières s’éteignent, et je me retrouve soudain plongée dans le noir total. Des sons humains inarticulés - petits cris involontaires, halètements, sanglots des bébés, un rire démentiel étrangement musical - traversent I atmosphère électrique. Puis on entend le bourdonnement d'un générateur qui se met en marche, et une lueur vacillante remplace l’éclairage cru qui constitue la norme dans le Treize. Ça se rapproche davantage de ce que nous avions dans le Douze, les soirs d’hiver, quand nous nous éclairions à la bougie et au feu de cheminée.
Je cherche Prim à tâtons dans le noir, je referme ma main sur sa jambe et je me tire jusqu’à elle. Elle berce Buttercup en lui murmurant calmement :
— C’est rien, mon beau, tout va bien. On ne risque rien ici.
Ma mère nous prend toutes les deux dans ses bras. Je m'autorise à redevenir brièvement une enfant et je pose ma tête contre son épaule.
— Ça ne ressemblait pas aux bombes dans le Huit, dis-je.
— Probablement un missile anti-bunker, dit Prim, sans élever la voix pour ne pas effrayer le chat. On nous en a parlé dans les séances d’orientation pour les nouveaux citoyens. Ils sont conçus pour pénétrer loin dans le sol avant d’exploser. — Parce qu’il ne sert plus à rien de bombarder le Treize en surface.
Nucléaires ? Je demande avec un frisson.
— Pas forcément, me répond Prim. Certains emportent juste de grosses charges explosives. Mais... c’est possible, évidemment.
Dans l’éclairage diffus, il est difficile de distinguer les lourdes portes blindées à l’entrée du bunker. Offrent-elles une protection suffisante contre une explosion nucléaire ? Et même si elles absorbaient cent pour cent des radiations, ce qui me paraît hautement improbable, serions-nous en mesure de quitter cet endroit ? L’idée de passer le restant de mes jours dans ce tombeau de pierre m’horrifie. Je voudrais courir comme une folle jusqu’à la porte et exiger qu’on l’ouvre. Mais ce serait inutile. On ne me laisserait jamais sortir, et je risquerais de déclencher un mouvement de panique.
— Aussi loin sous la surface, je suis sûre que nous sommes en sécurité, déclare ma mère d’une voix faible. (Pense-t-elle à notre père, volatilisé dans une explosion au fond de la mine ?) Mais je crois qu’il s’en est fallu de peu. Heureusement que Peeta a eu la présence d’esprit de nous avertir.
La présence d’esprit. Un terme général qui englobe tout ce dont il a eu besoin pour donner l’alerte. Le savoir, l’occasion, le courage. Plus autre chose que j’ai du mal à définir. On aurait dit que Peeta menait une sorte de lutte intérieure pour formuler son message. Pourquoi ? Il avait toujours démontré un remarquable talent oratoire. Ses difficultés seraient-elles une conséquence de la torture ? Ou bien autre chose ? La folie, peut-être ?
La voix de Coin, légèrement plus soucieuse, retentit dans le bunker. Le volume du son oscille en même temps que l’éclairage.
— Apparemment, l’avertissement de Peeta Mellark était fondé et nous lui devons une fière chandelle. Nos capteurs indiquent que le premier missile n’était pas nucléaire, malgré la puissance. Il faut nous attendre à en recevoir d’autres. Pendant toute la durée de l’attaque, et sauf indication contraire, chacun devra rester à la place qui lui a été attribuée.
Un soldat vient prévenir ma mère qu’on a besoin d’elle à l’infirmerie. Celle-ci ne se trouve qu’à une trentaine de mètres, mais elle hésite à nous laisser.
— Ça ira, je t’assure, lui dis-je. Tu oublies le fauve qu’on à pour nous protéger.
J’indique Buttercup, qui m’adresse un feulement si pathétique que nous lâchons un petit rire toutes les trois. Même moi, il me fait de la peine. Après le départ de ma mère, je suggère à Prim :
— Et si tu grimpais dans la couchette avec lui ?
— Je sais que c’est idiot, mais j’ai peur qu’elle s’écroule sur nous pendant l’attaque, m’avoue-t-elle.
— Si les couchettes s’écroulent, c’est que le bunker tout entier aura cédé et nous aura ensevelis sous les décombres, mais j’ai peur que cette logique ne lui soit pas d’un grand secours. Alors, je vide plutôt notre cube de rangement pour y installer Buttercup dans un nid douillet. Après quoi je tire un matelas devant pour le partager avec ma sœur.
On nous autorise à utiliser les toilettes et à nous brosser les dents par petits groupes, même si les douches sont condamnées pour l’instant. Je me serre contre Prim sur notre matelas, sous une double épaisseur de couvertures, il règne un froid glacial dans la caverne. Buttercup, toujours grognon malgré les petits soins de sa maîtresse, reste tapi au fond de son cube d’où il me souffle son haleine de chat à la figure.
En dépit de ces conditions pénibles, je suis heureuse de passer un moment auprès de ma sœur. Mon inquiétude permanente depuis mon arrivée ici — enfin, depuis les premiers Jeux, en réalité — ne m’a pas laissé beaucoup de temps pour m’occuper d’elle. Je ne veille plus sur elle aussi bien que je devrais, aussi bien que j’en avais l’habitude. Après tout, c’est Gale qui s’est chargé de vérifier une dernière fois notre compartiment, pas moi. J’ai du retard à rattraper.
Je réalise que je n’ai jamais pris la peine de lui demander comment elle supportait le choc d’être venue ici.
— Alors, Prim, lui dis-je, tu apprécies la vie au Treize ?
— Là, tout de suite ? me demande-t-elle. (Nous rions.) Le Douze me manque un peu, certains jours. Mais dans ces moments-là je me rappelle qu’il n’existe plus. Je me sens plus en sécurité ici. On n’a pas besoin de se faire du mauvais sang pour toi en permanence. Enfin, pas autant. (Elle marque une pause, puis un sourire timide joue sur ses lèvres.) Je crois qu’ils veulent me former pour être médecin.
C’est la première fois que j’en entends parler.
— Bah, rien d’étonnant. Ils seraient idiots de s’en priver.
— Ils m’ont observée pendant que j’aidais à l’hôpital. J’ai commencé les cours. Pour l’instant, on aborde les connaissances de base. J’en connais déjà une bonne partie. Mais il me reste quand même plein de choses à apprendre, reconnaît-elle.
— C’est super.
Prim, médecin. Elle n’aurait même pas pu en rêver dans le Douze. Une petite flamme discrète, comme si on venait de gratter une allumette, vient éclairer un peu mes idées noires. C’est le genre d’avenir qu’une rébellion peut procurer.
— Et toi, Katniss ? Comment tiens-tu le coup ? (Du bout des doigts, elle caresse Buttercup entre les deux yeux.) Et ne me raconte pas que tu vas bien.
Elle a raison. Je ne pourrais pas aller plus mal. Alors je me jette à l’eau et je lui confie mes inquiétudes au sujet de Peeta, de sa détérioration à l’écran, et ma peur qu’on soit en train de le tuer en cet instant. Buttercup doit se débrouiller seul pendant un moment car Prim me consacre toute son attention. Elle me serre contre elle, me repousse doucement les cheveux derrière les oreilles. Je me tais, parce qu’au fond je n’ai plus rien à dire et que j’éprouve cette douleur lancinante au niveau du cœur. Peut-être suis-je en train de faire une crise cardiaque, mais ça ne vaut pas la peine d’en parler.
— Katniss, je ne crois pas que le président Snow va tuer Peeta, dit-elle. (Normal qu’elle dise ça; elle cherche à me rassurer. Mais la suite de son discours me surprend.) S’il le faisait, il ne pourrait plus menacer quelqu’un à qui tu tiens. Il n’aurait plus aucun moyen de te faire du mal.
Tout à coup, je me rappelle une autre jeune femme qui à déjà connu le pire de ce que le Capitole peut offrir, Johanna Mason, du district Sept, au cours des derniers Jeux. Je voulais l’empêcher d’entrer dans la jungle où les Geais bavards imitaient la voix de nos proches soumis à la torture, mais elle s’est dégagée brusquement, en disant : « Ils ne peuvent rien contre moi. Je ne suis pas comme vous. Personne que j’aime ne m’attend chez moi. »
Je sais alors que Prim a raison, que Snow ne peut pas se permettre de gaspiller la vie de Peeta, surtout en ce moment, alors que le geai moqueur cause tant de dégâts, li a déjà tué Cinna. Détruit mon district. Ma famille, Gale et même Haymitch sont hors de sa portée. Il ne lui reste plus que Peeta.
— Alors, que crois-tu qu’ils vont lui faire ? Je demande. Prim a l’air d’avoir mille ans quand elle répond :
— Ce qu’il faudra pour te briser.
11
« Qu’est-ce qui pourra me briser ? »
Cette question me ronge depuis trois jours alors que nous attendons encore de pouvoir quitter notre refuge. Qu’est-ce qui pourra me briser en mille morceaux, définitivement, irrémédiablement ? Je n’en parle a personne mais je n’arrête pas d’y penser, jusque dans mes cauchemars.
Quatre autres missiles tombent sur le bunker pendant cette période, quatre bombes énormes, dévastatrices, mais qui se succèdent de façon espacée. De longues heures s’écoulent entre les attaques, si bien qu’on se dit que le raid est terminé et puis, chaque fois, une nouvelle explosion vient nous remuer jusqu’au fond des tripes. Tout ça semble plutôt destiné à nous garder bouclés au fond de notre trou qu’à nous anéantir. Affaiblir le Treize, oui. Nous obliger à fournir un travail de fourmis pour relancer la machine. Mais détruire le district ? Non. Coin avait raison sur ce point. On ne détruit pas quelque chose qu’on désire acquérir. Je suppose que l’objectif du Capitole, à court terme, est surtout de mettre un frein à la guerre des ondes et de m’empêcher d’apparaître à la télévision.
Nous ne savons quasiment rien du déroulement de la situation. Nos écrans restent éteints, et seule la voix de Coin nous informe de temps en temps de la nature des bombes. Il est certain que la guerre se poursuit, mais quant à savoir où nous en sommes, c’est le mystère.
Dans le bunker, la coopération est à l’ordre du jour. Nous observons un programme strict pour les repas, les douches, l’exercice et le sommeil. On nous accorde de brèves périodes de socialisation pour lutter contre l’ennui. Notre espace devient très populaire car tout le monde, enfants comme adultes, se montre fasciné par Buttercup. Il a même atteint la célébrité grâce à son jeu quotidien du Chat Fou. J’avais inventé ça par hasard il y a quelques années, en hiver, à l’occasion d’un black-out. Ça consiste à lui agiter sous le nez le faisceau d’une lampe torche, qu’il essaie d’attraper. Je prends à ce jeu un plaisir mesquin car, pour moi, il rend Buttercup parfaitement ridicule. Inexplicablement, les gens le trouvent plutôt très malin et adorable. On m’accorde même des piles de rechange - un gaspillage énorme — spécialement pour ce jeu. Les citoyens du Treize ont tellement besoin de se changer les idées.
C’est le troisième soir, au cours de notre jeu, que je trouve enfin la réponse à la question qui me hante. Le Chat Fou devient une métaphore de ma situation. Buttercup, c’est moi. Peeta représente la lumière sur laquelle je cherche désespérément à mettre la main. Tant que Buttercup pense avoir une chance d’attraper le faisceau lumineux, il se montre extrêmement agressif. (Comme moi depuis ma fuite hors de l’arène, sachant que Peeta est toujours en vie.) Quand j’éteins la lampe torche, il connaît un moment d’angoisse et de confusion puis finit par s’en remettre et par passer à autre chose. (C’est ce qui se produirait pour moi si Peeta devait mourir.) Mais ce qui le rend vraiment fou, c’est quand je laisse la lampe allumée et que je braque le faisceau hors de sa portée, sur la voûte par exemple, trop haut pour qu’il puisse l’atteindre en sautant. Il tourne de long en large au pied de la paroi, en poussant des miaulements déchirants, sans que rien ni personne ne puisse le consoler ou le faire changer d’idée. Il ne se calme que quand j'éteins la lumière. (C’est ce que Snow essaie de me faire en ce moment, même si j’ignore comment il compte s’y prendre.)
Peut-être attendait-il justement que je comprenne son manège. Savoir Peeta entre ses mains et soumis à la torture pour livrer des informations à propos des rebelles était déjà suffisamment pénible. Mais savoir qu’il est torturé dans le seul but de m’atteindre devient insupportable. Et le poids de cette révélation pèse de plus en plus lourd sur mes épaules.
Après le jeu du Chat Fou, on nous envoie tous au lit. L’alimentation électrique connaît des baisses de tension ; parfois, les lampes brillent d’un éclat aveuglant et d’autres fois, nous devons plisser les paupières pour nous apercevoir dans la pénombre. Quand vient l’heure du coucher, toutes les lumières s’éteignent et il ne reste plus que les veilleuses de sécurité au-dessus de chaque espace. Prim, enfin convaincue que les parois résisteront, se love dans la couchette du bas en compagnie de Buttercup. Ma mère dort dans celle du haut. J’ai proposé d’en prendre une, mais vu comme je m’agite dans mon sommeil, elles m’ont dit de garder le matelas d’appoint.
Pourtant, je ne remue pas un cil en ce moment, car j’ai les muscles bloqués par la tension. Ma douleur au niveau du cœur me reprend, et j’imagine de minuscules fissures en train de se propager sur tout mon corps ; sur ma poitrine, le long de mes bras et de mes jambes, jusque sur mon visage, en dessinant une sorte de mosaïque. Une bonne secousse d’un missile anti-bunker, et l’onde de choc me ferait exploser en mille morceaux coupants comme des rasoirs.
Une fois que la plupart des gens ont fini par s’endormir d’un sommeil agité, je m’extirpe sans bruit de ma couverture et traverse la caverne sur la pointe des pieds à la recherche de Finnick. Je sais qu’il saura m’écouter. Je le trouve assis dans son espace sous la veilleuse de sécurité, en train de nouer sa corde. Il ne fait même pas semblant de se reposer. En lui chuchotant ce que je viens de comprendre du plan de Snow, je réalise que tout ça n’a rien de nouveau pour Finnick. C’est précisément ce qui l’a brisé.
— Ils font la même chose pour toi avec Annie, pas vrai ? lui dis-je.
— Oui, sauf qu’ils ne l’ont pas arrêtée pour lui arracher des renseignements à propos des rebelles. Ils savent bien que je ne lui aurais jamais confié ce genre d’informations. Pour sa propre sécurité.
— Oh, Finnick. Je suis désolée.
— Non, c’est moi qui suis désolé, réplique-t-il. J’aurais dû te prévenir.
Un souvenir me revient subitement en mémoire. Je suis attachée à mon lit, folle de colère et de chagrin après mon sauvetage. Finnick tente de me consoler à propos de Peeta. « Ils s’apercevront assez vite qu’il ne sait rien. Et ils ne le tueront pas s’ils croient pouvoir se servir de lui comme appât. »
— Oh, tu m’as prévenue. À bord de l’hovercraft. Seulement, je n’ai pas compris quand tu m’as dit qu’ils se serviraient de Peeta comme appât. Je croyais que tu parlais d’un moyen de m’attirer au Capitole.
— J’aurais mieux fait de me taire. Il était trop tard pour que ça puisse t’aider en quoi que ce soit. J’aurais dû t’avertir avant le début des Jeux, ou ne rien te dire du tout. (Finnick tire sèchement sur le bout de sa corde, et un nœud complexe se défait.) Seulement, je ne comprenais pas quand je t’ai rencontrée. Après vos premiers Jeux, je croyais que votre histoire n’était qu’une mise en scène de votre part. Tout le monde s’attendait à vous voir poursuivre cette stratégie. Mais quand Peeta a heurté le champ de force et failli mourir, j’ai...
Finnick hésite.
Je repense à l’arène. Au moment où j’ai éclaté en sanglots quand Finnick a réanimé Peeta. À son expression perplexe. A la façon dont il a mis mon comportement sur le compte de ma prétendue grossesse.
— Tu as quoi ?
— J’ai compris que je t’avais mal jugée. Que tu l’aimes pour de bon. De quelle façon, je n’en sais rien. Je ne suis pus sûr que tu le saches toi-même. Mais il suffit de t’observer pour voir à quel point tu tiens à lui, me dit-il avec douceur.
Il suffit de m’observer ? Lors de sa visite avant la Tournée de la victoire, Snow m’a mise au défi de balayer ses doutes concernant mon amour pour Peeta. «Persuadez-moi», m’a t-il dit. On dirait que j’y suis parvenue, sous ce ciel rose et brûlant, avec la vie de Peeta dans la balance. Et que je lui ai offert du même coup l’arme dont il avait besoin pour me briser.
Finnick et moi restons longuement assis en silence, à regarder ses nœuds se faire et se défaire, avant que je lui demande :
— Comment arrives-tu à tenir le coup ?
Il me dévisage avec incrédulité.
— Je n’y arrive pas, Katniss ! Tu vois bien que je n’y arrive pas. Je fais des cauchemars toutes les nuits, et chaque matin, je constate une fois de plus que le réveil n’arrange rien. (Quelque chose dans mon expression le dissuade de continuer.) Il ne faut surtout pas te laisser aller. C’est dix fois plus long de se reconstruire que de s’écrouler.
Il est bien placé pour le savoir. J’inspire un grand coup, et je m’efforce de me reprendre.
— Le mieux, c’est de trouver un truc pour te changer les idées, m’explique Finnick. Dès demain matin, on te trouvera ta propre corde. Tiens, prends la mienne en attendant.
Je passe le restant de la nuit sur mon matelas, à nouer et dénouer ma corde avec un soin obsessionnel, en présentant chaque nœud à Buttercup. Quand l’un d’eux lui paraît douteux, il lui donne un coup de patte et le mâchouille deux ou trois fois pour s’assurer qu’il est bien mort. Au petit matin, j’ai les doigts en sang mais au moins je tiens bon.
Avec vingt-quatre heures de calme derrière nous, Coin nous annonce enfin que nous allons pouvoir quitter le bunker. Nos anciens quartiers d’habitation ont disparu sous les bombes. On va nous attribuer de nouveaux compartiments. Nous nettoyons chacun notre espace, ainsi qu’on nous l’ordonne, puis nous faisons sagement la queue pour rejoindre la sortie.
Je ne suis pas à mi-chemin de la porte que Boggs apparaît et m’entraîne hors de la queue. Il fait signe à Gale et à Finnick de nous rejoindre. Les gens s’écartent pour nous laisser passer. Certains même me sourient, car le jeu du Chat Fou semble m’avoir rendue plus accessible. Nous sortons, grimpons l’escalier, enfilons un long couloir jusqu’a l’un de ces ascenseurs multidirectionnels, et nous parvenons enfin à la Défense spéciale. Je n’ai pas vu de dégâts sur le trajet, mais nous sommes encore à une grande profondeur.
Boggs nous conduit dans une pièce virtuellement identique au centre de Commandement. Coin, Plutarch, Haymitch, Cressida ainsi que tous les autres réunis autour de la table ont l’air épuisés. Quelqu’un a fini par sortir le café sans doute est-il considéré comme un stimulant pour les cas d’urgence -, et Plutarch serre farouchement son gobelet entre ses deux mains comme s’il redoutait qu’on le lui prenne.
Coin ne s’embarrasse pas de préambule.
— Je veux vous voir tous les quatre vous équiper et remonter à la surface, déclare la présidente. Vous aurez deux heures pour filmer les dégâts du bombardement, montrer que l’appareil militaire du Treize reste fonctionnel et toujours aussi redoutable, et surtout prouver à tous que le geai moqueur est encore en vie. Pas de questions ?
— Si, pourrait-on avoir du café ? demande Finnick.
On nous tend des gobelets fumants. Je contemple le liquide noir avec dégoût. Je n’ai jamais trop apprécié ce breuvage, mais il m’aidera peut-être à garder les yeux ouverts. Finnick me verse un nuage de lait et plonge la main dans le sucrier.
Tu veux un morceau de sucre ? me suggère-t-il avec sa voix de séducteur.
Il me l’avait déjà proposé lors de notre première rencontre. Au milieu des chevaux et des chariots, costumés et maquillés pour la foule, alors que nous n’étions pas encore alliés. Avant que je sache ce qui le faisait tenir. Ce souvenir m’arrache un sourire.
— Tiens, ce sera meilleur comme ça, m’assure-t-il en lâchant trois morceaux dans mon gobelet.
En sortant pour aller m’habiller en geai moqueur, je remarque Gale qui nous fixe d’un air maussade. Quoi, encore ? S’imagine-t-il qu’il y a quelque chose entre Finnick et moi ? Peut-être m’a-t-il vue avec lui la nuit dernière. J’ai dû passer devant l’espace des Hawthorne pour le retrouver. Je suppose que Gale se sent vexé. De me voir rechercher la compagnie de Finnick au lieu de la sienne. Eh bien, tant pis. J’ai les doigts en sang, je tombe de sommeil et une équipe de tournage va bientôt me demander d’être brillante. Et Snow tient toujours Peeta. Gale peut penser ce qu’il veut.
Je retrouve mon équipe de préparation dans ma nouvelle salle de Transformation à la Défense spéciale. On m’aide à enfiler mon costume de geai moqueur, on me coiffe et on m’applique un maquillage léger avant même que mon café ait le temps de refroidir. En moins de dix minutes, l’équipe de tournage et les acteurs du prochain spot de propagande sont en route pour la surface. Je termine mon café pendant le trajet. Je dois admettre que c’est bien meilleur avec du lait et du sucre. En avalant le dépôt qui s’est formé au fond du gobelet, je sens comme une décharge d’électricité me parcourir les veines.
Au sommet d’une ultime échelle, Boggs tire sur un levier et déclenche l’ouverture d’une trappe. Une bouffée d’air frais nous cingle le visage. Je respire à grands traits et constate pour la première fois à quel point je détestais le bunker. Nous émergeons dans la forêt. Je touche les feuilles au-dessus de ma tête. Certaines commencent à jaunir.
— Quel jour sommes-nous ? je demande, sans m’adresser à personne en particulier.
Boggs m’apprend que nous serons en septembre la semaine prochaine.
Septembre. Ça veut dire que Snow détient Peeta depuis cinq semaines, peut-être six. J’examine une feuille au creux de ma paume et je constate que je tremble. Je n’arrive pas à m’en empêcher. Je me dis que c’est la faute du café et je m’efforce de contrôler mon souffle, beaucoup trop rapide à mon goût.
De nombreux débris jonchent le sol de la forêt. Nous débouchons devant un premier cratère, d’une trentaine de mètres de large. Je ne sais pas jusqu’où il s’enfonce mais il est très profond. Selon Boggs, tous les occupants des dix premiers niveaux ont probablement été tués. Nous contournons la fosse et nous continuons.
— Vous allez reconstruire ? demande Gale.
— Pas dans l’immédiat. Ce missile n’a pas touché grand-chose. Quelques générateurs de secours et une ferme, répond Boggs. Nous allons simplement reboucher le trou.
Les arbres disparaissent quand nous pénétrons dans la zone à l’intérieur du grillage. Les cratères y sont bordés de décombres, vieux pour certains, tout frais pour d’autres. Avant le bombardement, le Treize actuel ne comptait que très peu de bâtiments en surface. Quelques postes de garde. Le terrain d’entraînement. Cinquante centimètres du dernier niveau de notre immeuble - d’où Buttercup s’échappait par son soupirail —, coiffé d’un blindage de un mètre d épaisseur. Rien de tout ça n’était conçu pour résister à une attaque d’une telle envergure.
— Combien de temps gagnez-vous grâce à l’avertissement de Peeta ? demande Haymitch.
— À peu près dix minutes par rapport au moment où nos systèmes de détection antimissiles nous auraient alertés, dit Boggs.
— Ça nous a quand même aidés, non ? Dis-je.
Je ne pourrais pas supporter qu’il me réponde le contraire.
— Absolument, reconnaît Boggs. Ça nous a permis de mener à bien l’évacuation des civils. Chaque seconde à son importance dans ce genre d’attaque. Ces dix minutes de différence ont sauvé des vies.
« Comme celle de Prim, me dis-je. Ou de Gale. » Ils sont arrivés dans le bunker quelques minutes seulement avant la première explosion. Peeta les a peut-être sauvés. Ajoutons donc leurs noms à la liste des choses dont je lui serai éternellement redevable.
Cressida veut me filmer devant les ruines de l’ancien hôtel de justice, ce qui est plutôt comique car le Capitole s’en sert depuis des années comme arrière-plan dans de faux reportages télévisés, pour montrer que le Treize n’existe plus. À présent, suite au dernier bombardement, le bâtiment se dresse à moins de dix mètres d’un nouveau cratère.
En approchant de ce qui constituait l’entrée principale, Gale indique quelque chose et le groupe ralentit. Au début, je ne vois pas quel est le problème ; et puis je remarque que le sol est jonché de roses.
N’y touchez pas ! Je m’écrie. Elles sont pour moi !
Leur parfum douceâtre monte à mes narines, et mon pouls s’emballe. Je n’avais donc pas rêvé. Pour la rose sur ma coiffeuse. C’est la deuxième fois que Snow m’offre des fleurs : roses et rouges, les mêmes fleurs magnifiques qui décoraient le plateau où Peeta et moi avions donné notre interview après la victoire. Des fleurs destinées à un couple d’amoureux.
J’explique la situation aux autres. À les voir, ces roses paraissent inoffensives, quoique génétiquement modifiées. Il y en a deux douzaines. Légèrement flétries. Elles ont sans doute été larguées à l’issue du bombardement. Une équipe en combinaisons spéciales les ramasse et les emporte. Cela dit, je suis certaine qu’ils ne leur trouveront rien d’extraordinaire. Snow sait parfaitement ce qu’il fait. Comme quand il a fait massacrer Cinna sous mes yeux alors que j’étais coincée dans mon tube d’éjection. Il cherche à me déstabiliser. Cette fois encore, je serre les dents et je m’efforce d’encaisser le coup. Mais tandis que Cressida place Castor et Pollux, je sens l’angoisse monter en moi. Je suis épuisée, à bout de nerfs, et totalement incapable de penser à quoi que ce soit d’autre que Peeta depuis que j’ai vu les roses.
Le café a été une grosse erreur. J’avais besoin de tout sauf d'un stimulant. Je tremble de tout mon corps et je n’arrive pas à reprendre mon souffle. Après les quelques jours que je viens de passer dans le bunker, la lumière me fait mal,
je plisse les yeux où que je me tourne. Et malgré un petit vent frais, je suis tout en sueur.
— Bon, rappelez-moi ce que vous voulez exactement, dis-je.
— Juste quelques phrases pour faire savoir aux gens que tu es en vie et que tu continues le combat, me répond Cressida.
— D’accord. (Je me mets en place et je fixe la lumière muge. Encore. Et encore.) — Désolée, rien ne me vient. Cressida s’approche de moi.
— Tu te sens bien ? (Je hoche la tête. Elle sort un mouchoir de sa poche et me tamponne le visage.) Que penses-tu d’une petite série de questions et réponses ?
— Oui, je crois que ça pourrait m’aider.
Je croise les bras pour dissimuler mon tremblement. Je jette un coup d’œil à Finnick, qui m’encourage d’un signe, les deux pouces levés. Mais lui-même a l’air plutôt secoué. Cressida se recule.
— Eh bien, Katniss. Tu as survécu au bombardement du Treize par le Capitole. En quoi comparerais-tu cette expérience avec l’attaque au sol que tu as vécue dans le Huit ?
— Nous étions tellement loin sous la surface cette fois-ci que je ne me suis pas vraiment sentie en danger. Le Treize est toujours en vie, il tient bon, et moi... Ma voix se brise sur un petit couinement sec.
Réessaie, m’encourage Cressida. « Le Treize est toujours en vie, il tient bon et moi aussi. »
Je respire un grand coup et répète :
— Le Treize est toujours en vie, et moi...
Non, c’est faux. Je sens encore le parfum des roses à plein nez.
— Allez, Katniss, rien que cette phrase et je te laisse tranquille pour aujourd’hui. Promis, m’assure Cressida. « Le Treize est toujours en vie, il tient bon et moi aussi. »
J’effectue quelques moulinets avec les bras pour me décontracter. Je pose mes poings sur mes hanches. Puis je les laisse retomber de part et d’autre. Ma bouche se remplit de salive et je sens comme un goût de vomi. Je me racle la gorge, j’ouvre les lèvres pour sortir ce stupide texte et partir me cacher dans les bois... et c’est alors que j’éclate en sanglots.
Il m’est impossible d’être le geai moqueur. Impossible de prononcer ne serait-ce que cette seule phrase. Parce qu’à présent, je sais que tout ce que je pourrai dire retombera directement sur Peeta. Qu’il le paiera par de nouvelles tortures. Mais pas au prix de sa vie, non, rien d’aussi miséricordieux. Snow fera le nécessaire pour que sa vie soit bien pire que la mort.
— Coupez ! dit Cressida à voix basse.
— Quel est son problème ? marmonne Plutarch dans sa barbe.
— Elle vient de comprendre la manière dont Snow se sert de Peeta, explique Finnick.
Un soupir de regret monte du demi-cercle de personnes qui m’entoure. Parce que je suis au courant, désormais. Je ne pourrais plus jamais faire comme si je ne savais pas. Et parce que, au-delà de la catastrophe militaire que représente la perte du geai moqueur, je suis brisée.
Certains esquissent un geste mais, au fond de moi, la seule personne dont je veuille bien accepter le réconfort, c’est Haymitch, car il aime Peeta lui aussi. Je tends la main vers lui, je crois que je prononce son nom car soudain il est là, à me serrer en me tapotant le dos.
— Là, là, ce n’est rien. Tout ira bien, chérie.
Il me fait asseoir sur une colonne de marbre renversée et m’entoure les épaules avec son bras pendant que je sanglote.
— Je ne peux plus continuer comme ça, dis-je.
— Je sais, reconnaît-il.
— Je n’arrête pas de me dire que... tout ce qui arrive… Peeta... c’est parce que je suis le geai moqueur !
— Je sais.
Le bras d’Haymitch me serre plus fort.
— Vous avez vu ? Ce comportement bizarre qu’il avait ? Qu’est-ce que... que sont-ils en train de lui faire ? (Je cherche mon souffle entre deux sanglots et je parviens à bredouiller une dernière chose.) Tout est ma faute !
Après quoi je dois basculer dans l’hystérie car je sens une aiguille dans mon bras et tout s’efface autour de moi.
Je ne sais pas ce qu’on m’a injecté, mais ça devait être fort, car je reste inconsciente une journée entière. J’ai dormi d’un sommeil agité. Je me réveille avec la sensation d’émerger d’un monde ténébreux et fantomatique où j’aurais cheminé seule. Haymitch est assis à mon chevet, le teint cireux, les yeux injectés de sang. Je me souviens de Peeta et je recommence à trembler.
Haymitch allonge le bras et me presse l’épaule.
— Tout va bien. Nous allons tenter de faire sortir Peeta.
— Quoi ? Ça n’a aucun sens.
— Plutarch a décidé d’envoyer une équipe de sauvetage. Il a des espions au Capitole. Il pense être capable de récupérer Peeta vivant.
— Pourquoi ne pas l’avoir fait plus tôt ? Je demande.
— Parce que ça risque d’être coûteux. Mais tout le monde est d’accord pour dire que c’est la seule chose à faire. Comme dans l’arène. Nous devons tout mettre en œuvre pour que tu puisses continuer à tenir ton rôle. Nous ne pouvons pas nous permettre de perdre le geai moqueur maintenant. Et tu ne seras bonne à rien tant que Snow sera en mesure de se venger sur Peeta. (Haymitch me tend un gobelet.) Tiens, bois un peu.
Je me redresse dans mon lit et je prends une gorgée d’eau.
— Qu’est-ce que vous entendez par « coûteux » ?
Il hausse les épaules.
— Certains vont perdre leur couverture. Il risque d’y avoir des pertes. Mais n’oublie pas qu’il y en a tous les jours. Et puis, ce n’est pas seulement pour Peeta ; nous allons aussi faire sortir Annie, pour Finnick.
— Où est-il ?
— Derrière ce rideau, sous sédatif. Il s’est effondré tout de suite après toi, dit Haymitch. (Je souris, soudain un peu moins faible.) Oui, c’était vraiment une séquence du tonnerre. Vous deux en pleine crise de nerfs, et Boggs qui restait seul pour organiser le sauvetage de Peeta. Nous en sommes réduits à rediffuser les anciens spots.
— Bah, tant mieux si c’est Boggs qui dirige la mission.
Oh, il s’est proposé tout de suite. On ne voulait que des volontaires mais il a fait semblant de ne pas me remarquer alors que je levais la main, dit Haymitch. Comme tu vois, il a fait montre d’un excellent jugement ! (Quelque chose ne va pas. Haymitch se donne un peu trop de mal pour me dérider. Ça ne lui ressemble pas. Qui d’autre s’est porté volontaire ?
— Je crois qu’ils étaient sept en tout, répond-il évasivement.
Un mauvais pressentiment me noue l’estomac. J’insiste : Qui d’autre, Haymitch ?
Haymitch finit par renoncer à sa bonne humeur factice. — Tu le sais bien, Katniss. Tu sais bien qui s’est proposé le premier.
Bien sûr que je le sais.
Gale.
12
Maintenant je risque de les perdre tous les deux. » J’essaie de me représenter un monde dans lequel les voix de Gale et de Peeta se seraient éteintes. Où leurs mains ne bougeraient plus. Où leurs yeux ne cilleraient plus. Je me vois debout devant leurs corps, je les regarde une dernière fois, puis je quitte la pièce ou ils sont étendus. Mais quand j’ouvre la porte pour ressortir, je ne découvre qu’un vide immense. Un néant grisâtre qui s’étend à l’infini.
— Veux-tu que je demande qu’on t’assomme de médicaments jusqu’à ce que ce soit terminé ? me propose Haymitch.
Il ne plaisante pas. Après tout, il a passé le plus clair de sa vie d’adulte au fond d’une bouteille, à tenter de s’anesthésier contre les crimes du Capitole. Le garçon de seize ans qui a remporté la deuxième édition d’Expiation avait sans doute des proches — des parents, des amis, peut-être une amoureuse. Où sont-ils à présent? Pourquoi n’y avait-il personne dans sa vie avant que Peeta et moi surgissions ? Qu’est-ce que Snow a bien pu leur faire ?
— Non, dis-je. Je veux aller au Capitole. Je veux faire partie de l’opération.
— Ils sont déjà partis.
— Depuis combien de temps ? Je pourrais les rattraper. Je pourrais...
Quoi donc ? Qu’est-ce que je pourrais faire ? Haymitch secoue la tête.
— Pas question. Tu es trop précieuse et trop vulnérable.
On a pensé t’envoyer dans un autre district pour détourner l’attention du Capitole pendant le sauvetage. Mais on s’est dit que tu n’étais pas en état.
— Je vous en prie, Haymitch ! Dis-je d’une voix implorante. J’ai besoin de participer. Je ne vais pas rester les bras croisés à attendre des nouvelles. Il y a forcément quelque chose que je peux faire !
— Très bien. Laisse-moi en parler à Plutarch. Reste tranquille en attendant.
Mais j’en suis incapable. Les pas d’Haymitch résonnent encore dans le couloir tandis que je me faufile en titubant derrière le rideau de séparation. Je découvre Finnick allongé sur le ventre, les mains crispées sur sa taie d’oreiller. Malgré la lâcheté - la cruauté, même — qu’il y a à l’arracher à son hébétude artificielle pour le ramener à la réalité implacable, je le réveille, car je ne me sens pas de taille à affronter ça tout seule.
À peine lui ai-je expliqué la situation que son agitation initiale retombe mystérieusement.
— Enfin, Katniss, tu ne comprends pas ? Tout sera bientôt réglé, d’une manière ou d’une autre. D’ici la fin de la journée, soit ils seront morts, soit ils seront avec nous.
C’est... c’est plus que je n’en espérais !
Voilà une manière optimiste d’envisager notre situation. Néanmoins, je trouve un certain apaisement à l’idée que cette torture pourrait prendre fin.
Le rideau s’écarte brusquement devant Haymitch. Il a, un travail pour nous, si nous nous sentons de taille. On a encore besoin de séquences post-bombardement du Treize.
Si nous parvenons à monter un spot dans les prochaines heures, Beetee pourra le diffuser au cours du sauvetage, et peut-être détourner l’attention du Capitole.
— Oui, une diversion, approuve Finnick. Excellente idée.
— Ce qu’il nous faudrait, c’est quelque chose de suffisamment captivant pour que le président Snow lui-même reste rivé à son écran. Vous avez une idée ? demande Haymitch.
La perspective d’aider au bon déroulement de l’opération m’arrache à mon abattement. Tout en avalant un petit déjeuner sur le pouce pendant qu’on me prépare, je réfléchis à ce que je pourrais dire. Le président Snow doit se demander comment j’ai réagi aux roses et au sol éclaboussé de sang. S’il s’attend à me voir brisée, je vais devoir me montrer forte. Mais ce n’est pas avec quelques déclarations bravaches devant la caméra que je réussirai à le persuader. Par ailleurs, ce serait une diversion trop courte. Les coups de colère sont brefs. Ce sont les histoires qui prennent du temps.
J’ignore si ça fonctionnera, mais quand l’équipe de tournage se retrouve rassemblée en surface, je demande à Cressida de commencer par m’interroger sur Peeta. Je m’assois sur la colonne de marbre où je me suis offert ma crise de nerfs, et j’attends la lumière rouge et la, question de Cressida.
— Comment as-tu connu Peeta ? me demande-t-elle.
Je fais alors ce qu’Haymitch m’a toujours conseillé depuis ma première interview. Je me livre.
— Quand je l’ai rencontré, je n’avais que onze ans et j’étais à moitié morte de faim.
Je raconte cette journée épouvantable où j’avais essayé de revendre nos vêtements de bébé sous la pluie, où la mère de Peeta m’avait chassée des abords de sa boulangerie et qu’il avait reçu une raclée pour m’avoir apporté les Miches de pain qui nous avaient sauvé la vie.
Nous n’avons même pas échangé un mot. La première fois que je lui ai parlé, c’était dans le train pour les Jeux.
— Mais il était déjà amoureux de toi, dit Cressida.
Je m’autorise un petit sourire.
— J’imagine.
— Comment supportes-tu la séparation ?
— Pas très bien. Je sais que Snow risque de le faire exécuter à tout moment. Surtout depuis qu’il a prévenu le Treize à propos du bombardement. C’est dur de vivre avec ça en permanence, reconnais-je. Mais à cause de ce qu’ils lui font subir, je n’ai plus le moindre scrupule. Je ferai tout mon possible pour tenter d’abattre le Capitole. Je suis enfin libre. (Je lève la tête et je suis le vol d’un faucon en plein ciel.) Un jour, le président Snow a reconnu devant moi que le Capitole était fragile. Sur le moment, je n’ai pas compris ce qu’il voulait dire. J’étais trop effrayée pour y voir clair. Mais plus aujourd’hui. Le Capitole est fragile parce qu’il dépend des districts. Pour la nourriture, l’énergie et même les Pacificateurs qui nous encadrent. Si nous proclamons notre liberté, le système s’écroule. Merci, président Snow. Je proclame officiellement la mienne aujourd’hui.
Je me suis montrée arrogante, à défaut d’être captivante. Tout le monde adore l’histoire du pain. Mais c’est mon message au président Snow qui donne une idée à Plutarch. Il appelle aussitôt Finnick et Haymitch, et tous les trois se lancent dans une discussion animée dont je vois bien qu’elle déplaît à Haymitch. Plutarch semble emporter la décision, néanmoins - Finnick est pâle mais finit par donner Son accord d’un hochement de tête.
Alors que Finnick s’approche pour prendre ma place devant la caméra, Haymitch lui dit : — Tu n’es pas obligé de faire ça.
— Si, je le suis. Si ça peut l’aider. (Il enroule sa corde dans sa main.) Je suis prêt.
J’ignore à quoi je dois m’attendre. A son histoire d’amour avec Annie ? À un récit des abus perpétrés dans le district Quatre ? Mais Finnick Odair s’engage dans une voie complètement différente.
— Le président Snow me vendait... c’est-à-dire, mon corps, commence Finnick d’une voix détachée. Et je n’étais pas le seul. Dès qu’un vainqueur est considéré comme désirable, le président l’offre en récompense à ceux qui le servent, ou le loue à des tarifs exorbitants. Si on refuse, il fait tuer l’un de nos proches. Alors, on obéit.
Voilà qui explique tout. Les innombrables conquêtes de Finnick au Capitole. Elles n’ont jamais été ses maîtresses. Elles ressemblaient plutôt à notre ancien chef des Pacificateurs, Cray, qui s’achetait des filles désespérées pour en user et les jeter ensuite, simplement parce qu’il le pouvait. Je voudrais interrompre le tournage et supplier Finnick de me pardonner tout le mal que j’ai pensé de lui. Mais nous avons un travail à accomplir, et j’ai comme l’impression que l’intervention de Finnick sera beaucoup plus efficace que la mienne.
Je n’étais pas le seul mais j’étais le plus populaire, continue Finnick. Et peut-être le plus vulnérable, car mes proches étaient totalement sans défense. Pour apaiser leurs scrupules, mes clientes m’offraient de l’argent ou des bijoux, mais j’ai vite découvert une forme de rémunération plus intéressante.
« Les secrets », me dis-je. C’est ce qu’il m’avait répondu quand je lui avais demandé ce qu’on lui offrait d’ordinaire pour avoir le plaisir de sa compagnie. Sauf qu’à ce moment- là, je le croyais libre de ses choix.
— Les secrets, Dit-il, faisant écho à mes pensées. La suite devrait vous intéresser, président Snow, car bon nombre d’entre eux vous concernaient directement. Mais commençons d’abord par un échantillon des autres.
Finnick entreprend de brosser un tableau si détaillé que son authenticité ne fait aucun doute. Appétits sexuels étranges, tromperies abominables, avidité insatiable et jeux de pouvoir sanglants s’y succèdent. Autant de secrets avinés chuchotés sur l’oreiller humide au beau milieu de la nuit, Finnick était quelqu’un que l’on achetait et que l’on vendait. Un esclave des districts. Plein de charme, certes, mais finalement inoffensif. A qui pourrait-il se confier? Et quand bien même, qui le croirait? Mais certains secrets sont trop croustillants pour ne pas les partager. Je ne connais pas les gens que mentionne Finnick - tous m’ont
l'air de citoyens très en vue au Capitole - mais je sais, pour avoir prêté l’oreille aux bavardages de mon équipe de préparation, quelle publicité fâcheuse peut vous coûter l’erreur de jugement la plus anodine. Si une coupe de cheveux ratée suffit à nourrir des heures de ragots, quel impact pourront avoir des accusations d’inceste, de coup de poignard dans le dos, de chantage ou d’incendie criminel ? Alors même que l’onde de choc soulèvera une vague d’indignation à travers le Capitole, les gens attendront, comme je le fais en ce moment, qu’on en vienne enfin au président.
— À présent, passons à notre bon président Coriolanus Snow, dit Finnick. Il était très jeune lorsqu’il a accédé au pouvoir. Il lui a fallu se montrer très habile pour le conserver. Comment s’y est-il pris ? Vous demandez-vous sans doute. La réponse est simple. Elle tient en un seul mot. Poison.
Finnick retrace alors l’ascension politique de Snow en commençant par ses débuts, dont j’ignore tout, jusqu’à la période actuelle. Il décrit par le menu la mort mystérieuse de ses adversaires, ou pire, de ceux de ses alliés susceptibles de devenir une menace : certains s’écroulant en plein banquet tandis que d’autres déclinaient lentement, inexplicablement, des mois durant, au point de n’être plus que des fantômes. Autant de décès mis sur le compte de fruits de mer avariés, d’un virus quelconque ou d’une faiblesse de l’aorte non diagnostiquée par les médecins. Il raconte que Snow buvait lui-même dans les coupes empoisonnées afin de détourner les soupçons. Seulement, les antidotes ne sont pas toujours fiables, et on raconte que ce serait pour ça qu’il porte ces roses au parfum entêtant. Pour masquer l’odeur sanglante de ses ulcères à la bouche qui ne se refermeront jamais. On raconte aussi que Snow aurait une liste noire, et que nul ne sait qui sera sa prochaine victime.
Le poison. L’arme parfaite pour un serpent.
Vu la piètre opinion que j’avais déjà du Capitole et de son auguste président, je ne peux pas dire que les révélations de Finnick me choquent. Elles ont beaucoup plus d’effet sur ceux d’entre nous qui viennent du Capitole, comme mes préparateurs ou Fulvia - même Plutarch trahit une légère surprise par moments, peut-être parce qu’il se demande comment telle bribe d’information a pu lui échapper. Quand Finnick se tait, personne ne songe à arrêter la caméra et c’est lui qui finit par dire :
— Coupez !
Tandis que l’équipe de tournage court à l’intérieur peaufiner le montage de la séquence, Plutarch entraîne Finnick à l’écart pour une petite discussion amicale — sans doute afin de lui demander s’il n’aurait pas d’autres anecdotes. Haymitch et moi restons seuls au milieu des ruines. Je me demande si j’aurais pu connaître un jour le même sort que Finnick. Pourquoi pas ? Snow aurait sans doute tiré un excellent prix de la fille du feu.
Je demande à Haymitch :
— C’est ça qui vous est arrivé ?
— Non. A ma mère et mon jeune frère et à ma petite amie de l’époque. Ils sont tous morts dans les deux semaines après ma victoire. À cause du sale coup que j’avais joué avec le champ de force, répond-il. Snow n’avait plus personne à utiliser contre moi.
— C’est curieux qu’il ne se soit pas contenté de vous tuer, dis-je.
— Non, j’ai servi d’exemple. A tous les Finnick, les Johanna et les Cashmere. Une manière de leur rappeler ce qui pouvait arriver à un vainqueur récalcitrant, dit Haymitch. Mais il savait qu’il n’avait plus de moyen de pression sur moi.
— Jusqu’à notre arrivée à Peeta et à moi, dis-je doucement.
Il ne se donne même pas la peine de hausser les épaules.
Notre travail terminé, Finnick et moi n’avons plus qu’à attendre. Nous tâchons de tuer les minutes interminables à la Défense spéciale. Nous nouons des nœuds. Nous chipotons devant nos écuelles. Nous faisons sauter des cibles au stand de tir. Pour limiter les risques de détection, aucune communication ne nous parvient du groupe de sauvetage. À 15 heures, l’heure prévue pour l’opération, nous sommes debout en silence au fond d’une salle remplie d’écrans et d’ordinateurs, à regarder Beetee et ses assistants s’efforcer de dominer les ondes. Son agitation habituelle a cédé la place à une détermination que je ne lui connaissais pas. La majeure partie de mon interview a été coupée au montage.
Il en reste juste assez pour montrer que je suis vivante et toujours aussi déterminée. C’est surtout le récit sordide et sanguinaire de Finnick qui est à l’honneur. Beetee s'améliorerait-il ? Ou bien ses homologues du Capitole seraient-ils un peu trop fascinés par Finnick pour le faire taire efficacement ? Pendant les soixante minutes suivantes, la chaîne du Capitole alterne les émissions habituelles de l’après-midi, Finnick, et les tentatives de coupure. Mais les techniciens rebelles réussissent même à pirater la mire et gardent l’antenne pendant la quasi-totalité de l’attaque contre Snow.
— Bon, ça suffît ! annonce Beetee qui lève les mains, en restituant le contrôle des ondes au Capitole. (Il se tamponne le visage avec un mouchoir.) S’ils ne sont pas déjà dehors à cette heure, ils sont tous morts. (Il pivote sur sa chaise pour voir notre réaction à Finnick et à moi.) C’était un bon plan, quand même. Est-ce que Plutarch vous l’a montré ?
Bien sûr que non. Beetee nous entraîne dans une autre pièce et nous explique comment le groupe d’intervention, avec l’appui de taupes rebelles, va tenter — a tenté — de libérer les vainqueurs dans leur prison souterraine. L’opération semble avoir impliqué la diffusion d’un gaz soporifique dans le système de ventilation, une coupure de courant, l’explosion d’une bombe dans un bâtiment gouvernemental à plusieurs kilomètres de la prison, et notre diversion sur les ondes. Beetee se réjouit que nous trouvions le plan difficile à suivre, car on peut espérer que l’ennemi aura eu les mêmes difficultés que nous.
— Un peu comme avec votre piège électrique dans l’arène ? Je suggère.
— Exactement. Et tu as vu comme il a bien marché ? Se rengorge Beetee.
« Heu... pas si bien que ça », me dis-je.
Finnick et moi tentons de nous faire admettre au centre de Commandement, où les nouvelles du groupe de sauvetage sont sûres d’arriver en premier, mais on nous laisse à la porte car des questions hautement stratégiques sont débattues à l’intérieur. Nous refusons de quitter la Défense spéciales, néanmoins, et nous finissons par nous retrouver dans la serre aux colibris, à faire le pied de grue.
Et des nœuds. Toujours des nœuds. Sans échanger un mot. Des nœuds. Tic, tac. Les secondes s’égrènent. Ne pas penser à Gale. Ne pas songer à Peeta. Faire des nœuds.
Nous oublions le souper. Nos doigts sont en sang. Finnick finit par renoncer et s’accroupit dans la même position que dans l’arène lors de l’attaque des geais bavards. J’apporte la touche finale à mon nœud coulant. Les paroles de L’Arbre du pendu me reviennent en boucle. Gale et Peeta. Peeta et Gale.
— Es-tu tombé amoureux d’Annie tout de suite ? Je demande à Finnick.
— Non. (Il marque une longue pause.) Elle s’est imposée à moi petit à petit.
Je cherche dans mon cœur, mais en cet instant, la seule personne que je sens s’imposer à moi est le président Snow.
Il doit être minuit, ou au-delà, quand Haymitch pousse la porte.
— Ils sont rentrés. On nous attend à l’hôpital. (J’ouvre la bouche pour l’assaillir d’un flot de questions. Il me coupe parole.) Je ne sais rien de plus.
Je voudrais courir, mais Finnick réagit si bizarrement, comme s’il avait perdu la faculté de se déplacer, que je le prends par la main pour l’entraîner comme un enfant. Nous traversons la Défense spéciale, empruntons l’ascenseur qui se déplace dans tous les sens, et parvenons enfin à l’hôpital. L’endroit est en ébullition, au milieu des cris des médecins et des blessés qu’on pousse dans les couloirs sur leurs lits à roulettes.
Nous sommes bousculés par des brancardiers qui emportent une jeune femme au crâne rasé, émaciée, inconsciente. Son corps est couvert d’ecchymoses et de plaies à vif. Johanna Mason. Qui connaissait le plan des rebelles. Au moins en ce qui me concernait. Elle semble l’avoir payé au prix fort.
Derrière une porte ouverte, j’aperçois Gale torse nu, en sueur, à qui un médecin retire quelque chose dans l’omoplate avec une longue paire de pinces. Blessé, mais en vie. Je crie son nom, je m’élance vers lui, mais une infirmière me repousse et me claque la porte au nez.
— Finnick ! (Quelque chose entre le hurlement strident et le cri de joie. Une jeune femme ravissante, quoiqu’un peu dépenaillée, se rue vers nous. Elle a les cheveux en bataille, les yeux verts d’eau, et ne porte rien sur elle à l’exception d’un drap.) Finnick!
Et soudain, il n’y a plus rien au monde que ces deux-là qui se précipitent l’un vers l’autre. Ils se télescopent, s’enlacent, perdent l’équilibre et s’écrasent contre un mur, où ils ne bougent plus. Irrémédiablement accrochés l’un à l’autre. Indissociables.
Une bouffée de jalousie m’envahit. Non pas envers Finnick et Annie, mais pour leur certitude. À les voir, personne ne peut douter de leur amour.
Boggs, visiblement éreinté mais indemne, s’approche d’Haymitch et de moi.
— Nous les avons tous récupérés. Sauf Enobaria. Mais comme elle vient du Deux, il n’est même pas certain qu’elle soit en détention. Peeta est au fond du couloir. Les effets du gaz ne devraient plus tarder à se dissiper. Ce serait bien qu’il vous voie à son réveil.
« Peeta. »
En vie et en bonne santé - enfin, peut-être pas en bonne santé mais en vie et en sécurité. Loin de Snow. Ici. Avec moi. Dans une minute je pourrai le toucher. Revoir son sourire. Entendre son rire.
Haymitch me sourit largement.
— Viens, me dit-il.
J’ai la tête qui tourne. Que vais-je lui dire ? Oh, et puis, quelle importance ? Peeta sera fou de joie quoi que je dise. Il sera sans doute en train de m’embrasser. Je me demande si ces baisers auront la même saveur que ceux que nous avons échangés sur la plage, dans l’arène, ceux auxquels je m’étais interdit de penser jusqu’à maintenant.
Peeta est déjà réveillé, assis dans son lit, l’air un peu perdu pendant qu’un trio de médecins le rassure, lui braque une lumière dans les yeux, prend son pouls. Je suis déçue que mon visage ne soit pas le premier qu’il ait aperçu en se réveillant, mais il me voit maintenant. Ses traits affichent de l’incrédulité, ainsi qu’une émotion plus intense que j’ai du mal à définir. Le désir ? Le désespoir ? Sûrement les deux, car il repousse ses médecins, bondit sur ses pieds et court vers moi. Je m’élance à sa rencontre, les bras ouverts. Ses mains se tendent vers moi pour me caresser le visage, je crois.
J’ai son nom sur les lèvres quand ses doigts se verrouillent autour de ma gorge.
13
Mon collier de froid m’irrite le cou et rend mes tremblements encore plus difficiles à contrôler. Au moins ne suis-je plus enfermée dans ce tube exigu, au milieu du cliquetis et du bourdonnement des machines, à écouter une voix désincarnée m’ordonner de rester tranquille pendant que je tente de me convaincre que je suis encore capable de respirer. Même maintenant, alors qu’on m’a certifié que je ne garderai aucune séquelle, j’ai désespérément besoin d’air.
Les principales craintes de mon équipe médicale — que j’aie subi des dégâts à la moelle épinière, aux bronches, aux veines ou aux artères — se sont apaisées. Des bleus, un enrouement, des douleurs au larynx, une drôle de petite toux — rien qui mérite de s’en inquiéter. Tout ira bien. Le geai moqueur ne va pas perdre sa voix. Je voudrais bien savoir où sont passés les médecins qui auraient pu me dire si je vais perdre la raison. Sauf que je ne suis pas censée parler pour l’instant. Je ne peux même pas remercier Boggs lors de sa visite. Il m’assure avoir vu bien pire parmi les soldats quand on leur enseigne les étranglements.
C’est Boggs qui a assommé Peeta avant qu’il puisse m’infliger des dégâts irrémédiables. Je sais qu’Haymitch serait venu à mon secours s’il n’avait pas été pris complètement au dépourvu. Nous laisser surprendre tous les deux de cette manière, Haymitch et moi, n’est pas une mince affaire. Mais nous étions tellement obnubilés par le sauvetage de Peeta, si angoissés de le savoir entre les mains du Capitole, que la joie de le revoir nous a rendus aveugles. Si j’avais étais seule avec Peeta au moment de nos retrouvailles, il m’aurait tuée. Il est devenu fou.
« Non, pas fou. Conditionné. » C’est le mot que j’ai surpris entre Plutarch et Haymitch tandis qu’on m’emportait devant eux sur un brancard. « On l’a conditionné. » l’ignore ce que ça veut dire.
Prim, qui est arrivée juste après mon agression et qui ne m’a pratiquement plus quittée depuis, me rajoute une couverture.
— Je crois qu’on devrait te retirer le collier bientôt, Katniss. Tu auras moins froid.
Ma mère, qui apportait son aide à une opération chirurgicale complexe, n’a toujours pas été prévenue. Prim me prend une main, crispée en poing, et la masse jusqu’à ce qu’elle s’ouvre et que le sang se remette à circuler dans mes doigts. Elle s’attaque au second poing quand les médecins viennent m’ôter mon collier et me faire une injection contre la douleur. Je reste allongée comme on me l’a ordonné, la tête immobile, pour ne pas aggraver mes plaies au cou.
Plutarch, Haymitch et Beetee attendent dans le couloir que les médecins les autorisent à me voir. Je ne sais pas s’ils ont prévenu Gale, mais comme il n’est pas là, je suppose qu’ils ne l’ont pas fait. Plutarch raccompagne les médecins hors de la pièce et tente de faire sortir Prim également, mais elle lui dit :
— Non. Si vous m’empêchez de rester, j’irai directement en chirurgie et je raconterai à ma mère tout ce qui vient de se passer. Et je vous préviens, elle n’apprécie pas beaucoup qu’un ancien Juge prenne les décisions pour Katniss. Alors, quand elle verra le résultat...
Plutarch prend un air offusqué, mais Haymitch glousse.
— À votre place je laisserais tomber, Plutarch, lui conseille-t-il.
Prim reste.
— Eh bien, Katniss, je dois reconnaître que la condition de Peeta nous a causé un choc à tous, commence Plutarch. Nous avions remarqué sa dégradation physique lors des deux interviews précédentes, bien sûr, et nous pensions pouvoir attribuer son état psychologique aux mauvais traitements qu’il a subis. Mais il semble que ce ne soit pas aussi simple. Apparemment, le Capitole l’aurait soumis à une forme de lavage de cerveau plutôt inhabituelle. Beetee ?
— Désolé de ne pas pouvoir rentrer dans les détails, Katniss, s’excuse Beetee, mais le Capitole observe le plus grand secret à propos de cette forme de torture. J’ai peur qu’elle ne produise pas toujours des résultats cohérents. Voici ce que nous en savons. C’est une sorte de conditionnement par la peur, qui repose sur le venin des guêpes tueuses. Tu as été piquée lors de tes premiers Jeux, et contrairement à nous, tu as pu expérimenter par toi-même les effets de ce venin.
Terreurs. Hallucinations. Visions cauchemardesques de la mort de ceux qu’on aime. Parce que le venin cible le siège de la peur dans le cerveau.
— Je suis sûr que tu te rappelles à quel point c’était effrayant. As-tu souffert de confusion mentale par la suite ? me demande Beetee. De la sensation de ne plus réussir à distinguer le vrai du faux ? La plupart des gens qui ont survécu à la piqûre de ces guêpes ont évoqué quelque chose de ce genre. Oui Cette rencontre avec Peeta. Même après avoir eu à nouveau les idées claires, je n’aurais pas su dire s’il m’avait sauvé la vie en s’interposant devant Cato ou si je l’avais imaginé.
— Il devient difficile de se reposer sur sa mémoire car les souvenirs peuvent être modifiés. (Beetee se tapote le front.) Ramenés en surface, réécrits, puis sauvegardés sous une nouvelle forme. Maintenant, imagine que je t’amène à le rappeler quelque chose - soit au moyen d’une suggestion verbale, soit en te faisant regarder une séquence enregistrée - et que, dans le même temps, je t’administre une dose de venin de guêpe tueuse. Pas de quoi te faire perdre connaissance pendant trois jours, non, juste assez pour mêler le doute et la peur à ces images. Voilà ce que ton cerveau va retenir à long terme.
J’ai envie de vomir. Prim pose la question qui me brûle les lèvres.
— Alors c’est ça qu’ils ont fait à Peeta ? Ils ont pris ses souvenirs de Katniss et les ont déformés pour les rendre effrayants ?
Beetee hoche la tête.
— Assez effrayants pour qu’il la considère désormais comme une menace mortelle. Au point d’essayer de la tuer. — Oui, c’est notre théorie actuelle.
Je me cache le visage dans les bras parce que je n’arrive pas à y croire. Ce n’est pas possible. Forcer Peeta à oublier qu’il m’aime... personne ne pourrait faire ça.
— Mais vous allez le guérir, n’est-ce pas ? demande Prim.
— Eh bien... il n’existe pas beaucoup de données là- dessus, admet Plutarch. Aucune, en fait. Si quelqu’un a déjà tenté de briser ce genre de conditionnement, nous n’avons pas accès à ses travaux.
— Mais vous allez essayer quand même, pas vrai ? Insiste Prim. Vous n’allez pas simplement l’enfermer dans une cellule capitonnée et le laisser souffrir ?
— Bien sûr que nous allons essayer, Prim, lui assure Beetee. Seulement, nous ne savons pas dans quelle mesure nous réussirons. Et si c’est possible. À mon avis, les images effrayantes sont probablement les plus difficiles à effacer. Ce sont celles dont nous nous souvenons le mieux, après tout.
— Et en dehors de ses souvenirs de Katniss, nous ignorons ce qu’ils ont pu modifier d’autre, intervient Plutarch. Nous sommes en train de réunir une équipe de psychologues et d’experts militaires afin d’élaborer un déconditionnement. Personnellement, je suis plutôt optimiste quant à ses chances de guérison.
— Ah oui ? fait Prim d’un ton railleur. Et vous, Haymitch, qu’est-ce que vous en pensez ?
J’écarte légèrement les bras pour observer son expression à travers la fente. Il paraît las et découragé.
— Je crois que Peeta guérira peut-être en partie, admet- il. Mais... j’ai peur qu’il ne soit plus jamais le même.
Je referme mes bras pour ne plus voir aucun d’eux.
— Au moins il est vivant, rappelle Plutarch, comme s’il commençait à perdre patience. Snow a fait exécuter la styliste de Peeta et son équipe de préparation hier soir. En direct, à la télévision. Et nous n’avons aucune idée de ce qui a pu arriver à Effie Trinket. Peeta est mal en point, mais il est là. Avec nous. Ça représente une nette amélioration par rapport à sa situation d’il y a douze heures. Tâchons de ne pas l’oublier, d’accord ?
Cette tentative de Plutarch pour me remonter le moral en m’apprenant au passage quatre nouveaux meurtres, peut-être cinq — fait long feu. Portia. Les préparateurs de Peeta. Effie. Les efforts que je fais pour refouler mes larmes me déchirent la gorge, et je finis par éclater en sanglots une fois de plus. On n’a pas d’autre choix que de me placer sous sédatifs.
À mon réveil, je me demande quand j’arriverai à retrouver h sommeil sans qu’on me fasse une injection dans le bras.
Heureusement que je ne suis pas censée prononcer un mot pendant quelques jours, car je n’ai rien envie de dire. Ni de faire. En fait, je me comporte en patiente modèle. Ma léthargie passe pour de l’obéissance, un respect des consignes des médecins. Je ne ressens plus le besoin de pleurer. Je me raccroche à une image toute simple: le visage de Snow, auquel je murmure dans ma tête : «Je vous tuerai. »
Ma mère et Prim se relaient à mon chevet, m’encourageant à prendre quelques gorgées de bouillie. On passe régulièrement m’informer de l’évolution de l’état de santé de Peeta. Son corps est en train d’évacuer petit à petit les doses élevées de venin de guêpe. Il est soigné uniquement par des inconnus, des natifs du Treize - aucun rebelle originaire du Capitole ou du Douze n’a été autorisé à le voir, pour ne pas réveiller chez lui de souvenirs dangereux. Une équipe de spécialistes travaille d’arrache-pied à l’élaboration d’un moyen de guérison.
Gale n’est pas supposée me rendre visite, car il est consigné dans son lit avec une blessure à l’épaule. Mais la troisième nuit, alors que je suis à moitié assommée par les médicaments et qu’on a baissé la lumière, il se glisse en silence dans ma chambre. Il ne dit pas un mot ; il effleure mes plaies au cou d’une main aussi légère qu’une aile de papillon, me plante un baiser entre les deux yeux puis s’éclipse.
Le lendemain matin, on me laisse sortir de l’hôpital en me recommandant d’éviter les gestes brusques et de parler le moins possible. Comme on ne m’a pas imprimé d’emploi du temps, je traîne au hasard jusqu’à ce que Prim soit libérée de ses obligations à l’hôpital pour me conduire au nouveau compartiment familial. Le 2212. Presque identique au précédent, mais sans la fenêtre.
Buttercup bénéficie désormais d’une dose quotidienne de nourriture et d’une caisse de sable rangée sous l’évier de la salle de bains. Alors que Prim me borde dans mon lit, il saute sur son oreiller pour réclamer son attention. Elle le prend machinalement dans ses bras.
— Katniss, je sais que tu prends très mal toute cette affaire avec Peeta. Mais n’oublie pas que Snow l’a eu entre ses mains pendant des semaines, alors qu’on ne l’a récupéré que depuis quelques jours. Il y a une chance pour que l’ancien Peeta, celui que tu aimes, soit encore là, quelque part. Et qu’il essaie de revenir vers toi. Ne te décourage pas trop vite.
En regardant ma petite sœur, je me dis qu’elle a hérité des plus belles qualités de la famille : le talent de guérisseuse de ma mère, le sang-froid de mon père, et ma combativité. Je vois aussi autre chose en elle, qui lui appartient en propre. Cette capacité à démêler l’écheveau de l’existence et à voir les choses telles qu’elles sont. Se pourrait-il qu’elle ait raison ? Que l’ancien Peeta puisse me revenir ?
— Je dois retourner à l’hôpital, dit Prim en posant Buttercup sur le lit à côté de moi. Vous n’avez qu’à vous tenir compagnie tous les deux, d’accord ?
Buttercup saute du lit et la suit jusqu’à la porte en poussant des miaulements de protestation. Tu parles d’une compagnie ! Au bout de trente secondes, je ne supporte plus d’être enfermée dans cette cellule souterraine et je sors en abandonnant Buttercup derrière moi. Je me perds plusieurs fois, mais je finis par trouver le chemin de la Défense spéciale. Tous ceux que je croise ouvrent de grands yeux devant mes ecchymoses, au point que je finis par remonter mon col jusqu’à mes oreilles.
Gale est sorti de l’hôpital, lui aussi. Je le trouve avec Beetee dans l’une des salles de recherche. Ils sont penchés an un dessin, complètement absorbés, en train de prendre des mesures. La table et le sol sont jonchés de brouillons.
D’autres dessins sont punaisés sur un tableau de liège, ou occupent plusieurs écrans. Je reconnais dans l’un d’eux les grandes lignes d’un piège de Gale.
— Qu’est-ce que vous fabriquez ? Je leur demande d’une voix rauque, en indiquant le dessin.
— Ah, Katniss, tu nous as percés à jour ! s’exclame joyeusement Beetee.
— Quoi, c’est un secret ?
Je savais que Gale descendait souvent travailler ici avec Beetee, mais je croyais qu’ils dessinaient plutôt des arcs ou îles fusils.
— Pas vraiment. Disons que je me sens un peu coupable de monopoliser Gale à ce point, avoue Beetee.
Comme je suis presque toujours désorientée, soucieuse ou en colère, quand je ne suis pas au maquillage ou sur un lit d’hôpital, je ne peux pas dire que les absences de Gale me pèsent beaucoup. Sans compter que nous ne sommes pas dans les meilleurs termes en ce moment, lui et moi. Mais tant mieux si Beetee a l’impression d’avoir une dette envers moi.
— J’espère que vous faites bon usage de son temps.
— Viens voir par toi-même, dit-il en m’indiquant un écran d’ordinateur.
Voilà donc ce qu’ils font. Ils s’inspirent des idées fondamentales qui sous-tendent les pièges de Gale et les adaptent aux armes de guerre. Aux bombes, surtout. Il s’agit moins de reprendre le mécanisme des pièges que d’en conserver le ressort psychologique. En piégeant par exemple une zone qui fournit un élément essentiel à la survie. Comme une source d’eau ou d’alimentation. En effrayant les cibles de manière qu’elles s’enfuient en grand nombre vers un danger bien pire. En menaçant les enfants pour attirer les parents dans la nasse. En conduisant la victime dans un endroit qui paraît sûr - mais où la mort l’attend. À un certain stade, Gale et Beetee ont laissé de côté les instincts animaux pour se focaliser sur des impulsions plus humaines. Telle la compassion. Une bombe explose ; on laisse passer un moment pour donner le temps aux gens de se ruer au secours des blessés ; puis une deuxième bombe, plus puissante, élimine également les sauveteurs.
— Vous allez loin, dis-je. Il n’y a vraiment aucune limite pour vous ? (Ils me fixent tous les deux - Beetee avec scepticisme, Gale d’un air hostile.) Je suppose qu’il n’existe pas de manuel qui stipule ce qui est acceptable ou non en temps de guerre.
— Bien sûr que si. Beetee et moi suivons le même manuel que le président Snow quand il a ordonné le lavage de cerveau de Peeta, rétorque Gale.
L’argument est cruel, mais il fait mouche. Je pars sans autre commentaire. J’ai le sentiment que si je ne quitte pas les lieux immédiatement, je risque de piquer un coup de sang. Pourtant je suis toujours à la Défense spéciale quand Haymitch me rejoint.
— Viens, me dit-il. On a besoin de toi à l’hôpital.
— Pour quoi faire ?
Ils veulent tenter quelque chose sur Peeta. Lui envoyer les rescapés du Douze les plus inoffensifs qu’ils puissent trouver. Des gens qui soient rattachés aux souvenirs d’enfance de Peeta, sans être trop proches de toi. On est en train de les sélectionner en ce moment.
Ce ne doit pas être chose facile, car ceux qui partagent des souvenirs d’enfance avec Peeta sont pour la plupart des gens de la ville et ils ne sont pas nombreux à avoir échappé aux flammes. Mais devant la chambre d’hôpital qu’on a transformée en espace de travail pour l’équipe soignante de Peeta, je vois Delly Cartwright assise en grande discussion avec Plutarch. Elle me sourit comme si nous étions les meilleures amies du monde. Elle sourit toujours comme ça.
— Katniss ! s’écrie-t-elle.
— Salut, Delly, lui dis-je.
J’avais entendu dire que son petit frère et elle avaient survécu. Leurs parents, qui tenaient la boutique de chaussures dans le centre, ont eu moins de chance. Elle fait plus vieille dans les vêtements ternes du Treize qui ne flattent personne, avec ses longs cheveux blonds ramenés en natte toute simple au lieu de ses anciennes boucles. Je la trouve plus mince que dans mon souvenir, c’était l’une des rares enfants du Douze à avoir quelques kilos en trop. Le régime local, le stress, le chagrin d’avoir perdu ses parents ont dû contribuer à cet amaigrissement.
— Comment vas-tu ? Je lui demande.
— Oh, disons que ça fait beaucoup de changements d’un coup. (Ses yeux se mouillent de larmes.) Mais les gens sont tous très gentils ici, au Treize, tu ne trouves pas ?
Delly est sincère. Elle porte un véritable amour à ses semblables, pas uniquement aux rares élus qu’elle aurait mis des années à choisir.
— Ils se sont donné du mal pour nous accueillir. (Je crois pouvoir dire ça en toute honnêteté, sans avoir l’impression d’en faire trop.) Alors, c’est toi qu’on a choisie pour parler à Peeta ?
— On dirait bien. Pauvre Peeta. Je vous plains, tous les deux. Je ne comprendrai jamais le Capitole.
— Ça vaut peut-être mieux.
— Delly connaît Peeta depuis très longtemps, me confie Plutarch.
— Oh, oui ! s’exclame Delly dont le visage s’illumine. On jouait ensemble quand on était petits. Je racontais à tout le monde qu’il était mon frère.
— Qu’en penses-tu ? me demande Haymitch. Crois-tu qu’elle risque de réveiller certains souvenirs te concernant ?
— Nous étions tous dans la même classe. Mais nous ne nous parlions pas beaucoup, dis-je.
— Katniss était tellement incroyable, se souvient Delly, je n’aurais jamais osé lui adresser la parole. Elle chassait, elle fréquentait la Plaque, tout ça. On avait tous énormément d’admiration pour elle.
Haymitch et moi la dévisageons longuement pour être sûrs qu’elle ne plaisante pas. À l’entendre, je n’avais pas d’amis parce que j’intimidais tout le monde à cause de mes qualités exceptionnelles. C’est faux. Je n’avais pas d’amis parce que je n’avais rien d’amical. Mais on peut compter sur Delly pour présenter les choses sous leur jour le plus favorable.
— Delly ne retient toujours que le meilleur de chacun, dis-je. Je ne vois pas comment elle pourrait réveiller de mauvais souvenirs chez Peeta. (Et puis un détail me revient.) Au Capitole, quand j’ai menti à propos de la Muette que j’avais reconnue. Peeta est venu à mon secours en racontant qu’elle ressemblait à Delly.
— Je m’en souviens, dit Haymitch. Je ne sais pas si ça compte. C’était un mensonge ; Delly n’était pas vraiment là. Je ne crois pas que ça puisse se comparer à des années de souvenirs d’enfance.
— Surtout avec une camarade aussi agréable que Delly, renchérit Plutarch. Essayons toujours!
Plutarch, Haymitch et moi passons dans la salle d’observation à côté de la chambre de Peeta. Dix membres de son équipe soignante s’y pressent déjà, armés de stylos et de tablettes à pince. Un miroir sans tain et des micros cachés nous permettent d’étudier Peeta en secret. Il est allongé sur son lit, les bras entravés. Il ne tire pas sur ses liens mais ses mains s’agitent en permanence. Et même s’il paraît plus lucide que quand il a voulu m’étrangler, il conserve une expression qui ne lui ressemble pas.
En entendant la porte s’ouvrir, il écarquille les yeux puis plisse le front d’un air perplexe. Delly s’avance d’abord avec timidité, mais en s’approchant de son lit elle ne peut s’empêcher de sourire.
— Peeta ? C’est Delly. Tu te rappelles ?
— — Delly ? (Le brouillard semble se dissiper quelque peu.) Delly. C’est toi.
Oui ! S’exclame-t-elle, avec un soulagement visible. Comment te sens-tu ?
— Horrible. Où sommes-nous ? Que s’est-il passé ? — C’est parti, murmure Haymitch.
— Je lui ai demandé d’éviter toute allusion à Katniss ou au Capitole, nous confie Plutarch. D’essayer plutôt d’évoquer la maison.
— Eh bien... On est au district Treize. C’est là qu’on vit maintenant, répond Delly.
— C’est ce qu’on n’arrête pas de me dire. Mais ça n’a pas de sens. Pourquoi ne sommes-nous pas chez nous ?
Delly se mord la lèvre. — Il y a eu... un accident. Notre ancien district me manque beaucoup, à moi aussi. Je repensais à ces dessins à la craie qu’on faisait sur les pavés. Les tiens étaient si beaux. Tu te souviens des animaux que tu dessinais ?
— Oui, admet Peeta. Des cochons, des chats, et je ne sais plus quoi encore. Tu as parlé d’un... accident ?
Une mince pellicule de sueur luit sur le front de Delly. Elle s’efforce d’éluder la question :
— C’a été affreux. Personne... n’a pu rester, bafouille- t-elle.
— N’insiste pas, petite, souffle Haymitch.
— Mais je suis sûre que tu vas te plaire ici, Peeta. Les gens sont très gentils avec nous. Il y a de quoi manger et des vêtements propres pour tout le monde, et l’école est beaucoup plus intéressante, dit Delly.
— Pourquoi mes parents ne sont-ils pas venus me voir ? demande Peeta.
— Ils n’ont pas pu. (Delly perd pied de nouveau.) Beaucoup de gens n’ont pas réussi à quitter le Douze. Il va falloir nous faire une nouvelle vie ici. Il y a sûrement du travail pour un bon boulanger. Tu te souviens quand ton père nous laissait faire des garçons et des filles en pâte à pain ?
— Il y a eu un incendie, déclare Peeta tout à coup.
— Oui, avoue-t-elle à voix basse.
— Le Douze a brûlé, pas vrai ? À cause d’elle, s’emporte Peeta. À cause de Katniss !
Il commence à tirer sur ses sangles.
— Oh, non, Peeta. Ce n’était pas sa faute, proteste Delly.
— C’est elle qui t’a demandé de dire ça ?
— Faites-la sortir, ordonne Plutarch.
La porte s’ouvre immédiatement, et Delly bat en retraite dans sa direction.
— Elle n’en a pas eu besoin. Je..., commence Delly.
— Parce qu’elle t’a menti ! C’est une menteuse ! Ne crois rien de ce qu’elle peut te raconter ! crie Peeta. C’est une sorte de mutation génétique créée par le Capitole pour s’en servir contre nous !
— Non, Peeta. Elle n’est pas comme..., tente de plaider Delly.
— Ne lui fais pas confiance, Delly, insiste Peeta d’une voix frénétique. Je l’ai fait, et elle a essayé de me tuer. Elle a tué mes amis. Mes parents. Ne t’approche pas d’elle. C’est une mutante !
Une main passe le seuil et tire Delly à l’extérieur. La porte se referme. Peeta continue de hurler :
— Une mutante ! Une saleté de mutante !
Non seulement il me déteste et ne pense qu’à me tuer, mais il ne me croit même plus humaine. C’était moins douloureux de me faire étrangler.
Autour de moi, les membres de l’équipe soignante griffonnent comme des fous, notant soigneusement chaque mot. Haymitch et Plutarch m’empoignent chacun par un bras et m’entraînent hors de la salle. Ils m’adossent contre le mur dans le couloir silencieux. Mais je sais que les cris de Peeta résonnent toujours derrière la porte et le miroir sans tain.
Prim, s’est trompée. Peeta est irrécupérable.
— Je ne peux pas rester là, dis-je d’une voix éteinte. Si vous voulez que je sois votre geai moqueur, vous allez devoir m’envoyer ailleurs.
— Où voudrais-tu aller ? demande Haymitch.
— Au Capitole.
C’est le seul endroit où il me reste quelque chose à faire. — Impossible, répond Plutarch. Pas tant que les combats continueront dans les districts. La bonne nouvelle, c’est qu’ils sont en train de se terminer presque partout sauf dans le Deux. Mais c’est une noix plutôt difficile à briser.
Il a raison. D’abord les districts. Ensuite le Capitole. Et enfin, Snow. — D’accord, dis-je. Envoyez-moi dans le Deux.
14
Le district Deux, comme on peut s’y attendre, est très grand, composé d’une succession de villages disséminés dans les montagnes. À l’origine, chaque village était associé à une mine ou à une carrière, mais aujourd’hui, beaucoup se consacrent exclusivement à l’hébergement et à l’entraînement des Pacificateurs. Tout cela ne présenterait pas de grandes difficultés, puisque les rebelles disposent de l’appui aérien du Treize, s’il n’y avait un hic : une montagne virtuellement impénétrable au centre du district, qui héberge le cœur de l’armée du Capitole.
Nous avons surnommé cette montagne la Noix car j’ai repris le commentaire de Plutarch - « noix difficile à briser » - aux chefs de la rébellion locale, fourbus et découragés. La Noix s’est bâtie après les jours obscurs, alors que le Capitole venait de perdre le Treize et recherchait désespérément un nouveau bastion souterrain. Il conservait une partie de ses ressources militaires dans ses faubourgs - des missiles nucléaires, des avions, des troupes — mais une part significative de son pouvoir se retrouvait désormais entre les mains de l’ennemi. Bien sûr, il n’était pas question de reproduire le Treize, lequel s’était construit sur plusieurs siècles ; mais les mines désaffectées du district Deux offraient une belle opportunité. Depuis le ciel, la Noix ressemblait à une montagne ordinaire percée de quelques galeries. Mais à l’intérieur, elle renfermait des cavités immenses où l’on avait taillé de gros quartiers de roche avant de les remonter à la surface et de les transporter par des routes sinueuses jusqu’à des chantiers de construction. Elle comportait même un petit train pour conduire les mineurs entre la Noix et le centre de la ville principale du district. La voie ferrée s’arrêtait sur la Grand-Place où Peeta et moi nous sommes tenus lors de notre Tournée de la victoire, debout sur les marches de l’hôtel de justice, nous efforçant de ne pas voir au premier rang les familles de Cato et de Clove en deuil.
Sujet aux coulées de boue, aux inondations et aux avalanches, le terrain n’était pas idéal. Mais ses atouts l’emportaient sur ses défauts. En s’enfonçant profondément sous la montagne, les mineurs avaient dégagé de grosses colonnes de pierre et des parois solides pour soutenir les infrastructures. Le Capitole a renforcé tout ça pour faire de la montagne sa nouvelle base militaire. Il l’a truffée d’ordinateurs, de banques de données, de salles de réunion, de baraquements et d’arsenaux. Il a élargi les entrées afin de permettre le passage des hovercrafts, et installé des lance-missiles. Mais dans l’ensemble, l’aspect extérieur de la montagne n’a pratiquement pas changé. C’est toujours la même masse rocailleuse envahie par la végétation et les bêtes sauvages. Une forteresse naturelle pour se défendre contre ses ennemis.
Par rapport aux autres districts, les habitants étaient dorlotés par le Capitole. Il suffit de regarder les rebelles du Deux pour voir qu’ils étaient nourris décemment et pris en charge depuis l’enfance. Certains finissaient comme ouvriers dans les carrières ou dans les mines. D’autres recevaient une formation pour travailler à la Noix ou grossir les rangs des Pacificateurs. Ils étaient sélectionnés très jeunes et entraînés au combat. Les Hunger Cames représentaient ici plus qu’ailleurs une opportunité de devenir riches et de se couvrir de gloire. Bien sûr, les gens du Deux gobaient la propagande du Capitole avec bien plus de facilité que le reste d’entre nous. Ils adoptaient ses valeurs. Mais malgré tout, ils restaient des esclaves. Et si les citoyens qui devenaient Pacificateurs ou travaillaient à la Noix ne s’en rendaient pas compte, les casseurs de pierre qui constituent aujourd’hui le gros de la résistance locale en avaient pleinement conscience.
La situation n’a pas évolué depuis mon arrivée deux semaines plus tôt. Les villages extérieurs sont aux mains des rebelles, la ville est divisée et la Noix plus intouchable que jamais. Ses rares entrées sont solidement fortifiées, son cœur bien à l’abri sous la montagne. Alors que tous les autres districts échappent désormais à la mainmise du Capitole, le Deux reste dans son giron.
Chaque jour, je fais mon possible pour apporter mon aide. Je rends visite aux blessés. J’enregistre de petits spots de propagande avec mon équipe de tournage. On ne me laisse pas prendre part aux combats mais on m’invite aux conseils de guerre, ce qui représente une amélioration considérable par rapport au Treize. Je me sens beaucoup mieux ici. Plus autonome, sans emploi du temps imprimé sur le bras, plus libre de mes mouvements. Je vis en surface, dans les villages rebelles ou dans les grottes voisines. Déménageant régulièrement, pour des raisons de sécurité. La journée, on m’autorise à chasser à ma guise pourvu que j’emmène une escorte et ne m’éloigne pas trop. Dans l’air froid et raréfié de la montagne, je retrouve des forces, et le brouillard qui enveloppait mes idées achève de se dissiper. Hélas, cette clarté mentale s’accompagne d’une conscience plus vive encore de ce qu’on a infligé à Peeta.
Snow me l’a prit, l’a démoli jusqu’à le rendre méconnaissable, puis me la servi sur un plateau. Boggs, venu dans le Deux en même temps que moi, est d’avis que même si leur plan était remarquable, le sauvetage de Peeta s’est révélé un peu trop facile. Il pense que si le Treize n’avait rien tenté, on m’aurait renvoyé Peeta de toute manière. On l’aurait largué dans un district en guerre, voire directement dans le Treize. Emballé dans un paquet cadeau avec mon nom dessus. Programmé pour me tuer.
C’est seulement maintenant qu’il est différent que je peux pleinement apprécier le vrai Peeta. Encore plus que s’il était mort. Sa gentillesse, sa fermeté, sa générosité capable de s’enflammer par moments. En dehors de Prim, de ma mère et de Gale, combien de personnes m’aiment d’un amour inconditionnel ? Plus aucune, j’en ai bien peur. Parfois, quand je me retrouve seule, je sors ma perle de ma poche et j’essaie de me souvenir du garçon des pains, de ses bras qui éloignaient mes cauchemars dans le train, de nos baisers dans l’arène. Je tâche de mettre un nom sur ce que j’ai perdu. Mais à quoi bon ? C’est fini. Ce qu’il y avait entre nous n’existe plus. Il ne me reste plus que ma promesse de tuer Snow. Que je me répète dix fois par jour.
Au Treize, la guérison de Peeta se poursuit. Même si je ne lui demande rien, Plutarch me tient régulièrement informée au téléphone.
— Bonne nouvelle, Katniss ! m’annonce-t-il gaiement. Je crois que nous sommes en passe de le convaincre que tu n’es pas une mutation génétique !
Ou encore :
— Aujourd’hui, il a pu manger son pudding tout seul !
Quand c’est Haymitch que j’ai au bout du fil, il m’avoue que l’état de Peeta ne s’améliore pas. Ma seule lueur d’espoir, plutôt maigre, me vient de ma sœur.
— Prim a eu l’idée de le reprogrammer, me raconte Haymitch. De lui remettre en mémoire les images déformées qu’il a de toi, avant de lui administrer une forte dose de calmants, comme la morphine. Nous n’avons essayé que sur un seul souvenir pour l’instant. La séquence où vous êtes tous les deux dans la grotte, quand tu lui racontes l’épisode de la chèvre de Prim.
— A-t-on vu une amélioration ?
— Eh bien, si une confusion extrême te paraît préférable a une terreur extrême, alors oui, répond Haymitch. Mais je ne sais pas trop. Il est resté muet pendant des heures. Plongé dans une espèce de transe. Quand il en est sorti, la seule chose qu’il a dite, c’a été de demander ce qu’était devenue la chèvre.
— D’accord, dis-je.
— Et de votre côté, ça avance ?
— Pas vraiment.
— On vous envoie une équipe pour vous donner un coup de main avec la montagne, m’apprend-il. Beetee et quelques autres. Tu sais, les cerveaux.
Quand on nous communique la liste des cerveaux, je ne suis pas étonnée d’y lire le nom de Gale. J’étais sûre que Beetee le prendrait avec lui, non pas pour son habileté mais dans l’espoir qu’il trouverait je ne sais quel moyen de prendre la montagne au piège. Au début, Gale avait proposé de m’accompagner dans le Deux mais je n’avais pas voulu l’arracher à ses travaux avec Beetee. Je lui avais dit de rester sur place, là où il était le plus utile. Je ne pouvais pas lui expliquer que sa présence me rendrait la perte de Peeta encore plus difficile à vivre.
Gale vient me retrouver dès leur arrivée en fin d’après- midi. Je suis assise sur un rondin à l’entrée de mon village actuel, en train de plumer une oie. Une douzaine d’autres s’entassent à mes pieds. Ces oiseaux ont entamé leur migration en grand nombre depuis que je suis là, et ils constituent des proies faciles. Gale s’installe à côté de moi sans un mot et se met au travail. Nous avons plumé environ la moitié du tas quand il demande :
— Tu crois qu’on va les retrouver dans notre assiette ?
— Oui. La plupart sont destinées à la cuisine du camp, même si je suis censée en garder une ou deux pour les gens qui vont m’héberger ce soir, dis-je. En dédommagement.
— J’aurais cru que l’honneur de ta présence constituait un dédommagement suffisant, observe-t-il.
— Moi aussi. Mais il paraît que les geais moqueurs sont mauvais pour la santé.
Nous continuons à plumer nos oiseaux en silence. Puis il m’annonce :
— J’ai vu Peeta hier. À travers le miroir sans tain.
— Qu’est-ce que tu en as pensé ?
— Quelque chose d’égoïste, m’avoue Gale.
— Que tu n’avais plus à être jaloux de lui ?
J’arrache une poignée de plumes d’un coup sec, et un nuage de duvet flotte autour de nous.
— Non. Tout le contraire, dit Gale en m’ôtant une petite plume que j’avais dans les cheveux. Je me suis dit... que je ne pourrais jamais rivaliser avec ça. Quelles que soient mes souffrances. (Il fait tourner la plume entre son pouce et son index.) Je n’aurai aucune chance s’il ne guérit pas. Tu ne pourras jamais l’oublier. Tu te sentiras toujours coupable d’être avec moi.
— Comme je me suis toujours sentie coupable de l’embrasser, à cause de toi, dis-je.
Gale soutient mon regard.
— Si je croyais une seconde que c’est vrai, je pourrais presque accepter tout le reste.
— C’est vrai, dis-je. Mais ce que tu as dit à propos de Peeta l’est aussi. Gale lâche un grognement d’exaspération. Pourtant, après avoir déposé nos oiseaux, nous retournons dans la forêt ramasser du bois pour le feu et je me retrouve dans ses bras. Ses lèvres me frôlent le cou, là où les ecchymoses commencent à s’estomper, et remontent vers ma bouche, en dépit de ce que je ressens pour Peeta, je me résigne à l’idée qu’il ne pourra jamais revenir vers moi. Ni moi vers lui. Je resterai dans le Deux jusqu’à la victoire puis me rendrai au Capitole pour tuer Snow, et ensuite, je mourrai. Lui mourra de son côté, fou à lier, en me détestant. C’est pourquoi, dans la lumière du soir, je ferme les yeux et j’embrasse Gale pour compenser tous ces baisers que j’ai retenus si longtemps, parce que ça n’a plus d’importance et que je me sens si désespérément seule.
Le contact de Gale, son goût, sa chaleur me rappellent que mon corps au moins est toujours en vie, et sur le moment, c’est une sensation agréable. Je fais le vide dans ma tête et je laisse les sensations affluer dans ma chair. Je m’y abandonne avec joie. Quand Gale se détache de moi, je fais mine de me rapprocher mais il me relève délicatement le menton.
— Katniss, dit-il.
À l’instant où je rouvre les yeux, tout se brouille autour de moi. Je ne reconnais ni la forêt, ni la montagne, ni aucun de nous. Je porte automatiquement la main à ma cicatrice à la tempe gauche, que j’associe à la confusion.
— Embrasse-moi.
Indécise, le regard fixe, je reste plantée là pendant qu’il se penche et pose ses lèvres sur les miennes. Il me dévisage avec attention. — À quoi penses-tu ? me demande-t-il.
— Je n’en sais rien, lui dis-je dans un souffle. — Alors, c’est comme embrasser une fille ivre. Ça ne compte pas, déclare-t-il avec un rire forcé.
Il ramasse une brassée de petit bois et me la fourre dans les mains. Je reprends mes esprits.
— Qu’est-ce que tu en sais ? Dis-je pour masquer mon embarras plus qu’autre chose. As-tu déjà embrassé une fille ivre ?
Je suppose que Gale a dû embrasser des tas de filles dans le Douze. Les volontaires ne manquaient pas, c’est certain. Je n’y avais jamais vraiment réfléchi jusqu’ici.
Il se contente de secouer la tête.
— Non. Mais ce n’est pas difficile à imaginer.
— Quoi, tu n’as jamais embrassé personne d’autre que moi ?
Je n’ai pas dit ça. Je te rappelle que tu n’avais que douze ans lors de notre première rencontre. Et que tu n’étais pas commode. J’avais une vie en dehors de nos parties de chasse, tu sais ? dit-il en se chargeant de bois lui aussi.
Voilà qui pique ma curiosité tout à coup.
— Ah oui ? Qui as-tu embrassé ? Et où ?
— Oh, je ne me souviens pas de toutes. Derrière l’école, sur le crassier, partout, répond-il.
Je lève les yeux au ciel.
— Alors, à quel moment suis-je devenue tellement spéciale ? Quand on m’a envoyée au Capitole ?
— Non. Environ six mois plus tôt. Juste après le nouvel an. Nous étions à la Plaque, en train d’avaler un bol de bouillon chez Sae Boui-boui. Et Darius, pour rire, a proposé de t’échanger un lapin contre un baiser. C’est là que je me suis rendu compte que... ça me faisait quelque chose, m’avoue-t-il.
— Je m’en souviens. Il faisait un froid glacial, et déjà sombre à 4 heures de l’après-midi. Nous étions partis à la chasse mais la neige s’était mise à tomber et nous avait forcés à rentrer. La Plaque était pleine de gens venus s’y réfugier.
La soupe de Sae Boui-boui, dans laquelle flottaient les os d’un chien sauvage que nous avions tué la semaine précédente, n’était pas fameuse. Elle était chaude, néanmoins, et je mourais de faim. Je la dégustais donc assise en tailleur sur le comptoir. Adossé au poteau du stand, Darius me chatouillait la joue avec le bout de ma natte pendant que j’écartais sa main d’une petite tape. Il m’expliquait que chacun de ses baisers valait bien un lapin, peut-être même deux, car tout le monde savait que les rouquins étaient les plus virils des hommes. Sae Boui-boui et moi gloussions de le voir aussi ridicule, aussi insistant, à nous désigner telle ou telle femme dans la foule qui lui aurait soi-disant offert bien davantage qu’un lapin pour avoir le privilège de goûter ses lèvres.
— Tenez, vous voyez la femme au cache-col vert ? Allez donc lui demander. S’il vous faut absolument des références.
C’était à un million de kilomètres d’ici, il y a un milliard d’années, dans une autre vie.
— Darius ne faisait que plaisanter, dis-je.
— Probablement. Mais s’il avait été sérieux, tu aurais été la dernière à t’en apercevoir, dit Gale. Regarde Peeta. Regarde-moi. Ou même Finnick. Je commençais à croire qu’il en pinçait pour toi mais on dirait qu’il est rentré dans le droit chemin.
— Finnick ? Si tu crois qu’il était amoureux de moi, tu le connais mal.
Gale hausse les épaules.
— Je sais qu’il était désespéré. Ça pousse les gens à commettre toutes sortes de trucs délirants.
Je ne peux pas m’empêcher de me sentir visée.
Dès le lendemain matin, les cerveaux se réunissent de bonne heure pour s’attaquer au problème de la Noix. Je suis convoquée moi aussi, même si je n’ai pas grand-chose de constructif à proposer. Je reste à l’écart de la table de conférence et m’assieds sur l’appui de la fenêtre d’où on a une vue imprenable sur la montagne. La commandante du Deux, une femme entre deux âges du nom de Lyme, nous fait la visite virtuelle de la Noix, avec son plan intérieur et ses fortifications, et nous raconte leurs vaines tentatives de s’en emparer. Je l’ai croisée une ou deux fois depuis mon arrivée, et chaque fois j’ai eu l’impression de l’avoir déjà vue. Avec ses deux mètres de haut et sa carrure imposante, ce n’est pas une femme qu’on oublie facilement. Mais c’est seulement quand je la découvre à l’image, en train de mener son groupe à l’assaut de l’entrée principale de la Noix, que les rouages s’enclenchent dans ma tête. Je réalise que je suis en présence d’une autre gagnante comme moi : Lyme, la tribut du district Deux qui a remporté les Hunger Games voilà plus d’une génération. Effie nous avait envoyé l’enregistrement de sa victoire parmi d’autres, afin de préparer l’édition d’Expiation. J’ai dû l’apercevoir de temps à autre dans les autres Jeux au fil des ans, mais elle a su rester discrète. Au courant maintenant du sort infligé à Haymitch et à Finnick, je m’interroge : qu’est-ce que le Capitole a bien pu lui réserver après sa victoire ?
Aussitôt que Lyme a terminé sa présentation, les questions fusent. Les heures défilent, le déjeuner passe et les cerveaux continuent à débattre d’un plan possible pour briser la Noix. Mais si Beetee pense pouvoir court-circuiter certains systèmes informatiques, et si l’on envisage de mettre à contribution la poignée d’agents dont nous disposons à l’intérieur, aucune suggestion innovante ne se dégage vraiment. À mesure que l’après-midi s’écoule, la discussion revient sans arrêt à la même stratégie essayée à de nombreuses reprises - l’assaut frontal contre les entrées. Je vois la frustration de Lyme monter peu à peu. Elle a tenté tellement de variations de ce plan, perdu tant de soldats. Pour finir, elle rugit :
— Le prochain qui propose de s’emparer des entrées a intérêt à être sûr de son coup, parce que c’est lui qui dirigera l'assaut !
Cale, trop impatient pour rester sagement à la table, a passé la journée à faire les cent pas, quand il ne me tenait pas compagnie sur l’appui de la fenêtre. Il s’est vite rangé à l’opinion de Lyme, à savoir que les entrées sont imprenables, et s’est retiré de la conversation. Depuis une heure environ, il est assis sans rien dire, le front plissé par la concentration, fixant la Noix à travers la vitre. Dans le silence qui succède à l’ultimatum de Lyme, il demande :
— Est-il vraiment nécessaire de nous emparer de la Noix ? Ou bien suffirait-il de la neutraliser ?
— Ce serait toujours un début, concède Beetee. À quoi penses-tu exactement ?
— Imaginez qu’on ait affaire à un repaire de chiens sauvages, continue Gale. Inutile d’espérer s’y introduire. Ça ne laisse que deux solutions. Piéger les chiens à l’intérieur, ou noyer les galeries pour les faire sortir.
Nous avons déjà bombardé les entrées, intervient Lyme. Elles sont retranchées trop profond dans la roche pour subir le moindre dommage.
— Ce n’était pas mon idée, rétorque Gale. Je pensais plutôt à nous servir de la montagne. (Beetee se lève et rejoint Gale à la fenêtre, plissant les yeux à travers ses lunettes.) Là, vous voyez ? Le long des flancs ?
— Des couloirs d’avalanche, murmure Beetee. Ce serait risqué. Il faudrait planifier la séquence d’explosions avec la plus grande minutie, et une fois le processus enclenché, plus question de le contrôler.
— Pas besoin de le contrôler si nous abandonnons l’idée de récupérer la Noix, dit Gale, et si nous décidons de la sceller définitivement.
— Donc tu suggères de déclencher des avalanches pour obstruer toutes les issues ? demande Lyme.
— C’est ça, confirme Gale. Piéger l’ennemi à l’intérieur, le couper de toute ressource. Qu’il ne puisse plus faire sortir ses hovercrafts.
Pendant que les autres réfléchissent à cette idée, Boggs feuillette les plans de la Noix en fronçant les sourcils.
— Ça risque de tuer tous ceux qui sont à l’intérieur. Regardez le système de ventilation. Il est plutôt rudimentaire. Rien de comparable à ce que nous avons dans le Treize. Il repose entièrement sur l’air puisé depuis l’extérieur. Si les conduits de ventilation se bouchent, personne ne pourra plus respirer.
— Ils pourront toujours s’enfuir par le tunnel du train jusqu’à la grand-place, dit Beetee.
— Pas si on le fait sauter, rétorque Gale d’un ton brusque.
Son intention, son intention réelle, devient claire. Gale ne se soucie pas d’épargner les défenseurs de la Noix. Il ne cherche pas à prendre le gibier vivant pour le ramener.