— Quel genre de problème ? demande Gale.
— Des bombardiers en approche, lui répond Boggs. (Il hisse la main derrière ma nuque et déplie d’un coup sec le casque dessiné par Cinna.) Ne trainons pas !
Sans trop savoir ce qui se passe, je prends au pas de course la direction de la ruelle par laquelle nous sommes venus. Je n’ai pourtant pas l’impression d’une menace imminente. Le ciel est bleu et sans nuages. La rue est dégagée, à l’exception de quelques personnes qui amènent des blessés à l’hôpital. Il n’y a aucun ennemi en vue, aucune alerte. Et puis les sirènes commencent à mugir. Quelques secondes plus tard une escadrille d’hoverplanes du Capitole apparaît au-dessus de nous, en formation en V, et les bombes se mettent à pleuvoir. Le souffle des explosions me projette contre le mur de l’entrepôt. Je ressens une douleur fulgurante juste derrière mon genou droit. Quelque chose me heurte dans le dos également, mais sans traverser mon gilet. Quand j’essaie de me relever, Boggs me repousse en se couchant sur moi. Je sens le sol trembler à chaque détonation.
C’est une sensation terrifiante de se retrouver clouée par terre sous une pluie de bombes. Comment disait mon père, déjà, pour désigner des proies faciles ? « Comme tirer des poissons dans un tonneau. » Nous sommes les poissons, la rue est le tonneau.
— Katniss !
La voix d’Haymitch au creux de mon oreille me fait sursauter.
— Hein ? Oui, quoi ? Je suis là ! Je réponds.
— Écoute-moi. On ne pourra pas se poser avant la fin du bombardement. Il faut à tout prix éviter de te faire repérer, me dit-il.
— Pourquoi, ils ne savent pas que je suis là ?
Comme d’habitude, je croyais être la cause de ces représailles.
— Nos services de renseignements pensent que non. Que ce raid était prévu de longue date, répond Haymitch.
La voix de Plutarch intervient à son tour, calme et résolue. La voix d’un Haut Juge habitué à prendre des décisions dans l’urgence.
— Il y a un entrepôt bleu ciel à trois pâtés de maisons devant vous. Il comporte un bunker dans le coin nord. Pensez-vous pouvoir y arriver ?
— On va essayer, dit Boggs.
J’imagine que Plutarch s’adressait à tout le monde car mon escorte et mon équipe de tournage se lèvent comme un seul homme. Je cherche Gale du regard et le trouve déjà debout, apparemment indemne. — Vous avez, environ quarante-cinq secondes avant la nouvelle vague, nous annonce Plutarch.
Je lâche un grognement de douleur au moment de prendre appui sur ma jambe droite mais je continue sans m’arrêter, n’est pas le moment d’examiner les dégâts. Mieux vaut sans doute ne pas regarder, de toute façon. Heureusement, mes chaussures aussi sont l’œuvre de Cinna. Elles collent à l’asphalte à l’impact et rebondissent à la moindre impulsion. Je ne pourrais pas suivre le mouvement dans mes vieux souliers qu’on m’avait attribués. Boggs a pris la tête mais les autres restent autour de moi. Ils calquent leur allure sur la mienne pour protéger mes flancs, mes arrières. Je m’oblige à piquer un sprint pendant que les secondes défilent. Nous passons un deuxième entrepôt gris et longeons un bâtiment brun sale. J’aperçois une façade bleue devant nous. Le bunker est tout proche ! Il ne nous reste plus qu’une ruelle à traverser quand la deuxième vague d’explosions se déclenche. Je plonge dans la ruelle et roule en direction du mur bleu. Là, c’est Gale qui se jette sur moi pour me faire un rempart de son corps. Le bombardement paraît durer plus longtemps, cette fois-ci, mais nous sommes plus loin.
Je me tourne sur le flanc et me retrouve nez à nez avec Gale. Pendant un instant, le monde s’estompe et je ne vois plus que son visage empourpré, la veine qui palpite à sa tempe, et ses lèvres entrouvertes par lesquelles il essaie de reprendre son souffle.
— Tu n’as rien ? me demande-t-il, sa voix presque noyée par le fracas d’une explosion.
— Non. Je ne crois pas qu’ils m’aient vue... je veux dire qu’ils n’en ont pas après nous.
— Non. Ils visent autre chose, reconnaît Gale.
— Je sais. Pourtant, il n’y a rien là-bas, à part...
La réalité nous frappe tous les deux en même temps. L’hôpital ! (Aussitôt, Gale se dresse d’un bond pour prévenir les autres.) Ils bombardent l’hôpital !
— Ce n’est pas notre problème, dit Plutarch d’un ton ferme. Courez-vous réfugier dans le bunker.
— Mais il n’y a que des blessés, là-bas ! Fais-je en criant.
— Katniss. (À la note d’avertissement qu’on entend dans la voix d’Haymitch, je devine la suite.) N’y pense même pas... !
J’arrache mon oreillette et la laisse pendre au bout de son fil. Libérée de cette source de distraction, je peux entendre un autre bruit. Le grondement d’une mitrailleuse sur le toit de l’entrepôt brun sale de l’autre côté de la ruelle. Quelqu’un tire sur les bombardiers. Avant qu’on puisse me retenir, je file comme une flèche jusqu’à l’échelle d’accès la plus proche et entreprends de l’escalader. Grimper. L’une des choses que je fais le mieux.
— Ne t’arrête pas ! me crie Gale dans mon dos.
Puis j’entends le bruit de sa botte dans la figure de quelqu’un. Si c’est celle de Boggs, il va avoir de sérieux ennuis plus tard. Je parviens au niveau du toit et me hisse sur la surface goudronnée. Je prends le temps de tirer Gale jusqu’à moi, et nous nous précipitons vers la rangée de nids de mitrailleuses qui bordent la façade. Chacun d’eux contient quelques rebelles. Nous nous glissons dans l’un d’eux au côté de deux soldats, en nous baissant derrière les sacs de sable.
— Boggs sait que vous êtes là ? nous crie Paylor, visiblement perplexe, depuis un autre nid de mitrailleuse sur ma gauche.
J’essaie de rester évasive sans lui mentir ouvertement.
— Il est au courant, oui.
Paylor s’esclaffe.
— J’imagine. Vous savez vous servir de ces trucs ? Demande-t-elle en tapotant la crosse de son fusil.
— Moi, oui. J’ai appris au Treize, répond Gale. Mais je préfère compter sur mes propres armes.
— Oui, on a nos arcs, dis-je. (Je brandis le mien, puis réalise à quel point il doit paraître dérisoire.) Ils sont plus dangereux qu’ils n’en ont l’air.
— Espérons-le, dit Paylor. Très bien. On peut s’attendre à trois vagues supplémentaires, minimum. Ils doivent couper leur bouclier d’invisibilité pour larguer leurs bombes.
C'est notre chance. Ne vous exposez pas !
Je me place en position de tir, un genou à terre.
— Mieux vaut commencer par les incendiaires, me suggère Gale.
Je hoche la tête et je sors une flèche du compartiment droit de mon carquois. Si nous ratons la cible, ces flèches devront bien retomber quelque part - probablement sur les entrepôts de l’autre côté de la rue. Un incendie peut toujours s’éteindre, mais des flèches explosives risqueraient de causer des dégâts irrémédiables.
Soudain, ils apparaissent dans le ciel à deux pâtés de maisons de distance, à une centaine de mètres au-dessus de nous. Sept petits bombardiers en formation en V.
— Les oies ! Je hurle à Gale.
Il me comprend à demi-mot. En période de migration, pour la chasse au gibier ailé, nous avons pris l’habitude de nous répartir les proies afin d’être sûrs de ne pas tirer deux lois la même. Je m’occupe de la branche la plus éloignée du V, Gale se charge de la plus rapprochée, et nous tirons chacun notre tour sur l’oiseau de tête. Nous n’avons pas le temps d’en discuter davantage. Je calcule la vitesse d’approche des hoverplanes et je tire. J’en touche un au niveau de l’aile, qui s’embrase comme une torche. Gale rate de peu l’appareil de tête. Une boule de feu explose sur le toit d’un entrepôt désert en face de nous. Gale lâche un juron.
L’hoverplane que j’ai atteint s’écarte de sa formation mais largue ses bombes malgré tout. Il ne disparaît pas, en revanche. Pas plus qu’un autre qui a dû essuyer une rafale de mitrailleuse. Je suppose que les dégâts doivent empêcher la réactivation du bouclier d’invisibilité.
— Joli coup, me félicite Gale.
— Je visais l’autre, je grommelle. (C’est vrai, je voulais atteindre l’appareil de devant.) Ils sont plus rapides que nous ne le pensions.
— En position ! hurle Paylor.
La deuxième vague d’hoverplanes apparaît déjà.
— Les incendiaires ne valent rien, dit Gale.
Je hoche la tête. Nous encochons des flèches à pointe explosive tous les deux. Ces entrepôts d’en face ont l’air abandonnés de toute façon.
Alors que les appareils ennemis descendent en silence, je prends une autre décision.
— Je me lève ! Dis-je à Gale, en me dressant sur mes pieds.
C’est dans cette position que j’ai le plus de précision. Je vise avec soin et touche de plein fouet l’appareil de tête, en lui ouvrant un grand trou dans le ventre. Gale fait sauter la queue d’un deuxième ; il tournoie sur lui-même et s’écrase dans la rue en une succession d’explosions.
Une troisième formation en V s’avance sans crier gare. Cette fois-ci, c’est Gale qui atteint l’hoverplane de tête. J’arrache l’aile d’un deuxième bombardier, qui part en vrille et entre en collision avec le suivant. Ils s’écrasent tous les deux sur le toit d’un entrepôt derrière l’hôpital. Les mitrailleuses en abattent un quatrième. — Bon ! Je crois que c’est fini, annonce Paylor.
Les flammes et l’épaisse fumée noire qui s’élèvent de la masse en contrebas nous bouchent la vue.
— Ont-ils atteint l’hôpital ?
— Sûrement, me répond-elle, la mine sombre.
En regagnant l’échelle d’accès à l’autre bout du toit, j’ai la surprise de découvrir Messalla et l’un des hommes-insecte tapis derrière une buse d’aération. Je pensais qu’ils seraient restés bien à l’abri dans la ruelle.
— Ils commencent à me porter sur les nerfs, bougonne Gale. Je dévale l’échelle. En bas, je retrouve l’un de mes gardes de corps, Cressida et le deuxième homme-insecte, en train de m’attendre. Je m’attends à des protestations, mais Cressida m’indique simplement la direction de l’hôpital. Elle hurle :
— Je ne veux pas le savoir, Plutarch ! Donnez-moi encore cinq minutes, c’est tout !
Je file le long de la ruelle sans chercher à comprendre.
— Oh, non ! Fais-je dans un souffle en découvrant l’hôpital.
Ou plutôt ce qu’il en reste. Je m’avance au milieu des blessés, sans prêter attention aux hoverplanes en flammes, les yeux fixés sur un spectacle de désolation. Des gens hurlent, courent partout sans pouvoir rien faire. Les bombes ont crevé le toit de l’hôpital et mis le feu au bâtiment, piégeant les patients sous les décombres. Un groupe de sauveteurs s’est constitué et tente de se frayer un chemin à l’intérieur. Mais je sais déjà ce qu’ils trouveront. Si les débris et les flammes n’ont pas tué tout le monde, la fumée s’en est chargée. Gale se tient juste derrière moi. Le fait qu’il ne fasse rien confirme mes craintes. Un mineur ne reste pas inactif devant une telle catastrophe, sauf s’il n’y a plus d’espoir.
— Viens, Katniss. Haymitch dit qu’ils peuvent nous envoyer un hovercraft maintenant, précise-t-il.
Mais mes jambes refusent de bouger.
— Pourquoi ont-ils fait ça ? Pourquoi s’attaquer à des gens qui étaient déjà en train de mourir ?
— Pour effrayer les autres. Pour empêcher les blessés de chercher du secours, me répond Gale. Ces gens que tu as rencontrés, ils n’avaient plus aucune valeur. Pas pour Snow en tout cas. Si le Capitole devait gagner, pourquoi irait-il s’encombrer d’une bande d’esclaves invalides ?
Je me rappelle toutes ces années dans les bois, à entendre Gale vitupérer contre le Capitole. Et moi qui l’écoutais à peine. À me demander pourquoi il se donnait la peine d’énumérer ses motifs. Comme si le fait de raisonner comme notre ennemi pouvait avoir une importance. Il est clair que ça en aurait eu aujourd’hui. Quand Gale se demandait si cet hôpital était une bonne idée, il ne pensait pas aux épidémies, mais à ça. Parce qu’il ne sous-estime jamais la cruauté de notre adversaire.
Je tourne le dos à l’hôpital et me retrouve face à Cressida, flanquée des hommes-insectes, à quelques mètres de moi. Elle n’a pas l’air bouleversée. Elle semble même décontractée.
— Katniss, me dit-elle, le président Snow vient de leur faire diffuser le bombardement en direct. Après quoi il a prononcé une brève allocution indiquant que c’était une manière pour lui d’adresser un message aux rebelles. Qu’en penses-tu ? Aimerais-tu faire passer un message, toi aussi ?
— Oui, dis-je dans un souffle. (Le voyant rouge qui clignote sur l’une des caméras m’indique qu’elle est en train de tourner. Je reprends d’une voix plus forte :) Oui.
Gale, Cressida, les hommes-insectes, ils s’écartent tous pour me laisser seule à l’image. Je continue à fixer la lumière rouge. — Je veux dire aux rebelles que je suis en vie. Je suis là, dans le district Huit, où le Capitole vient de bombarder un hôpital rempli d’hommes, de femmes et d’enfants désarmés.
Il n'y à pas de survivants. (Le choc que j’ai d’abord éprouvé cède progressivement la place à la colère.) Je veux dire aux gens que si vous croyez un seul instant que le Capitole nous épargnerait en cas de cessez-le-feu, vous commettez une belle erreur. Parce que vous savez qui ils sont et de quoi ils sont capables. (J’écarte les mains malgré moi, comme pour étreindre l’horreur qui m’entoure.) Voilà de quoi ils sont capables ! Voilà pourquoi il faut se battre !
Je m’avance maintenant vers la caméra, tremblant de fureur.
— Le président Snow veut nous adresser un message ?
Et bien, j’en ai un pour lui. Vous pouvez nous torturer, nous bombarder, incendier nos districts, mais est-ce que Vous voyez ça ? (L’une des caméras pivote dans la direction que j’indique et s’arrête sur les carcasses d’hoverplanes fichées dans le toit de l’entrepôt d’en face. À travers les flammes, on distingue clairement le sceau du Capitole sur l’une des ailes.) Le feu se propage ! Je crie, bien résolue à ce qu’il m’entende. Et si nous brûlons, vous brûlerez avec nous !
Mes dernières paroles résonnent dans le silence. J’ai I impression d’être suspendue dans le temps. Comme si je Ilot tais sur un nuage de chaleur, qui ne proviendrait pas de l’incendie mais directement de moi.
— Coupez ! s’écrie Cressida, dont la voix me ramène brutalement à la réalité. (Elle m’adresse un hochement de tête approbateur.) C’est dans la boîte.
8
Boggs apparaît et m’empoigne fermement par le bras, mais je n’ai pas l’intention de me dérober maintenant. Je jette un coup d’œil à l’hôpital - juste à temps pour voir le reste du bâtiment s’effondrer - et ma hargne m’abandonne. Tous ces gens, les centaines de blessés, leurs proches, les toubibs du Treize, ne sont plus. Je me retourne vers Boggs, je vois son visage enflé qui porte encore la trace de la botte de Gale. Sans être une experte, je suis presque sûre qu’il a le nez cassé. Je perçois plus de résignation que de colère dans sa voix, pourtant : — On retourne au terrain d’atterrissage. Je me mets en marche docilement et grimace en prenant conscience d’une vive douleur derrière mon genou droit. L’effet anesthésiant de l’adrénaline s’est dissipé et un concert de protestations s’élève de toutes les parties de mon corps. Je suis en sang, couverte de bleus, et j’ai l’impression qu’on tambourine à l’intérieur de ma tempe gauche avec un marteau. Boggs m’examine sommairement puis me jette en travers de son épaule et part en petites foulées vers le point de rendez-vous. À mi-chemin, je vomis sur son gilet pare-balles. C’est difficile à dire parce qu’il est hors d’haleine, mais je crois bien qu’if soupire. Un petit hovercraft, différent de celui qui nous a déposés ici, nous attend sur le terrain d’atterrissage. À la seconde ou nous avons tous embarqué, il décolle. Pas de sièges confortables ni de hublots cette fois. Nous sommes visiblement à bord d’une sorte de transport de marchandises. On prodigue les premiers soins à ceux qui en ont besoin pour les aider à tenir jusqu’au Treize. Je voudrais retirer mon gilet, parce que j’ai du vomi dessus moi aussi, mais il fait bien trop froid pour ça. Je m’allonge sur le sol avec la tête sur les genoux de Gale. La dernière chose dont je me souviens, c’est de Boggs qui étend sur moi deux sacs en grosse toile. Je me réveille au chaud et couverte de pansements dans mon ancien lit d’hôpital. Ma mère est là, en train de surveiller mes signes vitaux. — Comment te sens-tu ? — Un peu cabossée, mais ça va. — Personne ne nous a prévenues que vous partiez avant qu'il soit trop tard, me dit-elle. J’éprouve une pointe de culpabilité. Quand votre famille vous a vue partir deux fois pour les Hunger Games, c’est le genre de détails que vous ne devriez pas oublier. — Désolée, dis-je. Je crois que l’attaque a pris tout le monde par surprise. En principe, je devais seulement rendre visite aux patients. La prochaine fois, je veillerai à ce qu’on te demande la permission. — Katniss, personne ne me demande plus la permission de rien, soupire-t-elle. C’est vrai. Pas même moi. Pas depuis la mort de mon père. À quoi bon faire semblant ? — Eh bien, je ferai en sorte que... tu sois prévenue, au moins. On a posé sur la table de chevet l’éclat de shrapnel qu’on m’a retiré de la jambe. Les médecins s’inquiètent surtout des conséquences des explosions sur mon cerveau, vu que je suis à peine remise de ma commotion cérébrale. Mais je ne souffre pas de dédoublement de la vision ni de rien de ce genre, et j’ai les idées suffisamment claires. J’ai dormi tout l’après-midi et toute la nuit, et je me sens affamée. Mon petit déjeuner se révèle très décevant. Quelques morceaux de pain trempés dans du lait chaud. Il paraît qu’on m’attend à une réunion matinale au centre de Commandement. Je fais mine de me lever, puis je réalise qu’ils ont l’intention de me faire rouler jusque là-bas dans mon lit d’hôpital. Je veux y aller à pied, mais c’est hors de question. Je parviens à négocier une chaise roulante. Je me sens bien, vraiment. À part ma tête, ma jambe, mes innombrables bleus et la nausée qui me prend quelques minutes après avoir mangé. Cette idée de chaise roulante n’est peut-être pas si mauvaise, en fin de compte.
Pendant qu’on me pousse dans les couloirs, j’envisage ce qui m’attend avec une certaine appréhension. Gale et moi avons désobéi aux ordres hier, et le visage de Boggs est là pour l’attester. Il y aura sûrement des conséquences. Coin osera-t-elle annuler notre accord concernant l’immunité des vainqueurs ? Ai-je privé Peeta du peu de protection que j’avais pu lui obtenir ? A mon arrivée au centre de Commandement, seuls Cressida, Messalla et les hommes-insectes sont déjà là. Messalla s’illumine en me voyant et s’exclame : — Hé, voilà notre petite star ! Et les autres me sourient avec une telle sincérité que je ne peux m’empêcher de leur sourire à mon tour. Ils m’ont impressionnée dans le Huit, en me suivant sur le toit pendant le bombardement, en envoyant promener Plutarch pour filmer la séquence qu’ils voulaient. Ils ne font pas simplement leur travail, ils s’y donnent à fond. Comme Cinna. Je me lais la réflexion étrange que si nous étions ensemble dans l’arène, je les choisirais comme alliés. Cressida, Messalla, et heu... — Il faut que j’arrête de vous appeler les hommes-insectes, dis-je en bafouillant aux cameramen. Je leur explique que je ne connais pas leur nom, mais que leur équipement me fait penser à une carapace. La comparaison ne paraît pas les vexer. Même sans leur matériel, ils m ressemblent fortement. Les mêmes cheveux blond-roux, la même barbe, les mêmes yeux bleus. Celui qui se ronge les ongles se présente sous le nom de Castor et m’apprend que l’autre, son frère, s’appelle Pollux. Je m’attends que Pollux me dise bonjour mais il se contente de hocher la tête. Au début, je me dis qu’il doit être timide ou peu loquace. Mais certains détails me chiffonnent- la position de ses lèvres, la difficulté qu’il semble avoir à déglutir - et je devine la suite avant que Castor me la dise. Pollux est un Muet. On lui a tranché la langue, et il ne parlera plus jamais. Plus besoin de me demander ce qui le pousse à tout risquer pour participer au renversement du Capitole.
La pièce se remplit peu à peu, et je me prépare à me faire sonner les cloches. Mais les seules personnes à sembler mal disposées sont Haymitch, qui est toujours de mauvaise humeur, et Fulvia Cardew, qui prend un air revêche. Boggs porte un masque en plastique de couleur chair de la lèvre supérieure jusqu’au sourcil - j’avais raison pour son nez cassé -, si bien que son expression est difficile à déchiffrer. Coin et Gale sont en grande conversation et paraissent s’entendre comme larrons en foire. Quand Gale se glisse sur le siège à côté de ma chaise roulante, je lui dis : — Alors, on se fait de nouveaux amis ? Son œil s’égare brièvement en direction de la présidente. — Bah, l’un de nous deux doit rester accessible. (Il m’effleure la tempe.) Comment te sens-tu ? Sans doute y avait-il de la purée de courge à l’ail au petit déjeuner. Plus il y a de monde qui arrive, plus l’odeur se renforce. J’ai des haut-le-cœur, et l’éclairage me fait mal aux yeux tout à coup. — Ça tangue un peu là-haut, reconnais-je. Et toi ? — Ça va. On m’a retiré quelques fragments de shrapnel. Rien de sérieux. Coin donne le signal du début de la réunion. — La guerre des ondes est officiellement déclarée, annonce-t-elle. Pour ceux d’entre vous qui auraient raté la diffusion de 20 heures de notre premier spot - ou les dix-sept rediffusions que Beetee a réussi à envoyer depuis -, nous allons commencer par le repasser. Le repasser ? Alors non seulement ils ont tourné quelques séquences utilisables, mais ils les ont déjà montées et diffusées à grande échelle. J’ai les mains moites à l’idée de me découvrir à la télévision. Et si j’étais toujours aussi lamentable ? Aussi raide et empruntée que dans le studio, et qu’ils avaient simplement renoncé à obtenir mieux ? Des écrans individuels sortent de la table, la lumière diminue et les conversations s’estompent. Au début, mon écran reste noir. Puis une minuscule étincelle s’allume au centre. Elle grossit, s’étale et dévore l’espace en silence jusqu’à ce que l’écran tout entier brûle d’une flamme si réelle et si vive que j’ai l’impression d’en percevoir la chaleur. L’image de ma broche au geai moqueur se détache avec des reflets d’or rouge. La voix grave et sonore qui hante mes cauchemars retentit. Claudius Templesmith, le speaker officiel des Hunger Games, commente : — Katniss Everdeen, la fille du feu, toujours aussi incendiaire. Soudain me voilà, à la place du geai moqueur, debout il devant les flammes et la fumée du district Huit.
Je veux dire aux rebelles que je suis en vie. Je suis là, le district Huit, où le Capitole vient de bombarder un hôpital rempli d’hommes, de femmes et d’enfants désarmés. Il n’y a pas de survivants.
On passe à l’hôpital qui s’effondre, avec un plan panoramique pour montrer le désespoir des spectateurs, tandis que je continue en voix off :
Je veux dire aux gens que si vous croyez un seul instant que le Capitole nous épargnerait en cas de cessez-le-feu, vous commettez une terrible erreur. Parce que vous savez qui ils sont et de quoi ils sont capables.
L’image revient sur moi et sur mes mains qui s’écartent pour saisir l’horreur de la scène.
Voilà de quoi ils sont capables ! Voilà pourquoi il faut se battre !
Vient ensuite un montage tout à fait fantastique de la bataille. Les premières bombes qui tombent, nous qui courons et roulons dans la poussière - avec un gros plan de ma blessure, qui saigne en abondance -, nous en train d’escalader l’échelle, de plonger dans le nid de mitrailleuse, et puis quelques plans stupéfiants des rebelles, de Gale et de moi, moi, moi, en train de faire sauter ces fichus hoverplanes. On revient sur moi en plan serré qui m’approche de la caméra.
Le président Snow veut nous adresser un message ? Eh bien, j’en ai un pour lui. Vous pouvez nous torturer, nous bombarder, incendier nos districts, mais est-ce que vous voyez ça ?
On suit la caméra qui balaye les carcasses en flammes au-dessus de l’entrepôt. Zoom sur le sceau du Capitole, qui se fond avec un gros plan de moi en train de crier au président :
Le feu se propage ! Et si nous brûlons, vous brûlerez, avec nous ! Les flammes submergent l’écran une nouvelle fois. De grosses lettres noires s’y affichent en surimpression :
SI NOUS BRÛLONS, VOUS BRÛLEREZ AVEC NOUS !
Les mots s’embrasent, puis l’écran redevient noir.
S’ensuit un long silence, puis des applaudissements nourris et des appels à revoir la séquence. Coin appuie sur le bouton REPLAY sans se faire prier et, cette fois, sachant ce qui va se produire, je fais comme si je regardais ça chez moi, dans la Veine, à la télévision. Un spot anti-Capitole. Il n’y a jamais rien eu de pareil à l’écran. Pas de mon vivant, en tout cas. Quand l’écran vire au noir une deuxième fois, j’ai plein de questions à poser. — Vous l’avez diffusé dans tout Panem ? Est-ce qu’on l’a vu au Capitole ?
— Pas au Capitole, non, me répond Plutarch. Nous n’avons pas été en mesure de pirater leur système, même si Beetee travaille là-dessus. Mais dans tous les districts. Nous l’avons même diffusé dans le Deux, ce qui est peut-être encore mieux qu’au Capitole à ce moment de la partie.
— Et Claudius Templesmith ? Est-il avec nous ?
Plutarch rit de bon cœur. — Seulement sa voix. Nous avons récupéré l’un de ses commentaires. Nous n’avons même pas eu besoin de le retravailler. Il avait déclaré ça lors de tes premiers Jeux. (Il frappe du plat de la main sur la table.) Je propose de nouveaux applaudissements pour Cressida, son équipe fantastique et, bien sûr, notre vedette de l’écran ! J’applaudis moi aussi, jusqu’à ce que je réalise que c’est moi, la vedette de l’écran, et qu’il est plutôt malvenu de m'applaudir moi-même, même si ça ne paraît déranger personne. Je ne peux m’empêcher de remarquer la grimace de Fulvia, cela dit. Je devine à quel point ce doit être pénible pour elle de voir triompher l’idée d’Haymitch à travers la mise en scène de Cressida alors que son approche en studio s’est soldée par un échec cuisant. Coin semble avoir atteint son seuil de tolérance à l’autocongratulation. — Oui, toutes mes félicitations. Le résultat dépasse nos espérances. Je m’interroge malgré tout sur les risques que vous êtes prêts à courir dans le cadre de cette opération. Je sais que le raid vous a pris par surprise. Néanmoins, vu les circonstances, je crois que nous devrions discuter de cette décision d’envoyer Katniss en première ligne. La décision ? De m’envoyer en première ligne ? Elle ignore donc que j’ai arraché mon oreillette, désobéi aux ordres et faussé compagnie à mon escorte ? Que lui a-t-on caché d’autre ? — Le choix n’a pas été facile, reconnaît Plutarch, sourcils froncés. Mais de l’avis général, nous n’obtiendrons pas grand-chose en la bouclant à double tour dans un bunker au premier coup de feu. — Et tu es d’accord avec ça ? demande la présidente. Gale doit me donner un coup de pied sous la table pour que je prenne conscience qu’elle s’adresse à moi. — Oh ! Oui, absolument, je suis d’accord. C’était bien d’avoir l’impression de faire quelque chose. Ça changeait. — Très bien. Evitons quand même de trop l’exposer. Surtout maintenant que le Capitole à pu voir de quoi elle est capable, conclut Coin. Un murmure d’assentiment général s’élève autour de la table. Personne ne nous a mouchardés, Gale et moi. Ni Plutarch, dont nous avons bafoué l’autorité. Ni Boggs malgré son nez cassé. Ni les hommes-insectes que nous avons mis en danger. Ni même Haymitch - non, pas si vite. Haymitch m’adresse un sourire assassin et déclare d’une voix suave : — Eh oui, il ne s’agirait pas de perdre notre petit geai moqueur à l’instant précis où il se décide enfin à chanter. Je prends mentalement note de ne pas me retrouver seule dans une pièce avec lui, car il me paraît clair qu’il n’a pas digéré le coup de l’oreillette. — Bon, qu’avez-vous prévu pour la suite ? S’enquiert la présidente. Plutarch hoche la tête à l’intention de Cressida, qui consulte son bloc-notes. — Nous avons des images formidables de Katniss à l’hôpital du Huit. On pense en faire un autre spot sur le thème : « Parce que vous savez qui ils sont et de quoi ils sont capables. » En mettant l’accent sur la rencontre de Katniss et des patients, des enfants surtout, pour terminer par le bombardement de l’hôpital et les décombres. Messalla travaille dessus en ce moment. Nous réfléchissons également à un autre spot, plutôt axé sur le geai moqueur. En intercalant certaines des meilleures séquences de Katniss avec des scènes de soulèvement et de combat. Il aurait pour slogan : « Le feu se propage. » Et puis, Fulvia a proposé une idée du tonnerre. Sous le coup de la surprise, Fulvia perd momentanément son expression acide mais elle se reprend vite. — Bah, je- ne sais pas si c’est une si bonne idée mais j’ai pensé que nous pourrions tourner une série de spots intitulés « In memoriam ». Chacun serait consacré à l’un des tributs morts. Comme la petite Rue du district Onze, ou la vieille Mags du Quatre. Le principe serait de cibler chaque district avec un spot spécifique. — Une sorte d’hommage aux différents tributs, en somme, résume Plutarch. Je m’exclame : — C’est génial, Fulvia ! Le moyen idéal de rappeler à tout le monde les raisons de cette guerre. — Je crois que ça pourrait marcher, admet-elle. J’avais pensé faire appel à Finnick pour l’introduction et la voix off de chaque spot. Si on retient l’idée, bien sûr. — Franchement, je vois mal comment nous pourrions avoir trop de spots « In memoriam », dit Coin. Pouvez-vous commencer la production dès aujourd’hui ? — Bien sûr ! répond Fulvia, manifestement radoucie par les réactions à son projet. Le geste de Cressida a tout arrangé dans le domaine créatif. Elle a complimenté Fulvia pour sa trouvaille, véritablement excellente, et obtenu de poursuivre sa propre série de spots sur le thème du geai moqueur. Le plus intéressant, c’est que Plutarch ne cherche aucunement à tirer couverture à lui. Il n’aspire qu’à la réussite de la guerre des ondes. Je me souviens que Plutarch est un Haut Juge, et non un membre de l’équipe. Ce n’est pas un rouage des jeux. Sa valeur ne se mesure pas à un seul élément, mais au succès global de la production. Si nous remportons la guerre, c’est là que Plutarch s’avancera en pleine lumière. Et viendra récolter ses lauriers.
La présidente renvoie tout le monde au travail. Gale me reconduit donc à l’hôpital. Nous rions de voir à quel point je m’en tire bien. Gale pense que personne ne tenait à perdre la face en avouant publiquement notre insubordination. Je suis plus indulgente ; pour moi, ils ne voulaient pas compromettre leurs chances de nous emmener de nouveau à l’extérieur pour y tourner des séquences correctes. Nous avons probablement raison tous les deux. Gale me quitte pour retrouver Beetee à l’Armement spécial, et je m’assoupis. J’ai l’impression d’avoir fermé les yeux quelques minutes à peine, mais quand je les rouvre, je sursaute : Haymitch est assis à mon chevet. Il patiente. Peut-être depuis des heures, si j’en crois l’horloge. J’envisage de crier pour qu’on vienne, mais il faudra bien que je l’affronte tôt ou tard. Il se penche vers moi et m’agite sous le nez un petit objet suspendu à un mince câble blanc. J’ai du mal à faire le point dessus, mais je devine aussitôt de quoi il s’agit. Il laisse tomber l’objet sur mon lit. — Voilà ton oreillette. Je te laisse une dernière chance de la porter. Si tu l’enlèves encore une fois, je te ferai équiper de ça. Il brandit une sorte de casque audio en métal que je baptise aussitôt l’entrave crânienne. — C’est une unité télécom autonome qui se verrouille autour du crâne et du menton. Et je serai le seul à en posséder la clef. Si tu réussis je ne sais comment à la désactiver. .. (Haymitch jette l’entrave crânienne à côté de l’oreillette et sort une minuscule puce argentée)... je les autoriserai à t’implanter ce transmetteur dans l’oreille de manière à pouvoir te parler vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Haymitch jour et nuit dans ma tête. L’horreur. Je grommelle : — Je garderai l’oreillette. — Pardon ? dit-il. — Je garderai votre foutue oreillette! Dis-je d’une voix assez forte pour réveiller la moitié de l’hôpital. — Tu es sûre ? Parce que les deux autres solutions me conviennent aussi bien. — Oui, je suis sûre. (Je ramasse l’oreillette et lui jette l’entrave crânienne à la figure, mais il l’attrape au vol. Il devait s’attendre à ma réaction.) Autre chose ? Haymitch se lève pour prendre congé. — En attendant que tu te réveilles, j’ai mangé ton déjeuné. Je baisse les yeux sur le bol de ragoût vide au milieu du plateau sur ma table de chevet. Je grogne dans mon oreiller : — Je vais vous dénoncer. — Ne te gêne pas, chérie. Il quitte la pièce, sachant parfaitement que je ne suis pas du genre à moucharder.
Je voudrais me rendormir mais je ne parviens pas à trouver le sommeil. Les images de la veille commencent à m’envahir. Le bombardement, les appareils en flammes qui s'écrasent, les visages des blessés qui ont disparu. Je me représente la mort depuis tous les points de vue. Les ultimes secondes avant de me prendre une bombe sur la tête, ou de voir mon aile arrachée par une explosion et de sentir mon appareil entamer un dernier plongeon vertigineux, ou d’assister sans bouger, clouée sur mon lit de camp, à la chute du toit de l’entrepôt. Des choses que j’ai vues de mes yeux, ou à l’écran. Des choses que j’ai causées moi-même avec mes flèches. Des choses que je ne pourrai jamais effacer de ma mémoire.
Au dîner, Finnick apporte son plateau jusqu’à mon lit afin de découvrir avec moi le dernier spot télévisé. En principe il est logé à mon ancien niveau, mais ses rechutes sont si fréquentes qu’il vit pour ainsi dire à l’hôpital. Les rebelles diffusent la séquence : « Parce que vous savez qui ils sont et de quoi ils sont capables », montée par Messalla. L’action est entrecoupée de brefs passages en studio où l’on voit Gale, Boggs et Cressida décrire l’attaque. J’ai du mal à regarder mon arrivée à l’hôpital du Huit car je connais la suite. Quand les bombes se mettent à pleuvoir sur le toit, je m’enfouis la tête dans l’oreiller et ne la ressors qu’à la fin, après que toutes les victimes sont mortes. Au moins, Finnick n’applaudit pas et ne se met pas à sauter de joie. Il dit simplement : — Il fallait qu’on sache ce qui s’est passé. Maintenant, on le sait. — Eteins ça, Finnick, avant qu’ils le repassent encore une fois. (Mais alors qu’il tend la main vers la télécommande, je l’arrête d’un cri.) Attends ! Le Capitole riposte par un flash spécial dont le présentateur m’a l’air familier. Oui, c’est Caesar Flickerman. Et je parie que je sais qui est son invité. La transformation physique de Peeta me cause un choc. Le garçon plein de santé, à l’œil vif, que j’ai vu quelques jours plus tôt a perdu au moins sept kilos et ses mains sont agitées de tremblements nerveux. Ils l’ont maquillé de leur mieux. Mais sous le fond de teint qui peine à dissimuler ses cernes, sous les beaux vêtements incapables de masquer la souffrance qu’il éprouve à chacun de ses gestes, on devine une personne durement éprouvée dans sa chair. Je me sens prise de vertige à tenter de comprendre ce qui lui est arrivé. Je viens tout juste de le voir ! C’était il y a quatre jours - non, cinq -, oui, je crois que c’était cinq jours. Que lui a-t-on infligé pour le changer ainsi en si peu de temps ? Et puis, je comprends. Je me repasse mentalement sa première interview avec Caesar, en quête du moindre détail susceptible de la situer dans le temps. Je ne trouve pas, ils, ont pu l’enregistrer le lendemain ou le surlendemain il l'explosion de l’arène, et lui faire ensuite tout ce qu’ils ont voulu. — Oh, Peeta..., dis-je dans un souffle. Caesar et Peeta commencent par échanger quelques banalités, après quoi Caesar lui demande ce qu’il pense des rumeurs selon lesquelles je tournerais des spots de propagande pour les districts. — Ils se servent d’elle, c’est évident, déclare Peeta. Pour galvaniser les rebelles. Je ne suis même pas sûr qu’elle sache vraiment ce qui se passe dans cette guerre. Qu’elle en comprenne les enjeux. — Y a-t-il quelque chose que tu voudrais lui dire ? Demande Caesar. — Oui, répond Peeta. (Il se tourne vers la caméra et me regarde droit dans les yeux.) Ne sois pas bête, Katniss. Réfléchis par toi-même. On a fait de toi une arme capable de causer la perte de l’humanité. Si tu as la moindre influence, sers-t’en pour mettre un terme à cette folie. Arrête cette guerre avant qu’il ne soit trop tard. Demande-toi si tu as vraiment confiance en ceux avec qui tu combats. Es tu certaine d’être au courant de tout ? Et sinon... cherche.
Fondu au noir. Le sceau de Panem s’affiche. Fin du flash. Finnick presse le bouton d’arrêt sur la télécommande. D’ici une minute, des gens débarqueront dans cette chambre pour mesurer l’impact de la condition physique de Peeta et des mots qu’il a prononcés. Il faudra que je les rassure. Le problème, c’est que je ne fais pas confiance à Plutarch, ni aux rebelles ni à Coin. Je ne suis pas du tout convaincue qu’ils me disent la vérité. Et je ne saurai pas jouer la comédie. Des bruits de pas se rapprochent dans le couloir. Finnick m’empoigne par les épaules. — On n’a rien vu. — Quoi ? Dis-je. — On n’a pas vu Peeta. Uniquement le spot sur le Huit. Ensuite, on a éteint parce que les images t’avaient bouleversée. Compris ? (Je hoche la tête.) Finis ton dîner. Je recouvre assez de sang-froid pour avoir la bouche pleine de pain et de choux à l’entrée de Plutarch et de Fulvia. Finnick est en train de s’extasier sur l’aisance de Gale devant la caméra. Nous les félicitons pour leur spot. Nous leur expliquons qu’il était tellement impressionnant que nous avons éteint la télévision tout de suite après. Ils paraissent soulagés. Ils nous croient. Personne ne fait la moindre allusion à Peeta.
9
Je renonce à m’endormir après que mes premières tentatives ont été interrompues par des cauchemars abominables. Je reste donc allongée sans bouger et fait semblent de ronfler chaque fois que quelqu’un passe la tête dans ma chambre. Au matin, on me laisse sortir de l’hôpital en me conseillant d’y aller doucement. Cressida me demande d’enregistrer quelques répliques en vue d’un nouveau spot du geai moqueur. Au déjeuner, je m’attends qu’on me parle de l’intervention de Peeta mais personne n’aborde le sujet. Finnick et moi ne sommes tout de même pas les seuls à l’avoir vue ?
J’ai entraînement, mais comme Gale est supposé travailler avec Beetee sur de nouvelles armes ou je ne sais quoi, j’obtiens l’autorisation d’emmener Finnick avec moi dans les bois. Nous battons la forêt un moment, puis nous dissimulons nos communicateurs sous un buisson. Une fois suffisamment loin des oreilles indiscrètes, nous nous asseyons pour discuter de Peeta.
— Je n’ai pas entendu un mot à son sujet. Personne ne l’a rien dit? me demande Finnick. (Je secoue la tête.) Même pas Gale ? (Je m’accroche au mince espoir que Gale ne sait rien du message de Peeta. Mais j’ai comme le pressentiment qu’il est au courant.) Peut-être qu’il attend l’occasion de pouvoir t’en parler entre quat’z’yeux.
— Peut-être bien...
Nous restons silencieux si longtemps qu’un daim s’approche à ma portée. Je l’abats d’une flèche. Finnick le ramène jusqu’à la grille.
Ce soir, nous avons un peu de gibier dans le ragoût. Gale me raccompagne au compartiment E après le dîner. Quand je lui demande s’il y a du nouveau, il évite une fois de plus toute allusion à Peeta. Dès que ma mère et ma sœur sont endormies, je sors ma perle de son tiroir et je passe une deuxième nuit sans sommeil à la serrer dans mon poing, en me repassant les mots de Peeta dans ma tête. « Demande-toi si tu as vraiment confiance en ceux avec qui tu combats. Es-tu certaine d’être au courant de tout ? Et sinon... cherche. » Cherche. Mais quoi ? Auprès de qui ? Et comment Peeta saurait-il quoi que ce soit en dehors de ce que lui souffle le Capitole ? Ce n’est qu’un spot de propagande. Sans valeur. Et pourtant, si Plutarch est convaincu qu’il ne s’agit que d’une manœuvre du Capitole, pourquoi refuser de m’en parler ? Pourquoi personne ne nous a-t-il rien dit, à Finnick et à moi ?
Derrière ces questions se cache la source véritable de mon angoisse : Peeta. Que lui a-t-on fait ? Qu’est-on en train de lui faire en ce moment ? À l’évidence, Snow n’a pas gobé l’histoire selon laquelle Peeta et moi ne savions rien de la rébellion. Et le fait que je sois devenue le geai moqueur a sans doute renforcé ses soupçons. Or, Peeta ne connaît rien des projets des rebelles et ne peut qu’inventer ce qu’il raconte à ses bourreaux. Autant de mensonges qui, une fois découverts, doivent lui valoir de sérieuses punitions. Comme il doit se sentir abandonné ! Lors de sa première interview, il a tenté de me défendre aussi bien contre le Capitole qu’auprès des rebelles ; alors qu’en ce qui me concerne, non seulement j’ai échoué à le protéger mais je n’ai fait que lui attirer de lu niveaux ennuis.
Au matin, j’enfonce mon bras dans le mur et je contemple, les yeux rougis, mon emploi du temps de la journée. Aussitôt après le petit déjeuner, je dois me rendre à la Production. Dans le réfectoire, en avalant ma bouillie de céréales et mes betteraves, je remarque un nouveau bracelet-transmetteur au poignet de Gale.
— Quand avez-vous récupéré ça, soldat Hawthorne ? Je lui demande.
— Hier. On a pensé que puisque je t’accompagnais sur le terrain, ça pourrait constituer un système de secours, répond Gale.
Personne ne m’a jamais proposé de bracelet-transmetteur .Je me demande ce qu’on me répondrait si j’en réclamais un.
— Bah, j’imagine que l’un d’entre nous doit rester accessible, dis-je sur un ton cassant.
— Qu’est-ce que tu insinues ?
— Rien du tout. Je ne fais que répéter ce que tu viens de dire. Et je suis bien d’accord qu’il vaut mieux que la personne accessible soit toi. J’espère juste avoir encore accès à toi, moi aussi.
Nos regards se verrouillent, et je réalise à quel point je suis en colère contre Gale. Je ne crois pas une seconde qu’il n’ait pas vu l’interview de Peeta. Je me sens trahie par son relus de m’en parler. Nous nous connaissons trop bien pour qu'il ne déchiffre pas mon expression et en devine la cause.
— Katniss..., commence-t-il.
Rien que sa voix constitue un aveu de culpabilité. J’empoigne mon plateau, le rapporte au fond de la salle et le dépose bruyamment sur les rails. Le temps de sortir dans le couloir, il m’a rejointe. — Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? proteste-t-il en me retenant par le bras.
— Pourquoi je n’ai rien dit ? (Je me dégage brutalement.) Pourquoi tu n’as rien dit, Gale ? Je t’ai pourtant tendu la perche, hier soir, en te demandant s’il y avait du nouveau !
— Je suis désolé. D’accord ? Je ne savais pas quoi faire. Je voulais t’en parler, — mais ils avaient tous peur que le spot de Peeta te rende malade.
Ils avaient bien raison. Mais pas aussi malade que de t’entendre me mentir pour Coin. (À cet instant précis, son bracelet se met à sonner.) C’est elle. Ne la fais pas attendre. Tu as plein de choses à lui raconter.
Pendant un moment, je devine une vraie souffrance sur son visage, vite remplacée par une colère froide. Il tourne les talons et s’en va. Peut-être me suis-je montrée trop dure, peut-être aurais-je dû lui donner plus de temps pour s’expliquer. Peut-être qu’ils cherchent tous à me protéger, simplement. Mais je m’en moque. Je suis fatiguée des gens qui me mentent pour mon bien. Car, en réalité, c’est souvent dans leur propre intérêt : mentons à Katniss à propos de la rébellion pour qu’elle n’aille pas commettre quelque chose de dingue. Envoyons-la dans l’arène sans rien lui dire pour mieux pouvoir la récupérer le moment venu. Ne lui parlons pas de l’interview de Peeta, ça risquerait de la rendre malade, car c’est déjà suffisamment difficile d’en obtenir des images acceptables.
Je suis malade. Écœurée. Sûrement pas en état d’affronter une journée de production. Mais comme j’arrive déjà au Maquillage, autant entrer. Aujourd’hui, m’apprend-on, nous retournons au district Douze. Cressida veut tourner des interviews impromptues de Gale et de moi dans les ruines de notre ancienne ville.
— Si vous vous sentez assez forts pour ça tous les deux, me dit Cressida en me dévisageant avec attention.
— Pas de problème, je lui réplique.
Je reste plantée là, muette et raide comme un piquet, pendant que mon équipe de préparation m’habille, me coiffe et me maquille. Pas suffisamment pour que ça se voie, juste de quoi estomper les traces de mes insomnies.
Boggs m’escorte jusqu’au Hangar, mais à part les civilités d'usage nous n’échangeons quasiment pas un mot. Je lui suis reconnaissante de m’épargner un sermon à propos de ma désobéissance dans le Huit, surtout que son masque a l'air drôlement inconfortable.
Au dernier moment, j’envoie un message à ma mère pour prévenir que je quitte le Treize, en insistant bien sur le fait que je ne cours aucun danger. Nous embarquons dans un hovercraft et on me fait asseoir à une table où Plutarch, Gale et Cressida sont penchés sur une carte. Plutarch est rayonnant. Il tient absolument à me montrer l’impact de nos premiers spots de propagande. Les rebelles, qui avaient les pires difficultés à se maintenir dans certains districts, ont repris du terrain. Ils se sont même emparés du Trois et du Onze - ce dernier particulièrement crucial, puisqu’il représente la principale source de nourriture de Panem — et ont progressé de manière significative dans plusieurs autres districts.
— C’est encourageant. Très encourageant, même, se félicite Plutarch. Fulvia devrait boucler ce soir une première série de spots « In memoriam », qui nous permettront de cibler chaque district avec leurs morts. Finnick est absolument incroyable.
— Tout à fait bouleversant, oui, confirme Cressida. Il connaissait personnellement la plupart de ces gens.
— C’est ce qui rend la chose tellement efficace, se réjouit Plutarch. Parce que ça vient du cœur. Vous faites tous un travail magnifique. Coin est enchantée.
Donc Gale n’a pas vendu la mèche. Il ne leur a pas dit que j’avais vu le spot de Peeta et que leur dissimulation m’avait rendue furieuse. Mais c’est trop tard, je n’arrive pas à lui pardonner. Peu importe. On dirait que lui non plus n’a aucune envie de me parler.
C’est seulement au moment de nous poser dans le Pré que je me rends compte de l’absence d’Haymitch. Quand je l’interroge là-dessus, Plutarch secoue la tête et me répond simplement :
— Il ne se sentait pas de taille à encaisser ça.
Haymitch ? Pas de taille ? Dites plutôt qu’il a voulu s’offrir un jour de congé, oui.
Je crois que ses paroles exactes étaient : « Je ne me sens pas de taille à encaisser ça sans une bouteille », précise Plutarch.
Je lève les yeux au ciel, plus que lasse de mon mentor, de sa faiblesse pour la boisson et de ce qu’il peut encaisser ou non. Cinq minutes après mon retour dans le Douze, pourtant, je me prends moi aussi à rêver d’une bouteille. Je croyais avoir accepté la disparition de mon ancien district - on me l’avait apprise de vive voix, je l’avais constatée de mes yeux, j’en avais même foulé les cendres. Alors pourquoi faut-il que mon cœur se serre un peu plus à chaque pas ? Etais-je trop débordée jusqu’ici pour saisir pleinement l’étendue de ma perte ? Ou bien est-ce l’expression de Gale, au moment de découvrir la scène à pied, qui en ravive l’atrocité ?
Cressida dit à son équipe de commencer par moi dans les ruines de mon ancienne maison. Je lui demande ce qu’elle veut que je fasse.
— Ce que tu as envie, me répond-elle.
Là, debout dans notre cuisine au milieu des gravats, je n’ai envie de rien. En fait, je m’absorbe dans la contemplation du ciel - le seul toit qui reste - pour échapper à de trop nombreux souvenirs. Au bout d’un moment, Cressida déclare :
— D’accord, Katniss. Allons-y.
Gale ne s’en tire pas à si bon compte. Cressida le filme chez lui en silence pendant de longues minutes, mais alors qu’il ramasse dans les cendres le seul vestige de son passé - un tisonnier en fer tordu -, elle commence à l’interroger sur sa famille, son travail, la vie quotidienne dans la Veine.
Il évoque la nuit du bombardement et lui fait reconstituer le chemin qu’il a suivi, en partant de sa maison, en passant le Pré puis en s’enfonçant dans les bois jusqu’au lac. Je traîne les pieds derrière l’équipe de tournage et notre escorte. Je ressens leur présence comme une violation de ma chère forêt.
Il s’agit d’un lieu privé, d’un sanctuaire, suffisamment souillé par les méfaits du Capitole. Même après avoir dépassé les souches calcinées aux abords du grillage, nous continuons à buter sur des corps en décomposition. Est-il vraiment indispensable de filmer ces images ?
Quand nous parvenons enfin au lac, Gale semble avoir épuisé sa salive. Tout le monde ruisselle de sueur - surtout Castor et Pollux sous leur équipement-carapace -, et Cressida nous accorde une pause. Je bois un peu d’eau du lac au creux de mes mains, en regrettant de ne pas pouvoir y plonger et nager toute nue, sans personne pour me voir. Je m’attarde un peu dans les environs. En m’approchant de la petite bâtisse en béton sur la berge, je m’arrête sur le seuil et je vois Gale poser son tisonnier tordu contre le mur à côté de la cheminée. Un bref instant, j’imagine un étranger solitaire, dans un avenir lointain, qui se perdrait dans la nature et tomberait par hasard sur ce refuge, avec la pile de bûches, la cheminée, le tisonnier. Et qui se demanderait qui a laissé tout ça pour lui. Gale se retourne. Nos regards se croisent, et je devine qu’il repense à notre dernière rencontre ici même. A notre dispute concernant l’opportunité de fuir ou non. Si nous étions partis, y aurait-il encore un district Douze ? Je pense que oui. Mais le Capitole serait toujours aux commandes de Panem.
On sort des sandwiches au fromage et on les mange à l’ombre des arbres. Je m’assois à l’écart du groupe, près de Pollux, pour ne pas devoir faire la conversation. Personne ne semble d’humeur très loquace, de toute manière. Enhardis par cette tranquillité relative, les oiseaux reviennent peu à peu. Je pousse Pollux du coude et lui indique un petit oiseau noir coiffé d’une crête. Pour sautiller sur une autre branche, l’oiseau ouvre brièvement ses ailes, en nous dévoilant ses taches blanches. Pollux pointe ma broche et hausse les sourcils d’un air interrogateur. Je hoche la tête pour lui confirmer qu’il s’agit bien d’un geai moqueur. Je lève un doigt comme pour dire : « Attendez, je vais vous montrer », et je siffle. Le geai moqueur incline la tête puis reproduit mon sifflement à la perfection. À ma grande surprise, Pollux sifflote quelques notes à son tour. L’oiseau lui répond immédiatement. Le visage de Pollux s’illumine et il entame une série d’échanges mélodieux avec le geai moqueur. Je parie que c’est la première conversation qu’il tient depuis des années. La musique exerce sur les geais moqueurs la même attraction que les fleurs sur les abeilles, et bientôt, nous en avons une demi-douzaine perchés dans les branches au- dessus de nous. Pollux me touche le bras et trace un mot dans la poussière au moyen d’une brindille. CHANTE ?
En temps normal je refuserais, mais c’est pratiquement impossible de dire non à Pollux, surtout vu les circonstances. Et puis, la voix des geais moqueurs est encore plus belle que leurs sifflements et j’aimerais bien la lui faire entendre. Alors, sans réfléchir davantage, je chante les quatre notes de Rue, « elles par lesquelles elle signalait l’arrêt du travail au district Onze. Ces mêmes notes qui ont servi de musique de fond à son assassinat. Les oiseaux n’en savent rien, évidemment. Ils reproduisent la mélodie et se la renvoient de l’un à l’autre avec une harmonie délicieuse. Comme dans les Hunger Games, juste avant que les mutations génétiques jaillissent des arbres, nous pourchassent jusqu’à la Corne d’abondance et réduisent Cato en pulpe sanglante...
— Et si je chantais une vraie chanson ? Dis-je soudain.
Tout, plutôt que de revivre ces souvenirs. Je me lève, je recule entre les arbres et je m’appuie d’une main au tronc rugueux de l’érable dans lequel sont perchés les oiseaux. Je n’ai plus chanté L’Arbre du pendu à voix haute depuis dix ans, parce que c’est interdit, mais je m’en rappelle chaque mot. Je commence lentement, d’une voix douce, comme le faisait mon père.
Viendras-tu, oh, viendras-tu
Me retrouver au grand arbre
Où ils ont lynché leur soi-disant meurtrier.
Des choses étranges s’y sont vues
Et moi, j’aurais tant aimé
Te revoir à minuit à l’arbre du pendu.
Les geais moqueurs, intrigués par ce nouvel air, commencent à modifier leur chant.
Viendras-tu, oh, viendras-tu Me retrouver au grand arbre Où le mort a crié à sa belle de filer.
Des choses étranges s’y sont vues
Et moi, j’aurais tant aimé
Te revoir à minuit à l’arbre du pendu.
J’ai capté l’attention des oiseaux à présent. Encore un vers et ils auront sûrement retenu la mélodie, car elle est simple et se répète quasiment à l’identique dans les quatre couplets.
Viendras-tu, oh, viendras-tu
Me retrouver au grand arbre
Et partir avec moi comme je te l’avais demandé.
Des choses étranges s’y sont vues
Et moi, j’aurais tant aimé
Te revoir à minuit à l’arbre du pendu.
Un grand calme se répand dans les arbres. On n’y entend plus que le froissement des feuilles sous le vent. Mais plus aucun oiseau, geai moqueur ou autre. Peeta avait raison. Ils se taisent pour m’écouter chanter. Comme ils le faisaient avec mon père.
Viendras-tu, oh, viendras-tu
Me retrouver au grand arbre
Porter un long collier de chanvre à mes côtés.
Des choses étranges s’y sont vues
Et moi, j’aurais tant aimé
Te revoir à minuit à l’arbre du pendu.
Les oiseaux attendent la suite. Mais c’est tout. La chanson est finie. Dans le silence qui s’éternise, je me rappelle la scène. J’étais chez moi après avoir passé la journée dans les bois en compagnie de mon père. Assise par terre avec Prim, qui n’était encore qu’un bébé. Je chantais L’Arbre du pendu. Je nous avais fabriqué des colliers avec deux bouts de corde, comme dans la chanson. Je ne comprenais pas grand-chose aux paroles mais la mélodie était facile à retenir et, à cette époque, je pouvais mémoriser n’importe quel air au bout d’une ou deux fois seulement. Ma mère a surgi telle une furie, nous a arraché nos colliers et s’est mise à crier sur mon père. J’ai commencé à pleurer, parce que ma mère ne criait jamais. Et puis Prim s’est mise à hurler à son tour et je me suis enfuie de la maison. Comme je ne connaissais qu’une seule cachette — dans le Pré, sous un buisson de chèvrefeuille -, mon père m’a retrouvée immédiatement. Il m’a calmée, m’a assuré que tout allait bien, mais qu’il valait mieux ne plus chanter cette chanson. Ma mère aurait voulu que je l’oublie. Alors, bien sûr, chaque mot s’est retrouvé irrévocablement gravé dans ma mémoire.
Nous n’avons plus jamais chanté cette chanson, mon père et moi. Nous n’en avons jamais reparlé. Elle m’est souvent revenue en tête après sa mort. En grandissant, j’ai mieux compris les paroles. Au début, on croit qu’il s’agit d’un gars qui demande à sa fiancée de le retrouver quelque part à minuit. Mais l’endroit paraît curieux pour un rendez-vous, sous un arbre où on a pendu un homme pour meurtre. La fiancée du meurtrier devait être sa complice, moins qu’on n’ait décidé de la punir de toute manière, car le cadavre lui crie de filer. C’est bizarre, évidemment, cette histoire de cadavre qui parle, mais c’est dans le troisième couplet que L’Arbre du pendu prend vraiment une tournure inquiétante. On réalise que le chanteur est le meurtrier. Il est toujours pendu à sa branche. Et il a beau dire à sa fiancée de partir, il insiste pour qu’elle vienne le retrouver. Le vers « Et partir avec moi comme je te l’avais demandé » est le plus troublant, parce que, au début, on pense qu’ils avaient projeté de fuir avant son arrestation, mais ensuite on se demande s’il ne serait pas en train de lui proposer de quitter ce monde avec lui. Pour le rejoindre dans la mort. Dans le dernier couplet, il devient évident que c’est exactement ce qu’il veut. Voir sa fiancée avec une corde de chanvre autour du cou, pendue à côté de lui dans le même arbre.
J’ai longtemps considéré le meurtrier comme un sale type de la pire espèce. Aujourd’hui, après deux participations aux Hunger Games, je préfère réserver mon jugement. Peut-être que sa fiancée était déjà condamnée à mort et qu’il voulait simplement lui rendre les choses plus faciles. Lui faire savoir qu’il l’attendrait. À moins qu’il n’ait eu le sentiment de la laisser dans un endroit pire que la mort. Moi-même, n’ai-je pas voulu tuer Peeta avec une seringue pour le sauver du Capitole ? Etait-ce vraiment ma seule option ? Probablement pas, mais c’était la seule à laquelle j’avais pensé sur le moment.
J’imagine que ma mère devait trouver cette chanson trop sinistre pour une gamine de sept ans. Surtout une gamine qui se fabrique des colliers de corde. Ce n’est pas comme si la pendaison ne se produisait que dans les histoires. Nous avions beaucoup d’exécutions de ce genre dans le Douze. Je suppose qu’elle ne tenait pas à me voir chanter ça devant ma classe. Ni même devant Pollux. Heureusement que les caméras ne... non, minute, je me trompe. Du coin de l’œil, je m’aperçois que Castor est en train de me filmer. Tous les regards sont rivés sur moi. Et Pollux a les joues mouillées de larmes, sans doute parce que ma fichue chanson lui a remis en mémoire je ne sais quel épisode terrible de sa vie. Super. Je m’adosse à l’arbre en soupirant. Les geais moqueurs entonnent alors leur propre version de L’Arbre du pendu. Chantée par eux, c’est très joli. Consciente de la présence de la caméra, je reste immobile jusqu’à ce que Cressida s’écrie :
— Coupez !
Plutarch s’avance vers moi en riant.
— D’où sors-tu des trucs pareils ? On m’aurait proposé l’idée, que je n’y aurais pas cru ! (Il m’attrape par les épaules et me plante un gros baiser sur le sommet du crâne.) Tu es incroyable !
— Je ne faisais pas ça pour la caméra, lui dis-je.
— Heureusement qu’elle tournait, alors. Allez, tout le monde, on plie bagage !
En rentrant à travers bois, nous parvenons devant un gros rocher et Gale et moi tournons la tête dans la même direction, pareils à deux chiens qui viennent de flairer une piste. Cressida s’en aperçoit et me demande ce qu’il y a par là.
Nous lui expliquons, sans nous regarder, que c’est notre ancien lieu de rendez-vous lors de nos chasses. Elle tient absolument à le voir, même si nous lui assurons que ça n'en vaut pas la peine.
« Rien qu’un endroit où j’ai été heureuse », me dis-je. Notre corniche rocheuse qui domine la vallée. Peut-être un peu moins verte que d’habitude, mais les buissons de mûres sont chargés de fruits. C’a été le point de départ d'innombrables journées de chasse, de pêche et de cueillette, à sillonner les bois ensemble, à nous vider le crâne de nos soucis tout en remplissant nos besaces. C’était la porte de notre garde-manger comme de notre équilibre. Et chacun de nous en représentait la clef pour l’autre.
Il n’y a plus de district Douze, à présent, plus de surveillance à déjouer, plus de bouches affamées à nourrir. Le Capitole nous a tout pris et, pour ne rien arranger, je suis sur le point de perdre Gale. Les liens qui nous ont rapprochés toutes ces années sont en train de se défaire. Ils s’effilochent à vue d’œil. Comme se fait-il qu’aujourd’hui, devant la tragédie abominable qui a balayé le Douze, nous soyons trop fâchés pour nous adresser la parole ? Gale m’a menti. C’est inacceptable, même s’il se faisait du souci pour moi. Ses excuses paraissaient sincères, pourtant. Et je les lui ai renvoyées à la figure, avec une insulte pour être sûre de faire mal. Que nous arrive-t-il ? Pourquoi sommes-nous toujours en porte à faux désormais ? Tout se bouscule dans ma tête, mais j’ai la conviction que si je pouvais remonter à la source de nos difficultés, mon propre comportement y figurerait en bonne place. Ai-je vraiment envie de me brouiller avec lui ?
Je referme les doigts sur une mûre et la détache de sa tige. Je la fais rouler doucement entre mon pouce et mon index. Tout à coup, je me tourne vers Gale et lance la mûre dans sa direction.
— Et puisse le sort..., dis-je.
J’ai jeté la mûre bien haut, pour qu’il ait tout le temps de décider s’il préfère la repousser ou l’accepter.
Gale a les yeux fixés sur moi, pas sur le fruit, mais au dernier moment il ouvre la bouche et l’attrape au vol. Il mâche, avale et hésite avant d’achever :
— ... vous être favorable !
Au moins, il l’a dit.
Cressida nous fait asseoir dans un creux au milieu des rochers, où il est impossible de ne pas se toucher, et nous persuade de lui parler de nos chasses. Ce qui nous poussait à nous risquer dans les bois, comment nous nous sommes rencontrés, nos anecdotes favorites. Nous nous dégelons quelque peu, nous rions même en lui racontant nos déboires avec les abeilles, les chiens sauvages ou les mouffettes. Quand la conversation s’oriente sur ce que nous ressentons à transposer notre compétence à l’arc dans une situation de combat, comme le bombardement du Huit, je cesse de répondre. Gale déclare simplement :
— Il était grand temps.
Quand nous parvenons à la Grand-Place, il fait déjà presque nuit. Je conduis Cressida devant les ruines de la boulangerie et lui demande de filmer. La seule émotion que je parviens à faire passer est la lassitude.
— Peeta, voilà ce qui reste de ta maison. Aucun des membres de ta famille n’a plus donné signe de vie depuis le bombardement. Le Douze n’existe plus. Et tu appelles à un cessez-le-feu ? (Je promène mon regard sur les décombres.)
Il n’y a plus personne pour t’entendre.
Debout dans le bloc de métal fondu qui correspond aux anciennes cellules, Cressida nous demande si l’un de nous deux a déjà subi des tortures. Pour toute réponse, Gale retire sa chemise et présente son dos à la caméra. Je contemple les zébrures qui le traversent et j’entends de nouveau le claquement du fouet, je revois son corps sanguinolent pendu au poteau par les poignets.
— Moi, j’y vais, dis-je. Je vous retrouve au Village des vainqueurs. Un truc à faire... pour ma mère.
Je suppose que je m’y rends à pied, mais je n’en garde aucun souvenir. C’est comme si je me réveillais soudain assise par terre devant le placard de ma cuisine au Village des vainqueurs. En train d’aligner soigneusement des bols en céramique et des flacons en verre dans un carton, coinçant des bandages en coton entre chaque pièce pour leur éviter de se briser. Enveloppant des bouquets de fleurs séchées.
Soudain, je me rappelle la rose sur ma coiffeuse. Etait-elle bien réelle ? Et si oui, est-elle toujours là-haut ? Je résiste à la tentation de monter vérifier. Si elle s’y trouve encore, ça ne fera que m’effrayer une fois de plus. Je me dépêche de remplir mon carton.
Une fois les placards vides, je me lève et tombe sur Gale qui s’est matérialisé dans la cuisine. C’est déstabilisant, cette manie qu’il a d’arriver sans un bruit. Il est penché au-dessus de la table, les mains bien à plat sur le bois. Je pose le carton entre nous.
— Tu te souviens ? me demande-t-il. C’est là que tu m’as embrassé.
La forte dose de morphine qu’il avait reçue après sa séance de flagellation n’a donc pas suffi à gommer ça de sa mémoire.
— Je pensais que tu aurais oublié, dis-je.
— Il aurait fallu que je sois mort, pour ça. Et encore. Peut-être que je serais comme ce type dans L’Arbre du pendu. Toujours en train d’attendre une réponse.
Gale, que je n’ai jamais vu pleurer, a les larmes aux yeux. Pour les empêcher de couler, je m’avance et presse mes lèvres contre les siennes. Notre baiser a le goût du chaud, des cendres et de la tristesse. Une saveur étonnante pour un baiser aussi tendre. Il rompt le contact en premier et grimace un sourire.
— Je savais que tu m’embrasserais.
— Pourquoi ? Je lui demande.
Car moi, en tout cas, je n’en avais aucune idée.
— Parce que je souffre, répond-il. C’est la seule manière pour moi de capter ton attention. (Il ramasse le carton.) Ne t’en fais pas, Katniss. Ça va passer.
Il sort avant que je puisse répliquer.
Je me sens trop fatiguée pour réfléchir à sa dernière pique. Je passe le bref voyage de retour au Treize pelotonnée dans mon siège, à m’efforcer d’ignorer Plutarch lancé sur l’un de ses sujets de prédilection : les armes dont l’homme ne dispose plus. Les avions de haute altitude, les satellites militaires, les désintégrateurs moléculaires, les drones, les armes biologiques avec une date d’expiration. Passés à la trappe suite à la destruction de l’atmosphère, par manque de ressources ou en raison de scrupules moraux absurdes. Le regret est palpable dans la voix du Haut Juge qui ne peut que rêver à des jouets pareils et doit se contenter d’hovercrafts, de missiles sol-sol et de bons vieux fusils.
Après avoir ôté mon costume de geai moqueur, je file directement au lit sans manger. Même ainsi, Prim doit me secouer pour me réveiller le lendemain matin. Après le petit déjeuner, je ne consulte pas mon emploi du temps et m’installe clans la réserve pour une longue sieste. Quand j’émerge à quatre pattes d’entre les cartons de craies et de crayons, il est l’heure de dîner. J’avale une énorme portion de soupe aux pois et retourne en direction du compartiment E quand Boggs me coince dans le couloir.
— Il y a une réunion au Commandement. Oublie ton emploi du temps, me dit-il.
— C’est déjà fait.
— Est-ce que tu l’as observé une seule fois aujourd’hui ? >Demande-t-il sur un ton exaspéré.
— Allez savoir. Je souffre de désorientation mentale. (Je lève le poignet pour lui montrer mon bracelet médical et je réalise que je ne l’ai plus.) Vous voyez ? Je ne me souviens même pas qu’on m’a repris mon bracelet. Qu’est-ce qu’ils me veulent, au Commandement ? J’ai raté quelque chose ?
— Je crois que Cressida voulait te montrer les séquences tournées dans le Douze. Mais j’imagine que tu pourras toujours les voir à la télé.
— Voilà pourquoi j’aurais besoin d’un emploi du temps ! Pour ne pas rater mes spots à la télé, dis-je.
Il me jette un regard noir mais s’abstient de tout autre commentaire.
Le centre de Commandement est bondé, mais on m’a gardé un siège entre Finnick et Plutarch. Les écrans sont déjà sortis de la table. Ils affichent le programme habituel du Capitole.
— Que se passe-t-il ? Je croyais qu’on devait regarder les séquences du Douze ?fais-je avec étonnement.
— Oh, non, me répond Plutarch. Je veux dire, peut- être. Je ne sais pas exactement quels plans Beetee prévoit d’utiliser.
— Beetee pense avoir découvert un moyen de pirater le réseau à l’échelle nationale, m’explique Finnick. Pour que nos spots soient vus jusque dans le Capitole. Il s’active en bas, en ce moment, à la Défense spéciale. Il y a une émission en direct ce soir. Une apparition du président Snow ou je ne sais quoi. Je crois que ça commence.
Le sceau du Capitole apparaît à l’écran, et l’hymne retentit. Puis je fixe les yeux reptiliens du président Snow en train de s’adresser à la nation. On dirait qu’il est barricadé derrière son pupitre, mais sa rose blanche à la boutonnière est bien visible. La caméra prend du champ pour inclure dans le cadre Peeta, installé sur le côté devant une grande carte de Panem. Il est assis sur un siège en hauteur, les chaussures en appui sur un anneau de métal. Le pied de sa jambe artificielle bat la mesure à un rythme saccadé. Des gouttelettes de sueur perlent à travers le fond de teint sur sa lèvre supérieure et sur son front. Mais ce sont ses yeux furibonds et hagards à la fois — qui m’effraient le plus.
Je chuchote :
— Il a empiré.
Finnick me prend la main. Je me raccroche à lui comme à une bouée.
Peeta se met à parler, avec une certaine frustration, de la nécessité d’un cessez-le-feu. Il souligne les dommages causés aux infrastructures dans les différents districts, et pendant son discours, des zooms sur la carte montrent des images de destruction. Un barrage détruit dans le Sept. Le déraillement d’un convoi de marchandises dont les voitures-citernes contenaient des déchets toxiques. L’écroulement d’un silo à la suite d’un incendie. Tout ça par la faute des rebelles, selon lui.
Et tout à coup, paf ! Me voilà à l’image à sa place, debout devant les ruines de la boulangerie.
Plutarch se lève de sa chaise.
— Il l’a fait ! Beetee a réussi !
La salle entière résonne de commentaires enthousiastes quand Peeta réapparaît. Il semble décontenancé. Il a dû me voir à l’écran. Il tente de reprendre le fil de son discours en passant au bombardement d’une usine de purification de l eau, quand une séquence de Finnick en train de discuter avec Rue lui coupe la parole. L’émission tourne alors à la bataille en règle, lorsque les techniciens du Capitole tentent de repousser les attaques de Beetee. Mais ils sont pus au dépourvu, et Beetee, sachant sans doute qu’il ne pourrait pas conserver l’antenne bien longtemps, a prévu loin un arsenal de séquences de cinq à dix secondes. L’émission officielle se détériore sous nos yeux, caviardée par des morceaux choisis de notre propagande.
Plutarch est aux anges, tout le monde ou presque applaudit Beetee mais Finnick reste immobile et muet à côté de moi. Je croise le regard d’Haymitch à l’autre bout de la pièce. Il me renvoie mes propres appréhensions. La crainte qu'à chaque acclamation nouvelle, Peeta nous glisse un peu plus entre les doigts.
Le sceau du Capitole masque l’écran, accompagné d’un bourdonnement sourd. Au bout d’une vingtaine de secondes, Snow et Peeta reviennent à l’image. Le plateau est en ébullition. Des échanges frénétiques s’échappent de la cabine. Le président Snow clame haut et fort que les rebelles tentent d’empêcher la diffusion d’informations qui les dérangent, mais que la vérité et la justice finiront par triompher. Les programmes habituels reprendront normalement dès que la sécurité sera rétablie. Il demande à Peeta si, au vu de la démonstration de ce soir, il aurait un dernier message pour Katniss Everdeen.
À la mention de mon nom, le visage de Peeta se crispe sous l’effort.
— Katniss... comment crois-tu que tout ça va se terminer ? Que restera-t-il ? Personne n’est à l’abri nulle part. Pas plus ici, au Capitole, que dans les districts. Et toi... dans le Treize... (Il inspire un grand coup, comme s’il avait du mal à reprendre son souffle ; il a un regard de fou.) Tu seras morte avant demain matin !
Hors caméra, Snow crie :
— Coupez-moi ça !
Beetee porte le coup de grâce en insérant dans l’émission une image de moi devant l’hôpital, par intervalles de trois secondes. Mais entre chaque plan fixe, nous pouvons encore suivre ce qui se déroule en direct sur le plateau. La tentative de Peeta pour continuer à parler. Brusquement, la caméra pique du nez et ne montre plus que le carrelage blanc. On entend un bruit de bottes. L’impact d’un coup, suivi d’un cri de douleur.
Et le sang de Peeta gicle sur le carrelage.
DEUXIEME PARTIE
L’ASSAUT
10
Le hurlement démarre au creux de mon dos et remonte à travers mon corps jusqu’à ma gorge, où il se bloque. Me voilà transformée en muette, étranglée par l’anxiété. Même si je pouvais détendre les muscles de mon cou, relâcher le cri qui m’étouffe, m’entendrait-on m milieu du tumulte? Questions et réponses fusent de toutes parts, chacun s’efforçant de déchiffrer les paroles de Peeta. « Et toi... dans le Treize... Tu seras morte avant demain matin!» Et cependant, personne ne s’inquiète du sort du messager dont le sang a cédé la place à une neige électronique.
Une voix tonne au-dessus des autres :
— Fermez-la ! (Tous les regards convergent sur Haymitch.) Ce n’est pourtant pas difficile à comprendre. Le petit nous prévient d’une attaque imminente. Ici. Dans le Treize.
— D’où tiendrait-il cette information ?
— Pourquoi voudriez-vous lui faire confiance ?
— Comment le savez-vous ?
Haymitch pousse un grognement de frustration.
— Ils sont en train de le battre comme plâtre en ce moment même. Que voulez-vous de plus ? Katniss, dis leur, toi !
Je me secoue et retrouve la parole :
— Haymitch a raison. Je ne sais pas d’où Peeta peut tenir l’information. Ni même si elle est vraie. Mais il y croit, en tout cas. Et ils sont en train de le...
Je suis incapable de formuler à voix haute ce que Snow est en train de lui faire.
— Vous ne le connaissez pas, dit Haymitch à Coin. Nous, si. Préparez tout le monde.
La présidente semble moins alarmée que décontenancée par la tournure des événements. Elle réfléchit longuement, en tapotant du doigt le bord de sa console de contrôle. Quand elle se décide à parler, elle s’adresse à Haymitch d’une voix neutre :
— Bien sûr, nous sommes préparés à un scénario de ce genre. Malgré les dizaines d’années d’expérience qui nous permettent d’affirmer qu’une attaque directe contre le Treize serait contre-productive pour le Capitole. Des missiles nucléaires rejetteraient des radiations dans l’atmosphère, avec des conséquences incalculables pour l’environnement. Même un bombardement conventionnel risquerait de détruire nos infrastructures militaires, sur lesquelles notre ennemi voudrait bien remettre la main. Et, naturellement, de telles frappes appelleraient des représailles. Cela dit, on peut concevoir qu’au vu de notre alliance avec les rebelles, ces risques soient aujourd’hui considérés comme acceptables.
— Vous croyez vraiment ? demande Haymitch.
C’est un peu trop direct, mais les subtilités de l’ironie sont souvent perdues dans le Treize.
— Oui. De toute façon, il était grand temps de procéder à un exercice d’alerte de niveau 5, conclut Coin. Procédons au bouclage général.
Elle pianote à toute vitesse sur son clavier, pour valider sa décision. A l’instant où elle relève la tête, tout se déclenche.