— Quand a-t-il...
Ma voix s'étrangle.
— Voyons voir, dit Plutarch. Je crois que c'était après l'annonce de l'édition d'Expiation. Quelques semaines avant les Jeux, peut-être ? Il n'y a pas seulement les croquis. Nous avons aussi tes uniformes. Et Beetee t'a préparé quelque chose de très spécial dans l'armurerie. Je préfère ne pas t'en dire plus pour ne pas te gâcher le plaisir. — Tu vas être la rebelle la plus élégante de tous les temps, me dit Gale avec un sourire. Je comprends subitement qu'il était dans la confidence. Mais comme Cinna, il tenait à me voir prendre ma décision toute seule. — Notre plan consiste à pirater les émissions télé du Capitole, explique Plutarch. À tourner une série de spots de propagande centrés sur toi, pour les montrer à toute la population de Panem. — Comment ? Le Capitole a le contrôle de la diffusion, objecte Gale. — Tu oublies Beetee. Il y a une dizaine d'années, c'est lui qui a modernisé l'ensemble du réseau câblé qui assure la transmission des programmes. Il estime que nous avons une bonne chance de réussir. Bien sûr, il nous faut quelque chose à diffuser. Alors, Katniss, le studio attend ton bon plaisir. (Plutarch se tourne vers son assistante.) Fulvia ? — Plutarch et moi avons longuement discuté de la meilleure manière d'aborder le sujet. Nous pensons préférable de construire ton personnage de chef rebelle en commençant par l'aspect extérieur. Autrement dit, développons d’abord un geai moqueur le plus frappant possible avant de le doter d'une personnalité à la hauteur ! dit-elle avec entrain. — Vous avez déjà son uniforme, fait observer Gale. — Oui, mais est-elle sanglante et bouleversée ? Voit-on bruler la flamme intérieure de la rébellion dans ses yeux ? A quel point peut-on la rendre sale et poussiéreuse sans dégoûter le public pour autant? Il va bien falloir qu'elle dégage quelque chose. Il est clair que ça - Fulvia s'avance et encadre mon visage avec ses mains -, ça ne suffira pas. J'ai un réflexe de recul, mais elle est déjà en train de ramasser ses affaires. C'est pourquoi, dans cet esprit-là, nous t'avons réservé une autre petite surprise. Venez. Fulvia nous fait signe et Gale et moi les suivons, Plutarch et elle, hors de la salle.
— Si bien intentionnée, et pourtant tellement insultante, me souffle Gale à l'oreille.
— Bienvenue au Capitole, je lui murmure en réponse. Mais les paroles de Fulvia me laissent indifférente. Je croise les bras sur le cahier de croquis et me laisse aller à espérer. C'est sûrement la bonne décision. Puisque Cinna le voulait. Nous entrons dans un ascenseur et Plutarch consulte ses notes.
— Voyons voir. C'est le compartiment trois-neuf-zéro-huit.
Il presse le bouton « 39 », sans résultat. — Il faut la clef, lui rappelle Fulvia. Plutarch sort de sa chemise une clef attachée à une chaînette et l'insère dans une fente à laquelle je n'avais pas prêté attention jusque-là. Les portes se referment en chuintant. — Ah, ça fonctionne. L'ascenseur descend dix, vingt, trente étages et plus. J'étais loin de me douter que le district Treize s'enfonçait si profond. La cabine s'ouvre sur un grand couloir blanc bordé de portes rouges, lesquelles semblent presque pimpantes comparées aux grises des niveaux supérieurs. Chacune porte un numéro en gros chiffres. 3901, 3902, 3903... En sortant de l'ascenseur, je me retourne et je vois une grille métallique descendre devant les portes de la cabine. Un gardien sort de l'une des pièces au bout du couloir. Il vient vers nous pendant qu'une porte se referme en silence derrière lui. Plutarch s'avance à sa rencontre, une main levée en signe de salut,et nous lui emboîtons le pas. J'éprouve une forte sensation de malaise. Pas uniquement à cause de la grille qui barre l'ascenseur, ou d'une claustrophobie bien naturelle à se retrouver aussi loin sous la terre, ni même de l’odeur âcre du désinfectant. Un rapide coup d'œil à Gale m’indique qu'il ressent la même chose que moi. — Bonjour, nous sommes à la recherche de... commence Plutarch. — Vous êtes au mauvais niveau, l'interrompt sèchement le gardien. — Ah bon ? (Plutarch vérifie ses notes.) On m'a pourtant indiqué le 3908. Si vous vouliez bien vérifier auprès de... — Je vais devoir vous demander de partir. Les demandes de visite peuvent être adressées à la Direction centrale, dit le gardien. C’est juste devant nous. Le compartiment 3908. À quelque pas à peine. La porte - comme toutes les autres, d’ailleurs - paraît incomplète. Elle n'a pas de poignée. Elle doit pivoter librement sur ses gonds, comme celle d'où est sorti le gardien. — Et où cela se trouve-t-il ? demande Fulvia. — Au niveau 7, répond le gardien en tendant le bras pour nous raccompagner vers l'ascenseur. De la porte 3908 s'échappe un bruit léger. Une sorte de gémissement. Comme celui qu'un chien craintif pousserait pour, échapper à une correction, sauf qu'il me paraît un peu trop humain et familier. Gale et moi échangeons un bref regard. Nous nous connaissons depuis suffisamment longtemps pour ne pas avoir besoin de plus. Je laisse le cahier de Cinna tomber bruyamment aux pieds du gardien. À l'instant où il se baisse pour le ramasser, Gale se penche à son tour et ils se cognent malencontreusement la tête. — Oh, désolé, s’excuse Gale avec un petit, en se retenant au bras du gardien comme pour éviter de perdre l’équilibre. C'est ma chance. Je me faufile prestement derrière le gardien, je pousse la porte marquée 3908 et je les découvre. À moitié nus, couverts de bleus, enchaînés au mur. Les membres de mon équipe de préparation.
4
Des relents de corps sales, d'urine et d'infection percent à travers le nuage d'antiseptiques. Les trois malheureux ne se reconnaissent qu'à leurs choix esthétiques les plus extrêmes : les tatouages dorés de Venia. Les anglaises orange de Flavius. La peau vert clair d'Octavia qui pend en longs plis flasques, comme si son corps se dégonflait tel un ballon. A voir Flavius et Octavia se recroqueviller contre le carrelé, on croirait qu'ils s'attendent à prendre un coup. Je ne les ai pourtant jamais frappés. Au pire, j'ai eu pour eux quelques pensées méchantes mais je les ai toujours gardées pour moi, alors pourquoi cette réaction ? Le garde me crie de sortir, mais d'après les piétinements que j’entends dans le couloir, je devine que Gale l'empêche de passer. Je me dirige vers Venia, qui a toujours été la plus forte. Je m'accroupis près d'elle et prends ses mains glacées qui s'accrochent aux miennes comme deux étaux.
— Que vous est-il arrivé, Venia ? Lui dis-je. Qu'est-ce que vous faites ici ?
— On nous a enlevés. Au Capitole, m'apprend-elle de sa voix rauque.
Plutarch me rejoint dans la pièce. — Mais que se passe-t-il donc ici ? s'indigne-t-il. J'insiste. — Qui vous a enlevés ?
— Des gens, répond-elle vaguement. Le soir où tu t'es échappée.
— Nous avons pensé qu'il serait plus agréable pour toi de pouvoir compter sur tes préparateurs habituels, dit Plutarch dans mon dos. C'était une demande de Cinna.
— C'est Cinna qui a demandé ça ? (Je me retourne vers lui avec colère. Parce que s'il y a une chose dont je suis sûre, c'est que Cinna n'aurait jamais approuvé qu'on brutalise ainsi ces malheureux, pour lesquels il a toujours eu beaucoup de patience et de gentillesse.) Pourquoi sont-ils traités comme des criminels ?
— Honnêtement, je n'en ai pas la moindre idée. À sa voix, je suis plutôt tentée de le croire. La pâleur de Fulvia me confirme cette impression. Plutarch se tourne vers le garde, qui vient d'apparaître sur le seuil avec Gale sur ses talons.
— On m'avait seulement dit qu'ils étaient confinés dans leurs quartiers. Pourquoi sont-ils punis ?
— Pour avoir volé de la nourriture, répond le garde. Il a fallu les menotter à la suite d'une altercation à propos de pain. Venia fronce les sourcils, comme si elle s'efforçait encore de démêler ce qui leur arrive.
— Personne ne voulait rien nous dire. Nous avions tellement faim. Elle n'a pris qu'une seule tranche. Octavia se met à sangloter dans les lambeaux de sa tunique. Je me souviens du petit pain qu'elle m'avait glissé sous la table après ma première victoire dans les Jeux, parce qu'elle ne supportait pas de me voir affamée. Je m'approche à quatre pattes de sa silhouette frémissante. — Octavia ? (Je la touche. Elle tressaille.) Octavia, tout va bien maintenant. Je vais vous sortir de là, d'accord ? — Ca me paraît un peu excessif, proteste Plutarch.
— Tout ça parce qu'ils ont chipé une tranche de pain ? Demande Gale.
— Il y a eu plusieurs infractions répétées. On les avait prévenus. Ils ont continué à voler. (Le gardien marque une panse, stupéfait devant notre incompréhension.) On ne vole pas le pain. Je n'arrive pas à convaincre Octavia de dévoiler son visage, mais elle se redresse légèrement. Ses menottes descendent de quelques centimètres sur ses poignets, révélant la chair à vif par-dessous.
— Je vous emmène auprès de ma mère. (Je m'adresse au gardien) Détachez-les. Le gardien secoue la tête.
— C'est interdit.
— Détachez-les ! Tout de suite ! Je lui crie. Voila qui lui fait perdre un peu de son assurance. Il n'a pas l'habitude que les simples citoyens lui parlent sur ce ton,
— Je n'ai reçu aucune instruction dans ce sens. Et vous n’avez pas autorité pour... — Vous n'aurez qu'à dire que c'est moi qui vous en ai donné l'ordre, intervient Plutarch. Nous étions venus les chercher, de toute façon. On a besoin d'eux pour une mission spéciale. J'en prends la responsabilité. L e gardien part donner un coup de téléphone. Il revient avec un trousseau de clefs. Mes préparateurs sont restés enchaînés si longtemps dans une mauvaise position que, même une fois libérés, ils ont du mal à tenir debout. Gale, Plutarch et moi devons les aider. Flavius se prend le pied dans une grille métallique au-dessus d'un trou circulaire dans le sol, et mon estomac se noue quand je pense aux raisons de la présence d'un écoulement pareil. Les souillures de misère humaine qu'on a dû nettoyer au jet sur ces carreaux blancs... À l'hôpital je retrouve ma mère, la seule personne à qui je puisse confier ces malheureux. Il lui faut une minute pour les reconnaître, dans l'état où ils sont, et elle affiche alors une expression consternée. Non pas du fait de voir des personnes maltraitées de cette manière, elle en recevait tous les jours au district Douze, mais parce qu'elle réalise que ce genre de choses se déroule dans le Treize également. Ma mère a trouvé sa place à l'hôpital, même si on la considère davantage comme une infirmière que comme un médecin, et cela malgré une vie entière consacrée à soigner. En tout cas, personne ne s'oppose à ce qu'elle conduise le trio dans une salle de consultation afin d'examiner leurs blessures. Je m'installe sur un banc dans le couloir pour y attendre son verdict. Elle saura lire dans les corps tout ce qu'on leur a infligé. Gale vient s'asseoir à côté de moi et me prend par l'épaule.
— Elle va bien s'occuper d'eux, m'assure-t-il. Je hoche la tête, en me demandant s'il repense à la flagellation qu'il a lui-même endurée dans le Douze. Plutarch et Fulvia prennent place sur le banc face au nôtre mais ne font aucun commentaire sur l'état de mes préparateurs. S'ils n'étaient pas au courant de leur sort, que pensent-ils de cette sanction décidée par la présidente Coin ? Je décide de les faire parler.
— J'imagine qu'elle nous a tous dans le collimateur, dis-je.
— Quoi ? Non. De quoi veux-tu parler ? demande Fulvia. Je lui explique :
— Cette punition de mon équipe de préparation est un avertissement. Pas uniquement adressé à moi. À vous aussi. Une manière de nous rappeler qui commande et ce que nous encourons en cas de désobéissance. Si vous aviez encore des illusions à ce sujet, je vous conseille de les perdre très vite. Apparemment, venir du Capitole ne vous protègera pas ici. C'est peut-être même tout le contraire.
— Tu ne peux pas comparer le cas de Plutarch, l'un des cerveaux de la rébellion, et celui de ces trois esthéticiens, réplique Fulvia d'un ton glacial.
Je hausse les épaules. Si vous le dites, Fulvia. Mais que se passerait-il si Coin avait le malheur de vous prendre en grippe ? Mes preparateurs ont été kidnappés. Ils peuvent toujours espérer retourner un jour au Capitole. Gale et moi pouvons vivre dans les bois. Mais vous deux ? Où pourriez-vous vous enfuir ? — Peut-être sommes-nous un peu plus nécessaires à l’effort de guerre que tu veux bien le reconnaître, fait Plutarch avec désinvolture. — Bien sûr que vous l'êtes. Les tributs étaient nécessaires aux Jeux, eux aussi. Jusqu'à ce qu'ils ne le soient plus. Et qu’'on puisse les éliminer sans problème - pas vrai, Plutarch ? Voilà qui met un terme à la discussion. Nous attendons ien silence que ma mère nous rejoigne. — Ils s'en sortiront, nous annonce-t-elle. Ils ne devraient pas conserver de séquelles. — Bien. Excellent ! Se réjouit Plutarch. Quand pourront-ils reprendre le travail ? — Sans doute demain, répond-elle. Ils souffriront peut-être d'une certaine instabilité émotionnelle après ce qu'ils viennent de traverser. La vie facile du Capitole ne les avait pas préparés à ça. — N'est-ce pas la même chose pour tout le monde ? dit Plutarch. En raison de l'incapacité de mon équipe de préparation et peut-être parce qu'il me sent à cran, Plutarch me libère de mes obligations de geai moqueur pour le restant de la journée. Gale et moi partons déjeuner. On nous sert des haricots aux oignons avec une tranche de pain et un verre d'eau. Après le récit de Venia, le pain me reste en travers de la gorge et je glisse la fin de ma tranche à Gale. Aucun de nous deux ne dit grand-chose de tout le repas, mais une fois nos écuelles nettoyées, Gale remonte sa manche et consulte son emploi du temps.
— J'ai entraînement, maintenant. Je tire sur ma manche et place mon avant-bras le long du sien.
— Moi aussi. Je me souviens qu'entraînement veut dire chasse désormais. Mon impatience à sortir dans les bois, ne fût-ce que pour deux heures, me fait oublier momentanément mes soucis. Une immersion dans la verdure et le soleil m'aidera sûrement à faire le tri dans mes pensées. Une fois hors des couloirs principaux, Gale et moi faisons la course jusqu'à l'armurerie, comme deux écoliers. J'arrive hors d'haleine, prise de vertige, ce qui me rappelle que je ne suis pas encore tout à fait rétablie. Les gardiens nous remettent nos armes, ainsi que des couteaux et une besace de grosse toile pour ramener le gibier. Je me laisse fixer un mouchard à la cheville, en feignant d'écouter pendant qu'on m'explique le maniement du communicateur portable. Tout ce que je retiens c'est qu'il comporte une horloge et que nous avons intérêt à être rentrés à l'heure prévue, sans quoi on nous supprimera nos privilèges de chasse. Je pense que je ferai un effort pour me plier à cette règle. Nous émergeons sur le terrain d'entraînement grillagé en bordure de la forêt. Les gardes nous ouvrent sans un mot le portail bien huilé. Nous aurions du mal à franchir la clôture par nos propres moyens — haute de dix mètres, perpétuellement sous tension, elle est également surmontée de barbelés en lames de rasoir. Nous nous enfonçons dans les sous-bois et laissons le grillage derrière nous. Parvenus à une petite clairière, nous faisons une pause et savourons le soleil sur notre visage. Je pivote sur moi-même, les bras en croix, lentement pour ne pas me donner le tournis. La végétation locale souffre de la même absence de pluie que j'avais déjà constatée dans le Douze, et un tapis de feuilles sèches se froisse bruyamment sous nos semelles. Nous retirons nos chaussures. Les miennes ne me vont pas, de toute manière, parce que dans l'esprit d'économie qui préside au fonctionnement du Treize, on m'en a remis une paire devenue trop petite pour son ancienne propriétaire. Apparemment, l'une de nous deux doit marcher de travers parce que ces chaussures ont un drôle de pli. Nous chassons comme au bon vieux temps. En silence, sans échanger un mot car dans les bois, nous fonctionnons comme les deux moitiés d'un seul être. Chacun anticipe les mouvements de l'autre et couvre ses arrières. Il s'est écoulé combien de temps, huit, neuf mois, depuis que nous n’avons plus connu une liberté pareille ? Ce n'est pas tout à fait la même chose, avec tout ce qui a pu se passer, la présence d'un mouchard à notre cheville et le fait que je sois obligée de me reposer fréquemment. Mais étant donné les circonstances, c'est ce qui se rapproche le plus du bonheur pour moi. Les animaux n'ont pas encore appris à se méfier de nous. Cette fraction de seconde qu'ils mettent à identifier notre odeur leur est fatale. En l'espace d'une heure et demie, nous avons abattu une douzaine de lapins, d'écureuils et de dindons et décidons de profiter du temps qu'il nous reste au bord d'un étang. Il doit être alimenté par une source souterraine, car son eau est fraîche et douce. Gale propose de nettoyer nos proies. Je n'ai rien contre. Je pose quelques feuilles de menthe sur ma langue, ferme les yeux et m'adosse à un rocher, absorbant les mille bruits de la forêt, laissant le soleil de l'après-midi me brûler la peau, en paix ou presque jusqu'à ce que la voix de Gale m'arrache à ma rêverie. — Katniss, pourquoi es-tu tellement affectée par ce qui peut arriver à ton équipe de préparation ? J'ouvre les yeux pour voir si c'est une plaisanterie, mais il a l'air très sérieux, les sourcils froncés au-dessus du lapin qu'il est en train d'écorcher. — Je devrais m'en moquer, d'après toi ? — Eh bien, ils ont quand même passé une année à te pomponner pour le massacre. — C'est plus compliqué que ça. Je les connais. Ils ne sont pas méchants, ni cruels. Ils ne sont même pas intelligents. S'en prendre à eux, c'est comme s'en prendre à des enfants. Ils ne voient pas... je veux dire, ils ne savent pas... Je m'embrouille dans mon discours. — Qu'est-ce qu'ils ne savent pas, Katniss ? Insiste Gale. Qu'on oblige les tributs — qui sont les seuls vrais enfants dans cette histoire, et non ton trio de phénomènes de foire — à s'entre-tuer les uns les autres ? Qu'on t'envoyait dans cette arène pour la distraction des masses ? Était-ce un grand secret au Capitole ? — Non. Mais ils ne voient pas les choses de la même manière que nous, dis-je. Ils sont élevés comme ça, et… — En somme, tu les défends, résume-t-il en arrachant d'un seul mouvement toute la peau du lapin. Sa remarque fait mouche, car il a raison. C'est absurde. J'ai toutes les peines du monde à justifier ma position. — J'imagine que je défendrais quiconque se ferait traiter comme ça pour un simple morceau de pain. Peut-être que ça me rappelle un peu trop ce qu'on t’a fait subir pour un dindon ! Quand même, il n'a pas tort. Le souci que je me fais pour mes préparateurs a quelque chose d'étrange. Je devrais les détester, rêver de les voir pendre au bout d'une corde. Mais ils sont tellement bêtes, et puis ils travaillaient pour Cinna, et Cinna était de mon côté, non ? — Je ne veux pas me disputer avec toi, dit Gale. Simplement, je ne crois pas que Coin voulait t'envoyer un message en les punissant pour avoir enfreint les règles. Peut-être même qu'elle a cru te faire une fleur. (Il fourre le lapin dans la besace et se lève.) On ferait mieux de ne pas traîner si on veut rentrer à l'heure. J’ignore sa main tendue et me relève toute seule sur mes jambes flageolantes. — Très bien. Aucun de nous deux ne dit plus rien sur le trajet du retour, mais une fois à l'intérieur du portail, un détail me revient. — À l'Expiation, Octavia et Flavius ont dû se retirer parce qu'ils n'arrêtaient pas de pleurer à l'idée de me voir retourner dans l'arène. Et c'est tout juste si Venia a pu me faire ses adieux. — Je tâcherai de m'en rappeler quand ils te... remettront à neuf, dit Gale. — Fais donc ça. Nous remettons nos prises à Sae Boui-boui dans la cuisine. Elle se fait plutôt bien au district Treize, même si elle trouve que ses cuisiniers manquent un peu d'imagination. Elle qui sait mitonner un ragoût savoureux avec du chien sauvage et de la rhubarbe doit se sentir pieds et poings liés par ici. Epuisée par la chasse et le manque de sommeil, je regagne mon compartiment et le trouve entièrement vide. Je me souviens alors que nous avons déménagé pour Buttercup. Je retourne au premier niveau et entre dans le compartiment E. Il ressemble en tout point au compartiment 307, à l'exception du soupirail de cinquante centimètres de large sur vingt de haut centré au sommet du mur extérieur. Une lourde plaque en métal permet de le refermer, mais pour l'instant, il est ouvert et un certain matou de ma connaissance en a profité pour s'éclipser. Je m'affale sur mon lit, où un rayon de soleil me chatouille le visage. Quand je rouvre les yeux, ma sœur est penchée sur moi et me réveille pour 18 h : Réflexion. Prim m'apprend qu'on annonce une réunion générale depuis l'heure du déjeuner. La population entière, à l'exception de ceux qui ne peuvent quitter leur travail, est tenue d'y assister. Nous suivons les indications jusqu'à la Salle collective, immense, qui accueille facilement les milliers de personnes qui s'y pressent. De toute évidence l'endroit pourrait recevoir une foule beaucoup plus importante. Peut-être était-ce le cas avant l'épidémie de vérole. Prim me montre discrètement les nombreuses séquelles de ce fléau - les cicatrices sur le visage des gens, les enfants légèrement défigurés. — Ils ont beaucoup souffert par ici, dit-elle. Après ce matin, je ne suis pas d'humeur à m'attendrir sur le Treize. Alors je réplique : — Pas plus que nous dans le Douze.
J'aperçois ma mère à la tête d'un groupe de patients capables de marcher, drapés dans leur chemise de nuit d'hôpital. Finnick se trouve parmi eux, l'air hébété mais toujours aussi beau. Il tient à la main une cordelette de moins de cinquante centimètres de long, trop courte pour que même lui puisse en faire un nœud coulant utilisable. Ses doigts s'activent d'eux-mêmes, nouant et dénouant machinalement toutes sortes de nœuds pendant qu'il regarde autour de lui. Ça fait probablement partie de sa thérapie.
Je m’approche de lui. — Salut, Finnick. (Comme il ne semble pas me remarquer je lui donne un petit coup de coude pour attirer son attention.) Hé, Finnick ! Ça va ? — Katniss ! S’exclame-t-il en me prenant la main. (Il a l’air soulagé de voir un visage familier.) Pourquoi tout le monde se réunit-il ici ? — J'ai dit à Coin que j'acceptais d'être son geai moqueur. Mais je lui ai fait promettre d'accorder l'immunité a tous les autres tributs en cas de victoire des rebelles.
En public, histoire d'avoir le plus possible de témoins. — Oh. Tant mieux. Parce que je me fais du souci pour Annie, m'avoue Finnick. J'ai toujours peur qu'elle lâche un propos malheureux qu'on pourrait interpréter comme une trahison.
Annie. Oh, oh. Je l'avais complètement oubliée. — Ne t'en fais pas, je m'en occupe. Je presse la main de Finnick et me dirige vers le podium au fond de la salle. Coin, qui relit sa déclaration, lève les yeux sur moi. — J'ai besoin que vous ajoutiez Annie Cresta à la liste des immunités, lui dis-je.
La présidente fronce les sourcils. — Qui ça ? — C’est... l'amie de Finnick Odair. Du district Quatre. Une autre gagnante. On l'a arrêtée et emmenée au Capitole après l'explosion de l'arène. — Oh, la folle. Ce n'est pas vraiment nécessaire, m'assure la présidente. Nous n'avons pas pour habitude de punir quelqu’un d'aussi fragile. Je repense à la scène que j'ai découverte ce matin. À Octavia recroquevillée contre le mur. Et je me dis que Coin et moi avons sans doute des notions très différentes de la fragilité. Mais je réplique seulement : — Non ? Dans ce cas, ca ne devrait pas être un problème de rajouter Annie. — Très bien, soupire la présidente avant d’inscrire le nom au crayon. Veux-tu être à mes côtés lors de l’annonce ? (Je secoue la tête.) C’est bien se que je pensais. Tu ferais mieux de te perdre dans la foule. Je suis sur le point de commencer. Je retourne auprès de Finnick. Les mots, encore une chose que l’on n’aime pas gaspiller dans le Treize. Coin réclame l’attention générale et annonce que j’ai consenti à être le geai moqueur sous réserve que les autres vainqueurs – Peeta, Johanna, Enobaria et Annie – soient absous de tout dommage qu’ils auront pu occasionner à la cause des rebelles. Des murmures de colère agitent la foule. Je suppose qu’on s’attendait a se que je devienne le geai moqueur sans discuter. Le fait de poser mes conditions – au risque d’épargner d’éventuels ennemis – passe plutôt mal. J’affronte avec indifférence les regards hostiles qui convergent dans ma direction. La présidente laisse les murmures se poursuivre un moment, puis reprend la parole. Mais la suite de son discours, me prend au dépourvu. — En contrepartie de cette demande sans précédent, la soldate Everdeen s’est engagée à se vouer corps et âme à la cause. Il s’ensuit que tout manquement à sa mission, en parole ou en acte, sera considéré comme une violation de notre accord. L’immunité des quatre vainqueurs sera aussitôt révoquée et leur sort sera décidé en fonction des lois du District Treize. Tout comme le sien. Je vous remercie. Autrement dit, un seul pas de travers de ma part, et nous sommes tous condamnés.
5
Une pression de plus à prendre en considération. Une faction de plus qui a décidé de se servir de moi comme d'un pion, même si la partie ne se déroule jamais tout à fait comme prévu. Il y a d'abord eu les juges, qui ont fait de moi la star de leurs Jeux et qui ont dû improviser en catastrophe quand j'ai sorti ces baies tueuses. Puis le président Snow, qui a prétendu s’appuyer sur moi pour éteindre les flammes de la rébellion et qui a eu la mauvaise surprise de me voir les raviver à chaque intervention. Ensuite les rebelles, qui m'ont arrachés l'arène dans l'intention de faire de moi leur geai moqueur pour découvrir avec stupéfaction que je trouve les ailes un peu lourdes à mon goût. Et maintenant c'est au tour de Coin, avec ses précieuses têtes nucléaires et son District pareil à une machine de guerre bien huilée, de constater qu'il est plus facile d'attraper un geai moqueur que de le dresser. À son crédit, elle a mis moins de temps que les autres à reconnaître que je poursuis mon propre but et que, par conséquent, on ne peut pas me faire confiance. Elle est la première à me présenter publiquement comme une menace.
Je passe les doigts dans l'épaisse couche de bulles à la surface de ma baignoire. Me laver n'est qu'une étape préliminaire dans l'élaboration de mon nouveau look. Avec mes cheveux abîmés par l'acide, ma peau brûlée par le soleil et mes vilaines cicatrices, mon équipe de préparation doit commencer par me rendre jolie avant de trouver comment présenter mes plaies et mes bosses sous un jour plus séduisant.
— Nous allons d'abord te refaire une base de beauté Zéro, a décrété Fulvia en arrivant ce matin. Et développer à partir de là.
Apparemment, la base de beauté Zéro correspond à l'aspect d'une personne naturellement belle et sans défaut quand elle sort de son lit. Ce qui veut dire qu'on me fait les ongles avec soin mais sans les vernir. Qu'on me lave et me brosse les cheveux sans les coiffer. Que j'ai la peau nette et lisse, qu'on m'épile et qu'on efface mes cernes, mais que mon maquillage reste parfaitement invisible. Je suppose que Cinna avait donné les mêmes instructions à mon arrivée au Capitole. Sauf que j'étais une concurrente à ce moment- là. En tant que rebelle, je croyais pouvoir être enfin moi- même. Hélas, on dirait qu'une rebelle télévisée doit se plier elle aussi à toutes sortes de contraintes.
Après m'être rincée, je me tourne vers Octavia qui m'attend avec une serviette. Elle est si différente de celle que j'ai connue au Capitole, dépouillée de ses tenues extravagantes, de son maquillage outrancier, des mèches, des bijoux et des gadgets qu'elle se mettait dans les cheveux. Je me souviens d'une fois où elle était arrivée avec des tresses roses ornées de lumières clignotantes en forme de souris. Elle m'avait raconté qu'elle gardait plusieurs souris chez elle, comme animaux de compagnie. L'idée m'avait répugnée à l'époque, car chez nous les souris sont considérées comme des nuisibles, sauf dans la marmite. Mais peut-être qu'Octavia les appréciait parce que ce sont de gentilles petites créatures à la voix aiguë. Comme elle. Pendant qu'elle me sèche, j’essaie de m'habituer à l'Octavia du district Treize. Ses vrais cheveux sont d'une jolie teinte auburn. Son visage n'a rien de particulier, mais dégage une grande douceur. Elle est plus jeune que je ne pensais. Vingt ans et quelques, tout au plus. Sans ses faux ongles interminables, ses doigts paraissent un peu trop courts ; et ils ne cessent de trembler. Je voudrais la rassurer, lui promettre qu'elle n'a plus rien à craindre de Coin. Mais les bleus violacés qui s'étalent sous sa peau verte me rappellent à quel point je suis impuissante.
Flavius, lui aussi, a l'air d'être passé à la machine sans son rouge à lèvres mauve et ses habits aux couleurs vives. Il a réussi à sauver ses anglaises orange malgré tout. C'est Venia qui a le moins changé. Ses cheveux bleu électrique pendent tristement au lieu de se dresser en pointes, et les racines sont en train de virer au gris. Mais ce sont ses tatouages dorés surtout, qui se remarquaient chez elle, et ils restent plus frappants que jamais. Elle s'approche et arrache la serviette les mains d'Octavia.
— Katniss ne va rien nous faire, lui déclare-t-elle doucement mais fermement. Elle ne savait même pas que nous étions là. Ça ira mieux à partir de maintenant, tu verras.
Octavia hoche la tête mais continue à éviter mon regard. Ce n'est pas une partie de plaisir que de me faire une base de beauté Zéro, même avec l'impressionnante panoplie de produits, d'outils et de gadgets que Plutarch a eu la prévoyance de rapporter du Capitole. Mes préparateurs font leur possible jusqu'à ce qu'on en vienne à mon bras et à la plaie que m'a faite Johanna en m'arrachant mon mouchard. Les médecins qui m'ont recousue se moquaient bien des considérations esthétiques ; il m'en reste une cicatrice grumeleuse de la largeur d'une pomme. D'habitude, elle est recouverte par ma manche mais dans le costume dessiné par Cinna, la manche se termine au-dessus du coude. C’est un tel souci qu'on appelle Fulvia et Plutarch pour en discuter. En découvrant mon bras, Fulvia se retient de vomir. Pour quelqu'un qui travaille avec un Juge, je la trouve bien délicate. Je suppose qu’elle est plus habituée à voir ce genre d’horreurs à l'écran.
— Tout le monde sait que j'ai une cicatrice à cet endroit-là, dis-je sur un ton maussade. — Savoir et voir sont deux choses différentes, rétorque Fulvia. C'est positivement répugnant. Plutarch et moi allons devoir imaginer une solution pendant le déjeuner. — Ça ira, assure Plutarch avec un revers de main désinvolte. Il suffira de lui faire porter un gros bracelet ou quelque chose dans ce genre-là. Dégoûtée, je m’habille et m’apprête à gagner le réfectoire. Mon équipe de préparation reste agglutinée près de la porte. — Est-ce qu’on va vous apporter à manger ici ? Je demande. — Non, répond Venia. Nous sommes supposés nous rendre à je ne sais quel réfectoire. Je soupire intérieurement en m’imaginant entrer dans le réfectoire avec ces trois-là sur les talons. Mais on me regarde toujours d'un sale œil, de toute manière. Ça ne changera pas grand-chose. — Je vais vous montrer où c’est, leur dis-je. Venez. Les regards en coin et les murmures que j’ai l’habitude d’attirer ne sont rien comparés à la réaction que me vaut la compagnie de mon équipe de préparation. On nous dévisage bouche bée, on nous pointe du doigt, on s'exclame. — Ne faites pas attention, dis-je à mes compagnons. Les yeux baissés, les gestes mécaniques, ils me suivent dans la queue et acceptent une écuelle de poisson grisâtre, du ragoût d’okra et un gobelet d’eau. Nous nous installons à ma table, près d’un groupe de réfugiés de la Veine, Ceux-ci se montrent plus mesurés que les habitants du Treize, mais peut-être sont-ils tout simplement gênés. Leevy, mon ancienne voisine dans le Douze, salue mes préparateurs à voix basse tandis que la mère de Gale, Hazelle, qui a dû apprendre ce qu'ils ont enduré, leur montre une cuillère de ragoût — N’ayez pas peur, leur dit-elle. C'est moins mauvais que ça en à l’air. Mais c’est Posy, la petite sœur de Gale, âgée de cinq ans, qui se révèle la plus précieuse. Elle se glisse le long du banc jusqu’à Octavia et pose un doigt timide sur sa peau. — Tu es toute verte. Tu es malade ? — C’est un truc esthétique, Posy, lui dis-je. Un peu comme le rouge à lèvres. — C'est supposé me rendre plus jolie, murmure Octavia dont les larmes gonflent au ras des cils. Posy réfléchit à la question et déclare tranquillement : — Je crois que tu serais jolie dans n'importe quelle couleur. Un mince sourire se forme sur les lèvres d’Octavia. — Merci. — Si vous tenez vraiment à impressionner Posy, il faut vous teindre en rose bonbon, déclare Gale en posant bruyamment son plateau à côté du mien. C’est sa couleur préférée. Posy glousse et reprend sa place auprès de sa mère. D’un coup de menton, Gale indique son écuelle à Flavius. — À votre place, je mangerais tant que c’est chaud. Froid, c’est encore pire. Tout le monde se met à manger. Le ragoût n’est pas mauvais, si on parvient à oublier sa consistance gluante. Comme s'il fallait déglutir trois fois chaque bouchée pour la faire descendre. Gale, qui se montre rarement bavard pendant tas repas, fait un effort pour entretenir la conversation en posant des questions sur le maquillage. C’est sa manière à lui de faire la paix avec moi. Nous nous sommes un peu disputés hier soir, quand il a laissé entendre que j’avais eu tort de forcer la main à Coin concernant les autres vainqueurs. — Katniss, c est la présidente du district. Elle ne peut pas donner l’impression de plier devant toi. — Tu veux dire qu’elle ne peut pas tolérer la moindre contradiction, même justifiée, ai-je rétorqué. — Je veux dire que tu l’as mise en porte à faux. En l’obligeant à accorder l’immunité à Peeta et aux autres alors que nous ne savons même pas quels dégâts ils ont pu faire. — En somme, j’aurais dû entrer dans son jeu et laisser les autres se débrouiller tout seuls. Quelle importance, après tout ? C’est bien ce que nous faisons tous ! Là-dessus, je lui ai claqué la porte à la figure. Je me suis assise loin de lui au petit déjeuner, et quand Plutarch l’a envoyé s’entraîner ce matin, je l’ai laissé partir sans un mot. Je sais qu’il a dit ça parce qu'il se fait du souci pour moi, mais j’ai besoin qu'il soit de mon côté, pas de celui de Coin. Comment peut-il ne pas s’en rendre compte ?
Après le déjeuner, Gale et moi sommes supposés descendre à la Défense spéciale pour y retrouver Beetee. Dans l'ascenseur, Gale me dit finalement : — Tu es toujours fâchée. — Et toi, toujours pas désolé. — Je maintiens ce que j'ai dit. Tu voudrais que je te mente ? demande-t-il. — Non, je voudrais que tu réfléchisses et que tu révises ton opinion, dis-je. Ca le fait rire. Je laisse tomber, On ne peut pas dicter à Gale ce qu’il doit penser. Soyons honnête, c'est aussi pour ça que je lui fais confiance. Le niveau de la Défense spéciale est situé presque aussi bas que les cellules où nous avons retrouvé mon équipe de préparation. C’est une véritable ruche qui bourdonne d’ordinateurs, de laboratoires, de matériel de recherche et salles de tests. Nous demandons à voir Beetee. On nous guide à travers le labyrinthe jusqu'à une immense baie vitrée. Derrière, il y a la première jolie chose que je vois depuis mon arrivée dans le district Treize: la réplique dune clairière bordée d’arbres et de buissons fleuris envahie par les colibris, Installé au centre dans un fauteuil roulant, Beetee, parfaitement immobile, observe un oiseau vert en train de siroter le nectar d’une grande fleur orange. Quand l’oiseau s'éloigne, il le suit du regard et nous aperçoit. Il nous adresse alors un signe amical pour nous indiquer de le rejoindre à l’intérieur.
L’air est frais, tout à fait respirable, et non chaud et humide comme je m'y attendais. De tous côtés nous parviennent des bruissements d'ailes minuscules, que j'avais tendance à confondre avec des crissements d’insectes dans les bois par chez nous. Je me demande bien quel coup de chance a permis la construction d’un endroit pareil. Beetee a encore le teint livide d'un convalescent, mais derrière ses énormes lunettes, ses yeux pétillent d’excitation. — Est-ce qu'ils ne sont pas magnifiques ? Le Treize étudie leur aérodynamique depuis des années. Ils volent aussi bien en avant qu'en arrière, et peuvent atteindre une vitesse de cent kilomètres heure. Si seulement nous pouvions te fabriquer des ailes pareilles, Katniss ! — Je ris. Ça m'étonnerait que je réussisse à les manier, Beetee. — Ils sont là, et la seconde d'après, pffuit ! Plus personne. Crois-tu pouvoir en abattre un avec une flèche ? me demande-t-il. — Je n’ai jamais essayé. Il n’y a pas grand-chose à manger dans un colibri, dis-je.
— Non. Et tu n'es pas du genre à tuer pour le plaisir, reconnaît-il. J'imagine quand même qu’ils doivent être difficiles à toucher. — On doit pouvoir les piéger, intervient Gale. (Son visage prend cette expression lointaine qu’il a toujours quand il réfléchit.) Avec un filet très fin. II suffirait d’entourer un endroit en laissant une ouverture d'un mètre carré. De les attirer à l’intérieur avec des fleurs à nectar. Et de refermer l'ouverture pendant qu’ils se nourriraient. Le bruit les ferait fuir mais ils se prendraient dans les mailles du filet. — Ça marcherait ? demande Beetee. — Je n'en sais rien. C'est juste une idée, dit Gale. Peut- être qu'ils trouveraient un moyen de s'échapper. — Peut-être bien. Mais tu joues sur leur instinct naturel à fuir le danger. Arriver à penser comme sa proie... C'est comme ça qu’on met le doigt sur son point faible, approuve Beetee. Je me rappelle un détail que j’aurais préféré oublier. Lors de notre préparation à l’Expiation, j’ai visionné un enregistrement où l'on voyait Beetee, encore enfant à l'époque, relier deux câbles pour électrocuter la meute de gamins qui le poursuivait. Les corps pris de convulsions, les expressions grotesques. Beetee, dans ce prélude à sa victoire lors de ces Jeux qui remontent à tant d'années, a regardé mourir les autres. Ce n’était pas sa faute. Il ne faisait que se défendre. Nous ne faisions tous que nous défendre... Tout à coup, j'ai envie de quitter cette salle aux colibris avant que quelqu’un se mette à tendre un piège. — Bette, Plutarch a dit que tu avais quelque chose pour moi. — Oui, c'est vrai. Ton nouvel arc. Il pesse une manette sur le bras de son fauteuil roulant et roule hors de la salle. Alors que nous le suivons à travers les couloirs labyrinthiques de la Défense spéciale. Il nous explique l'intérêt du fauteuil. — Je recommence à pouvoir marcher. Mais je me fatigue très vite. C’est plus facile pour moi de me déplacer comme ça. Et Finnick, où en est-il ? — Il... a encore des problèmes de concentration, dis-je. Je n'ai pas envie de répondre qu’il a complètement perdu la tête. — Des problèmes de concentration, hein ? (Beetee a un sourire sinistre.) Si tu savais ce qu’il a traversé ces dernières années, tu comprendrais que c'est un miracle qu'il soit encore parmi nous. Dis-lui que je travaille sur un nouveau trident pour lui, d’accord ? Ça pourra peut-être lui changer les idées. Il faudrait déjà que Finnick fasse le tri dans ses idées avant de vouloir en changer, mais je promets de passer le message.
Nous parvenons devant une porte sur laquelle s’affichent les mots ARMEMENT SPÉCIAL. Elle est gardée par quatre soldats. Ils commencent par vérifier notre emploi du temps sur notre avant-bras. Puis ils prennent nos empreintes digitales, rétiniennes et ADN, avant de nous faire passer sous un portique détecteur de métaux. Beetee doit laisser sa chaise roulante ; une autre l’attend à l’intérieur, je trouve les précautions plutôt bizarres, car je vois mal le gouvernement du Treize avoir besoin de se protéger à ce point contre ses propres citoyens. Ces mesures feraient-elles suite à l'afflux récent de réfugiés ?
À la porte de l'armurerie, on nous reprend nos empreintes une deuxième fois - comme si mon ADN avait pu se modifier dans les vingt mètres de couloir que nous venons de parcourir - avant de nous autoriser enfin à pénétrer dans le saint des saints, Je dois reconnaître que leur arsenal est à couper le souffle. Rangée sur rangée d’armes à feu, de lance- missiles, d’explosifs et de véhicules blindés, Bien sûr, le matériel aérien est entreposé ailleurs nous confie Beetee. — Bien sur, dis-je comme si c'était l’évidence même. J’imagine mal un arc et des flèches au milieu de tout cet équipement de haute technologie. Pourtant, nous parvenons finalement devant un mur couvert d’armes de trait. J’ai eu l’occasion de manipuler beaucoup d’armes au Capitole lors de mon entraînement, mais jamais aucune conçue à des fins militaires. Je m'arrête devant un arc à l’aspect meurtrier, tellement chargé d’instruments et de gadgets que je ne suis pas certaine de pouvoir le lever, et encore moins de le bander. — Gale, tu devrais peut-être en essayer un toi aussi, suggère Beetee. — Sérieusement ? fait Gale, — On te remettra un fusil pour le combat, bien sûr. Mais si ru dois apparaître à l'écran comme le partenaire de Katniss, un arc ferait meilleur effet. Tu devrais pouvoir en trouver un qui te convienne là-dedans, — Oh, j’en suis convaincu. Il referme la main sur le même arc qui avait déjà retenu mon attention, et le soulève à bout de bras. Il le pointe partout dans la pièce, en regardant à travers le viseur. — Ca ne me parait pas très équitable pour le cerf, fais-je remarquer. — Qui parle de s’en servir contre un cerf ? rétorque-t-il. — Je reviens tout de suite, nous annonce Beetee. Il pianote sur un digicode. Une petite porte s'ouvre. J’attends qu'il soit sorti et que la porte se soit refermée derrière lui. — Alors ce serait facile, pour toi ? De t’en servir contre quelqu’un? — Je n'ai pas dit ça. (Gale laisse retomber l’arc contre son flanc.) Mais si j'avais eu entre les mains une arme capable d’arrêter ce que j’ai vu dans le Douze.., ou de t’empêcher de partir pour les Jeux... je m’en serais servi. — Moi aussi. Je suis bien obligée de le reconnaître. Mais j'hésite à lui parler de ce qu'on éprouve à tuer. Des victimes qui ne vous quittent plus jamais. Beetee revient avec une grande mallette noire rectangulaire coincée tant bien que mal entre son épaule et ses repose-pieds. Il arrête son fauteuil et pousse la mallette vers moi.
— Pour toi. Je la pose sur le sol et défais les fermoirs. Le couvercle s'ouvre en silence. À l'intérieur, dans un écrin de velours marron, je découvre un arc noir de toute beauté. — Oh ! Dis-je avec admiration. Je le soulève délicatement pour admirer son équilibre parfait, l’élégance de ses lignes et la courbure de sa tige qui évoque les ailes déployées d'un oiseau. Ce n'est pas tout. J’observe une immobilité totale pour m'assurer que ce n’est pas un effet de mon imagination. Non, l’arc frémit bel et bien sous mes doigts. Quand je le colle contre ma joue, je sens une légère vibration résonner jusque dans mon crâne. Je demande : — Qu'est-ce qu’il fait ? — Il te dit bonjour, m'explique Beetee, Il a reconnu ta voix. — Il réagit à la voix ? — Seulement à la tienne. On m'a demandé de concevoir un arc basé avant tout sur l'aspect extérieur. Comme un élément de ton costume, tu comprends ? Mais je n'arrêtais pas de penser : « Quel dommage. » Je veux dire, et si tu en avais besoin à un moment ou un autre ? Et pas uniquement comme accessoire de mode ? Alors, j'ai adopté une ligne toute simple et je me suis employé à perfectionner le contenu. Mais le mieux, c’est encore que tu t'en rendes compte par toi-même. Vous voulez les essayer ? — Oh que oui. On a préparé une cible à notre intention. Les flèches élaborées par Beetee ne sont pas moins remarquables. J'arrive à les tirer avec précision à une centaine de mètres. La variété de leurs pointes — tranchantes, incendiaires, explosives - transforme mon arc en arme multitâches. On les distingue à la couleur de leur hampe. Je peux les neutraliser par commande vocale à tout moment, même si je ne vois pas pourquoi. Pour désactiver les propriétés spéciales de l’arc, il me suffit de lui dire « bonne nuit ». Après quoi il s'endort jusqu'à ce que ma voix le réveille à nouveau.
Je suis d’excellente humeur au moment de quitter Gale et Beetee et de retrouver mon équipe de préparation. Je supporte patiemment la séance de maquillage, après quoi j'enfile mon costume, lequel comporte désormais un bandage ensanglanté sur ma cicatrice au bras pour indiquer que je suis allée au feu récemment. Venia fixe au-dessus de mon cœur la broche au geai moqueur. J'attrape mon arc ainsi que le carquois de flèches ordinaires que m'a préparé Beetee, sachant qu'il est hors de question de me laisser déambuler avec des flèches explosives. Puis je passe sur le plateau de tournage. Là, j'attends des heures qu’on rectifie mon maquillage et qu’on procède aux derniers réglages de l’éclairage et de la fumée. Peu à peu, les instructions par haut-parleur qui émanent de personnes invisibles dans leur cabines en verre teinté se font de plus en plus rares, Fulvia, Plutarch m’examinent d’un œil critique et cessent leurs retouches. Le calme descend sur le plateau. Pendant cinq minutes, on me détaille en silence. Plutarch déclare — Je crois que c’est bon. On me fait signe d'approcher d’un écran de contrôle. On me repasse les dernières minutes d’enregistrement et je découvre une jeune femme plus grande, plus imposante que moi. Plutôt sexy malgré son visage barbouillé de suie. Ses sourcils noirs se froncent avec méfiance. Des volutes de fumée - suggérant qu’elle vient d’échapper à un incendie, ou qu’elle est sur le point de prendre feu - s’élèvent de ses vêtements. Je ne reconnais pas cette personne. Finnick, qui traîne dans les parages, s’approche par derrière et me dit, avec une pointe de son ancien humour : — On va vouloir soit te tuer, soit t’embrasser, soit te ressembler. Ils sont tous très excites, enchantés par le résultat. Bien qu'il soit pratiquement l’heure d'aller dîner, ils insistent pour continuer. Demain, on passera aux discours et aux interviews et on tournera des séquences de combat. Ce soir, ils veulent simplement me faire dire un slogan, une tirade courte à glisser dans un premier spot de propagande, pour le montrer à Coin. « Peuple de Panem, courage, bats-toi pour le triomphe de la justice ! » C’est le texte. À leur façon de me le donner on devine qu’ils ont travaille dessus des mois, des années peut être, et qu'ils en sont très fiers. Personnellement, je le trouve ronflant. Peu naturel. Je me vois mal parler comme ça dans la vraie vie - sauf pour me moquer, en prenant l’accent du capitoie. Comme quand Gale et moi imitions Effie Trinket : « Puisse le sort vous être favorable ! » Mais Fulvia est là, devant moi, à me décrire un combat auquel je viens de participer, tous mes compagnons d’armes tombés autour de moi, et m'explique que pour rallier à moi les rebelles survivants, je dois me tourner vers la caméra et dire mon texte ! On me conduit jusqu’à ma place et on rallume la machine à fumée. Quelqu'un réclame le silence, les caméras commencent à tourner et j’entends : — Action ! Alors je brandis mon arc au-dessus de ma tête et je crie, avec toute la colère que je parviens à rassembler : — Peuple de Panem, courage, bats-toi pour le triomphe de la justice ! Un silence de mort s'abat sur le plateau. Et dure longtemps. Finalement, l'interphone grésille et le rire acerbe d’Haymitch résonne à travers tout le studio. Il s'interrompt juste le temps de déclarer : — Et voilà, mes amis, comment meurt une révolution !
6
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Le choc d’entendre la voix d’Haymitch hier, d’apprendre que non seulement il avait recouvré ses moyens mais qu'il avait de nouveau un certain contrôle sur ma vie, m'a mise dans une rage folle. J’ai quitté le studio en trombe et aujourd'hui j’ai refusé de prêter attention à ses commentaires depuis la cabine. Malgré tout, j'ai su tout de suite, qu'il avait raison en ce qui concerne ma prestation. Il lui aura fallu la matinée entière pour convaincre les autres qu’ils perdent leur temps. Que je suis une cause perdue. Ce n’est pas en me mettant dans un studio de télévision, costumée et maquillée au milieu d’un nuage de fumée artificielle, qu’on pourra compter sur moi pour rallier les districts à la victoire. Au fond, c’est miraculeux que j’aie survécu aussi longtemps aux caméras. Tout le mérite en revient à Peeta, bien sûr. Sans lui, je suis incapable d’être le geai moqueur. Nous nous réunissons autour de la table géante du centre de Commandement. Coin et ses acolytes. Plutarch, Fulvia et mon équipe de préparation. Un groupe de rescapés du Douze parmi lesquels Haymitch et Gale, mais aussi quelques autres dont je ne m’explique pas la présence, comme Leevy ou Sae Boui-boui. Au dernier moment, Finnick amène Beetee sur sa chaise roulante, accompagné de Dalton, l’expert en bétail du district Dix. Je suppose que Coin a choisi ce panel hétéroclite pour être le témoin de mon échec. Pourtant, c’est Haymitch qui accueille tout le monde et je comprends à l’entendre qu’ils sont venus à son invitation. C’est la première fois que nous nous retrouvons dans la même pièce depuis que je l’ai griffé. J’évite de le regarder directement, mais je vois son reflet dans l’une des consoles de contrôle étincelantes le long du mur. Il a le teint jaunâtre et a perdu beaucoup de poids, ce qui lui donne l’air tout ratatiné. Un bref instant, j’ai peur qu’il soit en train de mourir. Je dois me souvenir que je m’en moque. La première chose que fait Haymitch consiste à montrer la séquence que nous venons de tourner. Il semble que j’atteigne de nouveaux sommets dans la médiocrité sous la direction de Plutarch et de Fulvia. J’ai la voix hésitante, des gestes saccadés, comme une marionnette manipulée par des forces invisibles. — Très bien, déclare Haymitch à la fin de la séquence. Y a-t-il quelqu’un afin de soutenir que ces images peuvent nous être d’une utilité quelconque pour remporter cette guerre ? (Personne ne lève la main.) Bien ! C’est toujours ça de gagné. Maintenant, arrêtons-nous une minute. Je veux que chacun d’entre vous réfléchisse à un épisode dans lequel Katniss Everdeen l’a sincèrement ému. Pas quand vous avez bavé d’envie devant sa coupe de cheveux, ou que sa robe s’est enflammée, ou qu’elle a démontré son habileté au tir à l’arc. Ni quand Peeta vous l’a rendue sympathique. Je parle d’un moment où elle vous a fait éprouver quelque chose de réel. Le silence s’éternise, et je commence à croire qu’il n’aura pas de fin quand Leevy se jette à l’eau : — Quand elle s’est portée volontaire pour prendre la place de Prim à la Moisson. Parce que j’étais sûre qu’elle allait mourir.— Bien. Excellent exemple, approuve Haymitch. (Il prend un feutre rouge et griffonne quelques mots sur un calepin.) Portée volontaire pour sa sœur à la Moisson. (Il jette un regard circulaire autour de la table.) Quelqu’un d’autre. A ma grande surprise, le prochain à prendre la parole est Boggs, que j’ai toujours considéré comme un gorille sans cervelle à la solde de Coin. — Quand elle a chanté sa chanson. À la mort de la mort de la petite fille. Quelque part dans ma tête remonte l’image de Boggs avec un petit garçon perché sur sa hanche. Dans le réfectoire, je crois. Ce n’est peut-être pas le gorille que je me figurais, après tout. — Qui n’a pas eu la gorge nouée à ce moment-là ? reconnaît Haymitch, en le notant. — Moi, j’ai pleuré quand elle a drogué Peeta pour pouvoir aller chercher son médicament et qu’elle l’a embrassé en partant ! Bafouille Octavia. Puis elle se couvre la bouche, comme si elle était persuadée d’avoir proféré une énormité. Mais Haymitch se contente de hocher la tête. — Ah, oui. Quand elle a drogué Peeta pour lui sauver la vie. Très émouvant. Les souvenirs s’enchaînent, de plus en plus nombreux. Dans le désordre. Quand j’ai pris Rue comme alliée. Tendu la main à Chaff le soir des interviews. Essayé de porter Mags. Et encore et toujours, quand j’ai sorti ces baies qui revêtent une signification différente pour chacun. Mon amour pour Peeta. Le refus de capituler devant l’inévitable. Un défi jeté à l’inhumanité du Capitole. Haymitch brandit son calepin. — Maintenant, la question est : quel est le point commun à tous ces éléments ? — Ça venait directement de Katniss, répond Gale d’une voix douce. Personne ne lui avait soufflé son texte. — Oui, c’était naturel ! s’exclame Beetee. (Il se penche pour me tapoter la main.) Peut-être qu’on ferait mieux die la laisser tranquille, non ? Des rires s’élèvent. Je me déride un peu. — Tout ça c’est bien joli, maugrée Fulvia. Malheureusement, les occasions de se montrer merveilleuse sont plutôt limitées ici, dans le Treize. Alors, à moins que vous ne suggériez qu’on la dépose en pleine zone de combat... — C’est exactement ce que je suis en train de suggérer, confirme Haymitch. Envoyons-la sur le terrain et laissons tourner les caméras. — Sauf que le public la croit enceinte, rappelle Gale. — Nous ferons courir le bruit qu’elle a perdu le bébé à la suite du choc électrique dans l’arène, répond Plutarch. Un accident dramatique. Tout à fait malheureux.L’idée de m’envoyer en première ligne n’enchante personne. Mais l’argument d’Haymitch se tient. Puisque j’ai besoin d’être en situation pour me montrer à mon avantage, c’est là qu’il me faut aller. — Chaque fois que nous essayons de la diriger ou de lui suggérer ses tirades, c’est l’échec assuré. Il faut que ça vienne d’elle. C’est comme ça qu’elle pourra toucher les gens. — Même en prenant des précautions, impossible de garantir sa sécurité, prévient Boggs. Elle sera une cible pour tous les... Je lui coupe la parole : — Je veux y aller. Je ne sers à rien, ici. — Et si tu te fais tuer ? demande Coin. — N'oubliez pas de filmer. Ça vous fera d’excellentes images. Dis-je. — Très bien, concède Coin. Mais procédons par étapes, Commençons par trouver la situation la moins dangereuse susceptible d’éveiller un peu de spontanéité chez toi. (Elle fait le tour de la salle en examinant les cartes lumineuses des différents districts avec la position des troupes.) Emmenez-la dans le Huit cet après-midi. Il y a eu de gros bombardements ce matin, mais l’attaque semble terminée. Qu’on lui donne une escorte avec une équipe de tournage au sol. Haymitch, vous serez en l’air et resterez en contact radio avec elle. Voyons ce qui en sortira. Pas d’autres Commentaires ? — Débarbouillez-lui la figure, suggère Dalton. (Tout le monde se retourne vers lui.) C’est encore une jeune fille. Vous lui donnez l’allure d’une femme de trente-cinq ans. C’est mal. Ça ressemble à un truc que pourrait faire le Capitole. Alors que Coin met fin à la réunion, Haymitch demande à me parler en privé. Tous les autres s’en vont à l’exception de Gale, qui s’attarde près de moi. — De quoi as-tu peur ? lui demande Haymitch. C’est plutôt moi qui aurais besoin d’un garde du corps. — Tout va bien, dis-je à Gale, qui finit par me laisser. Après quoi il ne reste plus que le murmure des appareils et le ronronnement du système de ventilation. Haymitch s’assoit en face de moi. — On va devoir travailler ensemble encore une fois. Alors, vas-y. Sors ce que tu as sur le cœur. Je repense aux répliques cinglantes que nous avons changées à bord de l’hovercraft. Au sentiment d’amertume que j’éprouvais à ce moment-là. Mais tout ce que je trouve à dire, c’est : — Je n’arrive pas à croire que vous avez abandonné Peeta. — Je sais, admet-il. Il manque quelque chose. Non pas qu’il ne se soit pas excusé. Mais nous formions une équipe. Nous avions noué un pacte pour sauver Peeta. Un pacte d’ivrognes, parfaitement irréaliste, mais quand même. Au fond de mon cœur, je sais que nous avons tous les deux manqué à notre parole. — À vous, maintenant, dis-je. — Je n’arrive pas à croire que tu l’as perdu de vue cette nuit-là, dit Haymitch. Je hoche la tête. Nous y voilà. — Je n’arrête pas de me repasser la scène dans ma tête. De tenter d’imaginer ce que j’aurais pu faire pour le garder avec moi sans briser l’alliance. Et rien ne me vient. — Tu n’avais pas le choix. Comme moi. Même si j’avais pu convaincre Plutarch de rester pour le sauver cette nuit- là, notre hovercraft aurait fini par se faire descendre. C’est déjà un miracle que nous en ayons réchappé. (J’affronte enfin le regard d’Haymitch. Il a des yeux de la Veine. Gris, creusés, soulignés par les cernes de nombreuses nuits sans sommeil.) Il n’est pas encore mort, Katniss. — Nous sommes toujours dans la partie. J’essaie de le dire avec optimisme, mais ma voix se brise. — Toujours. Et je reste votre mentor. (Haymitch pointe son feutre sur moi.) Quand tu seras sur le terrain, rappelle- toi que je serai en l’air. J’aurai un meilleur point de vue, alors fais bien tout ce que je te dis. — On verra, dis-je. Je retourne à la salle de Transformation et je regarde les traînées de maquillage disparaître dans le siphon pendant que je me frotte la figure. La personne qui me renvoie mon reflet dans le miroir n’a pas l’air en grande forme, avec son teint jaunâtre et ses yeux tirés, mais au moins elle me ressemble. J’arrache mon bandage, pour montrer la vilaine cicatrice que m’a laissée le mouchard. Là ! Ça aussi, ça me ressemble. Comme je dois me rendre en zone de combat, Beetee m’aide à enfiler une armure dessinée par Cinna. Un casque minimaliste en je ne sais quel métal composite. Souple comme du tissu, il peut se rabattre à la manière d’un capuchon si je n’ai pas envie de le porter en permanence. Un gilet de protection qui couvre mes organes vitaux. Une oreillette blanche rattachée à mon col par un câble. Beetee m’accroche un masque à la ceinture en me disant de le mettre en cas d’attaque au gaz. — Si tu vois qu’on s’écroule autour de toi sans raison apparente, enfile-le immédiatement, me recommande-t-il. Enfin, il me fixe dans le dos un carquois divisé en trois compartiments. — N’oublie pas : à droite, les incendiaires ; à gauche, les explosives, au milieu, les flèches normales. En principe m ne devrais pas en avoir besoin, mais on ne sait jamais. Boggs vient me chercher pour me conduire au service des Forces aéroportées. Au moment où l’ascenseur arrive, Finnick nous rejoint, visiblement très agité. — Katniss, ils refusent de me laisser venir ! Je leur ai dit que j’allais bien, mais ils ne veulent même pas me laisser monter dans l’hovercraft ! Je regarde Finnick - avec ses jambes nues qui dépassent de sa chemise de nuit d’hôpital, ses chaussons, ses cheveux ébouriffés, le nœud mal formé qu’il tortille entre ses doigts, ses yeux hagards - et je comprends qu’il est inutile de chercher à discuter avec lui. Moi non plus, je ne crois pas que ce soit une bonne idée qu’il vienne. Alors, je nie frappe le front du plat de la main et je m’écrie : — Oh, j’avais complètement oublié. Foutue commotion cérébrale. On m’avait demandé de te dire que Beetee t’attend à l’Armement spécial. Il a conçu un nouveau trident pour toi. À ce mot de trident, l’ancien Finnick refait surface. — C’est vrai ? Quel genre de trident ?— Aucune idée. Mais s’il ressemble un peu à mon arc et à mes flèches, tu vas l’adorer. Par contre, tu vas devoir t’entraîner avec.— Bien sûr. Tu as raison. Je ferais mieux d’y aller tout de suite.— Heu, Finnick ? Et si tu mettais un pantalon ?Il baisse les yeux sur ses jambes comme s’il remarquait sa tenue pour la première fois. Puis il arrache sa chemise de nuit et se tient devant nous en sous-vêtement. — Pourquoi ? S’étonne-t-il en prenant une pause lascive tout à fait ridicule. Est-ce que je perturbe ta concentration ? Je ne peux pas m’empêcher de rire, d’abord parce que c’est drôle, ensuite parce que ça met Boggs très mal à l’aise, et enfin parce que je suis heureuse de retrouver le Finnick que j’ai connu à l’édition d’Expiation. — Je ne suis qu’une femme, Odair. (Je passe dans l’ascenseur avant que les portes se referment.) Désolée, dis-je à Boggs. — Pas la peine. Je trouve que tu t’en es très bien sortie, me dit-il. Bien mieux que si j’avais dû le mettre aux arrêts. — Sans doute, dis-je. Je lui jette un regard en coin. Il a une bonne quarantaine d’années, avec des cheveux gris coupés en brosse et des yeux bleus. Une carrure incroyable. Ça fait deux fois aujourd’hui qu’il me donne l’impression d’être plutôt de mon côté. Je devrais peut-être lui laisser une chance. Mais il est tellement dévoué à Coin... Plusieurs cliquetis résonnent dans la cabine. L’ascenseur fait une courte pause, puis commence à glisser vers la gauche. — Il se déplace aussi latéralement? Fais-je, surprise. — Oui. Il y a tout un réseau d’ascenseurs sous le Treize, un répond Boggs. Celui-ci se trouve juste au-dessus du tunnel de transport vers la plate-forme d’envol numéro 5. Il nous emmène au Hangar. Le hangar. Les cellules de confinement. La Défense spéciale. Les salles où l’on cultive les aliments. La centrale électrique. La purification de l’air et de l’eau. — Votre district est plus grand que je ne le pensais. — On n’a pas beaucoup de mérite, reconnaît Boggs. On en a hérité plus ou moins tel quel. On a déjà suffisamment de mal à le maintenir en état. Les cliquetis reprennent. Nous redescendons un peu - quelques niveaux à peine - puis les portes s’ouvrent sur le Hangar. — Oh, fais-je malgré moi en découvrant leur flotte, les rangées successives d’hovercrafts de tous les modèles. Ça aussi, vous en avez hérité ? — On en fabrique certains. D’autres appartenaient aux armées aériennes du Capitole. On les a perfectionnés, bien sûr, m’explique Boggs. J’éprouve une nouvelle bouffée de haine envers le Treize. — Alors vous aviez tout ça, et vous avez laissé les autres districts se battre seuls contre le Capitole. — Ce n’est pas aussi simple, proteste-t-il. Jusqu’à maintenant nous n’étions pas en position de lancer une contre-attaque. Nous avions toutes les peines du monde à rester en vie. Après le renversement et l’exécution des gens du Capitole, nous n’étions plus qu’une poignée à savoir piloter. On aurait pu les bombarder de missiles nucléaires, c’est vrai. Mais si nous étions entrés dans ce genre de conflits avec le Capitole, y aurait-il encore un seul survivant quel que part ? — On croirait entendre Peeta. Et vous l’accusez de trahison. — Parce qu’il appelle à un cessez-le-feu, se défend Boggs. Je te ferai remarquer que, pour l’instant, personne n’a encore eu recours à des armes nucléaires. Ça reste une guerre à l’ancienne. Par ici, soldate Everdeen. Il m’indique un petit hovercraft. Je grimpe à l’intérieur où m’attend mon équipe de tournage avec son matériel. Les autres portent tous la tenue de combat gris foncé du Treize, même Haymitch, malgré l’inconfort de son col trop serré. Fulvia Cardew s’approche et lâche un soupir de frustration en me voyant débarrassée de mon maquillage. — Tout ce travail fichu en l’air. Je ne t’en veux pas, Katniss. Mais il y a si peu de personnes capables d’impressionner la caméra au naturel. Comme lui, tiens. (Elle attrape Gale, qui discutait avec Plutarch, et le fait pivoter face à nous.) Est-ce qu’il n’est pas craquant ? Je dois convenir que Gale porte l’uniforme avec beaucoup d’aisance. Mais étant donné ce qu’il y a entre nous, la question nous embarrasse tous les deux. Je cherche une réplique spirituelle quand Boggs déclare d’un ton brusque : — Bah, ça ne va pas nous impressionner. On vient de voir Finnick Odair en sous-vêtement. Décidément je l’aime bien, ce Boggs. On nous prévient que le décollage est imminent et je m’attache dans un siège à côté de Gale, face à Haymitch et Plutarch. Nous glissons dans un dédale de galeries qui débouche sur une plate forme. Une sorte d’ascenseur hisse lentement l’appareil à travers les niveaux. Tout à coup, nous émergeons dans un grand pré bordé d’arbres, puis nous décollons et disparaissons dans les nuages. Maintenant que les préparatifs de la mission sont derrière. je réalise que je n’ai aucune idée de ce qui m’attend au cours de cette sortie dans le district Huit. En fait, je ne sais quasiment rien du déroulement actuel de la guerre. Ni de se qu’il nous faudrait pour la remporter. Ou de ce qu’il passerait en cas de victoire. Plutarch s’efforce de me l’exposer en termes simples. Il faut d'abord savoir que tous les districts ou presque sont en guerre avec le Capitole à l’exception du Deux, qui entretient depuis toujours une relation privilégiée avec nos ennemis en dépit de sa participation aux Hunger Games. Il a toujours bénéficié de davantage de nourriture et de meilleures conditions de vie. Après les jours obscurs et la prétendue destruction du Treize, le district Deux est devenu officieusement la nouvelle base de défense du Capitole, même si on met plutôt l’accent sur ses carrières de pierre, tout comme le Treize était connu pour ses mines «le graphite. Non seulement le district Deux fabrique des unies, mais il forme et équipe le gros des Pacificateurs. — Vous voulez dire que... certains Pacificateurs sont nés dans le Deux ? Je lui demande. Je croyais qu’ils venaient tous du Capitole. Plutarch hoche la tête. — C’est ce que tout le monde est censé croire. C’est vrai pour quelques-uns, d’ailleurs. Mais la population du Capitole ne pourrait pas fournir un contingent de cette importance. Sans oublier la difficulté de recruter des citoyens du Capitole pour une vie de routine et de privations dans les districts. Vingt ans de service, sans possibilité de se marier ni d’avoir des enfants. Certains s’engagent pour l’honneur de l’uniforme, d’autres pour échapper à une condamnation. Rejoindre les rangs des Pacificateurs te permet d’effacer tes dettes, par exemple. On compte beaucoup de personnes endettées jusqu’au cou au Capitole, mais toutes ne sont pas aptes à une carrière militaire. Alors, nous recrutons dans le district Deux. C’est une manière pour les gens d’échapper à la pauvreté et au travail dans les carrières. Ils sont élevés dans une mentalité guerrière. Tu as vu avec quelle facilité leurs enfants se portent volontaires pour les Jeux. Cato et Clove. Brutus et Enobaria. Je n’ai pas oublié leur enthousiasme ni leur férocité. — Mais tous les autres districts sont de notre côté ? Je l’interroge. — Oui. Notre objectif consiste à prendre le contrôle de chaque district l’un après l’autre, en terminant par le Deux, pour couper toutes les sources d’approvisionnement du Capitole. Une fois qu’il sera affaibli, nous n’aurons plus qu’à l’envahir, explique Plutarch. Ce ne sera pas une partie de plaisir. Mais il sera temps d’y réfléchir quand nous y serons. — Et si nous gagnons, intervient Gale, qui sera à la tête du gouvernement ? — Tout le monde, lui répond Plutarch. Nous constituerons une république, dans laquelle les habitants de chaque district et du Capitole éliront leurs propres représentants pour parler en leur nom dans un gouvernement centralisé. Ne prenez pas cet air méfiant ; ça a déjà fonctionné par le passé. — Oui, dans les livres, grommelle Haymitch. — Dans les livres d’histoire, précise Plutarch. Et si nos ancêtres ont pu le faire, il n’y a pas de raison que nous en soyons incapables. Franchement, j ai du mal à considérer nos ancêtre comme une référence. Ils nous ont mis dans de beaux draps, avec leurs guerres et la ruine de la planète. De toute évidence, ils se moquaient bien de ce qui arriverait à leurs descendants. Néanmoins, cette idée de république me I» m ut préférable à notre gouvernement actuel. — Et si nous perdons ? Dis-je. — Si nous perdons ? (Plutarch fixe les nuages et plisse les lèvres en un sourire ironique.) Eh bien, les Hunger Games de l’année prochaine devraient être tout à fait inoubliables. Ce qui me fait penser... Il sort un flacon de sa veste, en fait tomber quelques pilules violettes dans le creux de sa paume, et nous les tend. — On les a baptisées sureau mortel en ton honneur, Katniss. Les rebelles ne peuvent pas se permettre de nous voir tomber vivants entre les mains de l’ennemi. Mais je te garanti que c’est complètement indolore. Je prends une pilule, sans trop savoir où la mettre. Plutarch me tapote l’épaule gauche juste au-dessus de la manche. En regardant de plus près, j’y découvre une poche minuscule, idéale pour dissimuler ma pilule. Même avec les mains attachées, je n’aurais qu’à me pencher pour la sortir avec les dents. Il semble que Cinna ait pensé à tout.
7
L’hovercraft effectue une descente rapide en spirale vers une route aux abords du Huit. Presque aussitôt, la porte s’ouvre, l’échelle coulisse en place et nous giclons sur l’asphalte. À l’instant où le dernier d’entre nous touche le sol, l’échelle se rétracte. Puis l’appareil décolle et disparaît. Je reste avec ma garde rapprochée composée de Gale, Boggs et de deux autres soldats. L’équipe de télévision consiste en deux solides cameramen du Capitole, engoncés dans leur matériel lourd comme des insectes dans leur carapace, d’une réalisatrice du nom de Cressida, au crâne rasé couvert de tatouages de feuilles de lierre, et de Messalla, son jeune assistant, qui porte plusieurs boucles à chaque oreille. En l’examinant de plus près, je remarque qu’il a aussi la langue percée par un clou coiffé d’une boule en argent de la grosseur d’une bille.
Boggs nous entraîne à l’écart de la route en direction d’une rangée d’entrepôts tandis qu’un deuxième hovercraft descend se poser. Celui-ci débarque des caisses de fournitures médicales ainsi qu’une équipe de six toubibs reconnaissables à leur combinaison blanche caractéristique. Nous suivons Boggs le long d’une ruelle entre deux entrepôts grisâtres. Seules quelques échelles d’accès au toit brisent la monotonie des murs de métal rayé. Quand nous débouchons dans la rue, c’est comme si nous venions de pénétrer dans un autre monde.
Les blessés du bombardement de ce matin affluent de nuls parts. Sur des brancards improvisés, dans des brouettes ou des charrettes à bras, jetés sur les épaules ou tenus dans les bras. Sanguinolents, mutilés, sans connaissance. Traînés par des gens au désespoir jusqu’à un entrepôt avec un H grossier peint au-dessus de l’entrée. C’est une scène qui me rappelle notre ancienne cuisine quand notre mère y recevait les mourants, mais dix fois, cinquante fois, cent fois plus forte. Je m’attendais à des bâtiments rasés et, à la place, je me retrouve devant des corps humains en charpie.
C’est là qu’ils ont l’intention de me filmer ? Je me tourne vers Boggs.
— Ça n’ira pas, lui dis-je. Je ne servirai à rien ici.
Sans doute perçoit-il la panique qui m’envahit, car il s’arrête et m’empoigne par les épaules.
— Mais si. Contente-toi de passer dans les rangs. Te Voir, ça leur fera plus de bien que n’importe quel médecin.
Une femme occupée à diriger les blessés à l’intérieur du bâtiment nous aperçoit, fait la grimace, puis s’approche à grands pas. Ses yeux bruns sont gonflés de fatigue. Elle sent le métal et la sueur. Le bandage qu’elle a au cou aurait dû être changé depuis des jours. La sangle de son fusil automatique lui rentre dans l’épaule et elle fait jouer ses muscles pour la remettre en place. D’un coup de pouce, elle ordonne aux toubibs de passer dans l’entrepôt. Ils s’exécutent sans un mot.
— Voici la commandante Paylor, du Huit, nous annonce Boggs. Commandante, la soldate Katniss Everdeen.
Elle me paraît bien jeune pour être commandante. La trentaine à peine. Mais à l’autorité qui transparaît dans son attitude, on sent tout de suite que sa nomination n’a rien d’usurpé. À côté d’elle, dans ma tenue flambant neuve sans un pli de travers, je me sens comme un poussin sorti de sa coquille qui fait ses premiers pas hésitants dans le monde.
— Oui, je l’avais reconnue, bougonne Paylor. Alors comme ça, tu es vivante ? On se posait la question.
Je me trompe, ou y aurait-il une note d’accusation dans sa voix ?
— Je me la pose moi-même parfois, dis-je.
Elle était en convalescence, explique Boggs. Une mauvaise commotion. (Il baisse le ton.) Elle a fait une fausse couche. Mais elle a quand même insisté pour venir voir vos blessés.
— Eh bien, elle ne va pas être déçue du voyage, grommelle Paylor.
— Vous croyez que c’est une bonne idée ? S’inquiète Gale en fronçant les sourcils devant l’hôpital. De regrouper tous vos blessés au même endroit ?
Pour ma part, j’en doute. La moindre maladie contagieuse se répandrait ici comme une traînée de poudre.
— C’est toujours mieux que de les laisser crever, rétorque Paylor.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, se défend Gale.
— Eh bien, pour l’instant, ce sont mes deux seules possibilités. Mais si tu en vois une troisième et que tu parviens à obtenir l’approbation de Coin, je suis tout ouïe. (Paylor m’indique la porte.) Entre donc geai moqueur. Et je t’en prie, amène tes amis.
Je jette un coup d’œil à mon escorte hétéroclite, me prépare au pire et suis la commandante à l’intérieur de l’hôpital. Un rideau de grosse toile industrielle est tendu sur toute la longueur du bâtiment, ménageant une sorte de couloir. Des corps s’alignent dessous côte à côte, la tête au ras du rideau, le visage dissimulé par un drap blanc.
— Nous avons ouvert une fosse commune à quelques pâtés de maisons à l’ouest d’ici, mais dans l’immédiat je n’ai personne pour y emmener les corps, nous dit Paylor.
Elle trouve une fente dans le rideau et en écarte les pans. Je referme mes doigts sur le poignet de Gale.
— Ne me laisse pas, lui dis-je dans un souffle.
— Je suis là, me répond-il à voix basse.
Je franchis le rideau. Tous mes sens sont aussitôt agressés. Mon premier réflexe consiste à me couvrir le nez pour masquer la puanteur de linge sale, de chairs en putréfaction et de vomi qui s’élève dans la moiteur de l’entrepôt. On a ouvert toutes les lucarnes possibles dans le toit métallique, mais le peu d’air frais qui parvient à se glisser à l’intérieur reste impuissant à dissiper ces remugles. Le seul éclairage provient des minces rais de soleil qui tombent en biais, et à mesure que mes yeux s’habituent à l’obscurité, je distingue les blessés, rangée après rangée, couchés sur des lits de camp, des matelas ou à même le sol tellement ils sont nombreux. Le bourdonnement des mouches, les gémissements de douleur et les sanglots des proches se mêlent en un chœur déchirant.
Nous n’avons pas d’hôpitaux à proprement parler dans les districts. D’habitude, nous mourons chez nous, ce qui me paraît infiniment préférable au spectacle qui s’offre à moi. Je me rappelle alors que bon nombre de ces personnes ont sans doute perdu leur maison dans les bombardements.
Un filet de sueur me coule dans le dos. J’ai les mains moites. Je respire par la bouche pour tenter d’échapper à l’odeur. Des points noirs dansent dans mon champ de vision, et je suis à deux doigts de tourner de l’œil. Et puis j’aperçois Paylor qui m’observe, attendant de voir de quel bois je suis faite et s’ils ont eu raison de placer le moindre espoir en moi. Alors je me détache de Gale et m’enfonce résolument dans l’entrepôt, en me glissant entre deux rangées de lits.
— Katniss ? Fait une voix sur ma gauche à travers le brouhaha général. Katniss, c’est toi ?
Une main surgit de la pénombre et se tend vers moi. Je m’y accroche comme à une bouée. Au bout de la main je découvre une jeune femme blessée à la jambe. Ses bandages sont tachés de sang et couverts de mouches. Son expression reflète de la douleur mais aussi autre chose, une chose qui paraît totalement incongrue dans sa situation.
— Oui, c’est moi, dis-je, la gorge nouée.
De la joie. Voilà ce que je lis sur son visage. Au son de ma voix, ses traits s’illuminent et la souffrance s’en efface momentanément.
— Tu es vivante ! Nous n’en étions pas sûrs. Les gens disaient que oui, mais nous n’étions pas sûrs, me confie-t-elle avec excitation.
— J’ai pris un bon coup sur la cafetière. Mais je vais mieux, dis-je. J’espère que tu vas te rétablir toi aussi.
— Il faut que je le dise à mon frère ! (Elle se redresse tant bien que mal et appelle un blessé quelques lits plus loin.) Eddy ! Eddy ! Elle est là ! C’est Katniss Everdeen !
Un gamin, qui ne doit pas avoir plus de douze ans, se tourne vers nous. Il a la moitié du visage bandée. Sa bouche s’arrondit sous la surprise. Je m’approche de lui, et je repousse les mèches moites qui lui tombent sur le front. Je lui murmure quelques mots. Il ne peut pas me répondre, mais son œil valide me fixe avec une telle intensité qu’on croirait qu’il cherche à graver dans sa mémoire les moindres détails de mon visage.
J’entends mon nom circuler dans l’air chaud, se répandre à travers l’hôpital.
Katniss ! Katniss Everdeen ! Les gémissements et les plaintes se changent en un murmure d’admiration. On m’appelle de tous côtés. Je m’avance entre les lits, je serre des mains, je touche les parties intactes de ceux qui ne peuvent plus bouger, je dis : Bonjour, Comment allez-vous, Heureuse de vous connaître. Des mots banals, rien qui soit de nature à leur remonter le moral. Mais ça n’a pas d’importance. Boggs a raison. C’est moi, c’est ma présence qui leur redonne espoir.
Des doigts avides me happent, cherchent à palper ma chair. Quand un blessé me prend le visage à deux mains, j’adresse un remerciement silencieux à Dalton pour m’avoir conseillé de me démaquiller. Je me serais sentie tellement ridicule, tellement perverse, de présenter à ces gens ce masque peint du Capitole. Les cicatrices, la fatigue, les imperfections. Voilà à quoi ils me reconnaissent, voilà pourquoi je leur appartiens.
Malgré son interview controversée avec Caesar, beaucoup m’interrogent sur Peeta, m’assurent qu’ils savent qu’il parlait sous la contrainte. Je fais de mon mieux pour paraître confiante quant à notre avenir, mais les gens sont sincèrement dévastés d’apprendre que j’ai perdu le bébé. Je voudrais me montrer franche et avouer à une femme en larmes que ma grossesse n’était qu’un canular, un moyen de pression dans les Jeux, mais présenter Peeta comme un menteur ne servirait pas son image. Ni la mienne. Ni la cause.
Je commence à saisir pleinement jusqu’où sont allés les gens pour me protéger. Ce que je représente pour les rebelles.
Dans mon combat permanent contre le Capitole - que j’ai si souvent ressenti comme un voyage solitaire -, je n’ai jamais étais seule. J’avais des milliers et des milliers d’habitants des Districts à mes côtés. J’étais leur geai moqueur bien avant d'accepter ce rôle.
Une sensation nouvelle est en train de germer en moi. C’est seulement lorsque je me retrouve debout sur une table, à saluer de la main une dernière fois les blessés qui scandent mon nom d’une voix rauque, que je parviens à lui donner un nom. Une sensation de pouvoir. Je détiens un pouvoir que je n’aurais jamais cru posséder. Snow l’a su tout de suite, dès qu’il m’a vue sortir ces baies empoisonnées. Plutarch le savait quand il est venu m’arracher à l’arène. Et Coin le sait aussi, maintenant. A tel point qu’elle se sent obligée de rappeler publiquement à son peuple que je suis incontrôlable.
Une fois dehors, je m’adosse au mur de l’entrepôt le temps de reprendre mon souffle et j’accepte la gourde d’eau que m’offre Boggs.
— Tu t’en es très bien tirée, me complimente-t-il.
En tout cas, je n’ai pas tourné de l’œil, ni vomi ni pris la fuite en hurlant. Je me suis laissé porter par la vague d’émotion qui parcourait l’endroit.
— Nous avons pris quelques séquences intéressantes, annonce Cressida.
Je regarde les cameramen insectoïdes en sueur sous leur équipement. Messalla griffonne des notes. J’avais oublié que j’étais filmée.
— Je n’ai pourtant pas fait grand-chose.
— Disons que tu récoltes les fruits de ce que tu as fait par le passé, dit Boggs.
Ce que j’ai fait par le passé ? Je repense à tous les morts que j’ai laissés dans mon sillage - mes genoux se dérobent sous moi, et je me retrouve en position assise.
— Le bilan est mitigé.
— Oh, je n’essaie pas de te dire que tu es parfaite. Mais vu les circonstances, je crois que tu feras l’affaire, dit Boggs.
Gale s’accroupit près de moi en secouant la tête. — Je n’en reviens pas que tu aies laissé tous ces gens te toucher. Je m’attendais à te voir détaler vers la porte à chaque instant.
— Oh, la ferme ! Lui dis-je en riant.
— Ta mère sera drôlement fière en voyant les images, m’assure-t-il.
— Ma mère ne me remarquera même pas. Elle sera bien trop épouvantée par les conditions qui règnent ici. (Je me tourne vers Boggs.) C’est comme ça dans tous les districts ?
— Oui. Il y a des raids un peu partout. Nous essayons d’aider de notre mieux, mais ça ne suffit pas.
Il s’interrompt un instant, distrait par une voix dans son oreillette. Je réalise que je n’ai pas encore entendu Haymitch une seule fois et je tripote la mienne, en me demandant si elle ne serait pas cassée.
— Il faut regagner le terrain d’atterrissage. Tout de suite, dit Boggs en me relevant par la main. Nous avons un problème.