D’où viennent les rêves ?
11
L’amiral Sandecker utilisait rarement la grande salle de réunion pour les conférences. Il la réservait aux membres du Congrès, hommes et femmes, visitant la NUMA et aux savants réputés, américains ou étrangers. Pour les réunions internes, il préférait une salle de travail plus petite, juste à côté de son bureau. C’était une pièce extrêmement confortable, à sa seule disposition, une sorte de refuge où il pouvait recevoir pour des réunions confidentielles, quoique informelles, les divers directeurs de la NUMA. Sandecker l’utilisait aussi souvent comme salle à manger directoriale, où ses collaborateurs et lui-même se détendaient, installés sur des chaises de cuir disposées autour d’une table de conférence de trois mètres de long, construite dans une coque de bois provenant d’une goélette récupérée au fond du lac Erié, posée sur un épais tapis turquoise, devant une cheminée au manteau victorien.
Contrairement au décor moderne des autres bureaux de l’immeuble qui servait de quartier général à l’Agence, aux murs élancés de verre teinté, cette pièce semblait appartenir à un très ancien club privé londonien. Les murs et le plafond étaient recouverts de panneaux de teck satiné que décoraient des peintures richement encadrées représentant des hauts faits de la Marine des États-Unis.
Il y avait, entre autres, un très beau tableau montrant la bataille épique que s’étaient livrée John Paul Jones sur le Bonhomme Richard tristement armé et la Serapis, une frégate anglaise, toute nouvelle à l’époque, avec ses cinquante canons. À côté, la vénérable frégate américaine Constitution démâtait le Java britannique. Sur le mur d’en face, les cuirassés de la guerre de Sécession, le Monitor et la Virginie, plus connu sous le nom de Merrimac, se livraient bataille. Le Commodore Dewey détruisant la flotte espagnole dans la baie de Manille voisinait avec une escadrille de bombardiers décollant du porte-avions Enterprise pour aller écraser la flotte japonaise pendant la bataille de Midway. Seul le panneau surmontant la cheminée ne comptait pas de scène de bataille navale. On y voyait un portrait de Sandecker en uniforme ordinaire, avant la promotion qui avait fait de lui un homme important. Au-dessous du portrait, dans un coffret de verre, était conservé un modèle réduit du dernier bâtiment qu’il ait commandé, le croiseur lance-missiles Tucson.
Après que Sandecker eut été mis à la retraite de la Marine, un ancien président des États-Unis l’avait choisi pour organiser et diriger une agence gouvernementale nouvellement fondée, destinée à la recherche marine. Commençant tout petit dans un entrepôt en location, avec moins de douze employés dont Pitt et Giordino, Sandecker avait fait de la NUMA une très importante organisation qu’enviaient les instituts océanographiques du monde entier, employant deux mille personnes et disposant d’un énorme budget, rarement surveillé et presque toujours approuvé par le Congrès.
Sandecker luttait vigoureusement contre la vieillesse. Âgé de soixante ans, il s’adonnait au jogging, levait des poids et exécutait toutes sortes d’exercices physiques pourvu qu’ils le fassent transpirer et qu’ils accélèrent les battements de son cœur. Le résultat de tous ces efforts et de son régime draconien se lisait dans sa silhouette affûtée et soignée. À peine un peu plus petit que ce qu’il est convenu d’appeler la moyenne, il avait des cheveux épais, d’un roux flamboyant, coupés court et bien brossés, partagés, à gauche, par une raie mince comme le fil du rasoir. La forme tendue et étroite de son visage était encore accentuée par le regard perçant de ses yeux noisette et une barbe à la Van Dyke dont le roux était exactement celui des cheveux.
Le seul vice de Sandecker était ses cigares. Il aimait en fumer une dizaine par jour, énormes et impressionnants, spécialement choisis et fabriqués à son goût personnel.
Il entra dans la salle de conférence au milieu d’un nuage de fumée, comme un magicien surgissant d’un rideau de brouillard.
Il alla directement au bout de la table et adressa un sourire bienveillant aux deux hommes assis à droite et à gauche.
— Désolé de vous obliger à rester aussi tard, messieurs, mais je ne l’aurais pas fait si ce n’était pas important.
Hiram Yaeger, chef du réseau informatique de la NUMA, disposait de la plus énorme base de données du monde sur tout ce qui concernait les sciences marines. Il s’appuya au dossier de sa chaise, qu’il poussa jusqu’à se balancer sur deux pieds et fit un signe de tête à Sandecker. Chaque fois qu’un problème exigeait une solution, Sandecker commençait par questionner Yaeger. Sans complexes, en salopette, les cheveux tirés en queue de cheval, Yaeger vivait avec sa femme et ses enfants dans un quartier chic de la capitale et conduisait une BMW hors série.
— Ou bien je répondais à votre convocation, dit-il avec un clin d’œil, ou je devais accompagner ma femme voir un ballet.
— Dans les deux cas, tu étais perdant, dit en riant Rudi Gunn, directeur général de la NUMA et second personnage de l’agence.
Si Dirk Pitt était l’expert numéro un que Sandecker appelait en cas de crise, Gunn était son magicien de l’organisation. Mince, les hanches et les épaules étroites, plein d’humour et d’esprit, il regardait le monde au travers de lunettes à épaisse monture en écaille qui lui donnaient l’air d’une chouette guettant un mulot sous son arbre.
Sandecker se glissa sur une des chaises de cuir, fit tomber la cendre de son cigare dans un cendrier en coquillage et posa sur la table une carte de la mer de Weddell et de la péninsule antarctique. Il désigna un cercle fait d’une série de petites croix rouges et numérotées.
— Messieurs, vous connaissez bien la situation tragique de la mer de Weddell, où se situent les derniers points connus des sites mortels. Ici, marquée numéro un, nous avons la position où le Ice Hunter a découvert les dauphins morts. En deux, les phoques tués au large des Orcades du Sud. En trois, l’île Seymour, où ont massivement trouvé la mort des hommes, des femmes, des pingouins et des phoques. Enfin, en quatre, la position approximative du Polar Queen quand le fléau a frappé.
Yaeger étudia le périmètre du cercle.
— À mon avis, ça fait environ quatre-vingt-dix kilomètres de diamètre.
— Erreur, dit Gunn, le front plissé d’une ride profonde. Ça fait deux fois la taille de la dernière zone de massacre, près de l’île Chirikof, au large des Aléoutiennes.
— On a compté plus de trois mille otaries et cinq marins tués dans ce désastre, dit Sandecker.
Il prit un petit boîtier de télécommande, le dirigea vers un panneau sur le mur en face de lui et appuya sur un bouton. Un vaste écran descendit lentement du plafond. Il pressa un autre bouton et une grande carte de l’océan Pacifique, émise par un ordinateur, apparut en trois dimensions, en hologramme. Plusieurs globes, semblables à des boules de néon bleu et figurant les poissons et les mammifères marins, parurent venir de l’extérieur de l’écran et se placèrent en diverses zones de la carte. Le globe au-dessus de l’île Seymour, au large de la péninsule antarctique, et un autre globe près de l’Alaska, incluaient des silhouettes humaines.
— Jusqu’à il y a trois jours, poursuivit Sandecker, toutes les zones mortelles se trouvaient dans le Pacifique. Maintenant, avec la mer entourant l’île Seymour, nous en avons une dans l’Atlantique Sud.
— Cela porte à huit le nombre des apparitions de cette épidémie inconnue au cours des quatre derniers mois, remarqua Gunn. Et il semble que cela s’intensifie.
Sandecker parut étudier son cigare.
— Et pas un indice pour en trouver la source.
— Je ne vous dis pas à quel point je me sens frustré, dit Yaeger avec un geste d’impuissance. J’ai essayé des centaines de projections générées par ordinateur. Rien ne semble répondre au mystère. Aucune maladie connue, aucune pollution ne peut traverser des milliers de milles, frapper soudain sans raison et tuer tout ce qui vit dans une zone déterminée avant de disparaître sans laisser de trace.
— J’ai mis trente chercheurs sur le problème, dit Gunn, et pas un n’a trouvé le moindre indice pouvant mener à la source du problème.
— Quelles nouvelles des médecins légistes qui ont examiné les cinq marins que les garde-côtes ont trouvés morts sur leur bateau, au large de l’île Chirikof ? demanda Sandecker.
— Les premiers examens, à l’autopsie, n’ont montré aucun tissu endommagé par un poison, inhalé ou ingéré, aucune trace de maladie connue. Dès que le colonel Hunt, du centre médical Walter Reed de l’armée, aura achevé son rapport, je lui demanderai de vous appeler.
— Nom de Dieu ! éclata Sandecker. Il y a bien quelque chose qui les tue ! Le commandant est mort dans la timonerie, les mains serrées sur la barre, tandis que son équipage est tombé sur le pont alors qu’on allait jeter les filets. On ne meurt pas ainsi sans raison, surtout quand il s’agit d’hommes en pleine santé, âgés de vingt à trente ans !
Yaeger approuva d’un hochement de tête.
— Peut-être ne cherchons-nous pas dans la bonne direction. Il doit s’agir d’une chose à laquelle nous n’avons pas pensé.
Sandecker regarda monter la fumée de son cigare. Il mettait rarement toutes ses cartes sur la table, préférant les abattre lentement, l’une après l’autre.
— J’ai parlé à Dirk juste avant notre réunion.
— Il a quelque chose de son côté ? demanda Gunn.
— Les biologistes du Ice Hunter n’ont rien trouvé, mais Dirk a une théorie dont il admet qu’elle est tirée par les cheveux, mais à laquelle aucun d’entre nous n’a pensé.
— J’aimerais bien la connaître ! dit Yaeger.
Gunn lança à Sandecker un regard sceptique.
— Quelle sorte de pollution peut-il bien suggérer que nous ayons oubliée ?
Sandecker eut un sourire tendu.
— Le bruit, répondit-il brièvement.
— Le bruit ? répéta Gunn. Quel type de bruit ?
— Il pense qu’il peut s’agir d’ondes de choc mortelles qui voyagent dans l’eau sur des centaines, voire des milliers de milles, avant de faire surface et de tuer tout ce qu’elles rencontrent dans un rayon donné.
Sandecker se tut et attendit de voir comment réagissaient ses subordonnés.
Yaeger n’était pas un cynique, mais il pencha la tête et rit.
— J’ai peur que ce vieux Pitt n’ait abusé de sa tequila préférée.
Curieusement, le visage de Gunn ne refléta pas le moindre doute. Il regarda intensément l’image en trois dimensions de l’océan Pacifique.
— Je crois que Dirk a soulevé un lièvre, dit-il enfin.
Yaeger fronça les sourcils.
— Tu crois ?
— Oui, répondit franchement Gunn. Une saleté d’onde acoustique sous-marine pourrait bien être l’assassin que nous cherchons.
— Je suis heureux que vous soyez d’accord, dit Sandecker. Quand il a commencé à m’en parler, j’ai d’abord cru que Dirk avait le cerveau ramolli par la fatigue. Mais plus je repense à sa théorie et plus je suis tenté d’y croire.
— On raconte, dit Yaeger, qu’il a empêché à lui tout seul le Polar Queen de s’écraser contre les rochers.
Gunn hocha la tête.
— C’est vrai. Après qu’Al l’a fait descendre de l’hélicoptère sur le navire, il est allé régler le gouvernail et sauvé le bateau d’une destruction certaine.
— Pour en revenir aux pêcheurs morts, dit Sandecker en reprenant le sujet, dans combien de temps devrons-nous renvoyer leurs corps aux autorités de l’Alaska ?
— Un quart d’heure, quand elles sauront que nous les avons, dit Gunn. Les garde-côtes qui ont trouvé leur bateau en train de dériver dans le golfe d’Alaska vont sûrement tout raconter dès qu’ils rentreront à leur station de Kodiak et qu’ils mettront le pied à terre.
— Même si leur commandant leur ordonne de garder le silence ? ajouta Sandecker.
— Nous ne sommes pas en guerre, amiral. Les garde-côtes sont très respectés dans les eaux du nord. Ils n’apprécieront guère qu’on les oblige à taire ce qu’ont fait leurs camarades au risque de leur vie. Un verre ou deux au Yukon Saloon et ils raconteront la nouvelle à quiconque voudra les écouter.
Sandecker soupira.
— Je suppose que vous avez raison. Le commandant MacIntyre n’a pas apprécié que je lui demande le secret. Il n’a accepté de se taire que lorsqu’il en a reçu l’ordre formel du ministre de la Défense et qu’il a remis les corps aux scientifiques de la NUMA.
Yaeger regarda Sandecker d’un air entendu.
— Je me demande qui a bien pu contacter le ministre de la Défense...
Sandecker répondit d’un sourire rusé.
— Quand je lui eus expliqué le sérieux de la situation, il s’est montré extrêmement coopératif.
— Ça va faire du bruit, prophétisa Yaeger, quand la communauté des pêcheurs et les familles des marins morts découvriront qu’on a trouvé et autopsié les cadavres avant même qu’ils ne soient informés de leur décès.
— Surtout, ajouta Gunn, quand ils apprendront que nous avons embarqué les corps à Washington pour faire les autopsies.
— Nous nous sommes lancés bien trop tôt dans la chasse pour que les médias s’amusent à raconter des histoires folles du genre » comment tout l’équipage et son perroquet fétiche ont trouvé la mort sur un bateau dans des circonstances mystérieuses ». Nous n’avons pas besoin d’une nouvelle attaque tant que nous naviguons encore dans le brouillard.
Gunn haussa les épaules.
— De toute façon, la vérité est sortie du puits, maintenant. On ne peut plus cacher le désastre du Polar Queen. À partir de ce soir, ça va faire la une de tous les journaux et le centre des commentaires des TV du monde entier.
Sandecker fit signe à Yaeger.
— Hiram, plongez-vous dans vos données et sortez-moi tout ce que vous avez sur l’acoustique sous-marine. Cherchez la moindre expérience, commerciale ou militaire, dans laquelle on trouve des ondes acoustiques de haute énergie se propageant dans l’eau, leurs causes et leurs effets sur les humains et sur les mammifères sous-marins.
— Je m’y mets tout de suite, assura Yaeger.
Gunn et lui se levèrent et quittèrent la salle de conférence. Sandecker resta assis, affalé sur sa chaise et tirant sur son cigare. Son regard alla d’une bataille navale à l’autre, s’attardant quelques minutes sur chacune avant de passer à la suivante. Puis il ferma les yeux et fit le point de ses réflexions.
Ce qui l’exaspérait surtout, c’était l’incertitude du problème. Après un moment, il rouvrit les yeux et fixa la carte de l’océan Pacifique en trois dimensions.
— Et maintenant, où est-ce que ça va frapper ? dit-il à haute voix. Qui est-ce que ça va tuer ?
**
Le colonel Leigh Hunt était à son bureau du rez-de-chaussée – il détestait les bureaux plus officiels occupant les étages supérieurs de Walter Reed – et contemplait une bouteille de Cutty Sark. Par la fenêtre, il vit que l’obscurité était tombée sur le District de Columbia, que les lampadaires s’étaient allumés et que la circulation perdait déjà de son intensité. Il avait fini les autopsies des cinq pêcheurs remontés des eaux glaciales du nord-ouest et s’apprêtait à rentrer chez lui retrouver son chat. Il hésitait entre boire un verre ou passer un dernier coup de téléphone avant de partir. Il décida de faire les deux en même temps.
Il pianota d’une main les chiffres sur son téléphone et, de l’autre, versa le scotch dans une tasse à café. Après deux sonneries, une voix bourrue répondit.
— Colonel Hunt, j’espère que c’est vous.
— En effet, répondit Hunt. Comment le saviez-vous ?
— Quelque chose au fond de mon estomac m’a fait penser que vous étiez sur le point de m’appeler.
— C’est toujours un plaisir de s’adresser à la Marine, dit aimablement Hunt.
— Qu’est-ce que vous pouvez me dire ? demanda Sandecker.
— D’abord, êtes-vous sûr qu’on ait trouvé ces cadavres sur un bateau de pêche au milieu de la mer ?
— J’en suis sûr.
— Ainsi que les deux marsouins et les quatre phoques que vous m’avez envoyés ?
— Et où vous attendiez-vous à ce qu’on les trouve ?
— Je n’avais jamais pratiqué d’autopsie sur des créatures aquatiques, vous savez !
— Les humains, les marsouins et les phoques sont tous des mammifères, non ?
— Cher amiral, je crois que vous avez un drôle de problème sur les épaules.
— De quoi sont-ils morts ?
Hunt resta silencieux le temps d’avaler la moitié de la tasse.
— Cliniquement, les morts ont été causées par une rupture de la chaîne des osselets des oreilles, comprenant le marteau, l’enclume et l’étrier de l’oreille moyenne, dont vous avez sans doute entendu parler à l’école. La plaque de base de l’étrier était également fracturée, ce qui a entraîné un vertige très affaiblissant et un acouphène violent, autrement dit un énorme bourdonnement d’oreilles. Le résultat de tout cela a été une rupture de l’artère antérieure inférieure du cervelet, entraînant une hémorragie dans les fosses crâniennes antérieure et moyenne, à l’intérieur de la base du crâne.
— Vous pouvez me redire tout ça en langage courant ?
— Connaissez-vous le terme » infarcissement » ?
— On dirait de l’argot !
— L’infarcissement est une grappe de cellules mortes dans des organes ou des tissus, qui provoque une obstruction, telle que, disons une bulle d’air et qui coupe ou plutôt interrompt la circulation du sang.
— Mais ces choses se sont-elles passées dans les corps ? demanda Sandecker.
— Il y a eu gonflement du cervelet avec compression de la tige au cerveau. J’ai aussi trouvé que le labyrinthe vestibulaire...
— Le quoi ?
— Cela signifie en général des cavités du corps humain, mais, dans le cas présent, il s’agit de la cavité centrale du labyrinthe osseux de l’oreille.
— Continuez, je vous en prie.
— Le labyrinthe vestibulaire semble avoir été endommagé par un violent déplacement comme, par exemple, une chute en eaux profondes, la ou la pression hydraulique de l’air peut percer le tympan tandis que l’eau s’engouffre de force dans le canal de l’oreille externe.
— Comment êtes-vous arrivé à cette conclusion ?
— En appliquant à mon enquête un ensemble de règles standard. J’ai utilisé l’image par résonance magnétique et la tomographie assistée par ordinateur, une technique de diagnostic qui utilise les photos par rayons X et qui élimine les ombres de structures devant et derrière la section examinée. Je l’ai également utilisée pour l’évaluation des études hématologiques et sérologiques et pour les ponctions lombaires.
— Quels étaient les symptômes, au début du désordre ?
— Pour les marsouins et les phoques, je l’ignore, expliqua Hunt. Mais le schéma sur les humains s’est révélé constant. D’abord un vertige soudain et intense, une spectaculaire perte d’équilibre, des nausées avec vomissements, une céphalée paroxystique, enfin des convulsions pendant moins de cinq minutes, le tout entraînant un évanouissement puis la mort. Vous pourriez comparer ça à une crise cardiaque de proportions monstrueuses.
— Et pouvez-vous me dure ce qui a causé tout cela ?
Hunt hésita.
— Je ne peux rien affirmer.
Sandecker ne pouvait se contenter d’une telle excuse.
— Alors, disons un avis au hasard.
— Puisque vous me mettez au pied du mur, je dirais qu’on pourrait supposer que vos pêcheurs, vos marsouins et vos phoques sont morts d’avoir été exposés à un son d’une très forte intensité.
12
22 janvier 2000, près de l’île Howland, dans le Pacifique Sud.
Aux yeux de l’équipage aligné le long du bastingage du Mentawai, un cargo indonésien venant d’Honolulu et allant à Jayapura, sa prochaine escale en Nouvelle-Guinée, la vue d’un bâtiment aussi étrange au milieu de l’océan était tout à fait inhabituelle, pour ne pas dire incroyable. Pourtant, la jonque chinoise imaginée par le chantier de Ningpo naviguait tranquillement à travers des rouleaux d’un mètre de haut qui frappaient sa proue en venant de l’est. Le bateau était magnifique avec ses voiles brillamment colorées, gonflées par une brise de sud-ouest, son bois verni luisant sous les rayons orangés du soleil levant. Deux grands yeux peints de part et d’autre de la proue illustraient une ancienne croyance qui voulait qu’ils pénètrent le brouillard et les mers orageuses.
Le Ts’eu-hi, baptisé du nom de la dernière impératrice douairière de Chine, était en quelque sorte le second appartement de l’acteur d’Hollywood Garret Converse, jamais nommé aux Academy Awards, mais l’un des meilleurs résultats au box-office des héros du petit écran. La jonque mesurait vingt-quatre mètres de long avec un baume de six mètres et était entièrement faite de cèdre et de teck. Converse n’avait pas lésiné sur le confort de son équipage et la technologie la plus récente pour sa navigation. Rien n’avait été trop cher. Peu de yachts étaient aussi luxueusement installés. Aventurier dans la lignée d’Errol Flynn, Converse avait fait naviguer le Ts’eu-hi depuis Newport Beach en une croisière autour du monde dont il achevait la dernière étape en traversant le Pacifique, passant à 50 kilomètres de l’île Howland où aurait dû arriver Amelia Earhart, l’aviatrice disparue en 1937.
Tandis que la jonque et le cargo se croisaient, Converse appela le cargo par radio.
— Salut de la jonque Ts’eu-hi. Quel navire êtes-vous ?
L’opérateur radio du cargo répondit.
— Le cargo Mentawai en provenance d’Honolulu. Où allez-vous, Ts’eu-hil ?
— À l’île Christmas, puis en Californie.
— Je vous souhaite bon vent.
— Bon vent à vous aussi, répondit Converse.
Le commandant du Mentawai suivit des yeux la jonque qui glissait vers l’arrière et fit un signe de tête à son second.
— Je n’aurais jamais pensé voir une jonque aussi loin dans le Pacifique !
Le second, un marin d’origine chinoise, hocha la tête en signe de désapprobation.
— J’ai servi sur une jonque quand j’étais gamin. Ils prennent un gros risque à naviguer dans ces zones où naissent les typhons. Les jonques ne sont pas faites pour affronter le gros temps. Elles naviguent trop haut et ont tendance à rouler dangereusement. Leurs énormes gouvernails se cassent facilement quand la mer est grosse.
— Ou bien ils sont très braves, ou bien ils sont très fous de tenter ainsi le sort, dit le capitaine en tournant le dos à la jonque qui, peu à peu, disparaissait au loin. En ce qui me concerne, je me sens plus à l’aise sur une quille d’acier, avec de grosses machines sous le pont.
Dix-huit minutes après que le cargo et la jonque se furent croisés, le porte-conteneurs américain Rio Grande, en route vers Sydney, en Australie, avec un chargement de tracteurs et d’équipement agricole, intercepta un appel de détresse. La salle radio était juste à côté de la vaste passerelle de commandement et l’opérateur n’eut qu’à tourner la tête pour s’adresser à l’officier en second qui avait pris le quart du matin.
— Monsieur, je reçois un signal de détresse du cargo indonésien Mentawai.
L’officier George Hudson décrocha le téléphone de bord, appuya sur une touche et attendit qu’on lui réponde.
— Commandant, nous avons intercepté un signal de détresse.
Le capitaine Jason Kelsey allait commencer son petit déjeuner dans sa cabine quand l’appel lui parvint du pont.
— Très bien, monsieur Hudson, j’arrive. Essayez de noter la position.
Kelsey avala rapidement ses œufs et son jambon avec une demi-tasse de café et franchit le petit couloir qui menait à la passerelle de commandement. Il entra directement dans la salle radio.
L’opérateur leva les yeux, l’air étonné.
— C’est un signal bizarre, commandant.
Il tendit le carnet de notes à Kelsey. Celui-ci l’étudia puis regarda l’opérateur.
— Vous êtes sûr que c’est bien ce qu’ils ont transmis ?
— Oui, monsieur. Je l’ai reçu fort et clair.
Kelsey relut le message à haute voix.
— À tous les navires, venez vite. Cargo Mentawai quarante kilomètres au sud de l’île Howland. Venez vite. Nous sommes tous en train de mourir.
Il leva les yeux.
— Rien d’autre ? Pas de coordonnées ? L’opérateur fit non de la tête.
— On n’a plus rien entendu et je n’ai pas réussi à les recontacter. Dans ce cas, nous ne pouvons pas nous servir de notre système de recherche gonio.
Kelsey se tourna vers son second.
— Monsieur Hudson, mettez le cap sur la dernière position connue du Mentawai, au sud-ouest de l’île Howland. Nous ne pourrons pas faire grand-chose sans coordonnées exactes, mais si nous ne pouvons les retrouver visuellement, notre radar le pourra sans doute.
Il aurait pu demander à Hudson de calculer le cap par ordinateur, mais préférait suivre les vieilles méthodes.
Hudson se mit au travail sur la table des cartes avec des règles parallèles reliées par des charnières pivotantes et un compas. Kelsey signala au chef mécanicien qu’il souhaitait mettre le Rio Grande en vitesse maximale. Le premier officier Hank Sherman apparut sur le pont et bâilla en boutonnant sa chemise.
— Un appel de détresse ? demanda-t-il.
Le commandant sourit et lui tendit le carnet.
— Les nouvelles vont vite, sur un bateau !
Hudson se tourna vers eux.
— La distance qui nous sépare du Mentawai est d’environ soixante-cinq kilomètres, position un-trois-deux degrés.
Kelsey s’approcha de la console de navigation et entra les coordonnées. Presque aussitôt, le gros porte-conteneurs commença à virer doucement par tribord tandis que le système électronique informatisé le dirigeait sur la nouvelle position de 132 degrés.
— D’autres navires ont-ils répondu ? demanda-t-il à l’opérateur radio.
— Nous sommes le seul à avoir tenté de répondre, commandant.
Kelsey regarda vers le pont.
— Nous devrions être sur place dans un peu moins de deux heures.
Sherman, étonné, ne pouvait détacher les yeux du message.
— S’il ne s’agit pas d’une blague idiote, il se pourrait bien qu’il n’y ait plus que des cadavres à notre arrivée.
Ils trouvèrent le Mentawai peu après huit heures du matin. Au contraire du Polar Queen, qui avait continué à naviguer, le cargo indonésien semblait dériver. Il avait l’air paisible et serein. De la fumée sortait de ses cheminées jumelles, mais on ne voyait personne sur le pont. Les appels répétés par haut-parleur depuis le Rio Grande restèrent sans réponse.
— Il est aussi silencieux qu’une tombe, nota le premier officier Sherman d’un air sombre.
— Seigneur ! murmura Kelsey. Regardez autour ! Le bateau est entouré de poissons morts.
— Je n’aime pas ça !
— Vous feriez bien de réunir une équipe pour aller voir ce qui se passe là-bas, ordonna Kelsey.
— Oui, monsieur, j’y vais.
Le second officier Hudson scrutait l’horizon à travers ses jumelles.
— Il y a un autre bâtiment à environ dix kilomètres à bâbord avant.
— Il vient vers nous ? s’informa Kelsey.
— Non, monsieur. Il a plutôt l’air de s’éloigner.
— C’est bizarre. Pourquoi ignorerait-il un signal de détresse ? Pouvez-vous voir de quoi il s’agit ?
— On dirait un yacht de luxe, un de ces gros machins aux lignes fines. Le genre de rafiot que l’on trouve à Monaco ou à Hongkong.
Kelsey s’approcha de la salle radio et fit signe à l’opérateur.
— Voyez si vous pouvez entrer en contact avec ce bâtiment, là-bas.
Après une minute ou deux, le radio secoua la tête.
— Pas un souffle. Ou ils ont coupé, ou ils nous ignorent.
Le Rio Grande réduisit sa vitesse et glissa lentement vers le cargo que roulaient sans hâte des vagues paresseuses. Ils étaient tout près du navire sans vie maintenant et, du pont latéral du porte-conteneurs, le capitaine Kelsey pouvait voir tous ses ponts. Il aperçut deux silhouettes inertes et ce qu’il devina être un petit chien. Il appela de nouveau, mais, sur le cargo, tout n’était que silence. Le canot devant emmener Sherman et ses hommes fut mis à l’eau et dirigé vers le cargo. Ils durent escalader la quille après avoir lancé un grappin par-dessus le bastingage et installé une échelle d’abordage. En quelques minutes, Sherman fut à bord et se pencha sur les premiers cadavres. Puis il disparut par une écoutille sur le pont inférieur.
Quatre marins avaient abordé le cargo avec lui et deux hommes étaient restés dans le canot, qu’ils avaient légèrement éloigné de la coque, attendant un signal pour se rapprocher à nouveau et reprendre les quatre passagers. Même lorsque Sherman eut constaté que les hommes étendus sur le pont étaient morts, il s’attendait presque à voir apparaître quelques marins indonésiens. Quand il eut passé l’écoutille, il emprunta un couloir jusqu’au pont. Là, il fut accablé par un sentiment d’irréalité. Tous les marins, du capitaine au mousse, étaient morts, leurs cadavres éparpillés là où ils étaient tombés. On trouva l’opérateur radio, les yeux exorbités, les mains serrées sur ses instruments comme s’il avait eu peur de tomber.
Vingt minutes passèrent avant que Sherman réussisse à étendre sur le sol l’opérateur radio du Mentawai et appelle le Rio Grande.
— Commandant Kelsey ?
— Allez-y, monsieur Sherman, qu’avez-vous trouvé ?
— Ils sont tous morts, monsieur, tous jusqu’au dernier, y compris deux perroquets dans la cabine du chef mécanicien et le chien du bord, un beagle qui montrait les dents.
— Un indice pour expliquer tout ça ?
— Le plus évident, c’est l’empoisonnement alimentaire. On dirait qu’ils ont tous vomi avant de mourir.
— Méfiez-vous d’un éventuel gaz toxique.
— Je garderai le nez en l’air, dit Sherman.
Kelsey se tut un instant, réfléchissant à la situation inattendue.
— Renvoyez le canot, dit-il enfin. Je vous le renverrai avec cinq hommes de plus pour vous aider à manœuvrer le navire. Le port le plus proche et le plus important est Apia, dans les îles Samoa. Nous remettrons le navire aux autorités de là-bas.
— Que dois-je faire des corps de l’équipage ? On ne peut pas les laisser là où ils sont, en tout cas pas avec cette chaleur tropicale.
— Mettez-les dans la chambre froide, répondit Kelsey sans hésiter. Il faut les conserver intacts jusqu’à ce qu’ils soient examinés par...
Il fut interrompu au milieu de sa phrase par le bruit d’une explosion qui fit trembler la coque du Mentawai, venant apparemment du fond de ses cales. Les écoutilles du bord volèrent en éclats tandis que des flammes et de la fumée arrivaient d’en bas. Le navire sembla s’arracher à la mer avant d’y retomber lourdement et de pencher fortement sur tribord. Le toit de la timonerie s’effondra. On entendit un nouveau grondement quelque part dans les entrailles du cargo, suivi par le grincement du métal déchiré.
Kelsey regarda, horrifié et impuissant, le Mentawai se mettre à rouler sur tribord.
— Il coule ! hurla-t-il à la radio. Fichez le camp avant qu’il ne soit trop tard !
Sherman était tombé sur le pont, assommé par la force de l’explosion. Il regarda autour de lui, encore étourdi, tandis que le pont gîtait de plus en plus. Il se glissa dans un coin de la salle de radio en ruine et resta assis là, en état de choc, regardant, hébété, l’eau qui s’engouffrait par la porte ouverte du pont latéral. C’était une image surréaliste qui n’éveilla rien de réel dans son esprit étourdi. Il respira une longue bouffée d’air, la dernière de sa vie. Il tenta faiblement de se lever, mais il était trop tard. L’eau tiède et verte de la mer se referma sur lui.
Glacés d’horreur, Kelsey et l’équipage du Rio Grande virent le Mentawai rouler sur lui-même, la coque en l’air, hors de l’eau comme une énorme tortue de métal rouillé. Les deux hommes restés dans le canot furent écrasés par la coque, et Sherman et ses quatre marins disparurent, coincés à l’intérieur du navire au moment des explosions. Aucun d’eux ne put s’échapper. Dans l’immense grondement que fit l’eau en s’engouffrant et l’air en s’échappant, le cargo plongea sous la surface, comme s’il était impatient de devenir l’une des nombreuses énigmes de la mer.
Personne, à bord du Rio Grande, n’aurait pu imaginer que le cargo coulerait aussi vite. Tous assistèrent, horrifiés, au naufrage accompagné de minces volutes de fumée tourbillonnant autour du précipice liquide, incapables de croire que leurs compagnons étaient vraiment enfermés dans ce cercueil d’acier qui fonçait vers l’obscurité éternelle du fond de la mer.
Sous le choc, Kelsey demeura immobile une longue minute, le visage creusé de douleur. Peu à peu, une petite pensée naquit quelque part dans sa tête et grandit, grandit pour enfin émerger comme un coup de poing. Il tourna le dos au tourbillon de la mort, saisit ses jumelles et regarda le yacht qui disparaissait au loin. Ce n’était plus qu’une petite tache blanche contre l’azur du ciel et le bleu de la mer, qui s’éloignait à grande vitesse. » Le mystérieux vaisseau n’a pas ignoré le signal de détresse, se dit le commandant. Il est venu, il est reparti, et maintenant il s’éloigne volontairement du désastre. «
— Maudit sois-tu, qui que tu puisses être ! s’écria-t-il avec rage. J’espère que tu te retrouveras en enfer !
**
Trente et un jours plus tard, Ramini Tantoa, un indigène de l’île Cooper, dans la chaîne d’atolls de Palmyra, s’éveilla et, ainsi qu’il le faisait chaque matin dans les eaux chaudes du lagon, et se prépara à aller nager. Avant qu’il n’ait fait deux pas sur le sable blanc devant sa petite hutte de célibataire, il fut surpris de voir une grande jonque chinoise qui avait remonté pendant la nuit le chenal du récif extérieur et était maintenant ancrée parallèlement à la plage. Le barrot bâbord était déjà haut et sec, bien fiché dans le sable, tandis que les vagues légères du lagon léchaient doucement le côté tribord de sa coque.
Tantoa cria un salut, mais personne ne parut sur le pont ni ne répondit à son appel de bienvenue. La jonque semblait déserte. Toutes les voiles étaient hissées et battaient dans la brise légère. Le drapeau qui claquait à l’arrière était celui des États-Unis d’Amérique. Le vernis des flancs de teck brillait, comme s’il n’avait pas eu le temps de s’écailler au soleil. Tantoa fit le tour de la coque à demi enterrée avec l’impression que les yeux peints à l’avant suivaient chacun de ses mouvements.
Finalement, rassemblant son courage, il grimpa sur le haut gouvernail, enjamba le bastingage et pénétra sur le gaillard d’arrière. Là, il resta un instant déconcerté. D’un bout à l’autre, le pont était désert. Tout avait l’air parfaitement en ordre, tous les cordages soigneusement roulés et en place, le gréage fixé et tendu. Rien ne traînait sur le pont.
Tantoa pénétra craintivement à l’intérieur de la jonque, s’attendant presque à y trouver des cadavres. Soulagé, il ne vit aucun signe de mort ou de désordre. Mais il n’y avait pas une âme à bord.
« Aucun voilier n’aurait pu venir de Chine et traverser la moitié de l’océan Pacifique sans un équipage », se dit Tantoa. Son imagination s’enflamma et il s’attendit à voir des fantômes. Un navire dirigé par un équipage de spectres ! Effrayé, il remonta l’escalier en courant, traversa le pont et sauta par-dessus le bastingage dans le sable chaud. Il fallait qu’il aille décrire ce navire abandonné au conseil du petit village de l’île Cooper. Tantoa remonta la plage en courant et ce n’est que lorsqu’il s’estima assez loin qu’il osa regarder par-dessus son épaule si quelque horrible spectre l’avait suivi.
Le sable autour de la jonque était désert. Seuls les yeux malveillants le regardaient méchamment. Tantoa reprit sa course vers le village sans plus regarder derrière lui.
13
L’atmosphère, dans la salle à manger du Ice Hunter, avait une étrange qualité de festivité discrète. Ce soir-là, l’équipage et les scientifiques du bord offraient un dîner d’adieu aux survivants de la tragédie du Polar Queen. Roy Van Fleet et Maeve avaient travaillé jour et nuit côte à côte, depuis trois jours, examinant les restes des pingouins, des phoques et des dauphins qu’ils avaient rapportés à cet effet. Ils avaient rempli plusieurs carnets d’observation.
Van Fleet avait appris à apprécier Maeve, mais ne lui avait démontré qu’une affection confraternelle. La pensée de sa ravissante épouse et de leurs trois enfants ne le quittait jamais. Il était désolé de ne pouvoir poursuivre cette coopération. Les autres scientifiques à bord avaient dû admettre qu’ils formaient une bonne équipe.
Le chef du Ice Hunter montra toutes les facettes de son talent en offrant un incroyable repas gastronomique, des filets de morue des grandes profondeurs à la sauce au vin, et aux champignons. Le capitaine Dempsey avait fait semblant de ne pas remarquer le vin qui coulait à flot. Seuls les officiers de quart devaient rester sobres, du moins jusqu’à la fin de leur service. Ce serait alors leur tour de festoyer.
Le Dr Mose Greenberg, l’esprit le plus fin du bord, fit un long discours parsemé de calembours qui amusa tout le monde. Il aurait pu continuer toute la soirée si Dempsey n’avait fait signe au chef de servir le gâteau confectionné spécialement pour l’occasion. Ce gâteau avait la forme du continent australien, avec les points géographiques les plus importants représentés en sucre glace, comme Ayres Rocks et le port de Sydney. Maeve en fut touchée au point qu’elle dut retenir ses larmes. Deirdre parut s’ennuyer toute la soirée.
En sa qualité de commandant, Dempsey était assis à la tête de la plus longue table, les femmes aux places d’honneur, à sa droite et à sa gauche. Quant à Pitt, en tant que directeur de la division des projets spéciaux de la NUMA, il siégeait à l’autre extrémité de la table. Il détourna son attention des conversations autour de lui pour la reporter sur les deux femmes.
Il se dit que jamais deux sœurs n’avaient été si dissemblables. Maeve était une créature chaleureuse et sauvage, lumineuse et pleine de vie. Il l’imaginait comme la petite sœur un peu farouche d’un ami à laquelle on a permis de laver la voiture et qui le fait, vêtue d’un tee-shirt et d’un short étroits, sans se rendre compte qu’elle montre sa taille fine et ses jolies jambes. Elle avait changé depuis leur première rencontre. Elle parlait avec exubérance et de grands gestes des bras, vive et sans prétention. Et cependant, quelque chose en elle paraissait forcé, comme si ses pensées étaient ailleurs, comme si elle subissait une tension inconnue.
Elle portait une robe de cocktail courte, de couleur corail, qui soulignait sa silhouette comme si on l’avait cousue sur elle. Pitt avait d’abord pensé qu’une des scientifiques du bord la lui avait prêtée, mais il se souvint que, lorsque Deirdre et elle étaient revenues à bord, elles avaient rapporté leurs bagages du Polar Queen. Elle portait aussi des boucles d’oreilles en corail jaune, assorties au collier qui entourait son cou. Elle tourna la tête dans sa direction et leurs regards se croisèrent quelques secondes. Elle était en tram de décrire le dingo qu’elle avait élevé en Australie et reporta très vite son attention sur son auditoire, comme si elle n’avait pas reconnu Pitt.
Deirdre, quant à elle, débordait de sensualité et de sophistication, ce que paraissaient avoir remarqué tous les hommes présents. Pitt se l’imaginait étendue sur un lit aux draps de soie et lui faisant signe d’approcher. Le seul inconvénient, c’étaient ses manières autoritaires. Elle lui avait paru timide et vulnérable, quand il l’avait découverte sur le Polar Queen. Mais elle aussi avait changé. C’était maintenant une créature flegmatique et distante. Elle devait être dure comme une pierre, ce que Pitt n’avait pas remarqué auparavant.
Elle était assise, très droite et hiératique, vêtue d’une robe-fourreau marron qui s’arrêtait discrètement juste au-dessus des genoux gainés de nylon. Elle portait autour du cou un foulard qui accentuait ses yeux fauves et ses cheveux cuivrés tirés sévèrement en un lourd chignon. Comme si elle avait senti que Pitt la regardait, elle tourna lentement la tête et le regarda à son tour, sans expression d’abord. Puis son regard se fit froid et calculateur.
Pitt se trouva engagé dans un combat de volontés. Elle ne cillait pas, même en continuant sa conversation avec Dempsey. Elle paraissait regarder à travers lui et, ne trouvant rien d’intéressant, contempla un tableau sur le mur derrière lui. Le regard brun accroché au regard vert opale ne broncha pas. De toute évidence, c’était une femme qui savait tenir tête aux hommes. Lentement, très lentement, Pitt commença à loucher. Le comique de son attitude brisa la concentration de Deirdre. Levant le menton en un geste de mépris, elle détourna son attention de ce clown et la reporta sur la conversation de la table.
Bien qu’il ressentît une sorte de désir sensuel pour Deirdre, Pitt était en fait attiré par Maeve. Peut-être à cause de son sourire engageant et de ses jolies dents un peu écartées, peut-être pour la masse de ses cheveux tombant en cascade autour de ses épaules. Il s’interrogea sur son changement d’attitude depuis leur première rencontre, dans le blizzard de l’île Seymour. Le sourire prompt et le rire facile avaient disparu. Pitt sentait que Maeve subissait d’une façon ou d’une autre le contrôle de Deirdre. Il était évident, pour lui du moins, que les deux sœurs ne pouvaient pas se supporter.
Pitt réfléchit à ce choix vieux comme le monde sur lequel reposait la vie des sexes. Pour la femme, c’était souvent la lutte déchirante entre le gentil monsieur qui devient en fin de compte le père de ses enfants et le pauvre crétin à vous faire dresser les cheveux sur la tête, qui représente la romance excentrique et l’aventure. L’homme, quant à lui, doit souvent, pour son malheur, choisir entre mademoiselle tout-le-monde, fraîche et en bonne santé qui deviendra la mère de ses enfants, et le sauvage symbole sexuel qui ne vit que pour faire l’amour.
Pour lui, il n’y aurait pas de décision angoissante. Demain soir, le navire accosterait au port chilien de Punta Arenas, en Terre de Feu, où Maeve et Deirdre prendraient un vol pour Santiago et, de là, un autre vol direct pour l’Australie. Il se dit qu’il perdait son temps à laisser courir son imagination. Il n’espérait même pas reposer jamais les yeux sur l’une ou l’autre de ces filles.
Glissant une main sous la table, il tâta dans la poche de son pantalon le fax plié. Dévoré de curiosité, il s’était mis en rapport avec Saint Julien Perlmutter, un ami proche de sa famille, qui avait amassé la plus étonnante collection du monde sur tout ce qui concerne les naufrages. Perlmutter, un bon vivant gourmet et gourmand, avait de nombreuses relations dans tous les cercles de Washington. Il savait qui cachait un squelette dans le placard et où. Pitt l’avait donc appelé pour lui demander de rechercher ce qu’il pourrait trouver sur la famille des deux sœurs ennemies. Perlmutter lui avait télécopié un bref rapport moins d’une heure plus tard, avec la promesse d’un récit plus détaillé sous quarante-huit heures.
À vrai dire, ces deux femmes n’avaient rien d’ordinaire. Si tous les mâles célibataires, voire même quelques-uns des hommes mariés du bord, avaient su que le père de Maeve et de Deirdre, Arthur Dorsett, était à la tête d’un empire de diamants venant juste derrière De Beers et qu’il possédait la sixième fortune du monde, ils se seraient sans doute battus pour demander ces jeunes femmes en mariage.
La partie du rapport qui lui avait semblé la plus étrange était un dessin représentant la marque commerciale des Dorsett, que Perlmutter avait inclus. Au lieu du diamant auquel on aurait pu s’attendre, le sceau des Dorsett représentait un serpent ondulant dans l’eau.
L’officier de service s’approcha de Pitt et lui parla à voix basse.
— L’amiral Sandecker est en ligne sur le téléphone par satellite. Il souhaite vous parler.
— Merci. Je vais prendre l’appel dans ma cabine.
Sans se faire remarquer, Pitt recula sa chaise, se leva et quitta la salle à manger. Seul Giordino l’avait vu partir. Pitt respira profondément, enleva ses chaussures et s’installa sur sa chaise de cuir.
— Amiral, ici Dirk.
— Ce n’est pas trop tôt, ronchonna Sandecker. J’aurais eu le temps de rédiger ma prochaine demande de fonds avec le discours correspondant pour le comité du Congrès.
— Désolé, monsieur, j’assistais à une réception.
Il y eut un silence.
— Une réception sur un vaisseau de la NUMA en mission de recherche scientifique ?
— Un dîner d’adieu pour les dames que nous avons secourues sur le Polar Queen, expliqua Pitt.
— Je préfère ne pas être informé de ce genre de choses.
Sandecker était aussi ouvert et réceptif que n’importe qui, mais que l’on discute d’autre chose que de problèmes scientifiques à bord de ses navires de recherches le rendait toujours agressif. Pitt se réjouissait chaque fois qu’il lui était donné d’asticoter l’amiral.
— Vous voulez dire des parties de jambes en l’air, monsieur ?
— Appelez ça comme vous voudrez. Assurez-vous seulement que l’équipage n’y soit pas mêlé. Je ne tiens pas à ce que l’on parle de nous dans les feuilles à scandale.
— Puis-je vous demander le motif de cet appel, monsieur ?
Sandecker en effet n’appelait jamais pour dire simplement bonjour.
— J’ai besoin de Giordino et vous ici, à Washington, et plus vite que ça. Dans combien de temps pouvez-vous quitter le Ice Hunter pour Punta Arenas ?
— On en est assez proches maintenant pour y aller en hélicoptère, dit Pitt. Nous pourrons décoller dans une heure.
— Je me suis arrangé pour qu’un avion militaire vous attende à votre arrivée à l’aéroport.
Sandecker n’était pas homme à perdre une seconde, comme le savait Pitt.
— Alors Al et moi vous verrons demain après-midi.
— Nous avons beaucoup de choses à discuter.
— Y a-t-il du nouveau ?
— Un cargo indonésien a été trouvé au large de l’île Howland. Tout l’équipage est mort.
— Les corps montraient-ils les mêmes symptômes que ceux du Polar Queen ?
— Nous ne le saurons jamais, répondit Sandecker. Le navire a explosé et coulé pendant qu’une équipe américaine enquêtait à bord. L’équipe a été tuée aussi.
— C’est dingue !
— Et pour ajouter au mystère, poursuivit l’amiral, un yacht de luxe en forme de jonque chinoise appartenant à l’acteur Garret Converse a disparu dans le même coin.
— Ses fans vont faire toute une histoire quand ils apprendront qu’il est mort sans qu’on sache comment.
— On parlera sans doute davantage de sa mort dans les journaux que de la disparition de tous ces gens du navire de croisière, admit Sandecker.
— Que dit-on de ma théorie sur les ondes de choc ? demanda Pitt.
— Yaeger travaille dessus sur ses ordinateurs en ce moment même. Avec un peu de chance, il aura glané quelques données quand Al et vous arriverez. Je dois vous dire que Rudi Gunn et lui pensent que vous avez sans doute mis le doigt sur quelque chose.
— À bientôt, amiral.
Pitt raccrocha et resta un moment immobile, le regard vide. Il espérait de tout son cœur être sur la bonne piste.
**
On avait débarrassé la table et, dans la salle à manger du navire, résonnaient les rires et les histoires drôles que chacun essayait de raconter. Comme cela avait été le cas pour Pitt, presque personne ne s’était aperçu que Giordino aussi avait quitté la fête. Le capitaine Dempsey s’était mis au diapason de ses hôtes en racontant une très vieille blague à propos d’un riche fermier qui envoie son nigaud de fils au collège et lui confie Rover, le vieux chien de la famille. Le gamin se sert du vieux chien galeux pour faire cracher son père, en prétendant qu’il a besoin de mille dollars parce que ses professeurs lui assurent qu’ils peuvent apprendre à Rover à lire, écrire et parler. Quand il arriva à la chute de l’histoire, chacun rit, plus de soulagement que parce que l’histoire était drôle.
Sur l’un des murs sonna un téléphone de bord. Le second répondit puis, sans un mot, fit un signe de tête à Dempsey. Le commandant vint prendre l’appel. Il écouta un moment, raccrocha et se dirigea vers un couloir menant au pont arrière.
— Vous avez fini votre histoire ? lui demanda Van Fleet.
— Il faut que j’aille assister au départ de l’hélicoptère, répondit-il.
— Pour quelle mission ?
— Aucune. L’amiral veut voir Pitt et Giordino à Washington le plus vite possible. Ils vont à terre où les attend un transport militaire.
Maeve l’entendit et saisit le bras de Dempsey.
— Quand doivent-ils partir ?
Il fut surpris par la force soudaine de sa poigne.
— D’une minute à l’autre.
Deirdre s’approcha et se tint près de Maeve.
— Il faut croire que tu ne l’intéresses pas assez pour qu’il te dise au revoir.
Maeve eut l’impression qu’une main géante avait soudain saisi son cœur et le serrait. Elle se sentit morte d’angoisse et courut vers le pont d’envol. Pitt avait décollé l’hélicoptère de trois mètres quand il la vit. Elle aperçut clairement les deux hommes à travers le large pare-brise de l’appareil. Giordino, baissant les yeux, l’aperçut et lui fit un signe de la main. Pitt, lui, avait les deux mains occupées et ne put lui adresser qu’un grand sourire et un hochement de tête.
Il s’attendait à la voir répondre à son sourire, mais le visage de Maeve semblait tiré par la peur. Elle mit ses mains en porte-voix et cria quelque chose, mais le bruit des moteurs et le claquement des lames du rotor noyèrent ses paroles. Il ne put que secouer la tête et hausser les épaules en réponse.
Maeve cria encore, cette fois sans mettre ses mains devant sa bouche, comme si elle souhaitait qu’il lût sur ses lèvres. Trop tard. L’hélicoptère s’éleva d’un bond et fila vers le côté du navire. Elle se laissa tomber à genoux sur le pont, la tête dans les mains, en sanglotant, tandis que l’appareil turquoise voguait au-dessus des vagues sans cesse en mouvement.
Giordino regarda par la fenêtre latérale et vit Maeve effondrée sur le pont. Dempsey s’approchait d’elle.
— Je me demande pourquoi elle a fait tout ce cirque, dit-il.
— Quel cirque ?
— Maeve... on aurait dit une pleureuse lors d’un enterrement en Grèce.
Concentré sur la conduite de l’hélicoptère, Pitt n’avait pas vu le chagrin de la jeune fille.
— Elle déteste peut-être les adieux, dit-il avec un remords soudain.
— Elle essayait de nous dire quelque chose, ajouta Giordino en revoyant la scène mentalement.
Pitt ne regarda pas en arrière. Il regrettait vivement de ne pas avoir dit adieu à la jeune fille. C’était grossier de sa part de ne pas lui avoir accordé au moins une étreinte amicale et quelques mots aimables. Il s’était senti sincèrement attiré par elle. Elle avait réveillé en lui des émotions qu’il n’avait pas ressenties depuis qu’il avait perdu quelqu’un qui lui était très cher, dans la mer au nord d’Hawaï, il y avait de cela bien des années. Elle s’appelait Summer et il ne se passait pas un jour qu’il ne se souvienne de son ravissant visage et de son parfum de frangipane.
Il n’avait aucun moyen de savoir si cette attraction était partagée. Il y avait eu une multitude d’expressions dans les yeux de Maeve, mais il n’y avait rien vu qui indiquât le désir. Et rien dans sa conversation ne l’avait conduit à penser qu’ils étaient autre chose que deux personnes se frôlant brièvement avant de disparaître dans la nuit.
Il essaya de rester détaché et se dit qu’une aventure ne les aurait menés nulle part. Ils vivaient chacun à un bout du monde. Mieux valait laisser son image disparaître dans le souvenir plaisant de ce qui aurait pu arriver si la lune et les étoiles avaient brillé dans la bonne direction.
— Bizarre, dit Giordino en regardant devant lui la mer mouvante tandis que les îles du Cap Horn se matérialisaient au loin.
— Bizarre ? répéta Pitt d’un ton indifférent.
— Ce que Maeve a crié quand nous avons décollé.
— Comment as-tu pu entendre ce qu’elle a dit dans le chahut de l’appareil ?
— Je n’ai pas entendu. J’ai compris à la façon dont elle articulait les mots.
Pitt sourit.
— Depuis quand lis-tu sur les lèvres ?
— Je ne plaisante pas, mon vieux, insista Giordino, sérieux. J’ai compris le message qu’elle essayait de nous faire passer.
Pitt savait, depuis de longues années d’expérience et d’amitié, que lorsque Giordino devenait profond, il allait à l’essentiel. On ne pouvait entrer dans son cercle, se battre avec lui et s’en tirer indemne. Mentalement, Pitt resta en dehors du cercle et se contenta d’y jeter un coup d’œil.
— Alors, accouche. Qu’est-ce qu’elle a dit ?
Giordino se tourna lentement et regarda Pitt, sombre et grave en même temps.
— Je pourrais jurer qu’elle a crié « aidez-moi ».
14
Le jet bimoteur Buccaneer atterrit en souplesse et alla se ranger dans un coin tranquille de la base Andrews de l’Air Force, au sud-est de Washington. Nanti de tout le confort puisque destiné à des officiers de haut rang de l’aviation américaine, l’appareil volait presque aussi vite que le plus moderne des avions de combat.
Tandis que le steward en uniforme de sergent-chef de l’Air Force transportait leurs bagages jusqu’à la voiture avec chauffeur qui les attendait, Pitt s’étonna une fois de plus de l’influence qu’avait l’amiral Sandecker dans la capitale. Il se demanda quel général il avait pu coincer pour faire mettre un avion à la disposition de la NUMA et comment il avait réussi à l’en persuader.
Giordino somnola pendant le trajet tandis que Pitt regardait sans les voir les bâtiments bas de la cité. La circulation intense commençait à s’apaiser en ville tandis que les rues et les ponts menant aux banlieues s’engorgeaient à leur tour. Heureusement, leur voiture roulait dans le bon sens.
Pitt maudit sa stupidité de n’être pas retourné sur le Ice Hunter juste après le décollage. Si Giordino avait bien interprété le message, Maeve avait de gros ennuis. Sa conscience le tiraillait parce qu’il l’avait abandonnée alors qu’elle l’appelait à l’aide.
La représentation de Sandecker chassa pour un temps sa mélancolie et voila ses remords. Jamais depuis qu’il travaillait pour la NUMA, Pitt n’avait laissé ses problèmes personnels prendre le pas sur le travail vital de l’Agence. Pendant le vol jusqu’à Punta Arenas, Giordino avait ajouté la dernière touche.
— Il y a des moments où il faut savoir se montrer égoïste, mais cette fois, ce n’est pas le cas. Des gens et des animaux marins meurent à la pelle, là-bas, dans l’eau. Plus vite nous arrêterons cette hécatombe, plus il restera de contribuables pour payer les impôts. Maintenant, oublie cette fille. Quand ce chaudron de saloperies sera vide, tu pourras prendre une année sabbatique pour aller la chercher jusqu’aux antipodes.
Giordino n’aurait sans doute pas été admis à enseigner la rhétorique à Oxford, mais, côté bon sens, il ne craignait personne. Pitt se rendit à ses raisons et, à contrecœur, chassa Maeve de son esprit, sans grand succès, il faut bien le dire. Son souvenir flottait encore comme un portrait qui embellit avec le passage du temps.
Ses pensées furent interrompues lorsque la voiture s’engagea dans l’allée menant au grand bâtiment de glaces vertes traitées contre le soleil qui abritait le quartier général de la NUMA. Le parking des visiteurs était plein de camions et de camionnettes de télévision qui émettaient sûrement assez de micro-ondes pour lancer une nouvelle rôtisserie de poulets en franchise.
— Je vous emmène dans le parking sous-terrain, dit le chauffeur. Les vautours n’attendent que votre arrivée là-haut.
— Êtes-vous sûr qu’il n’y a pas un assassin qui se promène dans le bâtiment ? demanda Giordino.
— Non, la réception est organisée pour vous. Les médias se rongent les sangs pour avoir des détails sur le massacre du navire de croisière australien. Les Australiens, eux, ont essayé d’étouffer l’affaire, mais la vérité a éclaté quand les survivants ont raconté leurs aventures, en arrivant au Chili. Ils vous ont portés aux nues en expliquant que vous les aviez secourus puis que vous aviez empêché leur navire de s’écraser sur les rochers. Le fait que deux d’entre eux soient les filles du roi du diamant Arthur Dorsett n’a fait qu’exciter les feuilles de chou.
— Alors maintenant, ils appellent ça un massacre, soupira Pitt.
— Une chance qu’on ne puisse pas le mettre sur le dos des Indiens, cette fois, dit Giordino.
La voiture stoppa devant un garde de sécurité qui se tenait devant une petite entrée menant à un ascenseur privé. Ils signèrent le registre d’entrée et prirent l’ascenseur jusqu’au dixième étage. Quand les portes s’ouvrirent, ils pénétrèrent dans la vaste pièce qui était le domaine d’Hiram Yaeger. De là, le magicien de l’informatique dirigeait l’immense réseau de données de la NUMA.
Yaeger leva les yeux de son énorme bureau en fer à cheval situé au milieu de la pièce et leur adressa un grand sourire. Pas de salopette aujourd’hui, mais une vieille veste de Jean qui paraissait avoir traîné sous les pieds d’un cheval, de Tombstone à Durango. Il se leva et vint leur serrer la main.
— Ça fait plaisir de vous voir ici, brigands. J’avoue que cet endroit est aussi amusant qu’un parc d’attractions abandonné depuis que vous êtes partis pour l’Antarctique.
— Ce qui nous fait plaisir, à nous, c’est de fouler un plancher qui ne tangue pas, dit Pitt.
Yaeger sourit à Giordino.
— Tu as l’air plus vilain que lors de ton départ.
— C’est parce que j’ai toujours les pieds glacés, répondit l’Italien du tac au tac.
Pitt regarda autour de lui la pièce bourrée de systèmes de données électroniques et d’une foule de techniciens.
— Est-ce que l’amiral et Rudi Gunn sont disponibles ?
— Ils vous attendent dans la salle de conférence privée, dit Yaeger. Nous avons pensé que vous vous y rendriez d’abord.
— Et moi, je voulais te voir avant la conférence.
— Un problème ?
— J’aimerais voir ce que tu as sur les serpents de mer.
Yaeger leva les sourcils.
— Tu as bien dit les serpents de mer ?
— En effet. Ils m’intriguent. Je ne saurais te dire pourquoi.
— Ça t’étonnera peut-être d’apprendre que j’ai des tonnes de documents sur les serpents de mer et les monstres lacustres.
— Oublie les créatures légendaires, du genre Loch Ness ou lac Champlain, dit Pitt. Je ne m’intéresse qu’aux serpents de mer.
Yaeger haussa les épaules.
— Étant donné que tous n’ont été vus que dans les eaux entourant des îles, cela réduit la chasse de quatre-vingts pour cent. Je te ferai porter un gros dossier demain matin sur ton bureau.
— Merci, Hiram. Comme toujours, je te revaudrai ça.
Giordino regarda sa montre.
— On ferait bien de se bouger avant que l’amiral décide de nous faire pendre à la vergue la plus proche.
Yaeger montra la porte près d’eux.
— On peut prendre l’escalier.
Quand Pitt et les autres entrèrent dans la salle de conférence, Sandecker et Gunn étaient en train d’étudier la région où le dernier cas de morts inexpliquées avait eu lieu. Ils en regardaient la carte en projection holographique. Tous deux se levèrent pour les accueillir. Pendant quelques minutes, ils discutèrent debout de la tournure que prenaient les événements. Gunn interrogea anxieusement Pitt et Giordino sur les détails, mais tous deux étaient extrêmement fatigués de sorte qu’ils résumèrent les tragiques séries d’incidents.
Sandecker se garda bien de les presser. Ils auraient le temps de rédiger des rapports plus tard.
— Asseyons-nous et mettons-nous au travail.
Gunn montra un des globes bleus qui paraissaient flotter au-dessus d’une des extrémités de la table.
— Ceci est la dernière zone mortelle, dit-il. Un cargo indonésien appelé le Mentawai, avec un équipage de dix-huit personnes.
Pitt se tourna vers l’amiral.
— C’est le bâtiment qui a explosé pendant que l’équipage d’un autre navire était à bord ?
— Oui, c’est celui-là, acquiesça Sandecker. Comme je vous l’ai dit à bord du Ice Hunter, l’acteur Garret Converse, son équipage et sa jonque de luxe sont aussi portés manquants. D’après un pétrolier qui est passé sans histoires, il naviguait dans la même zone. La jonque et tous ses passagers semblent avoir complètement disparu.
— Rien par le satellite ? demanda Giordino.
— La couverture nuageuse était trop importante et les caméras à infrarouge ne verraient pas un bâtiment aussi petit qu’une jonque.
— Il faut pourtant prendre autre chose en considération, dit Gunn. Le commandant du navire porte-conteneurs américain qui a trouvé le Mentawai dit qu’il a vu un petit yacht de luxe quitter les lieux à toute vitesse. Il ne pourrait pas le jurer devant un tribunal, mais il est sûr que le yacht a croisé le Mentawai avant que lui-même n’arrive et après qu’il a répondu à l’appel de détresse du cargo. Il pense aussi que l’équipage du yacht est responsable des explosions qui ont tué tout le monde à bord.
— On dirait que le brave commandant a une imagination débordante, commenta Yaeger.
— Il est incorrect de dire que cet homme voit des démons. Le capitaine Jason Kelsey est un marin très responsable, qui a une solide réputation de savoir-faire et d’intégrité.
— A-t-il donné une description du yacht ? s’informa Pitt.
— Quand Kelsey a enfin pu concentrer son attention dessus, le yacht était trop loin pour qu’il l’identifie. Son second, pourtant, l’a observé plus tôt, à la jumelle, avant qu’il ne soit trop éloigné. Par chance, ce type est un artiste amateur, qui adore dessiner les bateaux et les navires quand il est à terre.
— Et il a fait un dessin ?
— Il admet avoir pris quelques libertés avec le sujet. Le yacht s’éloignait de lui et il a surtout vu sa poupe. Mais il s’est débrouillé pour nous donner une assez bonne description de sa coque.
Sandecker alluma un de ses cigares et fit un signe de tête à Giordino.
— Al, ça vous dirait de faire une enquête là-dessus ?
Giordino sortit lentement de sa poche un cigare exactement semblable à celui de Sandecker, le fit rouler doucement entre le pouce et l’index tout en en réchauffant une des extrémités avec une allumette de bois.
— Je me mettrai en piste dès que j’aurai pris une douche et changé de vêtements.
La façon provocante qu’avait Giordino de chaparder les cigares personnels de l’amiral était un mystère qui déroutait totalement l’intéressé. Ce jeu du chat et de la souris durait depuis des années. Sandecker n’avait jamais réussi à en percer le secret et il était trop fier pour demander à Giordino comment il s’y prenait. Ce qui le rendait fou, surtout, c’est que, lorsqu’il comptait ses cigares, il n’en manquait jamais aucun.
Pitt griffonnait sur un carnet et parlait à Yaeger sans lever les yeux.
— Dis-moi franchement, Hiram, est-ce que mon hypothèse d’ondes acoustiques mortelles est cohérente ?
— Tout à fait, d’après les derniers développements de cette affaire, répondit Yaeger. Les experts en acoustique travaillent en ce moment sur une théorie détaillée, mais il semble bien que nous devions trouver une onde mortelle qui se déplace dans l’eau et qui est faite de divers éléments, car il faut examiner de multiples aspects. Le premier, c’est une source générant une énergie intense. Le second, c’est sa propagation et comment l’énergie voyage depuis la source à travers les mers. Troisièmement, la cible ou la structure qui reçoit l’énergie acoustique. Et quatrièmement, l’effet physiologique sur les tissus humains et animaux.
— Est-ce que tu peux expliquer comment des vagues de sons de forte intensité sont capables de tuer ? demanda Pitt.
Yaeger haussa les épaules.
— Nous sommes sur un terrain peu sûr, mais c’est la meilleure piste que nous ayons pour le moment. Le seul atout, c’est que les ondes acoustiques assez intenses pour tuer ne peuvent venir d’une source sonore ordinaire. Et même une source intense ne pourrait pas tuer à une grande distance, sauf si le son est en quelque sorte concentré.
— Il est difficile de croire qu’après avoir parcouru de grandes distances dans l’eau, un mélange de sons de très forte intensité et une énergie de résonance excessive puissent faire surface et tuer tout ce qui vit à trente kilomètres et plus.
— A-t-on une idée de l’endroit d’où ces sons sont émis ? demanda Sandecker.
— Oui, il se trouve que nous en avons une idée.
— Est-ce qu’une seule source peut vraiment causer des pertes aussi énormes en vies ? s’étonna Gunn.
— Non, et c’est là le problème, répondit Yaeger. Pour produire une tuerie de cette ampleur dans l’eau et au-dessus, il nous faut chercher plusieurs sources, sur des côtés opposés de l’océan.
Il se tut, fouilla dans un tas de papiers jusqu’à ce qu’il trouve celui qu’il cherchait. Puis il prit une télécommande et appuya sur une série de codes. Quatre lumières vertes s’allumèrent sur les angles opposés de la carte holographique.
— En empruntant le système global d’analyse des hydrophones placés par la Marine autour des océans pour traquer les sources soviétiques pendant la guerre froide, nous avons pu remonter jusqu’à la source des ondes sonores destructrices. En fait, nous avons trouvé quatre sources dans l’océan Pacifique.
Yaeger se tut et fit circuler des copies de la carte autour de la table.
— La source numéro un, de loin la plus forte, semble venir de l’île du Gladiateur, la pointe la plus exposée d’une profonde chaîne de montagnes volcaniques qui fait surface à mi-chemin entre la Tasmanie et l’île sud de la Nouvelle-Zélande. La source numéro deux est presque en ligne directe du côté des îles Komandorskie, au large de la péninsule du Kamtchatka, dans la mer de Bering.
— Ça fait une sacrée distance au nord ! observa Sandecker.
— Je n’arrive pas à imaginer ce que les Russes ont à y gagner, dit Gunn.
— Ensuite, on remonte vers l’Est en traversant la mer jusqu’à l’île Kunghit, au large de la Colombie britannique, au Canada. Ça, c’est le numéro trois. Enfin, la dernière source relevée sur une configuration de données par les hydrophones est sur l’île de Pâques.
— Le tout a la forme d’un trapèze, commenta Gunn.
Giordino se redressa.
— Un quoi ?
— Un trapèze, un quadrilatère qui n’a pas de côtés parallèles.
Pitt se leva et s’approcha de la carte tridimensionnelle jusqu’à ce qu’il se tienne en plein milieu.
— C’est un peu inhabituel que des sources acoustiques aient toutes pour origine des îles.
Il se tourna vers Yaeger.
— Tu es sûr de tes données ? Est-il possible qu’il y ait une erreur, que ton équipement informatique ait mal interprété les informations du service d’hydrophonie ?
Yaeger regarda Pitt comme s’il venait de lui enfoncer un couteau entre les épaules.
— Notre analyse statistique tient compte de la réception du réseau acoustique et des chemins alternés des rayons dus aux variations océaniques.
— Je m’incline humblement, dit Pitt avec un salut et un geste d’excuse. Est-ce que les îles sont habitées ?
Yaeger tendit à Pitt une chemise.
— Nous avons glané les données encyclopédiques habituelles sur ces îles, géologie, faune, habitants. L’île du Gladiateur a un propriétaire. Les trois autres sont louées à des gouvernements étrangers et on y fait de l’exploitation minière. Elles sont considérées comme zones interdites.
— Comment le son peut-il se propager sous l’eau sur d’aussi grandes distances ? demanda Giordino.
— Les sons à haute fréquence sont rapidement absorbés par les sels de l’eau de mer, mais les ondes acoustiques à basse fréquence ignorent la structure moléculaire des sels et on a pu détecter leurs signaux à des distances de plusieurs milliers de kilomètres. Ensuite, le scénario se brouille un peu. D’une façon ou d’une autre, que nous n’avons pas encore bien saisie, les rayons à basse fréquence et à haute intensité s’échappant de sources diverses, font surface et se concentrent dans ce qu’on appelle une » zone de convergence ». C’est un phénomène que les scientifiques appellent la caustique.
— Comme la soude caustique ? demanda Giordino.
— Non, comme une enveloppe qui se forme quand les rayons sonores se réfléchissent ou se rétractent.
Sandecker leva vers la lumière ses lunettes de vue pour y chercher une tache éventuelle.
— Et si nous étions tous assis sur le pont d’un navire au milieu d’une zone de convergence ?
— Si nous étions frappés par une source sonore seulement, expliqua Yaeger, nous n’entendrions qu’un léger ronronnement et ne ressentirions sans doute qu’un vague mal de tête. Mais si les quatre trains d’ondes convergeaient dans la même région au même moment, en multipliant ainsi l’intensité, la structure du navire entrerait en résonance, vibrerait et l’énergie sonique engendrerait assez de dommages organiques internes pour nous tuer tous en quelques minutes.
— Si l’on en juge par les distances entre les sites des désastres, dit sombrement Giordino, cette chose peut devenir dingue et frapper n’importe où dans la mer.
— Ou sur les côtes, ajouta Pitt.
— Nous essayons de prévoir où les trams d’ondes vont converger, dit Yaeger, mais il est difficile de tirer des conclusions formelles. Pour l’instant, tout ce que nous pouvons faire, c’est étudier les cartes des marées, des courants, des profondeurs marines et des températures de l’eau. Car tous ces éléments peuvent altérer de façon significative le chemin des ondes.
— À partir du moment où nous avons une vague notion de ce à quoi nous nous heurtons, dit Sandecker, nous pouvons étudier comment retirer la prise, non ?
— Le problème, commenta Pitt, c’est qu’à part quelques sociétés d’exploitation minière, je ne vois pas ce que ces îles ont en commun.
Giordino fixa son cigare.
— Des essais clandestins d’armes nucléaires ou conventionnelles ?
— Rien de semblable, dit Yaeger.
— Alors quoi ? s’impatienta Sandecker.
— Des diamants.
L’amiral regarda Yaeger, étonné.
— Vous avez dit des diamants ?
— Oui, monsieur. (Yaeger vérifia son dossier.) Les travaux sur les quatre îles appartiennent ou sont conduits par la Dorsett Consolidated Mining Limited, de Sydney en Australie. Cette société est la deuxième du monde après la De Beers en matière de production mondiale de diamants.
Pitt eut soudain l’impression qu’on venait de lui assener un coup de poing dans l’estomac.
— Il se trouve qu’Arthur Dorsett, le président de la Dorsett Consolidated Mining, est le père des deux jeunes femmes qu’Al et moi avons secourues dans l’Antarctique, dit-il d’une voix posée.
— Bien sûr ! s’écria Gunn qui commençait à comprendre. Deirdre Dorsett ! Mais... l’autre jeune fille, Maeve Fletcher ? ajouta-t-il, étonné.
— C’est la sœur de Deirdre, expliqua Pitt. Elle a repris le nom de son arrière-grand-mère.
Seul Giordino prit la situation avec humour.
— Elles se sont donné un mal fou pour nous rencontrer !
Sandecker lui lança un regard noir et se tourna vers Pitt.
— Tout ceci me paraît un peu trop gros pour une simple coïncidence.
Giordino insista.
— Je ne peux m’empêcher de me demander ce que l’un des marchands de diamants les plus riches du monde dira quand il saura que ses opérations minières ont été à deux doigts de tuer ses filles chéries.
— C’est peut-être une chance à saisir, dit Gunn. Si les travaux miniers de Dorsett sont responsables de l’épidémie acoustique mortelle, Dirk et Al sont tout désignés pour aller frapper chez lui et lui poser quelques questions. Il ne pourra faire autrement que de jouer les pères reconnaissants.
— D’après ce que je sais d’Arthur Dorsett, dit Sandecker, il est tellement renfermé qu’il aurait pu enlever à Howard Hughes [milliardaire américain, magnat de la presse] le prix du meilleur ermite. Comme pour les opérations minières de la De Beers, les propriétés de Dorsett sont sévèrement gardées contre les voleurs ou les ouvriers indélicats qui chercheraient à passer des diamants. On ne le voit jamais en public et il n’a jamais accordé d’interview. Nous parlons d’un homme tout ce qu’il y a de plus secret. Je doute fort que le fait que vous ayez sauvé ses filles y changera quelque chose. C’est le plus dur à cuire de tous ceux que j’ai jamais connus.
Yaeger montra les globes bleus sur la carte holographique.
— Mais il y a des gens qui meurent, là-bas. Il est impossible qu’il n’entende pas raison si on peut lui prouver que ses opérations en sont responsables.
— Arthur Dorsett est un ressortissant étranger qui possède un pouvoir immense, expliqua Sandecker en appuyant bien sur chaque mot. Nous devons le considérer comme innocent de toutes ces tueries jusqu’à ce que nous ayons la preuve du contraire. Pour l’instant, tout ce que nous savons c’est que cette saleté est peut-être d’origine naturelle. Il nous faut avancer sur des œufs par les voies officielles. Et ça, c’est mon territoire. Je vais passer le bébé au Département d’État[8] et à l’ambassadeur d’Australie. Ils pourront se mettre en rapport avec Arthur Dorsett et lui demander de coopérer à l’enquête.
— Ça pourrait prendre des semaines, contra Yaeger.
— Pourquoi ne pas gagner du temps, proposa Giordino, passer outre les voies diplomatiques et voir si sa technologie est ou non responsable de ces meurtres en masse ?
— Tu pourrais aller frapper à la porte de sa mine de diamants la plus proche et demander à visiter l’installation, se moqua Pitt.
— Si Dorsett est aussi paranoïaque que vous l’avez dit, poursuivit Giordino en s’adressant à Sandecker, ce n’est pas le type à qui on peut faire prendre des vessies pour des lanternes.
— Il a raison, dit Yaeger. Pour arrêter la tuerie, on ne peut pas attendre que les diplomates aient fait tous leurs ronds de jambe. Il faudra agir clandestinement.
— Ça ne doit pas être simple de fureter autour des mines de diamants, dit Pitt. Tout le monde sait qu’elles sont gardées contre les braconniers et tous les intrus qui voudraient faire rapidement fortune en fouillant les boîtes à ordures pour trouver des pierres précieuses égarées. La sécurité autour de ces mines est particulièrement répressive. S’il faut pénétrer ces systèmes de technologie avancée, il faudra des professionnels hautement qualifiés.
— Une équipe des Forces Spéciales ? suggéra Yaeger.
Sandecker fit non de la tête.
— Pas sans autorisation présidentielle.
— Pourquoi ne pas demander au Président ? proposa Giordino.
— Il est trop tôt pour s’adresser à lui, répondit l’amiral. Pas tant que nous n’aurons pas la preuve tangible d’une véritable menace contre la sécurité nationale.
Pitt regarda la carte et dit d’une voix rêveuse :
— La mine de l’île Kunghit semble la plus abordable des quatre. Puisqu’elle se trouve en Colombie britannique, donc presque à notre porte, je ne vois pas pourquoi nous n’irions pas y faire un tour.
Sandecker lança à Pitt un regard perçant.
— J’espère que vous ne vous imaginez pas que nos voisins du nord fermeront les yeux sur votre intrusion ?
— Pourquoi pas ? Si l’on considère que la NUMA a découvert un filon de pétrole très profitable pour eux au large de la Terre de Baffin, il y a quelques années, je ne crois pas qu’ils feraient une maladie si nous entreprenions le tour de Kunghit en canoë pour prendre quelques photos du paysage.
— C’est à ça que vous pensez ?
Pitt regarda l’amiral comme un gamin qui espère une entrée gratuite au cirque.
— J’ai peut-être un tout petit peu exagéré, mais, en gros, oui, c’est comme cela que je vois les choses.
Sandecker tira pensivement sur son cigare.
— Très bien, dit-il en soupirant, violez la propriété d’autrui, mais rappelez-vous que si les hommes de Dorsett vous arrêtent, ça ne sera pas la peine d’appeler à la maison. Parce que personne ne répondra au téléphone.
15
La conduite intérieure Rolls-Royce silencieuse s’arrêta à côté d’un ancien hangar d’aviation, situé au milieu d’un champ en friche, à bonne distance de l’aéroport international de Washington. Telle une élégante douairière visitant des taudis, l’imposante vieille automobile paraissait déplacée sur cette route sale et déserte, en plein milieu de la nuit. La seule lumière émanait d’un lampadaire un peu trop faible pour faire scintiller la peinture argent et vert métallisé de la voiture.
La Rolls était d’un modèle connu sous le nom de Silver Dawn. Son châssis était sorti de l’usine en 1955 et c’était la société Hoopers & Company, carrossiers de renom, qui en avait construit la caisse. Les pare-chocs se terminaient en gracieux fuseaux, les roues et les flancs étaient parfaitement lisses. Le moteur de six cylindres en ligne, avec arbre à cames en tête, assurait à la voiture un déplacement aussi silencieux qu’une pendule électrique. La vitesse n’a jamais été un argument de vente, chez Rolls-Royce. Quand on leur demande quelle est la puissance en chevaux de tel ou tel modèle, la réponse est généralement que ladite puissance est celle qui convient.
Le chauffeur de Saint Julien Perlmutter, un homme taciturne nommé Hugo Mulholand, tira le levier du frein, arrêta le moteur et se tourna vers son patron qui remplissait presque toute la largeur de la banquette arrière.
— Je n’ai jamais été tranquille de vous conduire ici, dit-il de cette voix basse et caverneuse qui allait si bien avec ses yeux de chien de chasse.
Il considéra le toit rouillé en tôle ondulée et les murs qui n’avaient pas vu de peinture depuis au moins quarante ans.
— Je ne vois vraiment pas qui accepterait de vivre dans ce trou à rats !
Perlmutter pesait cent quatre-vingt-un kilos. Et cependant il n’y avait aucune mollesse dans ce grand corps. Pour un homme de sa corpulence, il était étonnamment robuste. Il tenait en main le pommeau en or d’une canne creuse dont l’intérieur cachait un flacon de cognac. Il en assena un petit coup sec sur la tablette de noyer qui s’articulait et se rabattait sur le dossier du siège avant.
— Il se trouve que ce trou à rats, comme vous dites, abrite une collection d’automobiles et d’avions anciens de plusieurs millions de dollars. Le risque de tomber entre les mains d’un malfaiteur est extrêmement réduit. Généralement, ces gens-là ne hantent pas les abords des aéroports au milieu de la nuit, et de toute façon, il y a ici suffisamment de systèmes d’alarme pour protéger une banque de Manhattan.
Perlmutter montra du bout de sa canne une petite lumière rouge à peine visible.
— Pendant que je vous parle, une caméra vidéo est en train de nous filmer.
Mulholand soupira, fit le tour de la voiture et ouvrit la portière à Perlmutter.
— Dois-je vous attendre ?
— Non, je dîne ici. Amusez-vous quelques heures et revenez me chercher à onze heures et demie.
Mulholand aida Perlmutter à sortir de la Rolls et l’escorta jusqu’à la porte d’entrée du hangar. Celle-ci semblait tachée et pleine de poussière, mais ce n’était qu’un camouflage très bien réalisé. Quiconque passait devant ce hangar, apparemment à demi écroulé, pensait qu’il s’agissait d’un bâtiment abandonné voué aux démolisseurs. Perlmutter frappa de sa canne et, quelques secondes plus tard, entendit un déclic. La porte s’ouvrit comme tirée par une main invisible.
— Bon appétit, lança Mulholand en glissant un paquet cylindrique sous le bras de son patron et une petite valise dans sa main.
Puis il retourna vers la Rolls.
Perlmutter, en passant la porte, entra dans un autre monde. Au lieu de poussière, de crasse et de toiles d’araignées, il se trouvait dans un lieu brillamment éclairé, décoré avec soin, où tout n’était que peinture soyeuse et chrome. On avait rassemblé là près de quatre douzaines d’automobiles de collection, deux avions et un wagon de chemin de fer du début du siècle, tous restaurés et semblables à ce qu’ils étaient du temps de leur splendeur. Le sol du hangar était en ciment poli.
La porte se referma silencieusement derrière lui tandis qu’il avançait dans cet incroyable déploiement de mécaniques rares et précieuses.
Pitt se tenait sur le balcon qu’il avait fait ajouter à son appartement et qui s’étendait jusqu’à l’autre extrémité du hangar, à dix mètres au moins au-dessus du sol. Il montra le paquet cylindrique que tenait Perlmutter.
— Je crains les Grecs et leurs présents, dit-il en souriant.
Perlmutter leva les yeux et fit semblant de se fâcher.
— Primo, je ne suis pas grec, et secundo, ceci est une bouteille de Dom Pérignon français, cuvée 1983, dit-il en soulevant le paquet, pour célébrer ton retour à la civilisation. Je suppose que ce Champagne vaut à lui tout seul tout ce qui est dans ta cave.
— D’accord, dit Pitt en riant, nous le comparerons à mon albuquerque du Nouveau-Mexique, un petit Gruet sans année particulière, brut et plein de bulles.
— Je suppose que tu plaisantes ? Albuquerque ? Gruet ?
— Il bat les meilleurs cépages de Champagne de Californie.
— Si tu continues à parler de vin, mon estomac va se mettre à rouspéter. Envoie ton ascenseur.
Pitt fit descendre un antique monte-charge orné de grilles en fer forgé. Perlmutter y pénétra dès qu’il s’arrêta au rez-de-chaussée.
— Tu crois qu’il supportera mon poids ?
— Je m’en suis servi pour monter mes meubles. Mais cette fois, c’est un bon moyen de vérifier sa solidité.
— Que voilà une pensée réconfortante, marmonna Perlmutter, tandis que le monte-charge le hissait facilement jusqu’à l’appartement de Pitt.
Sur le palier, ils s’embrassèrent comme de vieux amis qu’ils étaient.
— Ça me fait plaisir de vous voir, Julien.
— Je suis toujours heureux de dîner avec mon dixième fils, dit Perlmutter en riant à cette plaisanterie éculée.
Il était en effet un célibataire endurci et Pitt, le fils unique de George Pitt, sénateur de Californie.
— Où sont les neuf autres ? demanda Pitt en feignant la surprise.
Perlmutter tapota son énorme estomac.
— Avant que ce machin ne devienne gigantesque, tu n’imagines pas le nombre de jolies filles qui ont succombé à mes bonnes manières et au charme de mon babillage... Je me trompe ou ça sent le hareng ? ajouta-t-il en respirant à petits coups.
Pitt fit signe qu’il avait raison.
— Ce soir, vous dînerez comme si vous étiez l’invité d’un fermier allemand. Hachis de bœuf et hareng saur, avec une choucroute bien épicée. Et pour commencer, une soupe aux lentilles et aux saucisses de foie de porc.
— C’est de la bière de Munich que j’aurais dû apporter et non du Champagne.
— Soyez téméraire, dit Pitt. Pourquoi suivre les règles ?
— Tu as tout à fait raison, ça me paraît une excellente idée. Tu sais que tu serais un mari en or avec ce don pour la cuisine ?
— J’ai bien peur que mon don pour la cuisine, comme vous dites, ne puisse contrebalancer tous mes défauts.
— À propos de jolies femmes, as-tu des nouvelles du sénateur Smith ?
— Loren est à nouveau au Colorado où elle fait campagne pour être réélue au Congrès. Il y a bien deux mois que je ne l’ai pas vue.
— Bon, assez babillé, dit impatiemment Perlmutter. Ouvrons cette bouteille de Champagne et mettons-nous au travail.
Pitt apporta un seau de glace. Ils dégustèrent le Dom Pérignon avant le plat principal et le Gruet brut avec le dessert. Perlmutter fut très impressionné par le vin champagnisé du Nouveau-Mexique.
— Il est bon, sec et piquant, dit-il d’un ton matois. Où pourrais-je en acheter une caisse ?
— S’il était seulement « bon », vous ne chercheriez pas à vous en procurer une caisse, remarqua Pitt en souriant. Vous n’êtes qu’un vieux renard.
Perlmutter haussa les épaules.
— Je n’ai jamais réussi à te tromper.
Dès que Pitt eut débarrassé la table, Perlmutter alla au salon, ouvrit son attaché-case et posa une épaisse liasse de papiers sur la table basse. Quand Pitt le rejoignit, il était en train de les relire et de vérifier ses notes.
Pitt s’installa sur le divan de cuir, sous les rayons de la bibliothèque où il avait rassemblé une petite flotte de navires en modèles réduits représentant tous ceux qu’il avait découverts au cours des années.
— Alors, qu’avez-vous trouvé sur la célèbre famille Dorsett ?
— Crois-moi si tu veux, mais ceci ne représente que les points les plus connus de l’histoire, répondit Perlmutter qui tenait en main un épais volume de plus de mille pages. D’après mes recherches, l’histoire des Dorsett ressemble à celle d’une dynastie comme on pourrait en lire dans un roman d’aventures.
— Et qu’avez-vous sur Arthur Dorsett, l’actuel chef de la tribu ?
— C’est un type plus que discret. Il se montre très rarement en public. Obstiné, plein de préjugés et totalement dénué de scrupules. Détesté par tous ceux qui ont eu affaire à lui, de près ou de loin.
— Mais riche à en crever, ajouta Pitt.
— Au point que c’en est écœurant, confirma Perlmutter avec l’expression d’un homme qui vient d’avaler une araignée. La Dorsett Consolidated Mining Limited et la chaîne des magasins Dorsett appartiennent tous à la famille. Pas d’actionnaires, pas d’associés. Ils contrôlent également une société qui leur appartient, nommée Pacific Gladiator, qui s’occupe uniquement de pierres fines de couleur.
— Comment cela a-t-il commencé ?
— D’après ce récit, ça remonte à 144 ans, dit Perlmutter en tendant son verre pour que Pitt le remplisse. Ça débute par une incroyable histoire de naufrage, racontée par le commandant d’un clipper et publiée par sa fille après sa mort. Pendant une traversée, en janvier 1856, le clipper transportait des bagnards dont un certain nombre de femmes, jusqu’à la colonie pénitentiaire australienne de Botany Bay, une petite île au sud de la ville actuelle de Sydney. Son navire a été pris dans un violent typhon qui le repoussa vers le nord, par la mer de Tasmanie. Le navire s’appelait le Gladiateur. Il était commandé par le plus célèbre commandant de clipper de la zone, Charles Scaggs dit la Brute.
— Cours d’acier et navires de bois, murmura Pitt.
— C’est exact. De toute façon, Scaggs et son équipage ont dû se démener comme de beaux diables pour sauver le navire d’une des pires tempêtes du siècle. Mais quand les vents et la mer se calmèrent, le Gladiateur n’était plus qu’une épave. Ses mâts étaient couchés, sa superstructure détruite et sa coque prenait l’eau. Les canots de sauvetage avaient disparu dans les vagues et le capitaine Scaggs savait que son navire sombrerait dans les heures à venir. Aussi ordonna-t-il à son équipage et à tous les bagnards capables de se servir d’un marteau de démonter tout ce qui pouvait l’être pour construire un radeau.
— C’était sans doute la seule chose qu’il puisse faire, commenta Pitt.
— Deux des prisonniers étaient les aïeux d’Arthur Dorsett, poursuivit Perlmutter. Son trisaïeul s’appelait Jess Dorsett, un détrousseur de voyageurs, et son arrière-arrière-grand-mère Betsy Fletcher, condamnée à vingt-deux ans de colonie pénitentiaire pour avoir volé une couverture.
Pitt contemplait les bulles dans son verre.
— On peut dire qu’en ce temps-là, le crime ne payait pas !
— La plupart des Américains ne réalisent pas que nos propres colonies étaient elles aussi des dépotoirs, pleins de toutes sortes de criminels anglais, enfui, jusqu’à la guerre d’Indépendance. Beaucoup de familles seraient surprises d’apprendre que leurs ancêtres sont arrivés sur nos côtes avec des chaînes aux pieds et aux mains.
— Les survivants du navire ont-ils été secourus sur leur radeau ?
Perlmutter fit signe que non.
— Les quinze jours qui suivirent furent une longue suite d’horreurs et de morts. Des orages, la soif et la faim, un carnage dément entre les marins, les quelques soldats et les forçats décimèrent la petite troupe qui s’accrochait au radeau. Quand il toucha enfin les récifs d’une petite île qu’aucune carte ne mentionnait et qu’il s’y fracassa, la légende raconte que les survivants furent sauvés des mâchoires d’un grand requin blanc par un énorme serpent de mer, ce qui leur permit de gagner la plage en nageant.
— Ce qui explique la marque de fabrique des Dorsett. Elle vient des hallucinations des pauvres types aux portes de la mort.
— Ça ne m’étonnerait guère. Des 231 passagers qui prirent place sur le radeau, 8 seulement survécurent et arrivèrent sur la plage. 6 hommes et 2 femmes, tous plus morts que vifs.
Pitt regarda Perlmutter.
— Ça fait 223 morts ! C’est un chiffre épouvantable !
— Sur les 8, continua Perlmutter, un marin et un bagnard furent ensuite tués après s’être battus pour une femme.
— Un remake des mutinés du Bounty ?
— Pas tout à fait. Deux ans après, le capitaine Scaggs et le seul marin qui lui restât – heureusement pour lui, le charpentier du Gladiateur – construisirent un bateau avec les restes d’un sloop français qui s’était écrasé sur les rochers, après un orage, et dont tous les occupants avaient péri. Laissant les bagnards sur l’île, ils traversèrent la mer de Tasmanie et gagnèrent l’Australie.
— Scaggs a abandonné Dorsett et Fletcher ?
— Pour une excellente raison, oui. Ils ont préféré l’enchantement de leur vie sur cette île magnifique à l’horreur des camps de prisonniers de Botany Bay. Et parce que Scaggs considérait que Dorsett lui avait sauvé la vie, il dit aux autorités de la colonie pénitentiaire que tous ses forçats étaient morts sur le radeau, de sorte que les survivants purent continuer à vivre en paix.
— Alors ils se sont construit une nouvelle vie et se sont multipliés.
— Exactement, dit Perlmutter. Scaggs a marié Jess et Betsy qui eurent deux fils, tandis que deux autres bagnards donnèrent le jour à une fille. Ils constituèrent une petite communauté familiale et firent du commerce de nourriture fraîche avec les baleiniers qui bientôt commencèrent à mouiller devant l’île du Gladiateur, comme on la baptisa bientôt.
— Et Scaggs, que devint-il ?
— Il reprit la mer aux commandes d’un nouveau clipper appartenant à une société maritime nommée Carlisle & Dunhill. Après plusieurs voyages à travers le Pacifique, il prit sa retraite et mourut vingt ans plus tard, en 1876.
— Et quand est-ce que les diamants entrent dans cette histoire ?
— Patience, dit Perlmutter d’un ton de maître d’école. Maintenant, une petite mise au point, afin de mieux comprendre l’histoire. Pour commencer, les diamants, bien qu’ils soient à l’origine de plus de crimes, de corruption et de passions que n’importe quel autre minéral de la terre, ne sont que du carbone cristallisé. Chimiquement, ils sont très proches de la graphite et du charbon. On suppose qu’ils ont mis trois milliards d’années à se former, à cent vingt, voire deux cents kilomètres sous le manteau de la terre. Par une chaleur et une pression incroyables, le carbone pur, les gaz et la roche liquide se sont frayé un chemin vers la surface par des puits volcaniques. Quand ce mélange a explosé en affluant vers la surface du globe, le carbone s’est refroidi, cristallisé, et s’est changé en pierres extrêmement dures et transparentes. Les diamants sont l’un des rares matériaux qui soient remontés des profondeurs de la planète vers la surface.
Pitt, le regard perdu, essayait de visualiser le processus que venait de décrire son ami.
— Je suppose qu’une coupe du sol montrerait une trace du chemin qu’ils ont emprunté pour remonter. Il s’agirait sans doute d’une sorte de tourbillon en couches circulaires, qui s’élargit à la surface comme un entonnoir levé.
— Ou une carotte, précisa Perlmutter. Contrairement à la lave pure, qui remonte et se transforme en volcan en forme de pic quand elle atteint la surface, le mélange de diamant et de roche liquide, appelé cheminée de kimberlite, du nom de la ville de Kimberley, en Afrique du Sud, s’est rapidement refroidi et durci en larges tertres. L’érosion naturelle a démoli certains de ces tertres et les diamants se sont alors répandus pour former ce qu’on appelle des dépôts alluvionnaires. Certaines cheminées, sous le coup de l’érosion, ont même formé des lacs. Les plus grandes masses de pierres cristallines, cependant, sont restées dans les cheminées et les couloirs souterrains.
— Laissez-moi deviner. Les Dorsett ont trouvé une de ces cheminées pleines de diamants sur leur île.
— Tu vas toujours plus vite que moi ! marmonna Perlmutter, d’un ton irrité.
— Désolé, s’excusa Pitt.
— Les bagnards naufragés trouvèrent non pas une, mais deux de ces cheminées diamantifères phénoménalement riches sur les extrémités de l’île du Gladiateur. Les pierres qu’ils trouvèrent, détachées du rocher depuis des siècles par la pluie et le vent, leur ont simplement paru » jolies ", comme l’écrit Betsy Fletcher dans une de ses lettres à Scaggs. En réalité, les diamants bruts, non taillés et non polis, sont des pierres assez ternes, presque sans éclat. Ils ressemblent à des savons aux formes bizarres et en ont presque la couleur. Ce n’est qu’en 1866, après la guerre de Sécession, qu’un vaisseau de la Marine des États-Unis qui faisait un voyage d’études pour trouver des sites éventuels suffisamment profonds pour abriter des ports dans le Pacifique Sud, mouilla à l’île du Gladiateur pour trouver de l’eau fraîche. Il y avait un géologue à bord. Il aperçut les enfants Dorsett jouant sur la plage avec des pierres. Curieux, il en examina une et fut sidéré de constater qu’il s’agissait d’un diamant d’au moins vingt carats. Quand il demanda à Dorsett d’où elle venait, le rusé bandit prétendit les avoir rapportées d’Angleterre.
— Et cette petite anecdote est à l’origine de la Dorsett Consolidated Mining !
— Pas tout de suite, dit Perlmutter. Après la mort de Jess, Betsy envoya ses deux fils, Jess junior et Charles (sans doute à cause de Charles Scaggs) ainsi que la fille des deux autres brigands, Mary Winkelman, en Angleterre pour y faire des études. Elle écrivit à Scaggs, demanda son aide et envoya une bourse de diamants bruts pour payer leurs dépenses. Le capitaine remit le tout à son ami et ancien employeur, Abner Carlisle. Agissant au nom de Scaggs qui se mourait, Carlisle fit tailler et polir les pierres puis les mit en vente sur le marché de Londres. Il en retira près d’un million de livres, environ sept millions de dollars, au cours de l’époque.
— Une somme plus que suffisante pour l’éducation des enfants, à cette époque. Ils ont dû s’en payer une tranche ! Perlmutter fit non de la tête.
— Cette fois, tu te trompes. Ils ont vécu de façon frugale à Cambridge. Mary a suivi les cours d’une bonne école de filles dans la banlieue de Londres. Dès que le jeune Charles obtint son diplôme, Mary et lui se marièrent et ils rentrèrent sur leur île où ils mirent au point l’extraction des diamants de leurs volcans endormis. Jess junior resta en Angleterre où il ouvrit la House of Dorsett, avec pour partenaire, un diamantaire juif d’Aberdeen nommé Levi Strouser. À Londres, la société qui s’occupait de la taille et de la vente des diamants ouvrit des salons luxueux pour le commerce au détail, d’élégants bureaux pour le commerce sur une plus grande échelle, avec un vaste atelier en sous-sol où les pierres arrivant de l’île du Gladiateur étaient taillées et polies. La dynastie prospéra, d’autant plus que les diamants de ses îles étaient d’une très rare couleur rosé violet et d’une exceptionnelle qualité.
— Les mines ne se sont jamais épuisées ?
— Pas pour l’instant. Les Dorsett ont été très avisés et ont gardé une grande partie de leur production, en accord avec le cartel, pour que les prix restent élevés.
— Et leur descendance ? demanda Pitt.
— Charles et Mary ont eu un fils, Anson. Jess junior ne s’est jamais marié.
— Anson est donc le grand-père d’Arthur ?
— Oui. Il a dirigé la société pendant un peu plus de quarante ans. Il fut sans aucun doute le plus décent et le plus honnête du lot. Anson se contentait de diriger et de maintenir un petit empire bénéficiaire. Jamais poussé par l’avidité, comme ses descendants, il a donné beaucoup d’argent à des œuvres de charité. Un grand nombre de bibliothèques et d’hôpitaux, en Australie et en Nouvelle-Zélande, ont été fondés grâce à sa générosité. Quand il mourut, en 1910, il laissa la société à son fils Henry et à sa fille Mildred. Celle-ci est morte très jeune dans un accident. Elle est tombée par-dessus bord, pendant une croisière sur le yacht de la famille et les requins l’ont dévorée. Des rumeurs ont prétendu qu’Henry l’avait peut-être poussée, mais il n’y a pas eu d’enquête. L’argent d’Henry réussit à lui assurer cela. Sous la direction d’Henry, la famille a commencé un long règne fondé sur l’avidité, la jalousie, la cruauté et la puissance dévorante qui se poursuit de nos jours.
— Je me rappelle avoir lu un article sur lui dans le Los Angeles Times, dit Pitt. Sir Henry Dorsett était comparé à Sir Ernest Oppenheimer, de la De Beers.
— Ni l’un ni l’autre n’était exactement ce que l’on appellerait un saint. Oppenheimer a dû surmonter de multiples obstacles pour construire un empire qui s’étend sur tous les continents. Il a ajouté à ses possessions des usines d’automobiles, de papier et d’explosifs, des brasseries autant que des mines d’or, d’uranium, de platine et de cuivre. La force principale de De Beers, cependant, est toujours le diamant et le cartel, qui régule le marché de New York à Tokyo. De son côté, la Dorsett Consolidated Mining est restée concentrée sur le diamant. Et à part un certain nombre de sociétés minières, spécialisées dans les pierres précieuses de couleur – les rubis en Birmanie, les émeraudes en Colombie, les saphirs au Sri Lanka – la famille ne s’est pas vraiment diversifiée dans d’autres investissements. Et tous les bénéfices sont réinvestis dans la société.
— D’où vient le nom de De Beers ?
— De Beers, c’est ce fermier sud-africain qui a vendu sans le savoir un terrain diamantifère, pour quelques milliers de dollars, à Cecil Rhodes, lequel a déterré une fortune et lancé le cartel.
— Est-ce qu’Henry Dorsett s’est joint à Oppenheimer et au cartel De Beers ? demanda Pitt.
— Bien qu’il ait participé au contrôle des prix du marché, Henry devint en fait le seul propriétaire de grandes mines à vendre en indépendant. Alors que quatre-vingt-cinq pour cent de la production mondiale passaient par une organisation de vente centralisée pour servir les courtiers et les grossistes, Dorsett passa par-dessus les principales bourses de diamants de Londres, Anvers, Tel-Aviv et New York, afin de mettre sur le marché une production limitée de très belles pierres, vendant ainsi directement au public par le biais de la House of Dorsett, qui possède maintenant cinq cents magasins.
— Et De Beers n’a pas cherché à le contrer ?
— Non. Oppenheimer a mis au point le cartel pour s’assurer un marché stable et des prix élevés. Sir Ernest n’a jamais considéré Dorsett comme une menace tant que l’Australien ne cherchait pas à écouler ses pierres à bas prix sur le marché.
— Dorsett doit avoir une armée d’artisans, pour assurer une vente à cette échelle.
— Plus de mille employés, répartis sur trois usines de taille, deux ateliers de clivage et deux de polissage. Il possède aussi, à Sydney, un immeuble de trente étages, abritant une armée d’artisans et de créateurs qui font la réputation de la joaillerie très caractéristique de la House of Dorsett. Alors que la plupart des autres courtiers confient la taille et le polissage de leurs pierres à des juifs, chez Dorsett, on les confie en majorité à des Chinois.
— Henry Dorsett est mort à près de soixante-dix ans, je crois, dit Pitt.
Perlmutter sourit.
— L’histoire se répète. À l’âge de soixante-huit ans, il est tombé de son yacht, à Monaco, et s’est noyé. On a murmuré qu’Arthur l’avait fait boire avant de lui faire visiter la baie.
— Racontez-moi l’histoire d’Arthur.
Perlmutter jeta un coup d’œil à ses papiers et regarda son interlocuteur par-dessus la monture de ses lunettes.
— Si jamais les amateurs de diamants pouvaient avoir la moindre idée des opérations délictueuses menées par Arthur Dorsett au cours des trente dernières années, ils n’en achèteraient plus un seul jusqu’à la fin de leurs jours.
— Si j’ai bien compris, ce serait plutôt un sale type.
— Certaines personnes ont deux visages. Arthur en a au moins cinq. Né sur l’île du Gladiateur en 1941, il est le fils unique d’Henry et de Charlotte Dorsett. Il fut éduqué par sa mère et n’alla à l’école sur le continent qu’à l’âge de dix-huit ans. Là, il entra à l’école des mines de Golden, au Colorado. Il était très grand, dominant ses camarades de classe d’une demi-tête, mais ne prit part à aucun sport, préférant aller fouiner dans les vieilles mines fantômes, un peu partout dans les Montagnes Rocheuses. Après avoir obtenu un diplôme d’ingénieur des mines, il travailla cinq ans pour la De Beers, en Afrique du Sud, avant de rentrer chez lui pour prendre la direction des mines familiales sur son île. Au cours de ses fréquents voyages au quartier général des Dorsett, à Sydney, il rencontra et épousa une ravissante jeune fille, Irène Calvert, qui était la fille d’un professeur de biologie à l’université de Melbourne. Elle lui donna trois filles.
— Maeve, Deirdre et... ?
— Boudicca.
— Deux déesses celtiques et une reine anglaise légendaire.
— Une triade féminine.
— Maeve et Deirdre ont vingt-sept et trente et un ans. Boudicca en a trente-huit.
— Parlez-moi encore de leur mère, demanda Pitt.
— Il n’y a pas grand-chose à dire. Irène est morte il y a quinze ans, là encore dans des circonstances mystérieuses. Ce n’est qu’un an après son enterrement sur l’île du Gladiateur qu’un journaliste de Sydney a ressorti l’histoire de son décès. Il rédigea sa notice nécrologique avant qu’Arthur ait eu le temps de corrompre le rédacteur en chef pour l’obliger à annuler la publication. Autrement, personne n’aurait été au courant de sa disparition.
— L’amiral Sandecker connaît vaguement Arthur Dorsett et prétend qu’il est impossible de le joindre, dit Pitt.
— C’est tout à fait exact. On ne le voit jamais en public, il ne fréquente pas la haute société, il n’a pas d’amis. Sa vie tout entière tourne autour de son affaire. Il a même un passage secret pour entrer et sortir de son immeuble de Sydney sans être vu. Il a réussi à faire de l’île du Gladiateur un lieu totalement coupé du monde extérieur. D’après lui, moins on en sait sur les opérations minières des Dorsett, mieux ça vaut.
— Et la société ? Il ne pourra pas cacher éternellement les opérations d’une aussi grande société !
— Permets-moi de ne pas partager ce point de vue, dit Perlmutter. Une société privée peut échapper à n’importe quelle condamnation. Même les gouvernements avec lesquels il commerce ne réussissent pas à mettre le nez dans les avoirs de sa société. Arthur Dorsett pourrait être Ebenezer Scrooge réincarné [personnage de Charles Dickens, le type même de l’avare égoïste]. Il est capable de dépenser des sommes énormes rien que pour acheter la loyauté des gens. S’il considère que c’est son intérêt de faire d’un fonctionnaire gouvernemental un millionnaire pour lui permettre d’y gagner de la puissance et de l’influence, Dorsett le fera.
— Est-ce que ses filles travaillent dans sa société ?
— Deux d’entre elles sont, paraît-il, les employées de leur cher papa. La troisième...
— Maeve, suggéra Pitt.
— Maeve, en effet, s’est coupée de la famille, a étudié à l’université et obtenu un diplôme de zoologie marine. Elle doit avoir dans ses gènes quelque chose de sa grand-mère paternelle.
— Et Deirdre et Boudicca ?
— D’après la rumeur, ce sont deux incarnations du diable. Pires que leur père. Deirdre est le Machiavel de la famille, une vraie machine à comploter, avec la méchanceté dans le sang. D’après ce qu’on raconte, Boudicca est d’une incroyable cruauté, aussi dure et froide que la glace au cœur d’un glacier. Ni l’une ni l’autre ne semblent s’intéresser aux hommes, ni à la vie de la haute société.
Le regard de Pitt se fit rêveur.
— Qu’y a-t-il dans les diamants qui leur donne autant de charme ? Pourquoi les hommes et les femmes sont-ils prêts à tuer pour eux ? Pourquoi ont-ils fait naître et mourir des gouvernements ?
— En dehors de leur beauté lorsqu’ils sont taillés et polis, les diamants ont des qualités uniques. D’abord, ce sont les pierres les plus dures du monde. Frottes-en un contre de la soie et il dégage une charge électrostatique positive. Expose-le au soleil couchant et il brillera dans le noir d’une phosphorescence étrange. Non, mon jeune ami, les diamants sont plus qu’un mythe. Ce sont les derniers créateurs d’illusion.
Perlmutter se tut et sortit la bouteille de Champagne de son seau à glace. Il en versa les dernières gouttes dans son verre. Puis il le leva.
— Flûte alors ! on dirait que je suis à sec !
16
Après avoir quitté l’immeuble de la NUMA, Giordino se fit remettre les clés d’une des voitures turquoise de l’Agence et se rendit vers son tout nouvel appartement, à Alexandria, le long du Potomac. Cet appartement aurait donné des cauchemars à un décorateur. Aucun meuble, aucun papier mural, aucun rideau n’allait avec le reste. Rien n’était conforme aux règles élémentaires du bon goût ou du style. Les petites amies qui s’étaient succédé là avaient toutes laissé une marque de leur passage et aucune de leurs tentatives de décoration ne s’accordait avec le jugement de la suivante. Giordino, bon garçon, gardait des contacts amicaux avec chacune. Toutes appréciaient sa compagnie, mais aucune n’aurait accepté de l’épouser sur un coup de tête.
Il n’était pas mauvais homme d’intérieur, faisait assez bien la cuisine, mais était rarement chez lui. Quand il ne courait pas le monde avec Pitt pour les missions de recherches sous-marines, il montait des expéditions de recherche de tout ce qui pouvait être perdu, qu’il s’agisse de bateaux, d’avions ou de personnes. Il adorait la chasse au trésor. Il n’aurait jamais pu passer ses soirées devant la télévision ou à lire un livre. L’esprit de Giordino voyageait sans cesse et ses pensées se concentraient rarement sur la jeune femme du moment, attitude peu appréciée par la gent féminine.
Il jeta ses vêtements sales dans la machine à laver et prit une douche rapide. Puis il prépara un sac de voyage et fila vers Dulles International [aéroport de Washington], où il attrapa un vol pour Miami. À son arrivée, il loua une voiture, se dirigea vers le port et prit une chambre dans un motel près des docks. Ensuite, il consulta les pages jaunes à la rubrique des architectes de marine, copiant les noms, les adresses et les numéros de téléphone de ceux qui étaient spécialisés dans les yachts privés motorisés. Puis il commença à téléphoner.
Aux quatre premiers appels, il tomba sur des répondeurs, mais il eut plus de chance au cinquième. Giordino n’en fut pas surpris. Il s’était attendu à ce que l’un des cinq noms corresponde à un bureau où, très consciencieusement, on travaillait tard. Ce qui est normal quand on prépare les plans d’un palais flottant, destiné à l’un des riches de ce monde.
— Monsieur Wes Wilbanks ? s’informa Giordino.
— Oui, ici Wes. Que puis-je faire pour vous à cette heure tardive ? répondit la voix teintée d’un fort accent du Sud.
— Je m’appelle Albert Giordino. Je travaille pour l’Agence Nationale Marine et Sous-Marine. J’ai besoin de votre aide pour identifier le constructeur d’un bateau.
— Est-il mouillé ici, à Miami ?
— Non, monsieur. Il peut être n’importe où en ce moment.
— Voilà qui est bien mystérieux !
— Plus que vous ne le pensez.
— Je serai au bureau demain matin à dix heures.
— C’est assez urgent, insista Giordino d’un ton calme et autoritaire.
— D’accord. J’aurai terminé ce que je fais dans une heure environ. Pourquoi ne pas faire un saut ? Vous avez l’adresse ?
— Oui, mais je connais mal Miami.
Wilbanks lui donna les indications nécessaires. Le bureau de l’architecte n’était qu’à quelques pas de son motel, aussi Giordino dîna-t-il rapidement dans un petit restaurant cubain, après quoi il se dirigea à pied vers l’adresse indiquée.
L’homme qui ouvrit la porte avait à peine plus de trente ans. Il était assez grand et portait un short et une chemise à fleurs. Giordino lui arrivait à peine à l’épaule et dut lever la tête pour lui parler. Le visage agréable de l’architecte était encadré d’une abondante chevelure, peignée en arrière et grisonnante aux tempes.
« Pas de doute, se dit Giordino, ce type-là appartient au monde du yachting. »
— Monsieur Giordino ? Wes Wilbanks. Ravi de vous rencontrer.
— Merci de me recevoir.
— Entrez. Voulez-vous un peu de café ? Il est de ce matin, mais la chicorée lui garde sa saveur.
— Avec plaisir.
Wilbanks le fit entrer dans un bureau où le plancher et les étagères couvrant l’un des murs étaient en bois dur. Sur les étagères, des livres sur les bateaux et la construction maritime. Sur l’autre mur étaient exposées des maquettes de bateaux. Giordino supposa qu’il s’agissait de bâtiments construits d’après les plans de Wilbanks.
Une table à dessin très ancienne occupait le centre de la pièce. Près de la large fenêtre ouvrant sur le port, un bureau supportait un ordinateur.
Giordino prit la tasse de café offerte et posa sur la table à dessin les esquisses réalisées par le second du navire porte-conteneurs Rio Grande.
— Je sais que c’est peu comme données, mais j’espère que vous pourrez me diriger vers le constructeur de ce yacht.
Wilbanks étudia les dessins, secouant la tête de temps en temps. Après une longue minute, il se frotta le menton et leva les yeux.
— À première vue, ça pourrait venir d’une bonne centaine de bureaux. Mais je crois que celui qui a observé ce bateau et l’a dessiné a été trompé par l’angle sous lequel il l’a vu. En réalité, je suis sûr qu’il y a deux coques et non une, avec une rondeur qui lui donne l’allure d’un navire spatial. J’ai toujours voulu créer quelque chose de ce genre, mais je n’ai jamais trouvé un client qui accepte de s’éloigner à ce point des formes conventionnelles.
— On croirait que vous parlez d’un engin pour aller sur la Lune !
— On n’en est pas loin.
Wilbanks s’installa devant son ordinateur.
— Permettez-moi de vous montrer ce que je veux dire avec des graphiques informatisés.
Il fouilla dans un tiroir et en tira une disquette qu’il inséra dans la machine.
— Voici un concept que j’ai créé pour le plaisir et parce que ça me frustrait de savoir qu’on ne me paierait jamais pour le construire.
L’image d’un joli yacht de croisière, fin, sans aucune ligne aiguë et sans angles, apparut sur l’écran. Là, pas d’avant angulaire traditionnel. Toute la coque et l’habitacle, au-dessus du poste de pilotage étaient faits de lignes douces et de rondeurs. Ce bateau avait au moins cinquante ans d’avance. Giordino en fut impressionné. En utilisant les graphiques informatisés, Wilbanks lui fit voir l’intérieur du bateau, insistant sur le dessin audacieux et inhabituel de l’équipement et du mobilier. Quelle imagination et quelle innovation !
— Vous visualisez tout à partir d’une ou deux esquisses ? s’étonna Giordino.
— Attendez, vous allez voir, dit Wilbanks.
Il fit défiler les esquisses de Giordino devant l’analyseur électronique qui transférait les images sur son écran. Puis il recouvrit les esquisses de ses propres plans et compara le tout. À part quelques différences mineures de dessin et de dimensions, les similitudes étaient nombreuses.
— Ça m’en fiche plein la vue ! murmura Giordino.
— Et ça me rend malade de voir qu’une de mes idées a été réalisée sans moi, soupira l’architecte. J’aurais vendu ma femme et mes gosses pour construire ce truc-là.
— Pouvez-vous me donner une idée de la taille et de la puissance ?
— De votre modèle ou du mien ?
— Celles du bateau dessiné là, précisa Giordino.
— Je dirais environ trente mètres de long hors tout. Un mât de dix mètres ou un peu moins. Quant à la puissance des moteurs, s’il n’en tenait qu’à moi, je préconiserais deux Blitzen Seastorms turbodiesels. Sans doute des BAD 98 qui, combinés, pourraient assurer plus de deux mille cinq cents chevaux. Avec ça, on peut atteindre une vitesse de croisière, pour un bateau de cette taille et en eaux calmes, d’environ soixante-dix nœuds ou davantage, bien davantage selon l’efficacité de la double coque.
— Qui a les épaules assez larges pour construire un tel bateau ?
Wilbanks s’appuya au dossier de sa chaise et réfléchit un moment.
— Un bateau de cette taille et de cette configuration exige un matériel sophistiqué de mise en forme de la fibre de verre. Glastec Boats, à San Diego, peut faire ça. Ou encore Heinklemann Specialty Boat Builders à Kiel, en Allemagne.
— Et les Japonais ?
— Ils ne se sont pas lancés dans l’industrie du yacht. Hong Kong possède pas mal de petits chantiers navals, mais ils font surtout du bois. La plupart des constructeurs faisant de la fibre de verre s’en tiennent aux concepts testés et qui ont fait leurs preuves.
— Alors, à votre avis, c’est Glastec ou Heinklemann ? dit Giordino.
— Je m’adresserais à ces deux-là si j’avais à faire construire ce type de coque, assura Wilbanks.
— Et l’architecte ?
— Je peux vous en citer au moins vingt spécialisés en créations aussi radicales.
Giordino sourit.
— J’ai eu de la chance de tomber sur le vingt et unième.
— Où êtes-vous descendu ?
— Au Seaside Motel.
— La NUMA les lâche avec un élastique, pour les notes de frais, on dirait ?
— Vous devriez faire la connaissance de mon patron, l’amiral James Sandecker. Shylock[9] et lui doivent être cousins germains.
Wilbanks sourit.
— Vous savez ce que vous allez faire ? Revenez me voir ici, demain matin, vers dix heures. Je devrais avoir quelque chose pour vous.
— Je vous remercie de votre aide.
Giordino serra la main de Wilbanks puis alla faire une longue promenade sur le front de mer avant de retourner dans sa chambre au motel. Il se plongea dans la lecture d’un roman policier avant de s’endormir enfui profondément.
À dix heures précises, le lendemain matin, Giordino entra dans le bureau de Wilbanks. L’architecte nautique était plongé dans l’étude d’un jeu de plans. Il se leva et sourit.
— Après votre départ, hier soir, j’ai affiné les dessins que vous m’aviez donnés et j’en ai tiré des plans à l’échelle. Puis je les ai réduits et je les ai télécopiés à San Diego et en Allemagne. À cause du décalage horaire, Heinklemann a répondu avant que je n’arrive ce matin. Glastec, lui, m’a répondu vingt minutes avant votre arrivée.
— Connaissent-ils le bateau en question ? demanda impatiemment Giordino.
— Sur ce plan-là, mauvaise nouvelle, je le crains, dit Wilbanks, le visage sans émotion.
— Alors je retourne à la case départ ?
— Pas vraiment. La bonne nouvelle, c’est qu’un des ingénieurs d’Heinklemann a vu et étudié votre yacht alors qu’il mouillait à Monaco, il y a environ neuf mois. Il a dit que le yacht venait d’un chantier naval français, un nouveau venu sur le marché, un type que je ne connais pas. Jusserand Marine, à Cherbourg.
— Alors on peut lui faxer un jeu de plans ? dit Giordino à nouveau plein d’espoir.
— Ce n’est pas la peine. Bien que vous ne me l’ayez pas dit, j’ai cru comprendre que la vraie raison pour laquelle vous cherchiez le constructeur, c’était pour apprendre l’identité du propriétaire, non ?
— Je n’ai pas de raison de le nier.
— L’ingénieur d’Heinkelmann qui a vu le bateau à Monaco a eu la gentillesse de nous l’envoyer dans son fax. Il a précisé qu’il ne s’en est inquiété qu’après avoir remarqué que l’équipage ressemblait plus à un groupe de maffieux qu’à des marins bien élevés, s’occupant d’un yacht de luxe.
— Des maffieux ?
— Il dit qu’ils étaient tous armés.
— Et le nom du propriétaire ?
— Il s’agit d’une femme, une Australienne très riche. Sa famille a fait fortune dans les mines de diamants. Elle s’appelle Boudicca Dorsett.