CHAPITRE XXIII
LA COURSE AUX OBSTACLES

Après avoir téléphoné à sir James, Tommy se rendit à South Audley Mansions. Il y trouva Albert en train de remplir ses devoirs professionnels et se présenta comme un ami de Quat'sous. Albert fut immédiatement conquis.

— Il ne s'est rien passé, ici, ces derniers temps, dit-il tristement. J'espère que la jeune dame va bien, monsieur ?

— C'est justement de cela que je viens vous parler Albert. Elle a disparu.

— Les bandits l'ont enlevée ?

— Précisément.

— Dans les bas-fonds ?

— Quoi ?

— C'est une expression, monsieur. Au ciné, les bandits ont toujours un repaire dans les bas-fonds. Mais ils ne l'ont pas tuée, monsieur ?

— J'espère que non ! À propos, Albert, n'avez-vous pas une tante, une cousine, une grand-mère, ou enfin une vieille parente quelconque dont vous pourriez dire qu'elle est à son dernier souffle ?

Un sourire enthousiaste illumina la physionomie d'Albert.

— Sans doute, monsieur ! Ma pauvre tante qui habite à la campagne va très mal depuis longtemps, et demande à me voir avant de mourir !

— Voilà qui est parfait ! Pouvez-vous en informer vos chefs et me rejoindre à la gare de Charing Cross dans une heure ?

— Bien sûr, monsieur ! Fiez-vous à moi.

Comme Tommy l'avait prévu, le fidèle Albert s'avéra un allié précieux. Ils s'installèrent tous deux à l'auberge de Gatestone. Albert se chargea d'obtenir tous les renseignements. Ce ne fut pas difficile.

Astley Priors appartenait au Dr Adams, médecin en retraite, très populaire dans le village, « un gentleman bien gentil, et pas fier », disait l'aubergiste. Il habitait là depuis dix ou douze ans, sa maison était très accueillante et, il recevait beaucoup. Une foule de gens venaient de Londres. De temps en temps il prenait encore chez lui des malades – « mais des riches, hein ! »

Ces renseignements ne furent pas sans décourager quelque peu Tommy. Était-il possible que cet honorable médecin, dont la vie semblait si franche, fût en réalité un criminel dangereux ? Avait-il de nouveau fait un pas de clerc ?

Puis il se rappela les « malades riches » et s'enquit prudemment s'il y avait parmi eux une jeune dame répondant à la description de Quat'sous. Mais les malades du docteur ne sortaient pas de la propriété, on ne les connaissait nullement dans le village. D'Annette, on ne savait rien non plus.

Astley Priors était une belle villa entourée d'un grand jardin dont les arbres touffus cachaient aux passants tout ce qui pouvait avoir lieu à l'intérieur.

Le premier soir, Tommy, accompagné d'Albert, explora le terrain. Sur les instances d'Albert, ils rampèrent à plat ventre, ce qui était fort pénible et d'ailleurs beaucoup plus bruyant que s'ils avaient marché normalement. D'ailleurs, ces précautions n'étaient pas nécessaires. Le jardin était désert, comme ceux de toutes les villas privées, pendant la nuit. Tommy avait craint un chien de garde. Albert était allé jusqu'à imaginer un puma ou un cobra apprivoisé. Mais ils arrivèrent sans incident jusqu'à la maison et se postèrent sous la fenêtre. Les volets étaient ouverts, et l'on apercevait une quinzaine de personnes assises autour d'une grande table. Le porto passait de main en main. Des bribes de conversation leur parvenaient à travers la fenêtre ouverte. On discutait ardemment de golf !

De nouveau Tommy se sentit saisi de crainte. Il lui paraissait impossible de croire que ces gens étaient autres qu'ils ne paraissaient. L'avait-on dupé une fois de plus ? Le gentleman qui présidait avait un aspect singulièrement honnête, avec sa barbe blonde et son lorgnon.

Tommy dormit mal cette nuit-là. Le lendemain matin l'infatigable Albert, après s'être assuré l'amitié du garçon boucher, prit la place de ce dernier et fit les livraisons à la cuisinière de la villa. Il retourna avec l'information qu'elle appartenait sûrement à la bande, « étant donné son aspect sinistre, m'sieur ! ». Tommy se méfiait de l'imagination d'Albert. Cependant, il lui fit répéter la même opération le lendemain (au grand avantage pécuniaire du véritable garçon boucher), et cette fois, Albert rapporta une nouvelle encourageante. Il y avait réellement dans la maison une jeune Française ! Tommy oublia ses doutes. Sa théorie se trouvait confirmée. Mais il s'agissait de faire vite. On était le 27. Le 29 était le jour fixé pour la grève. Des bruits sinistres couraient dans le pays. Les journaux s'agitaient. On faisait allusion à un coup d'État possible. Le gouvernement se tenait coi. Tommy, grâce à Mr Carter, était au courant des manigances secrètes. Il savait que si le 29, le document se trouvait entre les mains de Mr Brown, ce dernier le remettrait à l'extrême gauche qui le publierait ; elle rallierait l'opinion publique, et le gouvernement, s'il voulait vaincre, devrait recourir à l'armée et à la police, ce qui serait désastreux.

Tommy, lui, caressait une autre chimère : il était sûr que si l'on réussissait à démasquer Mr Brown, toute l'organisation, privée de son chef invisible, s'écroulerait instantanément. Les extrémistes, saisis de panique, fuiraient, et les modérés consentiraient à un compromis avec le gouvernement.

— L'essentiel, se répétait Tommy, est de mettre la main sur Mr Brown.

C'était en partie à cause de cela qu'il avait prié Mr Carter de ne pas ouvrir l'enveloppe scellée. Le document était l'amorce que Tommy destinait à Mr Brown. De temps en temps il se sentait terrifié par sa propre audace. Comment osait-il espérer voir juste là où tant d'hommes mieux doués et plus expérimentés avaient échoués ? Néanmoins, il tenait fermement à son idée.

Ce soir-là, il pénétra une fois de plus avec Albert dans le jardin d'Astley Priors. Tommy aspirait à s'introduire d'une façon ou d'une autre dans la maison. Au moment où ils approchaient, Tommy étouffa une exclamation.

Au deuxième étage, une personne placée entre la fenêtre et la lumière projeta sa silhouette sur le rideau. Cette silhouette-là, Tommy l'aurait reconnue partout. C'était celle de Quat'sous.

Il empoigna l'épaule d'Albert.

— Reste ici ! Pendant que je chanterai, observe cette fenêtre.

Il s'avança vers l'allée, et commença à chanter, tout en chancelant comme un ivrogne :

 

Y can see that I'm a Soldier by my feet.

I am a soldier,

A jolly British Soldier.

 

C'était la rengaine favorite de Quat'sous, qu'ils chantaient souvent ensemble, pour s'amuser. Il savait qu'elle la reconnaîtrait et qu'elle en tirerait des déductions. Tommy chantait faux, mais il avait d'excellents poumons. On l'entendit dans toute la maison.

Un valet de pied irréprochable, suivi d'un impeccable maître d'hôtel, sortirent dans le jardin. Le valet de pied lui fit des remontrances sévères. Tommy continua à chanter, le traitant affectueusement de « brave petit vieux ». Le valet le prit par un bras, le maître d'hôtel par l'autre. On le fit proprement sortir du jardin en le menaçant d'appeler l'agent de police s'il recommençait. Tout se passa admirablement. On aurait juré que le valet était un vrai valet, le maître d'hôtel un vrai maître d'hôtel ! Il n'y avait qu'un seul détail susceptible de faire suspecter la mise en scène : le maître d'hôtel était Whittington !

Tommy rentra à l'auberge et attendit le retour d'Albert. Enfin ce digne détective de quatorze ans fit son apparition.

— Eh bien ? s'exclama-t-il.

— Eh bien, m'sieur, pendant qu'ils vous mettaient dehors, la fenêtre s'est ouverte, et voilà ce qu'on a jeté.

Il tendit à Tommy un feuillet de papier roulé en boule.

On y lisait trois mots :

 

Demain, même heure.

 

— Enfin ! s'écria Tommy. On y arrivera quand même va ! Ce maître d'hôtel est un vieil ami à moi. Je parie qu'il savait parfaitement à quoi s'en tenir sur mon compte. Leur jeu consiste à ne pas me décourager. Je suis une marionnette dans leur théâtre, Albert. Voilà ce que je suis. Mais d'autre part, ils ne veulent pas me rendre la partie trop facile. Quand l'araignée laisse la mouche s'envoler et ne proteste pas, la mouche peut se douter qu'elle le fait exprès. Pour le moment, ce brave jeune homme, Mr Thomas Beresford, leur est fort utile. Mais dans deux jours, gare à lui !

Tommy se retira, heureux et ému. Il avait soigneusement élaboré son plan pour le lendemain et était certain que les habitants d'Astley Priors n'interviendraient pas jusqu'à un certain moment. C'est à ce moment-là que Tommy projetait de leur faire une surprise.

Mais vers minuit on l'appela au bar. Celui qui le demandait était un charretier aux vêtements couverts de boue.

— Serait-ce pour vous, monsieur, ce billet-là ? demanda-t-il, en tendant un billet plié, très sale, sur lequel il y avait, au lieu d'adresse :

« Remettez ceci au monsieur qui est descendu à l'auberge près d'Astley Priors. Il vous donnera dix shillings. »

L'écriture était celle de Quat'sous. Tommy apprécia son habileté : elle s'était doutée qu'il était descendu à l'auberge sous un faux nom. Il voulut s'emparer du billet.

— Oui, c'est pour moi !

L'autre le retira.

— Et mes shillings ?

Tommy sortit à la hâte les dix shillings, et reçut en échange le billet.

 

Cher Tommy,

Je savais bien que c'était vous ; hier soir. Ne venez pas aujourd'hui. On nous emmène ce matin. Je les ai entendu parler de Holyhead. Je laisserai tomber ce billet sur la route, si je peux. Annette m'a dit comment vous avez pu vous échapper. Courage !

Bien à vous,

QUAT'SOUS

 

Avant même d'avoir fini, Tommy cria :

— Albert ! Vite, la valise ! On part !

— Oui, m'sieur !

Holyhead ? Cela signifiait-il que… Tommy réfléchissait. Il continua à lire lentement.

Albert, à côté de lui, jetait pêle-mêle tout dans la valise.

Soudain, un deuxième cri retentit :

— Albert ! Je suis un idiot ! Laisse la valise tranquille !

— Oui, m'sieur !

Tommy replia soigneusement le billet.

— Oui, un idiot, dit-il doucement. Mais un autre l'est aussi. Enfin, enfin, je sais qui c'est !

 

Mr. Brown
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