CHAPITRE XVI
SUITE DES AVENTURES DE TOMMY

Du fond d'une lourde obscurité, Tommy revenait lentement à lui. Quand il ouvrit enfin les yeux, il eut d'abord conscience d'une douleur atroce qui torturait ses tempes. Où était-il ? Qu'était-il arrivé ? Il entrouvrit faiblement les yeux. Ce n'était pas sa chambre du Ritz. Et pourquoi diable sa tête lui faisait-elle si mal.

— Crénom ! dit Tommy, et il essaya de se redresser. Il s'était souvenu. Il se trouvait dans cette maison sinistre de Soho. Poussant un gémissement, il retomba. Mais à travers ses paupières mi-closes il inspectait l'entourage.

— Le voilà qui reprend ses sens, dit tout près de lui une voix qu'il reconnut être celle du président.

Il sentait qu'il ne devait pas revenir à lui trop tôt, et restait facilement inerte tant que sa tête le torturait ainsi, il était incapable de faire preuve de présence d'esprit. Il essaya péniblement de deviner ce qui s'était passé. Quelqu'un avait dû se glisser derrière lui pendant qu'il écoutait et lui assener un coup sur la tête. On savait qu'il était un espion, et on ne mettrait pas longtemps à se débarrasser de lui. Personne ne savait où il se trouvait, et il n'avait d'espoir qu'en lui-même.

— Crénom ! répéta-t-il une fois de plus, et cette fois il réussit à se mettre sur son séant.

Le président s'approcha de lui et porta un verre à sa bouche, en ordonnant brièvement :

— Buvez !

Tommy obéit. La boisson était si forte qu'elle le fit tressaillir, et son cerveau s'éclaircit merveilleusement.

Il était étendu sur un divan dans la chambre où avait eu lieu la conférence. D'un côté était le président, de l'autre, le concierge à mine de brigand qui l'avait laissé entrer. Les autres étaient groupés à une certaine distance. Mais quelques-uns manquaient.

— Vous vous sentez mieux ? demanda le président en reprenant le verre vide.

— Oui, merci, répliqua Tommy.

— Vous avez de la chance, mon jeune ami, d'avoir un crâne si épais ! Conrad a le poing solide.

Et il indiqua le concierge, qui s'esclaffa. Tommy fit un effort pour tourner la tête.

— Ah ! dit-il. C'est vous Conrad ? Vous aussi, vous avez de la chance ! Quand je vous regarde, je sens que c'est presque dommage que vous ne m'ayez pas tué : vous feriez si bien, à la potence !

L'homme rugit, et le président dit calmement :

— Il ne risquait rien.

— Vous croyez ? répliqua Tommy. Je sais que c'est à la mode de dédaigner la police ; quant à moi, j'y crois encore.

Son attitude semblait extrêmement calme et détachée. Tommy Beresford était de ces jeunes Anglais qui ne se distinguent pas par des capacités intellectuelles brillantes, mais qui, dans une situation difficile, savent faire appel à toute leur énergie. Leur gaucherie et leur prudence naturelles disparaissent à ces moments-là. Tommy se rendait parfaitement compte que son salut était dans son esprit d'invention et sous des dehors nonchalants, son cerveau travaillait furieusement.

Le président reprit froidement :

— Avez-vous quelque chose à dire avant qu'on ne vous mette à mort comme espion ?

— Des tas de choses, répliqua Tommy, toujours avec la même amabilité.

— Vous niez avoir écouté à la porte ?

— Je ne le nie pas. Toutes mes excuses, mais votre entretien était si intéressant que mes scrupules ont été vaincus.

— Comment êtes-vous entré ?

— Grâce à ce brave Conrad. Tommy sourit en désignant le concierge. Je regrette de devoir incriminer un serviteur fidèle, mais il vaudrait mieux pour vous avoir un chien de garde mieux dressé.

Conrad se justifia violemment :

— Il a donné le mot de passe. Comment aurais-je su ?

— Mais oui, pauvre homme, comment aurait-il su ? appuya Tommy. Ne le blâmez pas ! Il m'a procuré le plaisir de vous voir tous face à face.

Ces mots provoquèrent un léger trouble dans le groupe, mais le président l'apaisa d'un geste.

— Les morts ne parlent pas, dit-il.

— Je ne suis pas encore mort, dit Tommy.

Un murmure d'assentiment s'éleva.

— Mais vous le serez bientôt, mon jeune ami !

Tommy sentit son cœur battre plus fort, mais son impassibilité aimable resta la même.

— Je ne crois pas, dit-il. Je proteste énergiquement.

Ils étaient de toute évidence étonnés par cette attitude.

— Pour quelle raison ne vous tuerions-nous pas ? demanda le président.

— Pour plusieurs raisons, dit Tommy. Vous m'avez posé des tas de questions. Me serait-il permis de vous en poser une, pour varier ? Pourquoi ne m'avez-vous pas tué tout de suite avant que je sois revenu à moi ?

Le président hésita, et Tommy saisit sa chance.

— Parce que vous ignoriez ce que je pouvais savoir et où je l'avais appris. Si vous me tuez, vous ne le saurez jamais.

À ce moment, Boris se laissa dominer par son indignation.

— Chien ! cria-t-il. Espion ! Canaille ! Tuons-le. Tuons-le.

Le groupe applaudit.

— Entendez-vous ? dit le président, les yeux fixés sur Tommy. Qu'avez-vous à répondre à cela ?

Tommy haussa les épaules.

— Répondre, moi ? Qu'ils répondent eux-mêmes. Comment suis-je entré ici ? Rappelez-vous ce qu'a dit ce cher vieux Conrad, grâce à votre propre mot de passe, n'est-ce pas ? Comment se fait-il que je le sache ? Vous ne croyez quand même pas que je suis venu là par hasard et que j'ai prononcé les premiers mots qui me sont venus à l'esprit ?

Tommy était fort satisfait de cette dernière phrase. Il regrettait seulement que Quat'sous ne fût pas là pour en apprécier toute la saveur.

— C'est vrai, dit tout à coup l'ouvrier. Camarades, nous avons été trahis !

Un murmure agité s'éleva. Tommy sourit, encourageant.

— C'est ça. Utilisez votre cerveau. Sans ça, vous savez, on n'arrive pas à grand-chose !

— Vous nous direz qui nous a trahis, dit le président. Mais cela ne vous sauvera pas. Nous avons certains moyens pour faire parler un homme, n'est-ce pas, Boris ?

— Bah ! fit Tommy, méprisant, s'efforçant de vaincre une sensation singulièrement déplaisante. Vous ne me supplicierez pas et vous ne me tuerez pas.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que vous tueriez la poule aux œufs d'or.

Il y eut une pause. L'assurance de Tommy avait ouvert une brèche. Ils n'étaient plus aussi sûrs d'eux-mêmes. L'ouvrier regarda longuement Tommy.

— Il bluffe, dit-il tranquillement.

Tommy haïssait cet homme. L'avait-il deviné ?

Le président se tourna vers lui, violemment :

— Que voulez-vous dire ?

— Que pensez-vous que je veuille dire ? repartit Tommy, cherchant désespérément une issue.

Boris bondit soudain vers lui, et, levant le poing :

— Parle, chien ! Parle !

— Ne vous agitez pas, mon cher, dit tranquillement Tommy. Vous êtes trop émotifs, vous autres Slaves. Voyons, regardez-moi : ai-je l'air de croire que vous allez me tuer ?

Il les fixa tous d'un regard confiant ; heureux qu'ils ne pussent entendre les battements de son cœur.

— Non, avoua Boris, hargneux. Vous n'en avez pas l'air.

Dieu merci, il n'est pas sorcier ! pensa Tommy. Puis il continua :

— Et pourquoi suis-je si confiant ? Parce que je sais quelque chose qui me met en état de vous proposer un échange.

— Un échange ?

— Oui. Ma vie et ma liberté contre…

Il s'arrêta.

— Contre quoi ?

Le groupe s'avança. On aurait pu entendre voler une mouche.

Tommy énonça lentement :

— Contre les papiers que Danvers a transportés sur le Pacific.

L'effet de ces mots fut foudroyant. Tous se dressèrent. Le président, écarlate, s'exclama :

— Vous les avez ?

Avec un calme magnifique, Tommy secoua la tête.

— Mais vous savez où ils sont ?

— Pas le moins du monde.

— Mais alors !…

Bien qu'irrités, les visages qui le regardaient paraissaient étonnés, convaincus que ses paroles contenaient quelque chose de réel.

— Je ne sais pas où sont les papiers, mais je crois pouvoir les trouver. J'ai une idée.

— Bah !

Tommy leva la main pour apaiser les exclamations de dédain.

— Je dis une idée, mais elle repose sur des faits qui ne sont connus que de moi. En tout cas, que perdez-vous ? Si je vous procure les papiers, j'ai ma vie et ma liberté. D'accord ?

— Et si nous refusons ? dit le président.

Tommy se rejeta sur son divan.

— Jusqu'au 29, dit-il doucement, il reste moins de quinze jours…

Un instant le président hésita. Puis il fit signe à Conrad :

— Emmenez-le dans l'autre pièce.

Pendant cinq minutes, Tommy resta assis sur le lit dans la chambre voisine. Son cœur battait à tout rompre. Il avait tout misé sur cette carte. Que décideraient-ils ? Et pendant tout le temps que le torturait cette question horrible, il se moquait de Conrad, au point de rendre fou de rage le maussade concierge.

Enfin la porte s'ouvrit, et le président le rappela.

— Le prisonnier devant le tribunal, annonça Tommy en entrant.

Le président fit signe à Tommy de s'asseoir en face de lui.

— Nous acceptons, dit-il, à certaines conditions. Il faut que vous nous donniez les papiers avant d'être remis en liberté.

— Idiot, dit aimablement Tommy. Vous croyez que je peux les chercher si vous me retenez ici ?

— Alors, que voulez-vous de nous ?

— Je dois être libre de chercher !

Le président se mit à rire.

— Nous prenez-vous pour des enfants qui se laissent duper par de belles promesses ?

— Non, dit Tommy, pensif. Il est évident que vous ne consentirez pas à ce plan, bien qu'il soit le meilleur. Eh bien, faisons un compromis. Attachez quelqu'un à ma personne, par exemple, ce bon Conrad. Il ne me laissera pas échapper, soyez-en sûrs.

— Nous préférons, dit froidement le président, vous garder ici. Un de nous exécutera toutes vos instructions. Si les opérations sont compliquées, il reviendra, et vous pourrez lui donner les détails.

— Vous me liez les mains, dit plaintivement Tommy. L'affaire est délicate, et votre émissaire gâchera tout. Je ne crois pas qu'un des vôtres puisse avoir le tact nécessaire.

Le président donna un coup sur la table.

— Telles sont nos conditions. Autrement, la mort !

Tommy s'appuya indolemment sur le dossier de la chaise.

— J'aime votre style. Bref, mais net. Donc, c'est entendu. Mais une chose importe. Je veux voir la jeune fille.

— Quelle jeune fille ?

— Jane Finn, naturellement.

L'autre le regarda curieusement pendant quelques instants, puis, lentement, comme s'il choisissait ses mots :

— Ne savez-vous pas qu'elle ne peut rien vous dire ?

Le cœur de Tommy battit plus vite. Verrait-il celle qu'il cherchait ?

— Je ne lui poserai pas de questions, dit-il tranquillement. Pas explicites, du moins.

De nouveau le président le regarda d'un air qu'il ne comprenait pas très bien.

— Elle ne pourra pas y répondre.

— Cela n'a pas d'importance. J'aurai vu son visage pendant que je lui aurai parlé.

— Et vous croyez que ce visage vous dira quelque chose ?

Il eut un rire bref. Plus que jamais, Tommy sentit qu'il y avait là une chose qui lui restait incompréhensible. Le président le mesurait du regard.

— Après tout, dit-il doucement, en savez-vous autant que nous le croyons ?

Tommy sentit qu'il avait fait une gaffe. Il ne savait pas laquelle. Mais il fallait la réparer.

— Il peut y avoir des choses que j'ignore, dit-il. Je ne prétends pas connaître tous les détails de votre histoire. Mais j'ai en réserve, moi, des choses que vous ne savez pas. Danvers était malin…

Il s'interrompit, comme s'il craignait d'en avoir trop dit.

La physionomie du président s'éclaira.

— Danvers, murmura-t-il. Je vois – il s'arrêta un instant, puis fit signe à Conrad, – emmenez-le en haut.

— Un instant, fit Tommy. Et Jane Finn ?

— On arrangera cela, peut-être.

— Sûrement ! Il le faut !

— Nous verrons. Un seul peut en décider.

— Qui ? demanda Tommy.

Mais il connaissait d'avance la réponse.

— Mr Brown !

— Le verrai-je ?

— Peut-être.

— Allons, marche ! dit rudement Conrad.

Tommy se leva docilement. Une fois dehors, le geôlier lui fit monter l'escalier. Sur le palier, Conrad ouvrit une porte et Tommy entra dans une petite pièce. Conrad alluma une lampe à gaz et sortit. Tommy entendit la clef grincer dans la serrure.

Il se mit en devoir d'inspecter sa prison. La pièce était plus petite que celle d'en bas, et l'air particulièrement malsain. Il n'y avait pas de fenêtre. Les murs étaient horriblement sales, comme partout ailleurs. Quatre vieux tableaux, représentant des scènes de Faust – Marguerite avec son coffret de bijoux, la scène de l'église, Siebel avec ses fleurs, Faust et Méphisto – ornaient les murs. Méphisto rappela à Tommy Mr Brown. Dans cette pièce isolée, avec sa lourde porte fermée à double tour, il se sentait séparé du monde, et la puissance sinistre du maître des criminels paraissait plus réelle. Même s'il poussait des hurlements, personne ne l'entendrait. C'était une tombe.

Tommy fit un effort pour reprendre courage. Il se jeta sur le lit et se plongea dans une longue méditation. Sa tête lui faisait très mal. En outre, il avait faim. Le silence étouffant de sa prison pesait sur lui.

— Après tout, se dit Tommy pour se ragaillardir, si mon bluff continue à réussir, je verrai le chef – le mystérieux Brown – et peut-être aussi l'énigmatique Jane Finn. Ensuite…

Ensuite, Tommy fut forcé de s'avouer que les perspectives n'étaient guère brillantes.

 

Mr. Brown
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