Une idée germait dans son cerveau. Elle réfléchit quelques instants, puis, tapant Albert sur l'épaule :

— Dites donc, mon petit ! Si vous disiez là-haut que vous avez une jeune cousine ou amie qui pourrait lui convenir ? Vous saisissez ?

— J'comprends que je saisis ! Fiez-vous à moi, vous aurez la place.

— Brave gosse ! Vous pouvez lui dire que je suis prête à commencer n'importe quand. Écrivez-moi, et si c'est O.K…, je serai là demain matin à onze heures.

— Où dois-je écrire ?

— Au Ritz, répliqua laconiquement Quat'sous. Miss Cowley.

Albert lui jeta un regard anxieux.

— Ils doivent être bien payés, les détectives !

— Pour sûr ! Surtout quand c'est le vieux Rysdale qui casque ! Mais ne t'en fais pas, mon petit, si l'affaire marche, on pensera à toi.

Là-dessus, elle se sépara de son nouvel allié, et quitta South Audley Mansions, très satisfaite de sa matinée.

Mais il n'y avait pas de temps à perdre. Elle rentra directement au Ritz et écrivit quelques mots à Mr Carter. Après avoir envoyé sa lettre, voyant que Tommy ne rentrait pas – ce qui ne l'étonna guère – elle se rendit dans les grands magasins. Ses emplettes lui prirent tout son après-midi avec un bel intervalle pour le thé, richement accompagné de choux à la crème. Après sa tournée dans les établissements de second ordre, elle finit sa journée chez un coiffeur. Maintenant, dans la solitude de sa chambre à coucher, elle déballa ses achats. Cinq minutes plus tard, elle souriait dans le miroir à une jolie blonde ; elle avait légèrement modifié au crayon la ligne de ses sourcils, ce qui allié à la profusion des boucles blondes, lui faisait une figure toute neuve. Même par Whittington, elle était sûre de n'être pas reconnue. Elle porterait des talonnettes très hautes, et le tablier ajouté à la coiffe de femme de chambre achèverait le déguisement.

Elle savait par expérience que les malades, souvent ne reconnaissent pas leur infirmière, quand elle n'est plus en tenue.

— Oui, dit Quat'sous gracieusement à son reflet dans le miroir, vous ferez l'affaire. Là-dessus, elle se débarrassa de ses boucles blondes et reprit son aspect normal.

Le dîner fut solitaire. Quat'sous fut un peu surprise de ne pas voir apparaître Tommy. Julius, lui aussi, était absent, ce qui l'étonnait moins. Les jeunes aventuriers étaient habitués à le voir « disparaître » et n'auraient pas été surpris s'il était parti sans prévenir pour Constantinople ou avait pris subitement l'avion pour les Indes, espérant y découvrir des traces de sa cousine disparue. L'énergique jeune homme avait réussi à rendre la vie insupportable à tous les employés du Scotland Yard et de la Préfecture. Il avait passé trois heures à Paris et en était revenu imbu de l'idée, soufflée peut-être par quelque fonctionnaire français, fatigué de sa présence, que la clef du mystère était en Irlande, où avaient débarqué les survivants du naufrage.

Pour se consoler de sa solitude, Miss Cowley, confortablement installée dans son lit, fuma des cigarettes en lisant « Carnaby Williams, le détective de quinze ans », qu'elle avait acheté un jour, ainsi que plusieurs autres œuvres du même genre, à trois pences le volume. Elle sentait qu'avant d'aborder à nouveau Albert, il fallait se mettre dans l'atmosphère.

Le courrier du matin apporta une lettre de Mr Carter :

 

Chère Miss Quat'sous

Vous avez fait un start magnifique, et je vous félicite. Néanmoins, il est de mon devoir d'attirer votre attention sur les risques que vous courez et qui sont considérables. Ces gens ne connaissent pas la pitié. Je crois que vous sous-estimez le danger, et je vous avertis de nouveau que je ne puis vous promettre ma protection. Vous nous avez procuré des renseignements précieux, et si vous décidez de vous retirer de l'affaire, personne ne vous blâmera. En tout cas, réfléchissez avant de vous décider.

Si, en dépit de mes avertissements, vous décidez de réaliser votre plan, votre voie est tracée. Vous avez servi pendant deux ans chez Miss Dufferin, au Parsonage, Llanelly, et Mrs Vandemeyer peut lui demander une référence.

Me sera-t-il permis de vous donner un conseil ? Tenez-vous aussi près que possible de la vérité, les risques en seront diminués. Présentez-vous comme ce que vous êtes, une infirmière qui chôme, et qui se décide, faute d'emploi, à devenir femme de chambre. Vous n'êtes pas la seule, dans ce cas. Cela suffira à expliquer certaines manières ou intonations qui pourraient autrement provoquer des soupçons.

Quelle que soit votre décision, bonne chance !

Votre ami sincère,

Carter.

 

Quat'sous se sentit déborder de joie. Les avertissements de Mr Carter furent rejetés avec un haussement d'épaules. La jeune fille était beaucoup trop sûre d'elle-même pour y prêter attention.

Avec un soupir, elle renonça au rôle intéressant qu'elle s'était apprêtée à jouer. Elle avait trop de bon sens pour ne pas reconnaître la justesse des arguments de Mr Carter sous ce rapport.

De Tommy, rien. Mais le courrier du matin apporta une carte postale un peu sale avec des lettres « O. K. » griffonnées au revers.

À 10 h 30 Quat'sous sortait du Ritz avec une vieille valise démocratique dont elle rougissait devant le chasseur. Elle prit un taxi jusqu'à la gare de Paddington, entra dans un lavatory, en ressortit transformée, mit sa valise en consigne, et prit un autobus.

À onze heures cinq, elle rejoignait à South Audley Mansions Albert, qui ne la reconnut pas immédiatement, mais dont l'admiration, quand il sut que c'était elle fut, sans bornes.

— Pour une artiste, vous êtes une artiste ! J'aurais juré que je ne vous avais jamais vue.

— Ça me fait plaisir, Albert, répondit modestement Quat'sous ; à propos, suis-je votre cousine ?

— Et votre voix donc ! s'écria le gamin. Vous avez perdu tout à coup votre accent américain ! Non, j'ai dit qu'un ami à moi avait une sœur. Annie n'était pas contente ! Elle est restée jusqu'aujourd'hui, pour rendre service, a-t-elle dit, mais en réalité c'est pour vous monter contre la patronne.

En effet, quand elle annonça à la jeune femme, qui lui ouvrit la porte :

— Je viens pour la place.

L'autre répondit sans hésitation :

— C'est une place à déconseiller. La guenon se mêle de tout. Dire qu'elle m'a accusée de lire ses lettres ! Comme s'il y en avait dans le panier ! Elle les brûle toujours elle-même. Drôle de créature ! Bien nippée, mais on ne sait pas d'où ça vient. La cuisinière en sait des choses sur elle, mais elle n'ose pas les dire, elle a une peur folle de la guenon. Et soupçonneuse, avec ça ! Dès qu'on parle à un gars…

Quat'sous ne connut jamais la suite, car une voix claire au timbre métallique, cria :

— Annie !

La jeune femme sursauta, comme si elle avait été prise en flagrant délit.

— Madame ?

— À qui parlez-vous ?

— C'est la jeune personne au sujet de la place, Madame.

— Faites-la entrer. Immédiatement.

— Bien, Madame.

Quat'sous fut priée d'entrer dans une des pièces donnant sur le long couloir à droite. Une femme se tenait debout près de la cheminée. Elle n'était plus de la première jeunesse, et son visage, quand on le regardait de près, était flétri et durci. Jadis, elle avait dû être éblouissante. Ses cheveux d'or pâle, dont la teinte n'était pas entièrement naturelle, ombraient des yeux d'un bleu électrique, au regard terriblement perçant… Sa silhouette exquise était mise en valeur par un admirable peignoir de crêpe-georgette bleu-outremer, mais en dépit de sa grâce ondoyante, on se sentait, en sa présence, pris dans une sorte de piège métallique.

Pour la première fois, Quat'sous eut peur. Elle n'avait pas craint Whittington, mais cette femme était différente. Comme fascinée, elle contemplait la courbe éclatante de cette bouche fine et cruelle. L'avertissement de Mr Carter lui revint à la mémoire. En effet, celle-là n'aurait pas de pitié.

Luttant de toutes ses forces contre l'accès de panique qui l'aurait fait fuir sans se retourner, Quat'sous soutint fermement et respectueusement l'examen de Mrs Vandemeyer.

Cette dernière parut satisfaite et lui indiqua un siège.

— Asseyez-vous. Comment avez-vous su que je cherchais une femme de chambre ?

— Par mon frère, qui est ami de votre liftier, Madame. Il a cru que je pourrais vous convenir.

Le regard aigu de Mrs Vandemeyer parut la transpercer.

— Vous parlez en fille instruite.

— Je suis infirmière, Madame. J'ai été congédiée à la suite de la crise économique. J'ai été garde pendant deux ans chez Miss Dufferin.

En donnant les autres détails de sa carrière imaginaire, Quat'sous crut voir se fondre peu à peu la méfiance de Mrs Vandemeyer.

— C'est bien. Vous aurez chez moi 60 livres, ce sont des appointements très élevés. Pourvu que vous fassiez mon affaire. Pouvez-vous commencer aujourd'hui même ?

— Oui, Madame. Ma valise est à la gare de Paddington.

— Rapportez-la en taxi. Vous verrez, c'est une place facile. Je sors beaucoup. À propos, comment vous appelez-vous ?

— Prudence Cooper, Madame.

— Bien, Prudence. Vous pouvez aller chercher votre valise. Je ne serai pas là pour le déjeuner. La cuisinière vous mettra au courant.

— Merci, Madame.

Quat'sous se retira. Annie avait disparu. Dans le hall, un concierge majestueux avait relégué à l'arrière-plan le petit Albert. Quat'sous ne lui jeta pas même un regard lorsqu'elle sortit humblement.

L'aventure était commencée, mais Quat'sous se sentait un peu moins sûre d'elle que dans la matinée. Elle songeait à Jane Finn ; si elle était tombée entre les mains de Mrs Rita Vandemeyer, son sort n'était pas enviable.

 

Mr. Brown
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