XIII
Il ne leur fallut que cinq minutes pour gagner « Furrowbank ». Visiblement très surprise de les voir, la jeune bonne qui répondit à leur coup de sonnette leur déclara que Madame n’était pas encore levée et qu’elle ne pourrait sans doute pas les recevoir. Après quoi, elle les fit entrer au salon et disparut pour monter au premier étage.
Poirot regarda autour de lui. Le salon de Frances Cloade était marqué d’une forte personnalité. Celui-ci, malgré son luxe de bon goût, était d’une banalité désespérante. Gordon Cloade, aimait les beaux meubles, mais il était évident que Rosaleen avait vécu dans ce magnifique décor comme une étrangère dans son appartement du Ritz ou du Savoy.
Lynn demanda à Poirot pourquoi il faisait la grimace.
— On dit, mademoiselle, répondit-il, que c’est la mort qui nous punit de nos péchés. Il se pourrait bien que, quelquefois, ce fût le luxe. Être brusquement coupé de tout ce qui a été votre vie, se trouver du jour au lendemain entouré…
Il s’interrompit. La petite bonne, ses airs supérieurs envolés, faisait irruption dans la pièce : elle tremblait et bégayait, incapable, semblait-il, d’articuler une syllabe. Elle finit par expliquer que Madame était toujours couchée, qu’il n’y avait pas moyen de la réveiller et que ses mains étaient toutes froides.
Poirot était déjà parti. Précédant les deux femmes, il escalada l’escalier à grandes enjambées, pénétrant directement dans une pièce dont la porte était restée ouverte, une somptueuse chambre à coucher, inondée de soleil. Rosaleen était couchée dans son lit. Elle avait l’air de dormir et tenait dans sa main droite un mouchoir chiffonné. Poirot lui prit le pouls : il ne battait plus.
— Il y a déjà quelques heures qu’elle n’est plus, dit-il, en se retournant vers Lynn. Elle est morte pendant son sommeil.
La bonne éclatait en sanglots.
— Qui était son médecin ? demanda Poirot.
— L’oncle Lionel, répondit Lynn.
Poirot donna à la soubrette l’ordre d’appeler le médecin par téléphone et, resté seul avec Lynn, se mit à inspecter la pièce. Il y avait sur la table de chevet une petite boîte en carton, avec une étiquette sur laquelle le médecin lui-même avait écrit : « Un cachet, le soir, au coucher. » Poirot, se protégeant les doigts avec son mouchoir, l’ouvrit avec précaution. Elle contenait encore trois cachets. Il alla à la cheminée, puis au secrétaire. Une feuille de papier, en partie couverte d’une grosse écriture enfantine, était posée sur le sous-main. Poirot lut le texte, qui n’avait que quelques lignes.
Je ne sais plus que faire… Je n’en puis plus… Ce que j’ai fait est si mal qu’il faut que je le dise à quelqu’un pour me soulager… Au début, je ne pensais pas que c’était si grave. Je ne me doutais pas de tout ce qui allait suivre. Il faut que j’écrive…
Le texte s’arrêtait là, brusquement. La plume était à côté du sous-main. Des pas coururent dans l’escalier et, par la porte violemment ouverte, David Hunter entra dans la chambre.
Lynn, encore debout près du lit, se retourna.
— David ! Vous êtes en liberté ? Que je suis contente…
Il l’écarta brutalement, s’arrêta près du lit, murmura par deux fois le nom de Rosaleen, puis, après avoir touché la main de sa sœur, se retourna vers Lynn. La colère le défigurait.
— Ainsi, s’écria-t-il à pleine voix, vous avez fini par la tuer ! Vous vous êtes arrangés pour me faire mettre en prison sous une accusation qui ne tient pas debout, puis vous vous êtes débarrassés d’elle ! Étiez-vous tous d’accord pour ça ? Ça m’est égal et je ne veux pas le savoir ! Il vous fallait son argent. Maintenant, il est à vous… et elle est morte ! Vous ne tirerez plus le diable par la queue ! C’est fini ! Vous êtes riches ! Seulement, vous êtes des voleurs et des assassins ! Aussi longtemps que j’ai été là, vous n’avez pas osé toucher à elle, parce que je savais protéger ma sœur, qui, elle, n’a jamais su se défendre ! Mais, dès qu’elle a été seule, vous avez profité de l’occasion ! Des assassins, voilà ce que vous êtes !
Lynn, qui l’avait écouté avec effarement, protesta dans un cri.
— Non, David, ce n’est pas vrai ! Aucun de nous n’aurait voulu la tuer !
— Allons donc, Lynn Marchmont ! C’est un de vous qui l’a tuée et vous le savez aussi bien que moi !
— Je vous jure que non, David !
— Ce n’est peut-être pas vous, Lynn, mais…
Poirot, que David n’avait pas encore aperçu, signala sa présence par une petite toux. Hunter se retourna vers lui.
— Tiens ! Qu’est-ce que vous faites ici ?
Poirot ne répondit pas à la question.
— Je crois, dit-il, que vous avez tendance à dramatiser. Pourquoi ne pas envisager d’autre hypothèse qu’un assassinat ?
— Vous allez me dire qu’on ne l’a pas tuée ? Vous trouvez cette mort-là naturelle ? Rosaleen souffrait des nerfs, mais elle se portait bien. Elle avait le cœur solide…
— Hier soir, avant de se mettre au lit, elle s’est assise ici et elle a écrit…
Passant devant Poirot, David s’approchait du secrétaire et avançait la main vers la feuille de papier.
— Ne touchez pas ! lança Poirot.
David ne termina pas le geste commencé. Il lut les quelques lignes écrites par Rosaleen, puis revint vers Poirot.
— Vous avez l’air d’insinuer qu’elle se serait suicidée. Pourquoi se serait-elle suicidée ?
La réponse vint, non pas de Poirot, mais du commissaire Spence, qui entrait dans la pièce.
— Supposons que Mrs Cloade, mardi dernier, n’était pas à Londres, mais à Warmsley Vale, qu’elle soit allée elle-même voir cet homme qui prétendait la faire chanter et que, dans une minute d’aberration, elle l’ait tué…
David faisait front.
— Mardi soir, ma sœur était à Londres. Je l’ai vue à onze heures, en arrivant à l’appartement.
Spence répliqua avec calme :
— C’est ce que vous nous avez toujours dit, monsieur Hunter, et je me doute bien que vous n’allez pas changer votre histoire maintenant. Seulement, je ne suis pas obligé de la croire…