V
— J’étais sûr que ce serait là leur verdict ! dit le coroner comme s’il s’excusait de la décision des jurés. Question de préjugés locaux. Le sentiment prime le raisonnement.
Le magistrat, l’enquête terminée, s’entretenait avec le chef de la police du comté, le commissaire Spence et Hercule Poirot.
— Vous avez fait de votre mieux, déclara le chef de la police.
Spence était sombre.
— Il reste, dit-il, que cette arrestation est prématurée. Elle nous paralyse. Vous connaissez M. Hercule Poirot ? Il nous a beaucoup aidés en découvrant Porter.
Le coroner se tourna vers Poirot et lui dit avec amabilité qu’il avait beaucoup entendu parler de lui. Poirot s’efforça vainement de prendre un air modeste.
— M. Poirot s’intéresse à l’affaire, reprit Spence, avec un soupçon d’ironie.
— C’est exact ! Je pourrais presque dire que je m’occupais d’elle avant qu’elle n’existât.
Cette phrase sibylline réclamait des explications que Poirot donna volontiers, contant la curieuse petite scène à laquelle il avait assisté au Coronation, lorsqu’il avait entendu prononcer pour la première fois le nom de Robert Underhay.
— Voilà, dit le chef de police, qui pourra au procès venir à l’appui du témoignage de Porter. Underhay songeait réellement à se faire passer pour mort et parlait de se servir du nom d’Enoch Arden. Reste à savoir si cette preuve peut être admise. Peut-on faire état des propos prétendument tenus par un homme qui n’est plus là pour les contester ?
— De toute façon, fit observer Poirot, ils sont intéressants en ce qu’ils ouvrent le champ aux hypothèses.
— Ce que nous voulons, répliqua Spence, ce n’est pas des hypothèses, mais des faits. Il nous faut quelqu’un qui ait vu Hunter au Cerf ou dans les environs, dans la soirée du samedi.
— Ça devrait se trouver ! s’écria le chef de la police.
— Dans mon pays, dit Poirot, ce serait facile. Il y aurait sûrement dans le voisinage un petit café, pourvu de tous les clients nécessaires. Seulement, en Angleterre… et en province !
Un geste de ses deux mains levées en l’air complétait sa pensée.
— Nous avons des « pubs », dit le commissaire, et ce ne sont pas les clients qui leur manquent. Mais ils restent à l’intérieur. Après huit heures et demie du soir, ici, et jusqu’à dix heures, heure de la fermeture des « pubs », la grande rue est déserte.
— Il avait compté avec ça ? demanda le chef de la police.
— Peut-être…
Le coroner et le chef de la police partis, Spence et Poirot restèrent seuls.
— Vous croyez qu’il est coupable ? demanda Poirot.
— Pas vous ? répondit le commissaire.
Poirot écarta les deux mains dans un geste d’ignorance.
— Ce que j’aimerais savoir, ce sont les charges que vous avez contre lui.
— Vous ne voulez pas dire du point de vue strictement légal ?
— Non. Je fais allusion à ce qui justifie les soupçons du policier qui mène les recherches.
— Eh bien ! dit Spence, il y a d’abord le briquet.
— Où l’avez-vous trouvé ?
— Sous le corps.
— Des empreintes dessus ?
— Aucune.
— Ah ?
— Je sais. Ça ne me plaît pas beaucoup, à moi non plus. Ensuite, nous avons la montre de la victime, arrêtée à neuf heures dix. L’heure « colle » avec les constatations du médecin légiste… et aussi avec le témoignage de Rowley Cloade, qui nous a dit que le type attendait son « client » d’une minute à l’autre.
Poirot hochait la tête sans mot dire.
— Enfin, poursuivit Spence, ce contre quoi on ne peut pas aller, monsieur Poirot, c’est qu’il est – avec sa sœur, bien entendu – la seule personne à qui l’on puisse découvrir l’ombre d’un mobile. Ou David Hunter a tué Underhay ou Underhay a été assassiné par quelqu’un qui l’avait suivi jusqu’ici pour quelque raison dont nous ne savons rien, hypothèse qui me paraît hautement improbable.
— C’est bien mon avis.
— À Warmsley Vale, personne ne pouvait avoir une raison de tuer Underhay, à moins que le hasard n’ait voulu qu’il y eût ici quelqu’un, en dehors des Hunter, qui avait eu affaire à Underhay dans le passé. Je ne repousse jamais a priori la possibilité d’une coïncidence, mais je suis sûr que cet homme était étranger pour tout le monde ici, les Hunter exceptés. J’ajoute que les Cloade, du premier au dernier, auraient tout fait pour qu’il n’arrivât rien de fâcheux à Underhay, qui, vivant et agressif, représentait pour eux la certitude de se partager une fortune.
— Je suis parfaitement d’accord avec vous. Un Robert Underhay, vivant et agressif, la famille Cloade ne pouvait souhaiter mieux !
— Il ne nous reste donc, comme ayant un mobile, que Rosaleen et David Hunter. La femme était à Londres. Mais David, nous le savons, était à Warmsley Vale ce jour-là. Il était arrivé à cinq heures trente à la gare de Warmsley Heath.
— Nous avons donc le mobile et un fait : à partir de cinq heures et demie, et jusqu’à une heure indéterminée, il pouvait être sur place.
— Exactement. Prenez maintenant l’histoire de Béatrice Lippincott. Pour ma part, je la crois vraie. Je pense qu’elle a entendu ce qu’elle dit avoir entendu, encore qu’elle ait peut-être brodé un peu, c’est humain !
— En effet.
— Je crois Béatrice, parce que je la connais et aussi parce qu’il y a dans son récit des choses qu’elle ne peut avoir inventées. Elle n’avait jamais entendu parler de Robert Underhay auparavant. Il me semble donc que tout s’est passé entre les deux hommes comme elle le raconte, et non comme le prétend David Hunter.
— Elle m’a fait, à moi aussi, l’impression d’un témoin étonnamment sincère.
— Nous avons d’ailleurs la preuve qu’elle dit la vérité. Savez-vous ce que les Hunter étaient allés faire à Londres ?
— C’est une des choses que je me demande.
— Eh bien, voici ! Rosaleen Cloade n’a que l’usufruit, sa vie durant, des biens de Gordon Cloade. Sauf, je crois, pour un millier de livres, elle ne peut toucher au capital. Mais ses bijoux sont à elle. La première chose qu’elle a faite en arrivant à Londres a été de vendre quelques jolies pièces à des joailliers de Bond Street. Elle avait un besoin immédiat d’argent liquide. Autrement dit, il lui fallait acheter le silence d’un maître chanteur.
— Vous appelez ça une preuve contre David Hunter ?
— Que voulez-vous de plus ?
Poirot hocha la tête.
— Preuve qu’il y ait eu chantage, oui. Preuve que Hunter ait eu l’intention de commettre un crime, non. Il faut choisir, mon cher ! Ou ce jeune homme avait l’intention de payer ou il se proposait de tuer. Vous prouvez qu’il songeait à payer.
Spence l’admit à regret.
— Oui, peut-être… Mais il peut avoir changé d’avis.
Poirot haussa les épaules.
— Les types de ce genre-là, poursuivit le commissaire, je les connais. Ce sont des gars qui font merveille pendant la guerre. Ils ont un certain courage physique, de l’audace et un total mépris du danger. Ils ne reculent devant aucun risque et il leur arrive souvent de décrocher la Victoria Cross, parfois à titre posthume. En temps de guerre, ces gens-là se comportent en héros. La paix revenue, ils finissent généralement en prison. Ils aiment l’aventure, ils ne savent pas se gouverner, ils méprisent la société… et, surtout, ils n’ont pas le respect de la vie humaine.
Poirot acquiesça d’un mouvement de tête. Le commissaire se tut et les deux hommes restèrent un instant silencieux.
— J’admets, dit Poirot au bout d’un moment, que nous avons là un homme qui peut faire un assassin. En sommes-nous plus avancés ?
Spence considéra Poirot avec étonnement.
— Cette affaire, monsieur Poirot, a l’air de vous intéresser beaucoup ?
— J’en conviens.
— Puis-je vous demander pourquoi ?
— À franchement parler, répondit le détective, je n’en sais trop rien ! Peut-être parce qu’il y a deux ans je me suis trouvé dans ce club, alors que ce brave major Porter, le raseur-maison, racontait une histoire que personne n’écoutait. C’était pendant une alerte, j’essayais de faire bonne figure, parce que j’ai ma petite vanité, mais j’avais l’estomac tout barbouillé et, afin de ne pas trop penser aux bombes, seul peut-être de tous ceux qui étaient là, je prêtais au major une oreille attentive. Son récit ne manquait pas d’intérêt et je tâchais de me persuader que je ne serais peut-être pas fâché, un jour, de connaître les faits qu’il rapportait. C’est ce qui s’est produit.
— L’impossible est arrivé !
— Au contraire ! Il est arrivé ce qu’on pouvait attendre… et la chose est déjà en soi très remarquable.
— Vous attendiez un meurtre ?
Spence était sceptique.
— Non, dit Poirot. Mais une femme se remarie et il existe une chance que son premier mari soit encore vivant. Bon. Il est vivant. Va-t-il se montrer ? C’est ce qu’il fait. Dès lors, il y a possibilité de chantage. Effectivement, il y a chantage. Nouvelle possibilité : le maître chanteur peut être réduit au silence. C’est bien ce qui s’est passé non ?
Spence n’avait pas l’air très convaincu.
— Quoi qu’il en soit, reprit-il, nous n’avons là qu’une affaire assez banale, celle du chantage qui provoque un meurtre.
— Banale, vous trouvez ? Ce n’est pas mon avis.
D’un ton très calme, Poirot ajouta :
— Dans cette histoire-là, il n’y a rien de normal.
— Rien de normal ? Que voulez-vous dire par-là ?
— Ce que je dis. Regardez le mort, par exemple.
L’incompréhension de Spence était flagrante.
— Ça ne vous frappe pas ? reprit Poirot. Je me trompe peut-être… Pourtant, prenons ensemble un point particulier ! Underhay arrive au Cerf. Il écrit à David Hunter. Celui-ci reçoit sa lettre le lendemain matin, à l’heure du petit déjeuner. C’est bien ça ?
— Oui. Il le reconnaît d’ailleurs.
— Cette lettre, c’était bien le premier signe de la présence d’Underhay à Warmsley Vale ? Quelle est la première chose que fait Hunter ? Il expédie sa sœur à Londres !
— Ça se comprend fort bien ! répliqua Spence. Il veut se sentir libre de manœuvrer à sa guise. Il redoute une faiblesse de la femme. N’oublions pas que, dans l’association, c’est lui le cerveau. Il commande et Mrs Cloade obéit.
— C’est l’évidence même. Donc, il l’envoie à Londres et va rendre visite à Enoch Arden. Nous avons, par Béatrice Lippincott, une relation passable de leur conversation. Il en reste, clair comme le jour, que David Hunter ne savait pas si l’homme à qui il parlait était ou non Robert Underhay. Il avait peut-être une présomption, mais il n’avait aucune certitude.
— C’est parfaitement normal, monsieur Poirot. Rosaleen Hunter a épousé Underhay au Cap et, tout de suite après, est partie avec lui pour le Nigeria. Hunter et Underhay ne se sont jamais rencontrés. Hunter se doutait vraisemblablement comme vous le dites, que c’était Underhay qu’il avait en face de lui, mais il ne pouvait pas en être sûr, puisqu’il ne l’avait jamais vu auparavant.
Pensif, Poirot regardait le commissaire.
— Alors, il n’y a pas quelque chose là-dedans qui vous frappe, comme très particulier ?
— Je vois où vous voulez en venir. Pourquoi Underhay n’a-t-il pas dit tout de suite qu’il était Underhay ? Je crois que c’est très explicable. Quand des gens… respectables se mettent à se conduire comme des coquins, ils tiennent souvent à sauver les apparences. Ils présentent les choses de telle façon qu’ils peuvent croire qu’ils ne se compromettent pas. Non, l’attitude d’Underhay en la circonstance ne me paraît pas extraordinaire. Il faut tenir compte de la nature humaine.
— La nature humaine ! dit Poirot. Je crois bien que c’est à cause d’elle que cette affaire me passionne. Tout à l’heure, pendant l’enquête, je regardais les Cloade. Il y en a beaucoup ! Ils ont tous un intérêt commun, mais chacun d’eux a son tempérament, à lui, ses idées et ses sentiments propres. Tous, pendant des années, ont dépendu de Gordon Cloade, le grand homme de la famille. Façon de parler, bien entendu. Ils avaient des ressources personnelles, mais, consciemment ou non, ils en étaient peu à peu arrivés à s’appuyer sur lui. Qu’arrive-t-il, commissaire, je vous le demande, qu’arrive-t-il au lierre quand on abat le chêne autour duquel il a enroulé ses vrilles ?
— La question est un peu en dehors de ma spécialité.
— J’en suis moins sûr que vous, mon cher. Le caractère d’un homme n’est pas immuable. Il peut se développer, prendre de la vigueur, il peut aussi s’effriter. Ce que nous sommes vraiment, nous ne le découvrons qu’au moment de l’épreuve, quand il s’agit de savoir si nous resterons debout ou si nous tomberons.
Spence, un peu dérouté, avoua qu’il ne saisissait pas très bien.
— En tout cas, ajouta-t-il, les Cloade sont maintenant tirés d’épaisseur. Ils sont riches… ou, du moins, le seront, les formalités légales remplies.
— Cela peut demander du temps, répondit Poirot, et il leur reste à pulvériser le témoignage de Mrs Gordon Cloade. Tout de même, une femme doit bien savoir si le cadavre qu’on lui montre est ou non celui de son époux ?
La tête légèrement inclinée sur l’épaule, il guettait la réaction du massif commissaire.
— Croyez-vous, répondit Spence avec cynisme, qu’une femme n’a pas de bonnes raisons de ne pas reconnaître son mari quand il y va pour elle d’un revenu représentant environ deux millions de livres ?
Après un silence, il ajouta :
— Et puis, si ce n’était pas Robert Underhay, pourquoi l’aurait-on tué ?
— Le fait est, dit Poirot, songeur, que c’est toute la question.