CHAPITRE VII
Mrs Oliver s’éveilla, mécontente. Devant elle s’allongeait une journée dépourvue d’intérêt. Son manuscrit terminé la laissait désœuvrée. Il ne lui restait, à présent, qu’à se divertir jusqu’au moment où l’inspiration la visiterait à nouveau. Elle erra à travers l’appartement, soulevant et reposant les objets, inspecta son bureau rempli de lettres auxquelles il lui faudrait répondre ; mais dans son état d’esprit actuel, elle n’avait pas le courage de s’attaquer à une tâche aussi fatigante. Il lui fallait, pour le moment, quelque chose d’intéressant à entreprendre. Elle voulait… que voulait-elle donc, au juste ?
Sa récente conversation téléphonique avec Hercule Poirot lui revint à l’esprit. Il l’avait suppliée d’être prudente… Ridicule. Pourquoi ne prendrait-elle pas part à la solution de ce problème que le détective et elle avaient abordé ensemble ? Son ami pouvait bien choisir de s’installer confortablement dans un fauteuil, joindre le bout des doigts et faire fonctionner ses petites cellules grises alors que son corps se détendait entre quatre murs, cette méthode, quant à elle, ne la séduisait pas. Elle avait laissé entendre à Poirot qu’elle allait entrer en action et elle y entrerait ! Elle chercherait à en savoir plus sur cette mystérieuse fille. Où donc se cachait-elle ? Que pouvait-elle, elle, Ariane Oliver, découvrir ?
Elle arpenta son appartement, de plus en plus maussade. Par où commencer ? En posant des questions à ceux qui connaissaient Norma Restarick ? En rendant visite aux Restarick à Long Basing ? Poirot y était déjà, passé et avait dû y voir tout ce qu’il y avait à y découvrir. De toute manière, il ne lui serait pas facile de trouver une excuse pour justifier sa démarche.
Elle envisagea une nouvelle incursion à Borodene Mansions. Il était peut-être possible d’y dénicher encore quelque chose. Il lui faudrait trouver un nouveau prétexte. Elle verrait bien… En tout cas, l’appartement des trois jeunes filles lui apparaissait comme le point de départ d’une piste pouvant la mener à Norma Restarick. Voyons, il était 10 heures du matin. Il n’était pas impossible que…
En route, elle trouva une idée, pas très originale mais qui valait probablement mieux qu’une histoire fantastique s’accordant trop avec la personnalité de l’écrivain. Mrs Oliver hérita avant de monter et fit le tour du bâtiment en réfléchissant.
Un portier s’entretenait avec le chauffeur d’un camion de déménagement. Le laitier, poussant sa charrette, s’arrêta devant l’ascenseur de service près duquel Mrs Oliver se tenait. Il s’activa parmi ses bouteilles tout en sifflant gaiement, alors que sa voisine regardait le camion de déménagement, l’esprit ailleurs.
— Le numéro 76 déménage – expliqua l’homme croyant avoir affaire à une curieuse. – Ce n’est pas qu’elle n’ait pas déjà déménagé, si l’on peut dire. – Il pointa son pouce vers le haut du bâtiment – Elle s’est jetée par la fenêtre. Du septième. C’est arrivé la semaine dernière. À cinq heures du matin. Elle avait choisi une drôle d’heure !
Mrs Oliver ne trouva rien de drôle à cela.
— Pourquoi ?
— Pourquoi elle a fait ça ? Personne ne le sait. Suicide en état de démence temporaire, comme on dit.
— Était-elle… jeune ?
— Non ! Une vieille. Au moins cinquante ans.
Les déménageurs se démenaient à l’arrière du camion, aux prises avec une commode. Deux tiroirs d’acajou tombèrent au sol et une feuille de papier s’envola, poussée par le vent. Mrs Oliver la saisit, au passage.
— Ne casse pas tout, Charlie ! cria le joyeux laitier avant de disparaître dans l’ascenseur.
Dans le camion, les ouvriers s’invectivèrent. Mrs Oliver leur offrit la feuille égarée, mais ils la repoussèrent avec dédain.
L’écrivain se décida brusquement. Elle monta chez les jeunes filles et à son coup de sonnette répondit un bruit métallique de l’autre côté de la porte qui fut ouverte par une femme entre deux âges, tenant une serpillière à la main.
— Oh !… commença Mrs Oliver usant de son exclamation favorite. Bonjour ! Est-ce que je pourrais voir… l’une des jeunes filles ?
— J’ai peur que ce ne soit pas possible. Madame. Elles sont toutes sorties. Elles travaillent.
— Oui, bien sûr… Je venais simplement leur demander si je n’aurais pas laissé mon petit carnet ici, la dernière fois que je suis venue. Cela m’ennuie tellement de l’avoir perdu. Il est probablement resté dans le salon.
— Je n’ai rien remarqué de semblable, Madame, mais si vous voulez vérifier vous-même…
Elle accompagna la visiteuse au salon.
— Ah ! voici le livre que j’ai laissé pour miss Restarick, s’exclama Mrs Oliver cherchant à trouver une amorce de conversation avec la femme de ménage. Est-elle revenue de la campagne ?
— Je ne crois pas qu’elle habite ici pour le moment. Son lit n’est pas défait. Peut-être est-elle restée chez ses parents depuis le week-end passé ? Elle va les voir chaque semaine.
— Oui, c’est probable. C’est là un de mes livres que je lui avais promis.
La femme n’eut aucune réaction.
— J’étais assise ici, reprit la visiteuse en montrant un fauteuil. Du moins, je le crois. Ensuite, je me suis approchée de la fenêtre, puis du divan.
Elle inspecta fiévreusement les sièges et la femme de ménage l’aida complaisamment dans sa recherche.
— Vous ne pouvez pas savoir à quel point il est horripilant de perdre un tel objet – expliqua l’écrivain – J’y note tous mes rendez-vous et je suis sûre que j’ai un déjeuner très important, aujourd’hui. Je ne me souviens même plus avec qui et où… À moins que ce rendez-vous ne soit que pour demain et dans ce cas, j’ai un autre engagement pour aujourd’hui.
— Je vous comprends, approuva la femme avec sympathie.
— Cet appartement est vraiment gentil, observa Mrs Oliver, jetant un coup d’œil alentour.
— Un peu trop haut pour mon goût.
— Mais jouissant d’une belle vue.
— Oui, mais exposé à l’est, il reçoit en plein le vent froid, l’hiver. Ces fenêtres ne sont pas vraiment une protection et certains locataires ont fait installer des doubles fenêtres chez eux. Moi, je n’aimerais pas un appartement comme ça. Je préférerais un rez-de-chaussée. Quand on a des enfants, c’est plus pratique, à cause des landaus. Oui, moi je suis pour les rez-de-chaussée. Pensez, si jamais il y avait le feu !
— En effet, ce serait terrible, bien que le bâtiment doive être pourvu d’échelles d’incendie.
— Vous n’avez pas toujours le temps de les atteindre. J’ai une peur affreuse du feu. Je l’ai toujours eue. Et ces appartements coûtent si cher… Vous ne devineriez jamais ce qu’ils en demandent ! C’est pour ça que miss Holland prend deux autres locataires avec elle.
— Je les ai rencontrées. Miss Cary est une artiste, je crois ?
— Elle travaille pour une galerie d’art. Elle ne se fatigue pas trop, cependant. Elle peint un peu… des arbres et des vaches qui ressemblent à tout ce qu’on veut. Ce n’est pas une personne soigneuse… Vous verriez l’état dans lequel elle met sa chambre… incroyable ! Chez miss Holland, par contre, tout est propre et bien rangé. Elle était secrétaire à la Société Houillère mais à présent elle occupe un poste de secrétaire privée dans la Cité. Elle dit qu’elle préfère cet emploi. Son patron est un monsieur très riche qui revient juste d’Afrique du Sud ou de quelque part par là. Il est le père de miss Norma et il a demandé à sa secrétaire de prendre sa fille avec elle le jour où sa précédente colocataire s’est mariée… Miss Holland lui avait appris qu’elle cherchait une autre jeune fille pour l’aider à payer son loyer. Ma foi, elle ne pouvait vraiment pas refuser, pas vrai ? Du fait qu’il était son patron…
— Avait-elle l’intention de refuser ?
— Je crois qu’elle l’aurait fait si elle avait su.
— Si elle avait su quoi ?
La question était trop directe.
— Ce n’est pas à moi d’en parler. Après tout, ça ne me regarde pas.
Mrs Oliver garda le silence et continua de contempler la bavarde d’un air légèrement interrogateur. À la fin, la tentation fut trop forte.
— Ce n’est pas qu’elle ne soit pas une gentille fille, remarquez. Étourdie… sans doute, mais elles le sont presque toutes. À mon avis, elle devrait quand même aller voir un docteur. Il y a des moments où elle ne sait plus très bien ce qu’elle fait ni où elle se trouve. Ça vous retourne le sang… Elle a exactement le même air que le neveu de mon mari après une de ses crises d’épilepsie. Seulement je n’ai jamais remarqué que la demoiselle souffrait du même mal. Peut-être qu’elle prend des drogues… un tas de gens le font.
— Je crois qu’elle fréquente un jeune homme que sa famille ne regarde pas d’un très bon œil ?
— À ce qu’il paraît. Il est venu une fois ou deux ici, pour la chercher. Je ne l’ai jamais vu, mais j’imagine que c’est un de ces godelureaux de la nouvelle vague. Miss Holland n’aime pas cela… mais que peut-elle ? Les filles n’en font qu’à leur tête, à présent.
— Parfois, on est inquiet à leur sujet, approuva Mrs Oliver.
— Elles ont été mal élevées, à mon avis.
— J’en ai bien peur. On a l’impression qu’une fille comme Norma Restarick, par exemple, aurait été mieux inspirée de rester chez ses parents plutôt que de venir à Londres pour y gagner son existence en tant que décoratrice d’intérieur.
— Elle n’aime pas vivre chez ses parents.
— Vraiment ?
— Elle a une belle-mère, vous comprenez, et les filles s’entendent rarement avec leur seconde mère. D’après ce que j’ai entendu dire, cette femme a tenté l’impossible pour essayer de bien l’élever, de l’éloigner des mauvaises fréquentations. Elle sait que les jeunes filles se laissent facilement influencer par les vauriens, ce qui a parfois des conséquences fâcheuses. Il m’arrive d’être bien contente de n’avoir jamais eu de fille, moi-même.
— Vous avez des garçons ?
— Deux. L’un est un bon élève et le second travaille dans l’imprimerie. Il se débrouille bien. Deux braves garçons… Ce n’est pas qu’on ait jamais de soucis avec les garçons mais les filles, moi je crois que c’est pire.
Comprenant que la femme de ménage désirait retourner à ses occupations, Mrs Oliver se hâta d’ajouter :
— C’est dommage que je n’aie pu retrouver mon carnet. Merci tout de même. J’espère que je ne vous ai pas fait perdre trop de temps ?
— Je vous souhaite de le retrouver bientôt, Madame.
Mrs Oliver sortit et convint qu’elle ne pouvait rien essayer de plus pour aujourd’hui mais un plan pour le lendemain commençait déjà à se former dans son esprit.
De retour chez elle, la romancière choisit un calepin et y dressa une liste de ce qu’elle avait découvert sous le titre « Ce que j’ai appris ». Tout bien considéré, elle n’avait pas appris grand-chose, quoique sa riche imagination développât au maximum toutes les hypothèses qui se présentèrent à son esprit. Le détail le plus curieux était que le père de Norma se révélait être l’employeur de Claudia. Poirot lui-même ne le savait probablement pas encore. Mrs Oliver pensa à l’en informer mais s’en dissuada à cause de son plan pour le lendemain. Elle avait la conviction d’être dans la peau d’un fin limier plutôt que dans celle d’un écrivain. Elle était sur la piste, le nez au sol et demain matin… ma foi, demain matin, on verrait !
Le lendemain, fidèle à la mission qu’elle s’était donnée. Ariane Oliver se leva de bonne heure, déjeuna d’un œuf à la coque, de deux tasses de thé et se mit en route. Une fois de plus, elle arriva dans les parages de Borodene Mansions. De peur qu’on ait commencé à la repérer, elle ne pénétra pas dans la cour mais rôda autour des deux entrées, en observant les différentes personnes qui sortaient du bâtiment en route vers leur lieu de travail. Des jeunes filles, pour la plupart qui se ressemblaient toutes d’une manière décevante, Mrs Oliver compara ce flot humain à une armée de fourmis.
Brusquement, elle se rejeta en arrière. Claudia Reece-Holland venait d’émerger du bâtiment et s’avançait d’un bon pas. Comme toujours, elle offrait une apparence soignée. L’écrivain se retourna pour ne pas être reconnue et, ayant laissé quelques pas d’avance à la jeune fille, elle se lança à sa suite. L’une derrière l’autre, les deux femmes parvinrent à une artère principale où la secrétaire se plaça à la queue d’une rangée de personnes attendant l’autobus. Mrs Oliver eut un moment d’angoisse. Si la jeune fille se retournait, elle ne manquerait pas de la reconnaître. Le détective amateur décida de se moucher et laissant quelques personnes se placer derrière son gibier, elle s’insinua à son tour dans la file des voyageurs qui piétinaient. Toutes ces ruses se révélaient d’ailleurs inutiles, car miss Reece-Holland, apparemment très absorbée dans ses pensées, ne s’intéressait pas à son entourage. L’autobus arriva et les passagers se précipitèrent à l’intérieur. Claudia monta à l’impériale et Mrs Oliver resta au rez-de-chaussée où elle réussit à se caser près de la sortie. Ne sachant exactement où descendre, elle se rappela que la femme de ménage avait fait allusion à un gratte-ciel non loin de St-Paul et elle se tint sur ses gardes quand le bus approcha de la cathédrale. En effet, Claudia descendit bientôt et Mrs Oliver reprit sa filature.
« Me voici, jouant au détective, exactement comme dans un de mes romans, pensa-t-elle, et je dois bien m’y prendre, car la petite ne m’a pas encore repérée. »
Au vrai, la jeune fille ne se souciait absolument pas des autres. Mrs Oliver décida que s’il lui fallait, un jour, brosser le portrait d’un meurtrier très maître de lui, il ressemblerait sûrement à quelqu’un dans le genre de Miss Reece-Holland. Malheureusement, dans l’affaire présente, personne n’avait été assassiné, à moins que Norma n’ait vraiment commis le crime dont elle s’accusait ?
Claudia entra dans un bâtiment moderne et Mrs Oliver l’y suivit pour s’assurer que c’était bien là son lieu de travail.
Elle la retrouva attendant l’ascenseur et lorsque l’engin arriva, Mrs Oliver se dissimula derrière un homme aux larges épaules pour y pénétrer à sa suite. Elles abandonnèrent l’appareil au quatrième étage et Mrs Oliver suivit un long corridor derrière Claudia qui disparut derrière une porte, sur laquelle la romancière put lire : « Josua Restarick, Ltd. »
Maintenant, la curieuse se sentait un peu perdue.
Avoir découvert le lieu de travail de Claudia Reece-Holland ne l’avançait pas beaucoup dans son enquête.
Espérant voir sortir du bureau Restarick quelque personnage qui piquerait sa curiosité, Mrs Oliver rôda un moment dans le corridor. Mais elle fut bientôt obligée de battre en retraite, déçue.
De retour dans la rue, elle erra dans les environs et envisagea une visite à la cathédrale.
— Je pourrais monter jusqu’à la voûte acoustique et m’amuser à des effets d’écho. Je me demande ce qu’un meurtre rendrait, perpétré dans un tel lieu ?
Elle hocha la tête, mécontente, et se dirigea vers le Mermaid Theatre. Puis, réalisant qu’elle avait faim, elle pénétra dans un café. Les tables y étaient presque toutes occupées. Jetant un coup d’œil distrait sur les consommateurs, Mrs Oliver retint brusquement son souffle : au fond de la salle, près du mur, Norma Restarick se trouvait attablée en face d’un jeune homme à l’opulente chevelure bouclée vêtu d’un gilet de velours rouge et d’une veste excentrique.
— David, murmura Mrs Oliver. C’est sûrement David !
Les deux jeunes gens semblaient plongés dans une conversation animée. Mrs Oliver mit un plan de campagne au point et, satisfaite, se dirigea discrètement vers les lavabos où, pour éviter d’être reconnue par Norma, elle décida de modifier son apparence. Elle s’attaqua à sa coiffure, de laquelle elle retira plusieurs mèches artificielles qu’elle enveloppa dans un mouchoir avant de les placer dans son sac. Elle se fit un petit chignon serré sur la nuque, posa une paire de lunettes sur son nez et se mit du rouge à lèvres pour modifier la forme de sa bouche. Satisfaite et se trouvant l’air presque d’une intellectuelle, elle regagna la salle, évoluant avec précaution, car ses lunettes ne lui servaient normalement que pour la lecture et le décor lui apparaissait assez flou. Elle choisit une table voisine de celle des jeunes gens et s’assit face à David, Norma lui tournant le dos.
Mrs Oliver commanda un café et un bath bun [5] après quoi elle s’appliqua à prendre un air dégagé.
Ses voisins ne remarquèrent même pas sa présence. Ils semblaient très absorbés dans leur conversation que Mrs Oliver ne mit pas longtemps à suivre.
— … Mais vous imaginez ces choses, affirmait David. Ce sont des bêtises, rien de plus.
— Je ne sais pas… Je ne puis dire… La voix de la jeune fille était morne.
Mrs Oliver ne l’entendait pas aussi bien que son compagnon, mais son accent heurtait désagréablement son oreille. « Il y a quelque chose qui cloche », pensa-t-elle. Elle se souvint de l’histoire que Poirot lui avait confiée au début : « Elle pense qu’elle a pu commettre un crime. » Que se passait-il donc chez cette fille ? Hallucinations ? Son esprit était-il vraiment déréglé ou aurait-elle réellement commis un crime et son cerveau souffrait-il à présent du choc ?
— Si vous voulez mon avis, ce ne sont que des manières de la part de Mary, remarquait David. Mary est une femme complètement stupide qui s’imagine être atteinte de toutes les maladies.
— Elle a vraiment été malade, pourtant.
— Admettons. Mais n’importe quelle autre femme à sa place aurait demandé au médecin un antibiotique sans s’affoler pour autant !
— Elle a pensé que j’étais la responsable et mon père le pense aussi.
— Je vous répète, Norma, que vous imaginez tout ça !
— Vous ne le dites que pour me réconforter. Supposons que je lui aie donné ce truc ?
— Que voulez-vous dire par « supposons » ? Vous devez bien savoir si vous le lui avez donné ou pas ? Vous ne pouvez quand même pas être assez bête pour ne plus vous en souvenir !
— Je ne sais plus !
— Vous ne faites que répéter ça ! « Je ne sais pas. Je ne sais pas ! »
— Vous ne comprenez pas, David. Vous n’avez aucune idée de ce qu’est la haine, « Je l’ai haïe du moment où je l’ai vue. »
— D’accord. Vous me l’avez déjà raconté.
— C’est bien le plus étrange de l’histoire. Je vous l’ai dit et cependant je ne me souviens pas de vous l’avoir révélé. Vous comprenez ? Il m’arrive parfois de confier certaines choses aux gens. Je leur annonce ce que je veux faire, ce que j’ai fait ou ce que j’ai l’intention de faire. Ensuite, je ne me souviens même pas d’avoir abordé le sujet en leur présence. C’est comme si tout cela me passait par la tête et il arrive que les choses coïncident par hasard. Je vous ai bien affirmé que je la haïssais, David ?
— Ne revenons plus là-dessus, voulez-vous ?
— Mais c’est vrai, je vous l’ai dit ?
— Tout le monde émet des sottises semblables, du genre : « Je la déteste et je voudrais la tuer, je crois que je vais l’empoisonner. » Ce ne sont que des bavardages d’enfants. C’est un peu comme si vous n’étiez pas vraiment adulte. Réaction naturelle chez les jeunes. « Je hais un tel, j’aimerais lui couper la tête. » Ils le proclament à l’école à propos d’un maître qu’ils ont pris en grippe.
— Vous croyez que ce n’est pas plus sérieux ? Cela prouverait, en tout cas, que je ne suis pas vraiment adulte.
— En un certain sens, vous ne l’êtes pas. Si seulement vous retrouviez votre calme et réalisiez à quel point tout cela est ridicule ! Qu’est-ce que ça peut faire si vous la détestez ? Vous avez quitté la maison et n’êtes plus obligée de vivre avec elle, alors ?
— Pourquoi ne vivrais-je pas dans mon foyer, avec mon père ? Ce n’est pas juste ! D’abord, il est parti en abandonnant ma mère et au moment où il revient vers moi, il y a Mary. Bien sûr que je la hais et elle me hait, aussi. J’avais l’habitude de penser que je la tuerais, imaginant le moyen que j’emploierais, prenant plaisir à remâcher ces pensées et c’est pourquoi, au moment où elle fut vraiment malade…
David articula d’un ton mal assuré :
— Vous ne pensez pas que vous êtes une sorcière, au moins ? Vous ne façonnez pas des poupées de cire dans lesquelles vous plantez des épingles ?
— Oh ! non ! Ce serait bête ! Ce que j’ai fait est réel, vraiment réel.
— Qu’entendez-vous par là ?
— La bouteille était là, dans mon tiroir. Je l’y ai trouvée.
— Quelle bouteille ?
— L’herbicide marqué : « Le Dragon exterminateur. » Une bouteille vert foncé dont on vaporise le produit dans les jardins. L’étiquette portait aussi : « Attention, Poison. »
— L’avez-vous achetée ou simplement trouvée ?
— Je l’ignore mais je l’ai découverte dans mon tiroir à moitié vide.
— Vous vous êtes souvenu, ensuite ?
— Oui, oui. – Elle s’exprimait à la façon d’un somnambule. – Oui, je crois que c’est à ce moment que cela m’est revenu à l’esprit. C’est ce que vous pensez aussi, David, n’est-ce pas ?
— Je ne sais que penser de vous, Norma. Je crois surtout que vous imaginez tout cela et que vous vous persuadez que c’est vraiment arrivé.
— Pourtant, elle a dû entrer en observation à l’hôpital. Personne n’y comprenait rien. À la fin, elle est rentrée à la maison et tout a recommencé. C’est alors que j’ai eu peur. Mon père m’a observée d’un drôle d’air puis, il s’est enfermé dans son bureau avec le médecin. Je suis sortie pour essayer d’écouter leur conversation, de dehors. Ils complotaient de m’enfermer quelque part où l’on m’aurait surveillée. Vous comprenez, ils pensaient que j’étais folle et j’avais peur… parce que… parce que je n’étais pas sûre qu’ils n’aient pas raison.
— Est-ce à ce moment-là que vous vous êtes enfuie ?
— Non, plus tard.
— Racontez-moi.
— Je ne veux plus revenir là-dessus.
— Il faudra bien que tôt ou tard vous leur fassiez savoir où vous êtes ?
— Non. Je les hais ! Je hais mon père autant que je hais Mary. Je souhaiterais qu’ils soient morts… tous les deux. Et alors… alors… je serais à nouveau heureuse.
— Ne vous énervez pas. Écoutez, Norma… Je… heu… je ne suis pas tellement partisan du mariage… Je veux dire… bref, je ne pensais pas entreprendre jamais une chose pareille… pas avant plusieurs années en tout cas. On hésite à se mettre la corde au cou. Mais, je crois que c’est ce que nous ferions de mieux, nous marier juste à la mairie. Pour cela, il faudrait que vous prétendiez avoir plus de vingt et un ans. Vous pourriez arranger vos cheveux, mettre des lunettes. Une fois que nous serions mariés, votre père ne pourrait plus rien contre vous.
— Je le hais !
— Vous semblez haïr tout le monde, ma parole !
— Seulement mon père et Mary.
— Il est cependant bien naturel qu’un homme se remarie, non ?
— Voyez tout ce qu’il a infligé à ma mère.
— Tout cela se passait il y a longtemps.
— Je n’étais qu’une enfant et pourtant je m’en souviens. Il est parti en nous abandonnant. Il m’envoyait des cadeaux à Noël mais il ne venait jamais. Je ne l’aurais même pas reconnu dans la rue, si je l’avais croisé à l’époque où il est revenu. Il ne signifiait plus rien pour moi après tout ce temps. Je crois qu’il s’est débarrassé aussi de ma mère. Elle avait l’habitude de quitter la maison lorsqu’elle était malade. Je ne sais pas où elle allait ni de quoi elle souffrait. Parfois, je me demande… Je me demande, David… Je crois qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans ma tête et qu’un jour cela me fera commettre un acte vraiment terrible. C’est comme pour le couteau…
— Quel couteau ?
— Aucune importance. Juste un couteau.
— Ne pourriez-vous m’expliquer de quoi vous parlez ?
— Il y avait une tache de sang, dessus. Il était caché dans mes affaires… sous mes bas.
— Vous rappelez-vous l’y avoir placé ?
— Peut-être… mais je ne me souviens pas de l’endroit où je l’ai pris. Je ne me rappelle plus où j’étais allée. Une heure entière de cette soirée m’est sortie de l’esprit. Une heure dont il ne me reste rien, une heure où je me suis, cependant, rendue quelque part, où j’ai dû faire quelque chose…
— Chut – souffla vivement David en voyant la serveuse qui s’approchait de leur table. – Tout ira bien. Je m’occuperai de vous. Mangeons encore quelque chose.
Il consulta le menu et commanda des haricots à la sauce tomate sur du pain grillé.