CHAPITRE XV

« Dix jours que je suis ici ! se répétait Hilary. C’est positivement incroyable ! »

Ce qui l’inquiétait, c’était moins la fuite du temps que la facilité avec laquelle elle paraissait s’adapter à sa nouvelle existence. Au début, l’idée qu’elle était prisonnière l’avait accablée. Puis, peu à peu, par degrés insensibles, elle s’était faite à cette vie qu’elle commençait à trouver presque « normale ». Sans doute, elle avait l’impression d’être hors de la réalité, mais il lui semblait que son cauchemar durait depuis très, très longtemps et qu’il devait se prolonger très longtemps encore. Toujours, peut-être…

Tout en surveillant ses propres – et alarmantes – réactions, Hilary s’intéressait à celles des « nouveaux », arrivés à l’Unité en même temps qu’elle. Elle ne voyait guère Helga Needheim qu’aux repas. Quand elles se rencontraient, elles échangeaient des saluts distants, sans plus. Autant que Hilary en pût juger, Helga Needheim était heureuse et satisfaite de son sort. L’Unité était bien telle qu’elle se la représentait avant de la connaître. Elle était de ces femmes qui se donnent entièrement à leur travail et croyait que les savants, au nombre desquels elle se comptait, constituaient une race supérieure, elle ne rêvait pas de fraternité humaine, de liberté ou de paix universelle. Pour elle, l’Avenir, c’était le triomphe de cette humanité d’élite dont elle faisait partie, qui imposerait sa loi aux autres hommes, quitte à les traiter avec une condescendante gentillesse, s’ils savaient la mériter. Il lui était indifférent que ses compagnons de travail eussent des vues différentes des siennes, qu’ils fussent communistes plutôt que fascistes. Ils étaient utiles, donc nécessaires. Leurs idées changeraient plus tard.

Le Dr Barron, plus intelligent que Helga Needheim, bavardait de temps à autre avec Hilary. Bien que ravi du merveilleux matériel mis à sa disposition, il ne pouvait s’empêcher, sans doute parce qu’il était un Latin, de philosopher et, parfois, de critiquer.

— Entre nous, confia-t-il un jour à Hilary, je puis bien vous avouer que je m’attendais, en venant ici, à tout autre chose. J’ai horreur de la prison. La nôtre est dorée, mais c’est une prison !

— C’est la liberté que vous veniez chercher ici ?

— Ne croyez pas ça ! Je suis un homme civilisé et l’homme civilisé sait que la liberté n’existe pas. Il n’y a que les nations encore dans l’enfance pour faire figurer le mot liberté sur leurs étendards. Non, je suis venu ici pour des raisons purement financières. Ce qui m’a attiré, je le dis en toute franchise, c’est l’argent.

Hilary sourit, un peu surprise.

— À quoi l’argent peut-il vous servir ici ?

— Avec l’argent, répondit le Dr Barron, on peut équiper des laboratoires. Je n’ai pas besoin de mettre la main à la poche pour les avoir et je puis ici servir la cause de la science et, du même coup, satisfaire ma curiosité intellectuelle. J’aime mon travail, c’est entendu, mais non pas parce que je crois rendre service à l’humanité. Je laisse ça aux imbéciles et aux incapables. La recherche me procure une jouissance égoïste, purement intellectuelle, et c’est pour cela surtout qu’elle m’intéresse. Quant à l’argent, au sens où vous l’entendez, j’ai touché avant de quitter la France, une somme importante, que j’ai mise en banque sous un nom supposé et que je retrouverai, le moment venu, quand je m’en irai d’ici. Je verrai alors comment la dépenser.

— Mais quand vous en irez-vous… et, même, vous en irez-vous jamais ?

— Les gens qui ont du bon sens, répliqua Barron, savent qu’il n’y a rien d’éternel. Je suis venu ici, persuadé que toute l’affaire a été mise sur pied par un fou. Il en est, vous ne l’ignorez pas, qui raisonnent logiquement. Un fou, s’il dispose d’une immense fortune, peut, au moins pour un certain temps, transposer dans la réalité ses rêves les plus insensés. Seulement, un jour vient fatalement où tout craque ! C’est ce qui arrivera ici, parce que, j’imagine que vous vous en rendez compte, nous sommes hors du raisonnable. La raison l’emporte toujours, à la longue, justement parce qu’elle est la raison. Concluez !… En attendant, je le répète, tout ça m’arrange on ne peut mieux.

Contrairement aux prévisions de Hilary, Torquil Ericsson n’avait pas été déçu par l’Unité et s’accommodait fort bien de l’atmosphère qu’on y respirait. D’esprit moins pratique que le Français, il vivait dans un monde à lui, dans une sorte de bonheur austère, poursuivant sans cesse des calculs mathématiques extrêmement compliqués et indéfiniment renouvelés. Il avait des choses sa vision personnelle et, très calmement, envisageait, pour l’avenir de l’humanité, des hypothèses qui faisaient frissonner Hilary. À ses yeux, il était le type même de ces idéalistes qui enverraient allègrement les trois quarts des habitants du globe à la mort pour assurer le bonheur du dernier quart. Un utopiste, sans méchanceté, mais redoutable.

Hilary se sentait beaucoup plus proche de l’Américain Andy Peters, probablement parce qu’il n’avait pas de génie, mais seulement du talent. D’après ce qu’elle avait appris par les camarades de travail d’Andy, on pouvait le considérer comme un excellent chimiste, mais non comme un pionnier de la science. Comme Hilary, il détesta l’Unité dès le premier jour.

— Au vrai, lui dit-il un soir, je ne savais pas où j’allais. Je croyais le savoir, mais je me trompais. L’Unité n’est pas une organisation communiste et nous ne sommes pas en contact avec Moscou. Je croirais plutôt que ce sont des fascistes qui mènent le jeu.

— N’accordez-vous pas trop d’importance aux étiquettes ? lui demanda Hilary.

— Peut-être, répondit-il après réflexion. Ces mots-là ne signifient pas grand-chose. Ce qui compte, c’est que je veux partir d’ici et que je partirai.

Baissant la voix, elle dit :

— Ce ne sera pas facile.

— D’accord, mais rien n’est impossible !

Ils se promenaient après le dîner, sur la terrasse, dans le voisinage des fontaines. Sous la voûte étoilée du ciel, ils auraient pu se croire dans les jardins du palais de quelque sultan.

— Ce que j’aime vous entendre dire ça ! s’écria Hilary. Vous ne pouvez pas savoir !

Il la regarda avec sympathie.

— Vous avez le cafard ?

— Un peu. Mais, surtout, j’ai peur !

— Non ?… Et de quoi ?

— De m’habituer à cette existence.

Il resta silencieux un instant.

— Je vous comprends, dit-il enfin. Nous subissons ici comme une suggestion collective…

— Est-ce que tous les gens qui sont ici ne devraient pas se révolter ? Ce serait tellement normal !

— C’est bien mon avis. C’est même pourquoi il m’arrive de me demander si nous ne sommes pas subtilement… drogués.

— Drogués ?

— Oui. La chose n’a rien d’invraisemblable. On pourrait très bien mélanger à nos aliments un produit qui nous inciterait à nous montrer… dociles et obéissants.

— Ça existerait, une drogue comme ça ?

— Ce n’est pas ma partie et je ne peux rien affirmer, mais je sais qu’il existe des drogues qui abolissent la volonté. On les utilise parfois dans les hôpitaux, pour amener le malade à consentir à une opération nécessaire. Pourrait-on administrer un produit de ce genre à quelqu’un, de façon continue, sans diminuer son rendement sur le plan du travail ? La question n’est pas de ma compétence. Il se peut, d’ailleurs, qu’on se contente d’agir sur nos esprits. Un peu à la manière des hypnotiseurs. On répète que nous sommes très bien ici, que nous collaborons à une grande œuvre, dont on ne nous dit pas d’ailleurs ce qu’elle est au juste et peut-être, à la fin, nous laisserons-nous convaincre. Dans ce domaine, des gens connaissant bien leur affaire peuvent obtenir des résultats surprenants.

— Alors, s’écria Hilary, il ne faut pas nous laisser faire ! Quand l’idée nous vient que, tout bien considéré, nous ne sommes pas tellement mal ici, il faut la chasser, résolument !

— Votre mari, qu’est-ce qu’il dit de tout ça ?

— Tom ?… Je n’en sais rien. C’est tellement difficile, tellement…

La phrase resta en suspens. Hilary se sentait incapable d’expliquer cette vie étrange qu’elle menait, depuis dix jours déjà, aux côtés d’un étranger. Ils partageaient la même chambre et, la nuit, quand le sommeil la fuyait, elle entendait la respiration de cet homme qui dormait dans le lit voisin et qui, comme elle, avait accepté un arrangement inévitable. Sa position à elle était incompréhensible. Faisant métier d’espionne, elle jouait son rôle, quel qu’il fût. Quant à Tom, elle ne le comprenait pas. Il lui apparaissait comme un terrible exemple de ce que pouvait faire d’un brillant jeune savant la déprimante atmosphère de l’Unité. Son travail ne l’intéressait plus.

— On dirait que je ne suis plus capable de penser, avouait-il parfois, d’un ton navré. Comme si mon cerveau était desséché !

Pour Hilary, Tom Betterton était un génie, de qui les dons ne pouvaient s’épanouir dans une prison. Pour créer, il avait besoin d’être libre.

Il ne s’occupait guère de Hilary. Pour lui, elle n’était ni une femme ni même une amie. Quelquefois, elle se demandait s’il se rendait bien compte que Olive était morte et s’il en souffrait. Une seule chose semblait le préoccuper : sa captivité.

— Il faut que je m’en aille, répétait-il, il le faut !

D’autres fois, il disait :

— Si j’avais su !… Seulement, pouvais-je me douter de ce que je trouverais ici ?… Il faut que je parte ! Mais comment ?

Andy Peters ne disait pas autre chose, mais le ton n’était pas le même. Peters parlait comme un homme déçu, mais énergique, sûr de lui et bien résolu à combattre, avec toutes les ressources de son intelligence, les mystérieux maîtres qui le tenaient prisonnier. Alors que la révolte de Tom n’était que celle d’un pauvre type, arrivé au bout de son rouleau et obsédé par l’idée fixe d’une impossible évasion. Cette différence n’échappait pas à Hilary. Mais ne provenait-elle pas simplement du fait que Betterton était là depuis longtemps ? Peut-être, dans six mois, découragés, ayant constaté la vanité de leurs efforts, en seraient-ils, Peters et elle, à proclamer leur volonté de s’enfuir, avec, au fond d’eux-mêmes, la conviction qu’ils étaient désormais incapables de rien tenter ?

Tout cela, Hilary aurait voulu pouvoir le dire à Peters. Quel soulagement c’eût été pour elle que de lui révéler qu’elle n’était point la femme de Tom Betterton, qu’elle ne savait rien de lui et qu’elle ne pouvait lui être d’aucun secours, faute de savoir que dire ou que faire ! Cette confession étant impossible, elle choisit ses mots avec soin pour répondre à Andy.

— J’ai l’impression que Tom est maintenant très loin de moi, dit-elle. Il ne se confie pas à moi. Quelquefois, je me demande si cette privation de liberté ne finira pas par lui faire perdre la raison.

— Hypothèse vraisemblable.

Un silence suivit.

— Vous avez l’air très sûr de pouvoir un jour vous évader, reprit Hilary. Est-ce vraiment possible ?

— Certainement, répondit-il. Je ne veux pas dire que nous pourrons nous en aller tranquillement demain ou après-demain. Il faudra préparer notre fuite de longue main, mais elle n’a rien d’irréalisable. Pendant la guerre, les camps allemands étaient bien gardés. Pourtant…

— Ce n’est pas la même chose !

— Pourquoi donc ? Du moment qu’on peut entrer quelque part, on peut en sortir. Évidemment, il ne saurait être question ici de creuser une galerie, mais ça ne rend pas le problème insoluble. Quand il y a une entrée, je le répète, il y a une sortie. Une évasion, ça s’étudie. Ça demande du temps et de la réflexion, mais ce n’est jamais impossible. Je ficherai le camp d’ici, vous pouvez en être sûre !

— Je n’en doute pas, dit Hilary. Mais moi ?

— Vous, dame, c’est autre chose…

Il avait répondu avec un certain embarras. Elle se demanda ce qui pouvait expliquer cette phrase qu’elle n’attendait pas. Sans doute croyait-il que, venue rejoindre l’homme qu’elle aimait, elle ne tenait pas réellement, elle, puisque ses vœux étaient comblés, à fuir l’Unité. Elle fut sur le point de lui dire la vérité, mais une sorte de prudence instinctive la retint d’en rien faire.

Elle lui souhaita bonne nuit et quitta les jardins.

Destination inconnue
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