CHAPITRE XXVI
CŒURS
Stance ultime.
Tu crois que tout est fini, tout commence.
Tu crois que tout commence, tout est fini.
Les stances
prophétiques du grand Cycle,
peuple des parias, région du Cyclope,
Onœ.
TU Y ES presque.
La voix sortit Bœn de sa torpeur. Couvert de sueur, il flottait à moins de trois pas de la trappe, juste au-dessus des veilleurs que la chaleur ne semblait pas déranger. Les yeux rivés sur l’unique porte d’entrée de l’Ombilique, ils ne l’avaient pas repéré. Il localisa les petites cavités traversées par les tringles et écarta les bras. Le bref instant dont il eut besoin pour atteindre le sol dura une éternité. Bien qu’il perçût des mouvements autour de lui, il garda son attention focalisée sur la trappe et passa les mains sous les tringles. Ses doigts ripèrent sur les fines barres métalliques. Il ne parvint à soulever le panneau circulaire qu’à la troisième tentative. La trappe restait lourde malgré la faible gravité, et l’effort qu’il dut fournir pour dégager l’entrée du souterrain lui coupa ce qui lui restait de souffle.
Vite.Ils t’ont vu.
Il ne commit pas l’erreur de regarder derrière lui, il lâcha le panneau qu’il maintenait à la verticale et se laissa tomber dans le passage. Loin de diminuer, la chaleur redoubla d’intensité. Des cris et des bruits de pas retentirent dans son dos. Quelqu’un le saisit par une jambelle et le tira en arrière. E s’agrippa à une excroissance rigide qui, il s’en aperçut aussitôt, était le barreau supérieur d’une échelle. Il s’y arc-bouta jusqu’à ce que sa jambelle se brise dans un craquement bref. Il ne ressentit aucune douleur mais fut projeté vers le bas et précipité la tête la première contre les barreaux inférieurs. Son cuir chevelu céda dans le choc, un flot tiède se répandit sur son crâne, déborda sur sa tempe et sa joue. Choqué, brinquebalé d’un côté sur l’autre, il continua de descendre dans l’étroit passage. Une éclipse de lumière lui donna à penser que la trappe s’était refermée.
Un veilleur... il te suit...
La hanche et l’épaule de Bœn heurtèrent un sol dur. Il respirait avec difficulté, ses poumons, sa peau, ses veines réclamaient désespérément de l’air.
... galerie... vite...
Une galerie ?
Le passage formait un coude avant de repartir à l’horizontale, cylindrique, exigu. L’esprit vide, gouverné par ses seuls réflexes, Bœn s’y engagea et commença à ramper en s’aidant de ses coudes et de ses segments inférieurs. Aiguillonné par les bruits derrière lui, il ne prêta pas attention aux frottements douloureux de ses épaules, de son dos, de son ventre, de ses organes génitaux sur le matériau lisse. Il progressait maintenant dans des ténèbres épaisses, gagnait du temps sur le veilleur, deux ou trois fois plus corpulent que lui, gêné par l’étroitesse du boyau. A bout de forces, il puisa un regain d’énergie dans l’image du corps inerte de Loriale, dans le souvenir de leurs étreintes joyeuses, dans son regard et son rire moqueurs.
... presque...
Le passage débouchait sur un puits où tombait un rayon de lumière.
Bœn détendit les bras pour amorcer son ascension, mais, déséquilibré par l’amputation de sa jambelle, il tourna sur lui-même et s’empêtra dans les larges barreaux demi-circulaires scellés à la paroi. Le temps qu’il s’en dégage, le veilleur s’engouffrait à son tour dans le puits. Il poussa sur ses mains, effectua un bond qui le mit provisoirement hors de portée de son poursuivant, un homme aux cheveux bruns et ras. Ses pensées s’effilochaient, des formes éblouissantes dansaient devant ses yeux douloureux.
Il monta vers une source de lumière, remua son unique jambelle et ses bras pour ne pas franchir le seuil d’inertie, entrevit juste sous lui la silhouette brune du veilleur suspendue aux barreaux.
... bientôt arriver sous la cuve de refroidissement... vanne... de la tourner... ouverture mécanique pour les techniciens... attention à la...
Une clarté aveuglante et une chaleur terrible accueillirent Bœn en haut du puits. Il s’éleva encore, pénétra dans le cœur de la centrale d’énergie, ne distingua plus rien que des murs ruisselants de lumière, crut qu’il évoluait dans le feu primordial des étoiles décrit par les récits de la Dispersion.
Un chemin sombre et apaisant s’ouvrit au milieu du brasier. Il s’y engagea et ressentit un bien-être ineffable, une douceur comparable à celle qu’il avait éprouvée dans les bras de sa mère. Il pouvait enfin clore les yeux, glisser dans l’insouciance, dans l’inconscience. Celles qu’il aimait l’attendaient de l’autre côté, Sissia, Loriale... Il avait gagné un repos bien mérité... Il se sentait léger, si léger qu’il pourrait sans doute apesanter jusqu’à Gem, la reine du Rameau, la pointe du diadème...
Tourne la vanne. Au-dessus de ta tête.
La voix était à la fois proche et lointaine, comme un appel venu d’un autre monde. Pourquoi l’empêchait-elle de s’engager dans le chemin apaisant ?
Vite. Le veilleur arrive.
Le veilleur ?
Loriale. Allongée. Reliée par un cordon étincelant à un réseau de fils entrelacés. Prisonnière. Je dois la délivrer avant de partir, mais comment ?
Tourne la vanne.
Il rouvrit les yeux. Il flottait sous une surface sombre où brillait un astre voilé, un halo ténu. Il ne respirait pratiquement plus, son cœur cognait à la volée, ses poumons se gonflaient comme des ailes dans sa cage thoracique, se frottaient à ses côtes.
Un petit cercle au bout d’une tige, à moins d’un pouce de son front.
Tourne la vanne.
Une serre se referma sur son segment inférieur et le tira vers le bas. Il lança ses deux mains vers le cercle, résista pendant quelques instants à la traction du veilleur, eut l’impression que ses vertèbres craquaient, se brisaient, essaya d’actionner la vanne, d’un côté, de l’autre. Elle ne bougea que d’un quart de pouce, mais des gouttes d’un liquide épais et glacial s’écoulèrent par l’ouverture, éclaboussèrent les mains, les bras, les épaules de Bœn. Les doigts du veilleur s’enfoncèrent dans sa chair, lui broyèrent l’os. Accroché à la vanne, il poussa un hurlement de douleur et de rage.
Attention à...
Les gouttes tombèrent en pluie, se transformèrent en un filet continu qui grossit rapidement, puis un véritable torrent jaillit de l’ouverture et emporta Bœn. Il eut la vague sensation de se débattre avant d’être enseveli dans une gangue de glace, précipité dans le fond du puits et pulvérisé par un éclair prolongé.
Seke progressait par bonds dans les ruelles. Il avait mis un moment à maîtriser ce mode de locomotion, mais l’effet était maintenant plaisant, voire grisant. À chacune de ses foulées, il parcourait une distance équivalente à sept ou huit pas, parfois davantage.
Les fonctions de PRIMA avaient cessé dès que le cœur de la centrale avait explosé – « implosé » aurait été un terme plus adéquat, encore qu’il fut difficile de décrire avec précision la chaîne de phénomènes qui avait suivi le vidage de la cuve de refroidissement. Les corps de ceux que l’intelligence retenait prisonniers parfois depuis plusieurs siècles étaient revenus à la vie. Dans la grande salle où plusieurs milliers d’entre eux étaient entreposés, mais également dans les salles plus petites et les habitations. Ce retour à la conscience ressemblait à un réveil après un interminable cauchemar. Les informations propres à l’intelligence s’étaient évanouies en même temps qu’elle – et donc une grande partie de la mémoire des Onotes ; les autres données avaient regagné leurs supports d’origine, les cerveaux des hommes, des femmes et des enfants dont la catalepsie s’était interrompue.
Seke et la femme paria, les derniers capturés par PRIMA, avaient également été les premiers à recouvrer la coordination entre leur esprit et leur corps et à sortir du dôme. Marmat avait éprouvé des difficultés à se lever, et les Onotes auraient besoin de temps pour renouer le lien avec eux-mêmes.
L’explosion – l’implosion – s’était traduite par un éclat bref et fulgurant, mais elle n’avait pas provoqué de dégâts apparents, du moins pas les dégâts auxquels on aurait pu s’attendre. La pesanteur excessive avait cédé la place à une très faible gravité qui permettait ces bonds étonnants. La lumière artificielle s’était éteinte, l’obscurité avait inondé les bâtiments et les rues de Domile, perforée par quelques colonnes de clarté diurne s’engouffrant par les ouvertures du toit. Plus aucun courant n’agitait l’air, qui avait retrouvé sa teneur en oxygène. Des cherfleurs de la dernière portée s’étaient échappés de la matrice, répandus dans la cité et précipités dans les pièges tendus par les vores, elles-mêmes bruissantes, agressives. Des vibrations et des craquements inquiétants parcouraient les structures métalliques de la zone couverte.
« Bœn a réussi ! » s’était exclamée à plusieurs reprises la femme paria.
Contrairement à Seke, elle se maintenait en l’air en agitant ses excroissances inférieures aussi longues et souples que des nageoires ou des ailes. C’était la seule partie de son corps qui avait muté, le reste ne la différenciait pas des autres femmes. Malgré le large bandage ensanglanté noué autour de son ventre, elle évoluait avec la grâce et la légèreté d’un papillon migrateur de Logon, nimbée du voile doré de ses cheveux. L’inquiétude qui tendait ses traits n’altérait pas la pureté de son visage. Elle évitait de s’approcher trop près des arbres et des buissons bordant les artères de Domile.
Seke avait des milliers de questions à lui poser, mais ils devaient d’abord savoir ce qu’il était advenu de son compagnon paria. Au sortir du dôme, ils avaient pris la direction de l’Ombilique éclaboussée de lumière. Encore faible, Marmat leur avait dit de ne pas l’attendre et leur avait fixé rendez-vous sur l’esplanade de l’ancien vaisseau.
Il semblait à Seke que des pans entiers de la cité s’étaient escamotés, comme si l’implosion avait bouleversé les lois naturelles, qu’une partie de la matière avait disparu par la brèche. Seke n’avait pas eu le temps d’explorer tous les domaines de l’intelligence, entre autres la façon dont elle utilisait l’énergie mésonique. Concentré sur son chant, il avait réussi à imiter Danseur-dans-la-tempête et à communiquer avec les deux parias. PRIMA ne l’en avait pas empêché parce qu’elle n’était pas parvenue à le fractionner. Il s’était servi d’elle, de ses données, de sa puissance, pour repérer ses failles et diriger le paria vers son point le plus faible. Les hommes qui l’avaient conçue avaient prévu des accès indépendants de sa volonté afin de la contrôler, de la réparer ou même, échaudés par ses premières tentatives hégémoniques, de la désactiver. Son liquide de refroidissement était, comme le sang des êtres vivants, à la fois indispensable et mal protégé, raison pour laquelle elle avait disposé la troupe de ses veilleurs autour de la trappe. Elle n’avait pas envisagé que le paria surgisse du haut de l’Ombilique, tout simplement parce qu’elle n’avait pas eu le temps d’analyser et d’intégrer les données de sa compagne. Elle n’avait jamais réussi à combler son retard. On ne pouvait pas enfermer les humains dans les calculs statistiques, leur imprévisibilité leur donnait toujours un temps d’avance.
La colonne de lumière tombait d’une immense brèche du toit de la zone couverte. On apercevait, par l’espace dégagé, des nuages effilochés et pailletés d’or par les rayons d’Alep. L’Ombilique, le premier pilier de la civilisation onote, n’était pas déchiqueté ni même détérioré : il avait purement et simplement disparu. D’ailleurs on ne voyait plus un seul bâtiment aux alentours de la place du Naufrage. Il ne restait aucune trace de la carcasse de l’ancien vaisseau, elle-même volatilisée, pas un bout tordu de métal, seulement une étendue de terre nue au-dessus de laquelle flottaient des nuages ocre. Le centre historique de la cité de Domile avait basculé dans le monde invisible.
Seke et la paria traversèrent l’esplanade. De la colonne de lumière émanait une chaleur sèche très différente de la moiteur étouffante de la zone couverte. Soulevées par les bonds de Seke, des gerbes de poussière se déployaient avec une lenteur fascinante.
Ils trouvèrent un corps allongé dans l’un des trous profonds qui criblaient l’étendue de terre. Un veilleur, vêtu d’une combinaison brune, indemne en apparence. Seke lui posa l’index et le pouce sur les jugulaires : il ne présentait pas de blessure apparente, mais son cœur ne battait plus.
« Son enveloppe humaine n’a pas survécu à... »
Seke s’interrompit. La femme paria ne l’écoutait pas. Elle continuait d’explorer l’ancien emplacement du vaisseau, se laissant parfois entraîner par la gravité, agitant à d’autres moments ses membranes inférieures pour reprendre un peu d’altitude. La cité résonnait de mille bruits, grincements et craquements des structures métalliques, murmures et soupirs de la végétation, cris et rires des habitants. La vie réinvestissait les lieux plongés pendant des siècles dans le sommeil et le silence.
La femme paria poussa un cri et se posa lentement sur le sol. Seke la rejoignit en quelques bonds. Deux corps gisaient au fond du puits d’accès à la centrale d’énergie, enchevêtrés dans une flaque d’un liquide épais et noir. Seke identifia sans l’ombre d’une hésitation le paria qui avait ouvert la vanne de la cuve de refroidissement ; l’autre était probablement le veilleur qui s’était lancé à sa poursuite. Il les crut morts tous les deux jusqu’à ce qu’il perçoive un son de forme, un chant ténu mais réel. Alors il rassura d’un sourire la femme paria effondrée sur le bord du puits et dévala les larges barreaux scellés dans la paroi.
Bœn ouvrit les yeux. Le visage inquiet de Loríale flottait au-dessus de lui comme une traîne de rêve. Elle l’avait attendu de l’autre côté du chemin apaisant. Il voulut lui exprimer sa reconnaissance d’un sourire, mais elle lui posa l’index sur la bouche pour lui commander de se tenir tranquille. De toute façon, il n’aurait pas eu la force de remuer les lèvres. Son corps tout entier n’était qu’une chaîne de douleur, dos, cou, nuque, visage, crâne, épaules, bras, bassin, segments inférieurs, pas un pouce carré qui ne fût touché. Son regard s’accoutuma peu à peu à la pénombre, et il discerna les contours d’une pièce, trop anguleuse et lisse pour être une cavité du Cyclope.
Des silhouettes s’agitaient derrière le visage de Loríale, qu’il ne connaissait pas. Il ne réussit pas à renouer les fils, à insérer cette scène dans un ordre chronologique. La dernière chose dont il se souvenait, c’était cet éclair prolongé, aveuglant, cette chaleur fantastique pulvérisant la gangue de glace qui le comprimait.
« Tu es revenu parmi nous, Bœn Sissia ! »
L’expression à la fois ironique et complice de Loríale le bouleversa. Jamais il n’avait été aussi heureux de plonger dans ces grands yeux moqueurs qui d’habitude l’intimidaient ou l’irritaient.
« Tu as réussi, Bœn ! Tu es l’envoyé de la montagne au grand œil. Tu as réconcilié les peuples d’Onœ. »
Étonné, il essaya de se relever sur un coude, mais la douleur se réveilla, féroce, et le contraignit à se recoucher. Des tiraillements sur le côté l’informèrent que des bandages serrés l’enveloppaient du cou jusqu’aux extrémités des segments inférieurs.
« Repose-toi. Quand tu seras rétabli, nous entendrons le chant du griot. »
La population onote comptait environ vingt mille membres. Pour certains le retour à la vie s’effectua sans aucune difficulté, mais les autres ne purent supporter d’être à nouveau enfermés dans un organisme. Il y eut une première vague de maladies foudroyantes qui, selon Marmat, relevaient à la fois de l’évolution naturelle et d’un désir inconscient de revenir à l’état incorporel. Le déni du corps se traduisait par un vieillissement accéléré, pas seulement chez les personnes âgées, mais chez des hommes et des femmes dans la force de l’âge, et même chez des enfants. Ni les paroles ni les remèdes ne réussissaient à retenir à la vie ceux qui avaient décidé de partir.
Marmat demanda qu’on rassemble les malades sur la place où s’était dressée la carcasse du vaisseau et chanta devant eux pendant un jour et une nuit. Sans résultat. Plus de quatre mille Onotes moururent en une quinzaine de jours, incapables de supporter ce retour soudain à la liberté. Une centaine d’autres périrent dans les calices des vores ou dans les frondaisons des arbres-pièges.
Les autres s’habituèrent sans difficulté à la faible gravité – les enfants en firent même un jeu permanent et enjolivèrent leurs bonds de figures acrobatiques. En revanche, ils se heurtèrent rapidement à des problèmes de nourriture et d’eau. Les pompes automatiques mises en place par PRIMA avaient cessé de fonctionner, et le temps manquait pour forer de nouveaux puits à de telles profondeurs. Avec ses systèmes capables de reconstituer les molécules, l’intelligence avait servi de mère nourricière aux occupants de la zone couverte, les maintenant dans une dépendance chaque jour plus étroite. Les Onotes n’avaient jamais cherché à répertorier les ressources de leur nouvelle terre, encore moins à la cultiver. Ils n’avaient pas conquis leur autonomie, et la vague de décès foudroyants relevait aussi de ce refus de se prendre en charge. Alors on explora de fond en comble la zone couverte. On trouva dans des salles souterraines d’anciennes réserves de grains fabriqués, stockés et conservés par l’intelligence, on en broya une partie dans des mortiers improvisés, on prépara des galettes qu’on fit cuire sur des pierres chauffées à blanc et qu’on distribua à la population.
« A ce rythme, les réserves ne dureront pas plus de deux ans, leur dit Marmat. Il faut en semer une partie. »
Ils décidèrent d’ensemencer les terres à l’extérieur de la zone couverte : les cultures se développeraient mieux à l’air libre, arrosées par les pluies et nourries par la lumière d’Alep, l’étoile du système dont ils n’avaient jamais contemplé le lever ni le coucher.
Loriale et Bœn, les deux parias, étaient pour les Onotes de véritables objets de curiosité. Ils avaient du mal à croire que ces deux créatures sans jambes et eux-mêmes étaient issus des mêmes ancêtres. Pourtant, lorsque Loriale les guida dans le passage jadis tracé par les bannis, ils furent obligés d’admettre qu’elle était bel et bien la lointaine descendante de ceux qui avaient eu un jour l’audace de fuir la zone couverte et qu’on avait toujours crus morts. Ils traversèrent la ceinture de végétation, la grande salle désormais vide de ses rayons, s’engagèrent dans le couloir incurvé et débouchèrent sur les plaines de l’autre côté de la muraille. Ils restèrent d’abord écrasés par les perspectives infinies de la terre et du ciel, éblouis par la lumière du jour bien qu’Alep fût occultée par un voile de nuages noirs, hypnotisés par les tourbillons de poussière qui s’évanouissaient à l’horizon.
« Ils ont encore besoin de sentir un toit au-dessus de leur tête », déclara Marmat, la main posée sur sa kharba enfouie dans un repli de sa toge.
Les deux griots se tenaient à l’écart en compagnie de Loriale. La température avait fléchi, l’air s’était imprégné d’une humidité que ne parvenaient plus à chasser les rafales.
« Comme le peuple paria a toujours éprouvé le besoin de se terrer dans le cratère du Cyclope », dit Loriale.
Ses jambelles ondulantes la maintenaient en l’air entre les deux hommes. La veille, Bœn et elle avaient longuement parlé des coutumes et de l’organisation de leur peuple, du rôle des senticielles, des connaissances transmises par les prophéties du grand Cycle, de la geste de la Dispersion, des sauvantes, des veuves, des polpes des roches, des impites... Les griots avaient mesuré tout ce qu’il leur avait fallu de courage pour affronter les dangers du voyage entre le Cyclope et le pays de leurs ancêtres.
Une averse rageuse donna le coup d’envoi de la débandade chez les Onotes, qui coururent se réfugier à l’intérieur de la zone couverte. Enfant du Mitwan, Seke appréciait toujours autant de sentir l’eau du ciel se pulvériser sur son visage, imprégner ses cheveux et ses vêtements. Marmat et Loriale restèrent à ses côtés malgré la violence des trombes.
« Est-ce que tout cela devait vraiment arriver ? » Seke désignait la muraille en partie occultée par les rideaux de pluie. « Est-ce que ce n’est pas notre rôle, à nous les griots, d’empêcher tout cela ? »
Marmat retira et essora son tarbouche. Ses mèches crépues alourdies par l’eau pendirent de chaque côté de son visage.
« Perds cette habitude de juger.
— Je ne juge pas, je...
— J’ai chanté la dernière fois que je suis venu sur Onœ. Les habitants de la zone couverte n’ont pas daigné m’entendre. Ils étaient déjà dépendants de l’intelligence. Prisonniers de la gravité. Enfermés dans leur paresse. J’aurais dû venir plus souvent, mais le voyageur hésite toujours à se rendre dans la maison où il sait qu’il sera mal accueilli.
— Pourquoi sommes-nous venus cette fois-ci ?
— Je pensais qu’à deux nous augmenterions nos chances de changer le cours des choses. »
Seke n’eut pas besoin de recourir à ses perceptions pour déceler une discordance entre le discours et le chant de son aîné.
Marmat ne mentait pas de façon délibérée, mais une faille séparait sa pensée consciente et sa mémoire profonde.
« Sans Loriale et Bœn, nous serions restés à jamais prisonniers de la zone couverte.
— Sans elle, sans Bœn, sans toi, sans moi... Chaque maillon de la chaîne a son importance. Nous avions besoin d’eux pour détruire le cœur de l’intelligence, ils avaient besoin de toi pour être guidés. »
Seke s’abstint de poser la question qui lui brûlait les lèvres, mais son regard éloquent incita Marmat à poursuivre.
« Tu te demandes à quoi mon maillon a servi, n’est-ce pas ? Tu t’es pourtant rendu compte que la gravité s’était soudain affaiblie... »
Oui, bien sûr, ou les parias ne seraient jamais arrivés jusqu’à la centrale d’énergie.
« Lors de mon dernier passage, les techniciens m’avaient expliqué les principes mis en œuvre pour créer la pesanteur artificielle, cette augmentation de la masse des particules, ce jeu entre la matière et l’antimatière. J’ai estimé que, si je parvenais à diminuer la force de gravité, nous aurions résolu un problème essentiel. Il n’y avait qu’une seule façon de le faire : pénétrer dans les arcanes de l’intelligence. J’espérais réussir avant la fin de ta renaissance, mais il m’a fallu davantage de temps que prévu.
— Elle aurait pu... Tu aurais pu...
— Me perdre en elle ? C’était un risque à courir. La vie n’est qu’une succession permanente de risques.
— Je suis resté conscient parce que les enfants du Tout m’ont appris à entendre mon chant intime, mais toi, comment as-tu... »
Marmat eut un sourire en coin avant de remettre son tarbouche sur sa chevelure détrempée.
« Les humains de Galban la sèche ont leurs petits secrets eux aussi.
— J’ai vu le dragon aux plumes de sang dans l’intelligence », lança Seke après un petit moment de silence.
Marmat ne répondit pas, mais la crispation de ses traits n’échappa pas à l’attention de son cadet.
Le vent s’engouffrait dans les failles et s’associait à l’humidité pour corroder les structures désormais livrées à elles-mêmes. Des pluies torrentielles dégringolaient par les brèches et emplissaient les réservoirs de fortune. La végétation transperçait les dalles métalliques, colonisait les ruelles, les places, les terrasses, les habitations. Les vores représentaient un danger permanent, d’autant qu’elles recherchaient leur nourriture avec une férocité décuplée par l’interruption des lâchers de cherfleurs. Elles parvenaient de temps à autre à leurs fins, surgissant d’un buisson pour happer un promeneur imprudent. Cependant, victimes elles aussi de leur dépendance à PRIMA, elles dépérissaient faute d’une alimentation régulière. Elles n’auraient pas le temps de s’adapter, d’entamer une nouvelle évolution, et il était probable que la plupart d’entre elles auraient bientôt disparu.
Les Onotes semèrent les grains dans une terre gorgée d’humidité. Ils utilisèrent pour la labourer des feuilles métalliques repliées et battues à coups de pierre jusqu’à ce qu’elles prennent une forme approximative de soc. Les attelages humains du début, bâtés pour leur éviter de s’envoler à chaque pas, cédèrent vite la place à un système de poulies installées sur un réseau de cordes tendues au-dessus des champs. Le vert tendre des pousses recouvrit la terre brune, presque noire, au bout de seulement trente jours.
La jambelle sectionnée de Bœn avait repoussé aux trois quarts tandis que l’autre, celle qui avait subi les assauts du polpe des roches, avait retrouvé sa taille initiale. Dès qu’il fut rétabli, Loriale et lui résolurent de retourner au Cyclope afin de guider les parias jusqu’à Domile et de sceller la réconciliation entre les deux peuples. Ils se rendirent à la maison allouée aux deux griots pour les informer de leur décision. Le vent répandait dans l’obscurité les parfums capiteux des vores affamées et des odeurs plus lourdes de décomposition. Les flammes des torches projetaient des ombres dansantes sur les murs lisses et les dalles des allées.
Les parias poussèrent la porte d’entrée, laissèrent à leurs yeux le temps de s’accoutumer à l’obscurité, ne virent personne dans la pièce principale, visitèrent en vain les autres pièces du bas et les deux chambres du haut.
Ils supposèrent que les griots étaient sortis et s’assirent sur un large siège pour les attendre. Loriale entreprit d’éveiller le désir de Bœn, et elle y parvint avec une grande facilité malgré les réticences de son compagnon, craignant d’être surpris par l’irruption des occupants des lieux. Le sommeil les faucha au sortir d’une étreinte presque immobile, exaspérante.
Réveillés par un rayon de lumière le lendemain matin, ils explorèrent à nouveau la maison, puis les environs, poussèrent jusqu’à la place des Parias, interrogèrent chaque homme, chaque femme, chaque enfant qu’ils rencontrèrent.
Personne n’avait aperçu les griots.
« Ils sont partis », conclut Loriale.
Pas la moindre tristesse dans sa voix.
« Sans chanter ? s’étonna Bœn.
— Ils ont déjà chanté pour les malades de Domile. Ils ont d’autres peuples à visiter, d’autres tâches à mener. Ils nous laissent écrire notre histoire. Qu’est-ce que tu en dis, Bœn Sissia ? Est-ce que nous... »
Une étreinte fougueuse l’interrompit. Bien sûr, disaient les yeux brillants de Bœn, nous irons chercher les nôtres et nous célébrerons les retrouvailles entre les deux peuples.