CHAPITRE XXIV

GRAVES

Nous serons dans tout en tous temps,

Adorant le rien à jamais.

Nous accueillerons le non-existant,

Œuvrant dans l’existant,

Nous servirons le néant unique,

Confortant les divisions,

Nous arrêterons le jeu de la création,

Nous servant de ses règles,

Nous agirons avec un zèle brûlant,

Gardant nos veines froides,

Nous nous tiendrons dans le cœur,

Ralentissant ses battements,

Nous célébrerons le Dragon, Vanguiz,

Nous effaçant dans sa gueule.

Le cantique de l’anguiz,
archives du temple de la Fin des Temps,
huitième colonie de Venter.

Aucun son ne sortait de la bouche entrouverte de Loriale. Le gardien de la Zongrave promenait son nez court et retroussé à quelques pouces de ses jambelles. Il attendait avant de se jeter sur elle, contrairement aux veuves du Cyclope ou aux polpes des roches, et c’était, davantage que son apparence de bébé monstrueux, ce comportement cruel qui le rendait si effrayant. De temps à autre, il retroussait sa lèvre supérieure sur de minuscules dents taillées en pointe. Ses membres s’achevaient en doigts courts et griffus. Sa tête plantée sur son torse massif, presque obèse, se balançait d’un côté sur l’autre avec une régularité lancinante. Ses congénères s’approchaient des parias sans hâte, certains que leurs proies ne pouvaient pas leur échapper – la gravité était une alliée très fiable. Les vestiges fripés de leurs organes sexuels oscillaient entre leurs cuisses épaisses.

S tance 67-12. Toi qui subis la pesanteur de la Zongrave, sache qu’elle n’est ni naturelle ni fatale. Il te faut maintenant trouver et juguler la source de la force d’attraction, cette ennemie ancestrale du peuple des parias...

La mémoire de Bœn refusa de lui livrer la suite de la stance. À quelle source le grand Cycle faisait-il allusion ? Quelle idée de s’introduire dans la Zongrave sans la senticielle ! Elle seule détenait la réponse à ce genre de question. La colère supplanta la peur dans le cœur de Bœn ; colère contre Loriale, coupable d’avoir joué de sa séduction pour l’entraîner dans une quête chimérique ; colère contre Ellabore, qui l’avait désigné pour ce voyage sans retour ; colère contre lui-même, assez fou pour les suivre. À quoi leur aurait servi de quitter la douce quiétude de la cavité maternelle et du cratère du Cyclope ? Finir dans le ventre d’un monstre mi-animal, mi-humain n’avait rien d’un destin héroïque. Sa mère l’attendrait jusqu’à sa mort, rongée par la tristesse et l’inquiétude. Il tenta encore une fois de se révolter. Il ne réussit qu’à soulever son torse d’un quart de pouce.

... l’attraction vient de partout et de nulle part à la fois. Toi qui cherches à remonter à la source, sache qu’elle coule d’un cœur nommé Prima, et que les milliers d’yeux de ce cœur te voient où que tu ailles, et que les anges tapis près de ce cœur te voient et t’entendent où que tu sois...

« Aidez-nous ! Aidez-nous ! »

Bœn avait injecté toute sa rage, tout son désespoir, dans son cri. Sa voix se perdit dans le crépitement des frondaisons et les sifflements des courants d’air. Les regards des gardiens convergèrent dans sa direction avec des lueurs meurtrières dans leurs yeux mornes.

« Aidez-nous... Aidez-moi... »

Cette fois, ses mots s’étaient transformés en gémissements à peine audibles. Il doutait à présent de la valeur du grand Cycle, ce fatras de textes sans queue ni tête. On ne pouvait croire à l’existence d’un cœur nommé Prima, de ses milliers d’yeux, de ses cohortes d’anges. Il se laissa tomber sur le flanc et vit, entre ses paupières mi-closes, les terribles gardiens de la Zongrave fondre sur lui.

... adresse-toi au cœur et tu t’adresseras aux anges. Le cœur est l’ennemi du peuple des parias de la Zongrave, les anges sont ses alliés. Es attendent ta venue depuis la nuit des temps, car toi seul as le pouvoir de les délivrer de la grande malédiction du Dragon, toi seul as le pouvoir de les ramener à la vie...

Il y eut un grognement, un hurlement prolongé puis un claquement de mâchoires. Les yeux brouillés de larmes, Bœn n’eut pas besoin de se retourner pour deviner que le gardien le plus proche s’était rué sur Loriale et avait commencé à la déchiqueter. Il percevait des mouvements convulsifs dans son dos, une frénésie pareille à celle des veuves dépeçant une proie. Le jaune éclatant du toit de la Zongrave vira à l’orange puis au rouge. Le souffle des gardiens lui léchait le bassin et le ventre. Tétanisé, résigné, il se recroquevilla sur lui-même dans l’attente du premier coup de dents.

Il s’envola avec une telle brusquerie qu’il eut l’impression d’être happé par un tourbillon et projeté dans les airs. Il rouvrit les yeux, aperçut autour de lui les gardiens pris au dépourvu par cette soudaine apesanteur. Ils flottaient à cinq ou six pas du sol, au milieu d’une nuée de feuilles grises, de brindilles et de branches mortes, interdits, effrayés par une sensation qu’ils n’avaient encore jamais expérimentée.

Bœn eut le réflexe de battre des jambelles avant de franchir le seuil d’inertie et continua de monter tandis que les gardiens et les branches les plus volumineuses commençaient à redescendre. Il repéra le corps pâle de Loriale un peu plus loin. Ensanglantée, elle s’efforçait de bouger les jambelles, mais ses gestes manquaient de coordination et de vigueur, et elle s’abîmait en tournoyant. Ses cheveux dorés ondulaient autour de sa tête comme les rayons d’une étoile gisante. Il s’immobilisa, se laissa tomber à sa hauteur, lui passa le bras autour de la taille, remua les jambelles et son bras libre pour reprendre de l’altitude et l’éloigner des gardiens abasourdis. Il apesanta sous les ramures des grands arbres, évitant les épines des branches basses, traversa la forêt et atteignit, au bout de deux ou trois cents pas, les premiers bâtiments du pays mythique d’où étaient issus ses ancêtres. Il s’assura, d’un coup d’œil par-dessus son épaule, que les gardiens ne les avaient pas pris en chasse. Les courants d’air réguliers colportaient leurs grognements de dépit.

Bordées d’arbres trapus et noueux, de buissons aux énormes fleurs écarlates, les constructions cubiques alignaient leurs angles saillants et leurs arêtes tranchantes. La cité s’étendait à perte de vue autour d’une colline centrale dont le sommet se confondait avec le toit de la Zongrave. La perfection géométrique des allées et des massifs stupéfia Bœn.

Le sang de Loriale s’étirait sur son flanc en rubans chauds floconneux. Il se posa sur le toit plat de la première construction, dont le matériau lisse ressemblait à la surface immaculée d’une nappe d’eau. De là, il pouvait à la fois surveiller la forêt et les allées les plus proches. Les fleurs écarlates des buissons en contrebas se dressèrent et se trémoussèrent sur leurs tiges en libérant des odeurs et des soupirs envoûtants. Des essaims de feuilles et de brindilles dérivaient entre les façades au gré des courants d’air.

Bœn fut surpris de n’apercevoir aucun grave dans les allées, aucun de ces ennemis qui avaient autrefois expulsé les parias de la zone couverte. Il allongea Loriale avec délicatesse et examina sa blessure. Le gardien lui avait arraché un morceau de chair sous les côtes, mais, à première vue, ses dents n’avaient pas endommagé d’organe vital. Bœn ne remarqua rien alentour qui aurait pu servir à confectionner un pansement – les parias utilisaient d’habitude les feuilles de sauvante, souples, résistantes, dotées de vertus désinfectantes et réparatrices. Il lui fallait pourtant juguler le saignement de Loriale. Elle risquait de se vider entièrement avant que le sang ait réussi à coaguler et à refermer la plaie. Elle le fixait d’un regard implorant d’où la vie s’échappait peu à peu.

Il avisa les linéaments d’une trappe au milieu du toit. Peut-être trouverait-il le nécessaire à l’intérieur de la construction ? Il décida de tenter la chance malgré sa peur de tomber sur une troupe de graves. Il apesanta jusqu’à la trappe et glissa les doigts dans l’interstice. Le panneau métallique se souleva avec une légèreté surprenante au regard de son épaisseur – il bénéficiait également de l’affaiblissement miraculeux de la force gravitationnelle – et découvrit un passage carré d’une largeur de deux hommes.

Bœn rechignait à laisser Loriale seule sur le toit, mais la transporter lui compliquerait la tâche et lui coûterait un temps précieux.

« Pose ta main sur la plaie. Je reviens tout de suite. »

Elle acquiesça d’un clignement de cils. Alarmé par sa pâleur et la fixité de ses traits, il se glissa dans l’ouverture, se posa sur un palier étroit et vide, s’engagea dans un escalier tournant, le descendit en se servant de la rampe comme d’une liane de sauvante. L’extrémité de ses jambelles effleurait les cloisons où s’allumaient des lumières aussi ténues que les étoiles. Il arriva dans une pièce au plafond encombré d’une multitude de petits objets qui s’entrechoquaient dans un concert de tintements délicats. Les sièges, les tables, les éléments les plus volumineux, étaient rivés au sol par des fixations rappelant les chevilles en bois utilisés par les parias dans les cavités du Cyclope.

Pourquoi les graves avaient-ils éprouvé le besoin de clouer ainsi leurs meubles à la terre ? La survivance des terreurs engendrées par l’interminable voyage spatial ? Une parade contre les sautes d’humeur de la gravité ?

Le silence évoquait l’ambiance funèbre des caveaux souterrains où les parias entreposaient leurs morts. Bœn inspecta du regard les différents objets dans les placards, en identifia quelques-uns comme des écuelles – moins profondes, plus élégantes que celles des parias – ou des gobelets, ne trouva rien qui pût servir de pansement, tourna la poignée de l’une des portes qui se découpaient sur les cloisons, entra dans une pièce minuscule dont l’éclairage ténu révélait, dans un coin, un corps allongé sur une couche.

Un grave jeune et nu, inerte.

II n’avait pas de jambelles, comme l’affirmaient les légendes, mais des membres épais qui s’achevaient en d’étranges mains redressées aux doigts courts et noueux. Pour le reste, il ressemblait aux parias du Cyclope, n’étaient-ce la largeur de son torse, de son cou et de ses bras, l’aspect massif et noueux de ses articulations, les poils clairsemés qui habillaient certaines parties de son corps. Il ne respirait pas, ou alors si faiblement qu’on ne discernait pas les mouvements de sa poitrine ni son souffle. Pourtant il ne paraissait pas mort, plutôt plongé dans un sommeil profond.

Un sommeil sans retour...

Que celle ou celui qui pénètre la Zongrave, que celle-ci ou celui-là sache qu’il rencontrera des gisants qui ressemblent à des morts mais qui sont seulement prisonniers du sommeil sans retour...

Fasciné, Bœn réprima son envie de contempler plus longtemps cette apparition surgie des vieux mythes parias, gardant à l’esprit que la blessure de Loriale réclamait des soins urgents. Il trouva ce dont il avait besoin sous la forme d’un bout d’une matière blanche aussi souple et résistante que les feuilles de sauvante. Il remonta sur le toit, déchira la matière en deux parties à l’aide de ses dents et les noua l’une par-dessus l’autre autour de la taille de Loriale. Maculé de taches écarlates, le pansement parvint au bout de quelques instants à juguler l’hémorragie.

Bœn rassura sa compagne d’une caresse sur le visage et la prit dans ses bras. Secouée de temps à autre par des soubresauts, elle finit par s’assoupir dans la chaleur de leurs corps. Ils restèrent dans cette position jusqu’à la tombée de la nuit. Le silence de la Zongrave se peupla de grattements, de cris perçants, de grondements menaçants. Des étoiles s’allumèrent au-dessus de la cité, trop régulières et parcimonieuses pour reproduire le foisonnement splendide des nuits d’Onœ.

Bœn décida de se réfugier à l’intérieur de la construction. Loriale pourrait y reprendre des forces en toute tranquillité – les chances étaient infimes que l’occupant grave se réveille. Et puis il y dénicherait peut-être des vivres qui lui permettraient d’assouvir une faim dévorante. Il rencontra des difficultés à se faufiler par l’ouverture et à descendre au premier niveau en portant le corps inerte de Loriale. Une fois en bas, il coucha la jeune femme sur le plus large des sièges, étala une couverture de matière souple sur sa poitrine et son bassin, s’assura qu’elle dormait paisiblement avant de se mettre en quête de nourriture.

Il explora une pièce où il découvrit un deuxième corps plongé dans le sommeil sans retour décrit par les stances du grand Cycle. Une femme, aux formes plus rondes et déliées que celles du jeune homme, à la peau plus claire et glabre – hormis la toison sombre en haut de ses membres inférieurs. Ses lèvres pleines s’étaient figées en une amorce de sourire et ses traits détendus mettaient en valeur sa beauté. De la masse de ses cheveux noirs s’échappait un rayon qu’on aurait pu prendre pour un fil étincelant. Il se jetait, juste sous le plafond, dans un réseau d’autres rayons qui ressemblait, en plus étroit et moins fourni, à la barrière grésillante de la grande salle de la Zongrave.

Un grondement de son estomac arracha Bœn à sa contemplation. Il visita deux autres pièces. La première, exiguë, ne renfermait que des bouts de matière souple, les uns pliés sur des étagères, les autres déployés sur les meubles. Des vêtements, il lui fallut un moment pour s’en rendre compte. Certains avaient la forme approximative des robes éphémères de sauvante dont s’habillaient les parias lorsqu’ils voulaient parader ou séduire ; il ne comprit pas comment s’enfilaient les autres, sans doute parce qu’ils étaient conçus pour les membres inférieurs des graves. Dans la deuxième pièce, il découvrit le corps d’un enfant de sexe masculin aux cheveux aussi noirs que ceux de la femme. Ses yeux grands ouverts donnaient une première impression de vie, aussitôt démentie par la rigidité mortuaire de ses traits. Ce regard vitreux, dans lequel Bœn espéra entrevoir une étincelle, ne fit que révéler et accentuer le malaise sournois qui le rongeait depuis qu’il s’était introduit dans l’habitation.

Il ne trouva pas d’autres vivres que des galettes séchées entreposées dans un garde-manger en forme de cône. Il en mangea plusieurs malgré leur aspect peu engageant et leur goût prononcé de moisi. Il les fit passer avec de grandes rasades d’une eau amère qu’il but à l’orifice d’un bec verseur recourbé, puis, luttant contre une envie tenace de vomir, il s’allongea aux côtés de Loriale, tira la couverture et sombra dans un sommeil agité.

Il se réveilla en sursaut, persuadé qu’un son avait retenti dans la pièce. Redressée sur un coude, Loriale le fixait d’un regard inquiet. Les taches avaient viré au brun foncé sur son bandage improvisé, signe que le sang avait séché.

« Tu as entendu ? »

La voix faible de la jeune femme, presque inaudible, avait pris une résonance tragique dans le silence nocturne.

«J’ai cru entendre quelque chose, répondit-il. Mais c’était comme dans un rêve. »

Il demeura pendant quelques instants à l’écoute de l’obscurité effleurée par les halos de lumière qui s’allumaient à chacun de leurs mouvements.

« Où sommes-nous, Bœn Sissia ? »

Elle l’interpellait par le nom de sa mère. Un bon signe : elle avait recouvré en grande partie ses moyens.

« Dans une maison grave.

— Elle n’est pas habitée ?

— Si, mais ils... dorment. »

Elle observa le pansement. Un voile de terreur glissa sur son visage creusé par la fatigue et la faim. Elle chassa l’odieux souvenir du gardien de la Zongrave d’un mouvement de tête énergique.

« Ils dorment du sommeil sans retour dont parlent les stances du grand Cycle, ajouta Bœn.

— Pourquoi la pesanteur nous a-t-elle relâchés ? »

Il haussa les épaules.

« Seule la senticielle pourrait nous donner la réponse.

— Est-ce que les gardiens ne l’ont pas... ne l’ont pas... »

Elle éclata en sanglots. Bœn la serra dans ses bras et la berça avec toute la tendresse dont il était capable. À cet instant, il perçut à nouveau un son prolongé et mélodieux, tendit l’oreille, prit conscience que ce chant ne venait pas de la nuit mais résonnait à l’intérieur de lui.

Le chant de chaque être vivant était unique et indissociable. Les enfants du Tout avaient fait le plus beau des présents à Seke en lui apprenant à reconnaître son propre chant. Il ne pouvait se noyer dans l’océan de données de PRIMA puisque son empreinte sonore lui permettait de conserver son identité, la conscience de lui-même, à l’intérieur du labyrinthe. Le siège de la pensée et de la mémoire étant logé dans le cerveau, l’intelligence n’avait pas d’autre choix que de maintenir en vie son corps qui gisait à côté de celui de Marmat et parmi des centaines d’autres dans la grande salle du dôme – il les avait aperçus grâce aux images enregistrées par les capteurs, reliés les uns aux autres par un réseau de faisceaux cohérents. Elle les avait plongés dans une catalepsie qui ralentissait les fonctions vitales et prolongeait leur existence pendant plus d’un millénaire. Elle n’avait déploré pour l’instant qu’un pourcentage négligeable de pertes, quelques-uns de ses « donneurs » les moins robustes qu’elle avait jetés dans les fours à haute densité – toujours ce souci d’éradiquer les foyers potentiels d’entropie.

Seke se déplaçait dans la masse des données avec la vivacité d’un souffle. Perturbée, l’intelligence avait entrepris de le neutraliser – le circonscrire à l’intérieur d’un périmètre sécurisé –, mais ses salves d’informations arrivaient toujours avec un temps de retard. Les réactions de l’intrus n’étaient pas rationnelles, ce qui expliquait l’inefficacité inhabituelle des défenses de PRIMA.

Il essayait de favoriser la progression des deux visiteurs jusqu’à la centrale d’énergie située dans la carcasse du vaisseau. Ces deux-là, pour l’instant réfugiés dans une habitation des quartiers est, représentaient la dernière chance : des quatre autres parias qui avaient ouvert la porte du rempart quelques heures plus tôt, deux étaient tombés sous les dents des cher-fleurs gardiens, un avait disparu dans le calice d’une vore, et la dernière, une femme, s’était empalée sur les épines rétractiles d’un arbre-piège.

Il avait localisé le programme qui gouvernait l’augmentation de la masse des molécules, mais il n’était pas parvenu à s’y introduire, refoulé à chaque tentative par les systèmes de cryptage installés par PRIMA. Pourtant, la gravité artificielle s’était brusquement atténuée, et les deux visiteurs avaient pu échapper à la fois à la pesanteur de la zone couverte et aux dents des cher-fleurs. Seke n’avait pas cherché à découvrir les raisons de cet affaiblissement miraculeux, il s’était appliqué par tous les moyens possibles à guider les parias jusqu’à la centrale énergétique du vaisseau.

La cuirasse de l’intelligence présentait un défaut, comme toutes les entités : elle dépendait de l’antique centrale qui avait propulsé le vaisseau à travers l’espace. Elle avait effectué les transformations nécessaires à une alimentation continue en énergie mésonique, mais, même protégée par des cloisons renforcées, la centrale restait exposée à une intervention extérieure.

Avant de s’enfuir, les parias avaient tenté de la saboter des siècles plus tôt, provoquant des dommages qui auraient pu être irréversibles sans l’intervention des veilleurs.

Prise au dépourvu par l’intrusion des quatre premiers visiteurs – les statistiques ne l’avaient pas préparée à un retour des descendants des parias –, l’intelligence avait réagi avec une promptitude remarquable : elle avait accentué l’intensité de la gravité et dépêché une horde de cherfleurs génétiquement modifiés dans la ceinture végétale des quartiers est.

Deux autres parias s’étaient à leur tour introduits dans la zone couverte. Ceux-là auraient dû périr sous les crocs des cherfleurs si la force d’attraction n’avait pas subitement décliné. Tout en recherchant les causes de ce dysfonctionnement – une manifestation de l’entropie ? –, PRIMA avait pris la précaution de disposer tous ses veilleurs disponibles autour de la centrale d’énergie. Elle attendait désormais, estimant que le temps jouait en sa faveur : elle aurait rétabli la gravité artificielle avant que les intrus n’aient réussi à atteindre l’épave du vaisseau, elle aurait encore renforcé la présence des veilleurs, ces soldats qu’elle avait fabriqués sur le modèle humain tout en leur ajoutant une grande quantité de ses propres données. Après, elle fermerait la brèche ouverte par les parias, elle rendrait son étanchéité à la zone couverte, elle achèverait sa mise en place de l’ordre parfait, jusqu’à ce que les programmes implantés par l’adorateur du serpent aux plumes de sang se déclenchent et lui commandent de mettre fin à l’expérience.

Une intervention inutile dans le fond : supprimer tout germe d’entropie revenait à empêcher la vie de s’épanouir, puisque la vie n’allait pas sans tension, sans chaos, sans désordre. En privilégiant la recherche systématique de l’ordre parfait, PRIMA concourait depuis toujours à l’avènement du néant, à l’effondrement de l’univers des formes.

Seke n’avait pas recueilli d’informations détaillées sur le culte du Dragon de la fin des temps : il émanait de sociétés secrètes qui s’étaient développées dans le système originel et plongeait ses racines dans un passé oublié. Exploitant les Guerres de la Dispersion pour se structurer à travers l’espace et le temps, il poursuivait toujours le même but, le retour au vide primordial, l’établissement d’un néant perpétuel et morne. Il avait pris pour nom et symbole l’anguiz, ou anqizz, un animal dont personne n’avait pu prouver l’existence, un petit reptile doté d’un bec, de plumes, de pattes, de griffes, d’un dard recourbé semblable à celui des scorpions. Il s’était glissé dans tous les supports possibles et imaginables, non seulement dans les organisations humaines et dans les vaisseaux de l’exode, mais aussi dans les IDA, les intelligences d’assistance, et dans toutes les formes de mémoire artificielle. Il avait entrepris un gigantesque travail de sape, ne négligeant aucun moyen, aucune piste.

Seke avait eu un aperçu de la haine farouche que le Dragon vouait aux griots célestes, ses ennemis prioritaires, un antagonisme qui avait lui aussi des racines très profondes, antérieures aux Guerres de la Dispersion. Remonter à la source du conflit serait indispensable mais difficile, voire impossible.

Qui peut rendre l’harmonie à une forme qu’il ne perçoit pas ? disaient les enfants du Tout.

Seke se concentra sur le son de sa forme. Les réactions des deux parias dans la maison indiquaient qu’ils percevaient son chant. Ce premier échange avec les visiteurs était passé au travers des mailles du filet de l’intelligence. Pourrait-il leur communiquer des informations à distance, comme Danseur-dans-la-tempête lui avait transmis le contenu de sa mémoire avant d’achever son cycle ?

Tout en se déplaçant pour échapper aux attaques incessantes de PRIMA, il envoya une première salve de suggestions à destination des parias.