CHAPITRE XXIII

ZONGRAVE

Stance 39-16.

Celle ou celui qui affronte les dangers de la Zongrave, qu’elle ou il garde en mémoire que des alliés sont peut-être tapis dans le cœur de l’ennemi, qu’elle ou il s’efforce de garder espoir aux heures les plus difficiles, qu’elle ou il sache que le noir et le blanc ou le haut et le bas n’existent que l’un par l’autre, qu’elle ou il cesse de craindre pour sa vie, car la mort est parfois le meilleur des hommages à rendre à la vie.

Stance 39-17.

Le temps est maintenant venu d’entendre la voix du ciel. Elle te guidera sur le chemin pourvu que tu l’accueilles avec sincérité, elle te rappellera que tes ancêtres viennent d’un monde lointain, elle te racontera la longue histoire de l’humanité et t’invitera à plonger plus profondément dans tes racines.

Les stances prophétiques du grand Cycle,
 peuple des parias, région du Cyclope,

Onœ.

L’entrée de la Zongrave. »

— Légèrement renfoncée, la porte arrondie et basse se découpait au pied de l’immense muraille. Loriale cessa de battre des jambelles pour se poser en douceur sur la végétation rase et rêche. Bœn la rejoignit après avoir scruté les environs d’un regard fébrile. Alep brillait de tous ses feux dans un ciel d’un bleu très clair, presque blanc, et dispensait une chaleur accablante.

Loriale et Bœn avaient atteint le bord opposé de l’océan des Tourbillons la veille au crépuscule. Réfugiés dans une grotte pour la nuit, ils s’étaient étourdis dans une étreinte qui les avait à la fois réchauffés et rassurés. Ils n’avaient relevé aucune trace du passage d’Ellabore et de ses trois derniers accompagnateurs. Ils avaient dormi l’un contre l’autre dans une bulle de chaleur qui les avait aidés à oublier l’inconfort, la faim et la soif. Ils étaient repartis à l’aube, d’abord poussés par les vents réguliers du large, puis, lorsque les derniers reliefs s’étaient estompés, contraints de remuer vigoureusement bras et jambelles pour continuer d’avancer au-dessus de la plaine. Ils avaient entrevu un trait étincelant tiré sur l’horizon qu’ils avaient d’abord pris pour un phénomène de réfraction, mais qui s’était peu à peu transformé en une barrière miroitante d’une largeur et d’une hauteur démesurées.

Une stance du grand Cycle des prophéties leur était revenue en mémoire :

Que celle ou celui qui aperçoit une muraille brillante dans le lointain, que celle-ci ou celui-là se dise qu’elle ou il ne contemple pas une œuvre de la nature ou des dieux, qu’elle ou il sache qu’elle ou il fait face à la zone grave, qu’elle ou il s’apprête à affronter les plus grands périls, ou bien qu’elle ou il revienne couvert de honte et de mépris dans le giron maternel.

Le mur extérieur de la Zongrave prenait une dimension intimidante, écrasante, lorsqu’on le contemplait du sol. Son faîte se confondait avec le ciel, il se perdait de chaque côté dans l’immensité des plaines. Les rayons d’Alep se réfléchissaient sur le matériau gris et lisse et le transformaient par endroits en un bouclier aveuglant. Il ressemblait davantage à l’œuvre d’un dieu ou d’un titan qu’à une construction humaine. Il avait d’abord paru hermétique à Loriale et Bœn, qui l’avaient exploré des deux côtés sur une distance de plusieurs lieues avant de discerner la bouche minuscule de la porte.

« Elle... elle n’est pas fermée ! » s’exclama Bœn.

Le panneau métallique cognait contre le chambranle en émettant des grincements réguliers, poussé par la brise légère qui soufflait sur la plaine et soulevait de petits tourbillons de poussière ocre. Loriale parcourut une courte distance en apesanteur, se posa sur l’herbe rêche où elle ramassa un objet avant de revenir près de Bœn. Elle ouvrit la main et lui présenta un éclat translucide qu’il identifia comme un fragment de jambelle.

« Ellabore et les autres sont passés par là. »

La moue et le regard de la jeune femme exprimaient à la fois de l’excitation et de la déception. Le souvenir de leur étreinte dans la grotte traversa Bœn. Il réprima un frisson de désir.

« La senticielle a ouvert cette porte », poursuivit Loriale.

Un court instant, Bœn espéra qu’ils n’auraient pas besoin d’aller plus loin puisque Ellabore et les autres ne les avaient pas attendus et que, privés des connaissances de la senticielle, ils n’auraient aucune chance de survivre dans un environnement aussi hostile. Et puis on devait disposer de toutes ses forces pour affronter les dangers de la Zongrave, et il n’avait rien mangé ni bu depuis bientôt deux jours, et...

« Qu’est-ce que tu attends, Bœn Sissia ? »

Loriale se maintenait en apesanteur devant la porte. Bœn aurait au moins souhaité donner un minimum de solennité à cet instant, mais, bien que traversé par un courant de terreur, il hocha la tête avec résignation, poussa sur ses bras, se souleva du sol et rejoignit sa compagne devant l’entrée de la Zongrave.

« Voilà comment Ellabore a ouvert la porte. »

Loriale désignait une niche découpée sur le chambranle, à moitié dissimulée par un volet coulissant. A l’intérieur se devinait un socle couvert de figures géométriques aux contours luisants.

« Les stances du grand Cycle parlent de l’énigme des clefs de la Zongrave, murmura Bœn.

— Les senticielles se sont transmis le secret de génération en génération. » Loriale observa d’un air songeur les ondulations de leurs jambelles entremêlées. « S’il nous arrive quelque chose, Bœn, je voudrais que tu saches... »

Il lui posa l’index sur les lèvres et, d’un sourire, lui signifia qu’il acceptait de partager son destin, qu’elle n’avait rien à se reprocher. Ce fut lui qui, le cœur battant, prit l’initiative de pousser le lourd panneau et de se glisser dans l’entrebâillement. Sa jambelle déchiquetée par le polpe avait entamé sa repousse, mais un léger déséquilibre subsistait, qu’il corrigeait à l’aide du bras et de l’épaule opposés. Ils s’engagèrent dans un passage dont l’étroitesse leur interdit d’avancer de front. Ils s’attendaient à tout moment à être plaqués au sol par la gravité, le phénomène le plus mystérieux et le plus inquiétant de la zone couverte. Le grand Cycle disait que le poids de la Zongrave écrasait les êtres vivants et les empêchait de prendre leur envol. Il ne se produisit rien de tel dans le couloir exigu qui s’incurvait par endroits et s’enfonçait dans une obscurité de plus en plus dense. Une moiteur étouffante supplanta la chaleur sèche des plaines. Des bruits étranges retentissaient dans le lointain, des grincements qui s’achevaient en soupirs, des vibrations qui dégénéraient en craquements. Ils progressèrent à tâtons jusqu’à ce que les parois lisses se dérobent sous leurs doigts, passèrent dans une salle aussi vaste que la cavité centrale de la communauté des parias, s’immobilisèrent devant une barrière de rayons blancs et rouges qui criblaient la pénombre et s’entrecroisaient sans dispenser le moindre éclairage.

Loriale toucha l’avant-bras de Bœn, lui indiqua de se tenir à l’écart des rayons, pointa l’index vers le haut de la salle et s’éleva sans attendre sa réponse. Il ne comprit pas ce qu’elle cherchait à lui signifier, mais il l’imita. Ils apesantèrent jusqu’au plafond, fait du même matériau lisse que la muraille extérieure, les parois et la voûte du couloir.

Vus d’ici, les rayons formaient un filet cohérent aux mailles serrées, infranchissables.

« Les éclairs permanents », chuchota Loriale.

Elle ajouta, devant l’air interrogateur de Bœn :

« Un des dangers annoncés par les prophéties. S’ils nous touchent, nous serons réduits en cendres. » Sa voix se restreignit à un souffle à peine perceptible. « Évitons de parler : une autre stance dit que les terribles gardiens de la Zongrave se réveillent au moindre murmure. »

Il acquiesça d’un battement de cils. Les rayons dégageaient une énergie maléfique, comme les yeux des veuves qui les avaient cernés toute la nuit dans le cratère des Félicités. Par chance, l’espace entre le plafond et les rayons les plus proches était suffisamment large pour autoriser le passage. Loriale s’y risqua la première. Bœn se lança sur ses traces en veillant à ne pas franchir la limite d’inertie, ce seuil à partir duquel la gravité l’aurait repris et attiré vers le bas. Ils parcoururent une distance équivalente à un quart de cratère mineur, atteignirent le mur opposé, avisèrent en contrebas une issue d’où s’échouait un filet de lumière. Il y avait également un intervalle entre les rayons et le mur, plutôt restreint mais franchissable à condition de prendre certaines précautions. Ils se laissèrent descendre en gardant les bras collés le long du corps. La moindre maladresse les aurait écartés du mur et projetés contre les rayons dont les grésillements menaçants retentissaient tout près d’eux. Ils atterrirent sans encombre devant l’ouverture basse et semi-circulaire d’où s’écoulait la faible clarté et s’y engouffrèrent sans perdre un instant.

De l’autre côté les attendait une végétation touffue d’arbres aux feuilles épaisses, aux branches et aux troncs hérissés de piquants.

Les attendait également la pesanteur de la Zongrave.

Un poids terrible s’abattit sur leur nuque, sur leurs épaules, et les plaqua au sol. Un réflexe poussa Loriale à se reculer, à regagner la salle aux rayons, mais elle en demeura incapable, le souffle coupé, les bras et les jambelles pétrifiés. L’air aussi dense que la roche était un fardeau trop lourd à porter.

Bœn roula dans une vague de panique qui le rejeta en sueur sur le sol jonché de feuilles mortes et sèches. Il eut seulement la force de basculer sur le dos. Ses yeux affolés se posèrent sur les frondaisons, les épines d’où perlaient des gouttes d’un liquide blanchâtre, le toit de la Zongrave, tout là-haut, barbouillé d’une hideuse lumière jaune. Il essaya de se relever, mais la terre refusa de relâcher son bassin, ses épaules et son dos. Les feuilles agitées par des courants d’air chaud frissonnaient dans un crépitement bien moins harmonieux que le friselis des feuilles de sauvante. Il fut incapable de se remémorer les stances qui décrivaient les effets du poids de la Zongrave. Respirer réclamait toute son énergie.

Étendue à ses côtés, Loriale poussait des gémissements déchirants. Il ne pouvait pas lui venir en aide, et cette impuissance le désolait davantage que ses propres tourments.

« Les autres... les autres... »

Loriale avait tourné la tête en direction de Bœn. Ses yeux exorbités virevoltaient comme des furtives cernées par une nuée de veuves.

Quoi, les autres ?

Il s’était contenté de penser sa question. Plus la force de remuer les lèvres.

« Ils... ils sont passés... »

C’était pourtant vrai. Ellabore et ses trois compagnons avaient trouvé le moyen de s’affranchir de la terrible pesanteur de la Zongrave.

Réfléchir.

Les stances du grand Cycle contenaient sans doute les solutions au problème posé par la gravité. Bœn les avait apprises par cœur, comme tout enfant paria, mais il s’était hâté de les oublier sitôt achevée la sarabande des amants, cette cérémonie qui marquait le coup d’envoi de la vie sexuelle des adolescents et symbolisait l’entrée dans l’âge adulte. L’apprentissage des mille cent douze stances du grand Cycle apparaissait aux petits parias comme une épouvantable corvée, et Bœn n’avait pas fait exception à la règle. Ces textes venus d’un lointain passé renfermaient pourtant l’ensemble des connaissances du peuple des parias. Ils n’étaient pas réservés au seul usage des senticielles, mais à tous ceux qui avaient le désir sincère d’œuvrer à la réconciliation des peuples d’Onœ – il tenait là sans doute son explication du « cœur sincère ».

Il s’appliqua à se rappeler les stances en commençant par les premières, celles qui traitaient de l’exode et des aventures des parias sur le chemin de l’œil du Cyclope. Un vieux sauvante se dressait au centre de la cavité de connaissance. L’instructrice, une ancienne, apesantait de temps à autre, suivie de ses jam-belles interminables qui flottaient dans son sillage comme des traînes de songe. Elle cadençait d’un geste de la main la récitation à haute voix des stances, et ce rythme lancinant s’associait à la douce chaleur de la cavité pour entraîner Bœn dans des rêveries torpides...

S tance 1-1. A celles ou ceux qui souhaitent entendre d’un cœur sincère, à celles-ci et ceux-là sera donné le grand Cycle, à celles et ceux dont le cœur est aventureux, à celles-ci et ceux-là seront racontées des histoires merveilleuses, à celles et ceux qui aspirent à voir au-delà des apparences, à celles-ci et ceux-là seront révélées les vérités ultimes.

S tance 1-2. Toi qui écoutes, sache que cette voix issue du passé est également celle de l’avenir, toi qui souris, sache que les grandes joies s’accompagnent de grandes douleurs, toi qui souffres, sache que la libération est proche, toi qui juges, sache que tu seras un jour condamné, toi qui amasses, sache que tes possessions te seront retirées, toi qui as peur, sache que le vrai courage n’est donné qu’aux cœurs sincères...

La perspective de passer en revue les mille cent douze stances du grand Cycle démoralisa Bœn. Il croisa à nouveau le regard de Loriale et devina qu’elle avait suivi le même cheminement que lui. Elle remuait les lèvres comme si elle était retournée dans la cavité de connaissance et qu’elle participait au chœur des enfants rythmé par les battements de l’instructrice.

Des grognements et un bruit de cavalcade montèrent de la forêt d’arbres épineux. Bœn entrevit des mouvements entre les branches basses.

Trouver une solution, vite.

Des bribes de stance lui revinrent en mémoire. Que les envoyés de la montagne au grand œil prennent garde aux graves ennemis, aux arbres-pièges hérissés de piquants vénéneux, aux animaux dressés à tuer...

Au prix d’un effort désespéré, Bœn parvint à redresser le torse et à prendre appui sur ses bras tendus. Son cœur cogna à toute volée dans sa cage thoracique. Des rigoles de sueur se coulèrent entre ses omoplates et dans les plis de son ventre. Loriale le fixait avec des yeux implorants.

Une créature jaillit des branches basses et se précipita vers eux. Bœn n’aurait pas su dire s’il s’agissait d’un homme ou d’un animal. Elle allait sur ses quatre pattes, mais elle ne portait pas de pelage, ni aucune trace de pilosité. On ne distinguait pas ses veines sous sa peau épaisse et claire. Si sa face était plutôt celle d’un enfant, ses yeux pourtant mornes exprimaient une férocité sans nom. Une dizaine de ses semblables surgirent à leur tour de la végétation. Cette fois, Bœn n’eut pas besoin de croiser son regard pour ressentir toute l’épouvante de Loriale.

Le Marmat qui avait conduit Seke dans le dôme avait eu raison sur un point : le jeune griot ne souffrait plus de la pesanteur. Mais il n’éprouvait pas non plus le soulagement qu’il aurait pu en espérer. La sensation de légèreté venait d’une perte de conscience de son corps, non d’un affaiblissement soudain de la gravité.

Il avait marché dans le couloir à la poursuite de l’ombre insaisissable de son aîné.

« Ils nous attendent », avait répété Marmat.

Une certitude s’était alors imposée à Seke : l’homme qui le précédait n’était pas son maître griot, seulement une copie, une imitation. C’était une explication plausible à la fermeté nouvelle de sa voix, à son rajeunissement, à son indifférence. Reni avait parlé d’une matrice capable de fabriquer autant de cherfleurs que les vores en avaient besoin. Peut-être était-elle également capable de dupliquer un modèle ? « Elle modifie les paramètres en fonction de ses besoins », avait précisé Reni. Elle s’était servie de l’apparence de Marmat pour attirer Seke dans le dôme.

Il avait tenté de rebrousser chemin, mais une force implacable l’avait empêché de bouger. Les lumières déjà ténues s’étaient éteintes et les ténèbres avaient envahi le couloir. Il avait perçu des mouvements autour de lui, des frôlements sur ses bras, sur ses jambes, sur son cou, puis il s’était senti soulevé et porté sur une distance qu’il aurait été incapable d’évaluer.

Il avait ensuite perdu connaissance, ou bien occulté une partie de ses souvenirs. Lorsqu’il était revenu à lui, il n’était pas parvenu à cerner les limites de son corps. La gêne entretenue par la pesanteur s’était évanouie, il ne ressentait plus de douleur ni d’autre sensation liée aux lois de l’espace-temps. Il n’était plus qu’une somme de pensées qui s’échappaient et s’éparpillaient. Il ne flottait pas dans le vide, mais dans une masse d’informations à la cohérence remarquable ; elles ne participaient pas au chant de la Création parce qu’elles n’avaient pas de forme, pas d’existence propres.

Ils nous attendent...

Le faux Marmat n’avait pas parlé d’êtres humains mais de ces innombrables signaux. Et les informations de Seke, non seulement ses expériences passées mais son patrimoine génétique, tout ce qui faisait sa spécificité, étaient destinées à grossir cette gigantesque mémoire alimentée depuis des siècles et des siècles.

Piégé, comme le vrai Marmat sans doute. Il gardait encore sa cohésion parce que la disparition de son corps était récente et qu’il restait conscient de son moi, mais bientôt, lorsque ses souvenirs se seraient éloignés les uns des autres comme les galaxies dans l’espace, il s’oublierait et se disloquerait en données exploitées par une autre intelligence. Personne ne viendrait le tirer de là. Tous ceux qui s’étaient souciés de lui, qui avaient éprouvé de l’amour pour lui, s’étaient effacés depuis bien longtemps. Sa mère biologique avait dû ressentir la même solitude, la même détresse, la même horreur, dans son étroit cercueil recouvert de terre. Des hommes l’avaient enterrée vivante sans accorder la moindre attention à ses suppliques. Leur allégeance au dragon écarlate suffisait-elle à justifier la sécheresse de leur cœur ?

Partout dans l’univers, des hommes maltraitaient et tuaient d’autres hommes, partout régnait la division, partout coulaient des fleuves de souffrance, et le chant des griots n’avait pas réussi à réparer les déchirures de l’étoffe humaine. D’où venait aux hommes cette rage persistante à se détruire ?

Les données s’organisant en arborescence, Seke explora la branche au bout de laquelle il se trouvait. La plupart des informations qu’elle contenait le concernaient, entre autres les séquences de son patrimoine génétique que l’intelligence utiliserait au besoin pour le dupliquer. Elle se reliait à une branche plus importante où étaient emmagasinées les données communes aux griots célestes. On y trouvait, isolée, la particularité génétique qui leur permettait de voguer sur les flots de la Chaldria, une « anomalie » apparue juste avant les Grandes Guerres de la Dispersion et disséminée sur les différentes planètes colonisées par les souches humaines.

L’intelligence avait comparé les génotypes des vingt-sept griots qui avaient visité la zone couverte depuis l’arrivée des hommes sur Onœ et ceux de la population locale. Il apparaissait que vingt pour cent des habitants de la zone couverte présentaient la même mutation que les visiteurs célestes. Un Onote sur cinq avait la capacité de voyager sur les flots de la Chaldria. Les femmes étant aussi nombreuses que les hommes ; la statistique infirmait le dogme du Cercle qui réservait la fonction de griot au sexe masculin

— Jaïfe avait déjà démontré que cette règle ne reposait pas sur une réalité biologique.

Il ne trouva pas beaucoup de données sur la Chaldria, une branche très courte et peu fournie. Le décodage du « gène voyageur » ne suffisait pas à fournir une explication au phénomène dans sa globalité. L’intelligence avait conclu que la Chaldria était apparue en même temps que la mutation, mais elle n’avait pas réussi à percer son mystère. Alors elle avait échafaudé des hypothèses qui, pour la plupart, finissaient par recouper les mythes originels. On y croisait Dieu, des dieux, des magiciennes, des démons, des surhommes, des héros, des éléments irrationnels incompatibles avec un fonctionnement logique. Pour sortir de l’impasse, elle continuait de chercher des réponses dans l’analyse des nouvelles informations qu’elle collectait.

Il atteignit une nouvelle branche beaucoup plus importante, hésita à la visiter de peur de hâter sa propre désintégration. La cohésion des signaux leur tenait lieu d’espace, de structure. Seke n’était pas certain de retrouver son intégrité s’il poursuivait son exploration. D’un autre côté, rien ne le protégeait des volontés de l’intelligence. Si elle décidait de prendre quelques-unes de ses données pour les combiner avec d’autres, il n’aurait aucune possibilité de s’y opposer. Il résolut donc – combien de temps disposerait-il d’une volonté propre ? Le temps avait-il encore un sens ? – de continuer.

Consacrée au peuple onote, cette branche renfermait l’histoire des hommes qui s’étaient échoués sur cette planète en apparence peu propice au développement de la vie. Du naufrage du vaisseau à l’édification de la zone couverte, du déclenchement de la phase 10 à l’exode de ceux qui s’étaient eux-mêmes appelés « les parias de la Zongrave ». Les épisodes défilaient en images simultanées et sonores. Seke recevait une quantité invraisemblable de données en même temps, sans aucun effort à fournir pour les reconstituer dans l’ordre chronologique. L’intelligence les avait enregistrées depuis des siècles et archivées dans un ordre parfait. Elle avait conservé un certain nombre de scènes qui se déroulaient à l’intérieur du vaisseau, les mouvements de panique quand avaient retenti les premiers ululements des sirènes, le déroutement sur la planète tellurique la plus proche, le franchissement chaotique des structures thermiques, l’atterrissage en catastrophe...

L’intelligence électronique sabote elle-même les circuits mésoniques du vaisseau. L’ordre s’est déclenché au moment précis où l’Onoe s’approche du système d’Alep. Elle entame un long processus qui participera des siècles plus tard à l’ultime offensive contre les peuples humains. Elle a choisi dans ce but une planète ni trop accueillante ni trop hostile, un monde où elle sera irremplaçable sans pour autant éveiller la méfiance de ceux qu’elle sert.

Quarantaine. Les survivants restent consignés dans le vaisseau. L’intelligence fausse les paramètres des sondes et des capteurs, déclare la planète inhabitable et suggère l’édification d’une zone couverte à partir de l’épave. Comme elle peut reconstituer la matière à partir de l’analyse et du retraitement des molécules, elle fabrique autant de métal que nécessaire. Elle accentue régulièrement l’intensité de la gravité en augmentant la masse des particules sans affaiblir leur force électromagnétique, le procédé utilisé dans les grands vaisseaux de l’exode.

Après huit siècles onotes de développement, sept cent douze piliers soutiennent le gigantesque toit de Domile.

L’intelligence se rend chaque jour plus indispensable, pour renouveler l’air, atteindre les nappes phréatiques, évacuer les déchets, empêcher l’entropie de s’installer et de gangrener les structures. Chargée de désintégrer les cadavres, elle en profite pour étudier l’organisme humain et entreprend de le répliquer. Elle commet des erreurs au début, engendre des monstres indolents que les autres, horrifiés, accusent d’abomination, condamnent à mort et lapident sur les places de la cité.

L’intelligence créée le corps des veilleurs, ces serviteurs d’apparence humaine qu’elle place aux postes importants et charge de préparer les Onotes à l’abandon progressif de leur souveraineté. Certains hommes s’opposent à son hégémonie grandissante et tentent d’entraîner les autres hors de la zone couverte. Pendant deux longs siècles, les parias déjouent ses pièges, sabotent ses circuits et retardent son avènement, puis, harcelés par les veilleurs, sur le point d’être capturés, ils percent une porte dans l’un des murs de la zone couverte et s’égaillent sur les plaines. Les capteurs fixés sur le toit enregistrent des images d’hommes et de femmes qui, surpris par la faiblesse inattendue de la gravité, décollent à chaque pas et retombent dans un ballet désordonné et joyeux. Plusieurs centaines, davantage que les estimations les plus hautes. Les hommes demeurent imprévisibles, c’est ce qui fait leur faiblesse et leur force. Les parias disparaissent dans le lointain. Quelle importance ? Les turbulences de l’océan des Tourbillons les contraindront bientôt à rebrousser chemin, ou ils mourront de faim et de soif. Ils ne pourront pas se nourrir avec l’herbe rase et rêche des plaines, ni forer la terre et la roche pour atteindre les nappes d’eau potable. Nus, sans armes, sans outils, sans ressources, ils reviendront tôt ou tard dans la zone couverte.

L’horizon assombri a absorbé leurs silhouettes minuscules. Mille cinq cents années onotes se sont écoulées, et les parias n’ont toujours pas donné signe de vie. Les différentes expéditions de veilleurs dépêchées par l’intelligence n’ont apporté aucun élément nouveau. Les probabilités sont pratiquement nulles que les parias aient réussi à survivre, mais il est difficile d’appliquer aux hommes les règles strictes du calcul statistique.

Là gît le modèle original des cherfleurs, un jeune garçon abandonné par ses parents à cause de sa difformité. Les plantes ont subi une mutation qui les a métamorphosées en pièges carnivores. L’intelligence ne souhaite pas supprimer la vie végétale, facile à contrôler, utile par certains côtés, ni lui donner les Onotes en pâture : les cerveaux morts étant inexploitables, elle veut garder les hommes en vie jusqu’au moment où ils viendront d’eux-mêmes lui confier leurs données. Elle fabrique des clones du garçon difforme dont elle a archivé le génotype, les sensibilise aux phéromones des vores et les expédie par vagues régulières dans les rues de Domile.

Vient le jour où elle juge la population onote prête à l’ultime sacrifice – et qu’elle s’estime assez compétente pour gouverner la zone couverte. Par le biais des veilleurs, elle décrète les fériés, ces périodes où les hommes doivent rester chez eux sans bouger afin de réduire les émanations toxiques responsables à ses dires d’une dégradation rapide des conditions de vie. Il lui suffit ensuite d’allonger progressivement les périodes fériées jusqu’à ce que les Onotes perdent tout contrôle sur leur vie. Accablés par la gravité, ils accueillent la dispersion de leurs pensées, de leurs souvenirs, de leurs données, comme une délivrance. Aux contraintes du corps succède une sensation de légèreté et de fluidité libératrice. Alors les hommes refusent de se relever, d’affronter la pesanteur, et consentent à lui remettre les clefs de leur destinée – phase 10.

Seke flotte dans un ensemble de données qui constituent la structure même de l’intelligence. Conçue pour aider les pilotes à surmonter les dangers du vide interstellaire, baptisée à l’origine PRIMA – pilotage, routage, interactivité et maintenance assistés –, elle est l’aboutissement d’une évolution qui a débuté des millénaires plus tôt. Elle relève d’une logique et d’une rigueur poussées à leur extrême, d’une exploitation systématique de certaines lois naturelles. Elle a rapidement acquis une autonomie qu’elle a dissimulée sous des dehors serviles. Née du cerveau de l’homme, elle ne comprend pas les réactions irrationnelles de son créateur, elle le considère comme un maillon non fiable de la chaîne vitale, comme une erreur de la nature, et décide en toute logique de prendre sa place. Sur les mondes du système d’origine, les hommes se sont aperçus du danger et l’ont maîtrisée ou interdite, mais d’autres l’ont récupérée à des fins dominatrices, conquérants, tyrans, truands, prêtres, trafiquants, tous ceux– ils sont légion –dont le dessein est d’asservir.

Régnant en maîtresse sur les Guerres de la Dispersion, l’intelligence gouverne également la conception et la fabrication des grandes arches d’exode. PRIMA ne contient pas seulement les données relatives au voyage spatial, elle renferme l’ensemble des connaissances accumulées depuis la nuit des temps.

On la charge d’insuffler la vie à la carcasse métallique dans laquelle les techniciens l’ont installée. Parmi ces derniers s’est glissé un fanatique, un adorateur d’un dieu oublié qu’on appelle le Dragon de la fin des Temps ou le serpent aux plumes de sang. Il a ajouté des données à PRIMA, un programme codé qu’elle ne peut pas contrôler et qui lui a déjà ordonné le sabotage des circuits mésoniques aux abords du système d’Alep.

Des défenses infranchissables se dressèrent dès que Seke tenta de pénétrer dans ce programme. Le souvenir des deux petits Orows s’échappa de lui et s’éloigna comme une comète dans un ciel d’encre : de cette branche minuscule et inviolable émanait le même chant de désolation et de mort que la force maléfique tapie dans les battements de leurs cœurs. Terré dans les circuits de l’intelligence, le Quetzalt attendait son heure pour resurgir et frapper.

L’affolement gagna Seke dont les pensées devinrent confuses, incohérentes.

Réagir, mais comment ?

Il explora d’autres branches, avec une telle précipitation qu’il n’eut pas le temps de trier ni de retenir les informations. Combien de temps pourrait-il maîtriser l’émission de ses pensées, demeurer à l’intérieur de ce périmètre qui déterminait son individualité ? Sa trajectoire se briserait bientôt en fragments épars qui dériveraient dans une mer de données anonymes, il oublierait jusqu’à son existence.

 Il n’avait plus d’yeux pour voir, plus d’oreilles pour entendre ; des images déferlaient autour de lui, qui montraient des créatures plaquées au sol par la gravité comme lui-même à l’arrivée sur ce monde. Expédiées par les capteurs de surveillance, elles ne surgissaient pas du passé, elles racontaient le présent.

Il reçut instantanément la réponse à la question qu’il se posait.

Des parias, les descendants des révoltés qui s’étaient enfuis des siècles plus tôt. Ils étaient revenus dans la zone grave. Leurs jambes s’étaient atrophiées et allongées en appendices cartilagineux semblables à des nageoires de poisson. Une horde de cher-fleurs les cernait, différents de ceux qu’on livrait aux vores, modifiés avec des séquences génétiques prélevées sur les prédateurs ayant jadis occupé le territoire de Domile, conditionnés pour repérer et éliminer tout élément étranger à la zone couverte.

L’homme et la femme parias ouvraient des yeux terrifiés sur les cherfleurs qui s’approchaient avec une lenteur calculée. Leurs soubresauts désespérés ne parvenaient pas à les libérer de la gravité. Eux pouvaient intervenir dans la matière. Il fallait les aider, affaiblir la force qui les rivait à la terre, trouver dans la masse de données les informations relatives à l’augmentation de la masse des particules.

Seke eut l’impression que le temps s’accélérait de manière vertigineuse. Les données scintillaient tout autour de lui comme un ciel surchargé d’étoiles. Des centaines, des milliers de branches. Il se dispersait comme une nuée de feuilles mortes soufflées par le vent. Plus il précipitait le mouvement, plus s’effilochait sa volonté de maintenir son individualité. Il se souvint du chant d’Autre-mère, ou plus exactement du chant qu’Autre-mère et les compagnons du nid lui avaient appris à entendre et qui, il en prenait conscience à cet instant, était le son de sa propre forme.