CHAPITRE XIX

PARIAS

S tance 12-1.

À celle ou celui qui lit les signes, il sera dit un jour que celle-ci ou celui-là doit partir à la rencontre de ceux qui voyagent sur les courants de temps. L’accompagneront celles et ceux dont le désir est sincère d’entendre le chant de l’espace. Celles-ci et ceux-là ne regarderont pas le faible qui n’a ni les forces ni le courage d’aller au bout du voyage, qui n’est pas digne de pénétrer dans la Zongrave des ancêtres, moins encore d’entendre les griots célestes.

Stance 12-2.

Que les envoyés de la montagne au grand œil prennent connaissance des dangers qui les guettent. Qu’ils sachent avant de se mettre en chemin, que leur départ soit en lui-même un acte de bravoure et de volonté. Qu’ils se méfient des grandes veuves, des polpes des roches, des monstres féroces et innombrables qui peuplent le pays d’Once, des tempêtes de poussière, des projections de lave et de pierres. Quand ils auront atteint la Zongrave, qu’ils prennent garde aux graves ennemis, aux éclairs permanents, aux animaux dressés pour tuer, aux arbres-pièges, aux plantes mangeuses de chair.

Stance 12-3.

Qu’ils se souviennent, les envoyés de la montagne au grand œil, que le poids de la Zongrave écrase les êtres vivants et les empêche de prendre leur envol. Qu’ils s’épargnent les discordes qui divisent et affaiblissent, qu’ils conservent au plus profond d’eux cette unité qui les relie comme les doigts d’une même main.

 

Les stances prophétiques du grand Cycle,
peuple des parias, région du Cyclope,

Onœ.

Les signes... »

Les interminables jambelles d’Ellabore flottaient comme des traînes de poussière. Les autres la suivaient à distance sans oser la déranger, remuant de temps à autre bras et jambelles pour l’accompagner dans sa lente ascension vers le sommet du Cyclope. Le cratère baignait dans un clair-obscur que ne parvenaient plus à repousser les rayons mourants d’Alep, l’étoile du système. La nuit ne tarderait pas à tomber, et les parias devraient regagner leurs abris avant l’envol des veuves, les grandes noctules qui restaient tapies du matin au soir dans les grottes des flancs du volcan.

« Le temps est venu de gagner la Zongrave, déclara Ellabore. Les voyageurs célestes vont bientôt arriver ; nous devons aller à leur rencontre avant qu’il ne soit trop tard. »

Bœn fixa les étoiles naissantes avec intensité, mais ne discerna aucun signe, aucun phénomène annonciateur de la venue des griots. Il agita les jambelles pour combler l’intervalle qui le séparait de Loríale. Elle évoluait juste au-dessus de lui, vêtue d’une robe de branches et feuilles de sauvante, l’arbre luminescent qui poussait en abondance dans les cavités du pied du volcan, une véritable manne pour la communauté des parias. Tiges et feuilles avaient perdu de leurs propriétés photogènes en séchant, mais elles dessinaient encore des arabesques brillantes sur sa peau diaphane. Bœn, lui, s’était contenté de quelques feuilles plaquées au hasard sur sa poitrine et ses épaules, gagnant en liberté de mouvement ce qu’il perdait en élégance, en séduction.

Quelques jours plus tôt, il avait expérimenté en compagnie de Loríale la plus grande joie et la pire frayeur de son existence.

Elle s’était donnée à lui dans le Puits des Félicités, le bien nommé, un petit cratère voisin où les vagues de poussière changeaient de forme et de teinte selon la puissance des vents et la luminosité d’Alep. Il avait aimé plusieurs femmes dans l’ombre des abris, mais jamais sur les courants aériens, jamais dans cet état d’apesanteur où partenaire et plaisir se dérobaient sans cesse, où chaque geste déclenchait des figures imprévues, où les corps perdaient toute orientation, toute limite.

Des bruissements d’ailes les avaient avertis que la nuit était tombée. Ils n’avaient dû leur salut qu’à la proximité d’une faille trop exiguë pour les veuves. Jusqu’à l’aube, ils avaient subi les assauts des prédatrices géantes qui, une fois qu’elles avaient repéré une proie, se donnaient tous les moyens de la capturer et de la dévorer. Par bonheur, elles n’avaient pas réussi à désagréger la roche protectrice, et les deux amants distraits en avaient été quittes pour une interminable nuit de terreur.

Loriale tourna la tête en direction de Bœn, lui adressa un sourire complice par-dessous son épaule et s’arrangea pour lui frôler le visage des extrémités de ses jambelles. L’envie le traversa de saisir sa maîtresse par la main et de l’emmener à l’écart du petit groupe, mais les paroles d’Ellabore avaient engendré une atmosphère peu propice aux joutes amoureuses. Et puis les veuves allaient bientôt prendre leur envol, le moment était mal choisi de s’étourdir dans une fête des sens. Loriale et lui ne se verraient sûrement pas offrir une deuxième chance d’échapper aux griffes et aux crocs des grandes noctules.

« Il nous faut partir sans perdre un instant, reprit Ellabore. Dès cette nuit. »

Cette... nuit ?

Les sept compagnons de la senticielle se lancèrent des regards interdits. Partir cette nuit, cela signifiait la traversée de territoires hostiles, hantés de prédateurs nocturnes ; cela signifiait des adieux brutaux, tronqués, un arrachement auquel ils n’auraient pas eu le temps de se préparer ; cela signifiait enfin le retour à la fois espéré et redouté dans la Zongrave, le pays des graves, la terrible zone couverte d’où, des siècles plus tôt, avaient été chassés les ancêtres des parias.

« Voici ce que disent les signes : si nous manquons le rendez-vous, comme les générations qui vous ont précédés, les griots disparaîtront, et le lien avec les autres humanités sera définitivement tranché. »

Bœn eut beau scruter encore la voûte céleste, il ne vit rien de particulier dans l’agencement ou l’éclat des étoiles naissantes, ni dans le poudroiement scintillant du grand nuage du mage Ellan. Les senticielles, elles, détectaient des signes dans leur environnement, dans le ciel, les mouvements des ombres et des tourbillons de poussière. Les parias avaient une confiance totale en ces femmes qui exerçaient l’autorité morale sur la communauté. Choisissant et formant celles qui étaient appelées à leur succéder, elles vivaient à l’écart pour, disaient-elles, déployer une vigilance sans faille. Elles ne se mêlaient pas des problèmes quotidiens tels que le partage de l’espace et de la nourriture, mais elles étaient les derniers recours en cas de litige, et les anciens ne prenaient aucune décision majeure sans les consulter.

Une main effleura le poignet de Bœn. Loriale désigna d’un air inquiet Ellabore qui continuait de s’élever vers le sommet du Cyclope. Elle n’osait pas parler, de crainte de troubler la concentration de la senticielle, mais la peur agrandissait ses yeux clairs. Un voile ténébreux se déployait au-dessus du cratère et, bientôt, le petit groupe n’aurait plus la possibilité de regagner les abris avant l’éveil des grandes noctules.

« Pressons, dit Ellabore d’une voix forte. Les veuves ne s’aventurent jamais hors du cratère. Une fois que nous aurons franchi le sommet, nous serons tranquilles jusqu’à la faille des Echos. »

D’un bref échange de regards, Bœn et Loriale s’assurèrent qu’ils avaient bien compris la même chose : ils quittaient maintenant le refuge rassurant du Cyclope, le volcan éteint qui dominait le plateau de l’Atlante, ils partaient maintenant pour le long et périlleux voyage vers la mythique Zongrave.

Bœn se souvint qu’Ellabore avait paru à la fois pressée et déterminée dans la désignation de ses sept compagnons de quête des signes. Le hululement de la trompe avait invité le peuple des parias à se rassembler dans la cavité centrale. La senticielle était apparue sur le balcon des révélations éclairé par deux colonnes de lumière, elle avait prononcé sept noms dont celui de Bœn, fils de Sissia, avec une solennité inhabituelle, puis elle s’était élevée dans la cheminée principale sans ajouter un mot. Il se rappela sa joie lorsqu’il avait entendu le nom de Loriale, l’étonnante tristesse de sa mère lorsqu’il s’était lancé à son tour dans le large conduit, l’étrange pressentiment qui l’avait saisi lorsqu’ils avaient débouché dans le cratère comblé de lumière crépusculaire.

Ils partaient sans préparation, sans vivres, sans aucune des armes décrites par les prophéties du grand Cycle, les textes sacrés annonçant le retour à la Zongrave : pas de bâton cracheur d’éclairs ni d’armure scintillante, ni de prothèses solides qui leur permettraient d’affronter la gravité du pays des ancêtres. Les jambelles, les prolongements souples et translucides des vestiges de leurs membres inférieurs, ne leur seraient d’aucune utilité dans cette terrible pesanteur qui clouait au sol toutes les créatures vivantes.

Il y avait autant de peur que d’excitation dans les frissons de Bœn. Pas mal de fierté également : n’était-il pas l’un des envoyés des prophéties, l’un de ceux qui scelleraient la réconciliation entre les graves et les parias, qui feraient d’Onœ un monde à nouveau unifié, à nouveau fécond ? A l’exemple de Loriale, il battit des jambelles avec fougue pour atteindre le sommet du Cyclope avant la tombée de la nuit. Regroupés autour de la senticielle, les sept compagnons d’Ellabore s’élevèrent dans le cratère comme un vol de furtives, les proies favorites des veuves.

« Que c’est beau ! » s’extasia Loriale.

Bœn et elle évoluaient côte à côte en queue du petit groupe au-dessus de l’interminable plateau de l’Atlante. Un vent de face les empêchait de se maintenir dans la direction de Gem, l’étoile bleutée dont la magnitude éclipsait les onze autres astres du Rameau. Ils résistaient de leur mieux aux rafales et corrigeaient leur trajectoire à la faveur des accalmies. Peu habitués aux efforts soutenus, ils commençaient à ressentir de la lourdeur dans les bras, dans les épaules, dans la partie haute et dure des jambelles. Ellabore les exhortait de la voix et du geste : ils se reposeraient plus tard, lorsqu’ils seraient sortis du plateau de l’Atlante et qu’ils auraient atteint la rive de l’océan des Tourbillons. Ils se retournaient de temps à autre pour entrevoir le Cyclope assiégé par les ténèbres et effleuré par la lumière diffuse des étoiles. Le pic familier n’était plus qu’un spectre minuscule dans le lointain, un souvenir s’estompant peu à peu. Jamais ils ne s’étaient aventurés aussi loin du volcan et des crêtes arrondies qui l’entouraient comme une armée de subalternes. Depuis qu’elle s’était retirée dans ce refuge providentiel et difficile d’accès, la communauté des parias avait toujours refusé de s’en éloigner, par peur d’une attaque des phalanges exterminatrices des graves. De crainte également de manquer de nourriture et d’eau.

Des corolles lumineuses s’épanouissaient dans le ciel comme des traînées de poudre de sauvante. Les feuilles et les branches de leurs vêtements avaient cessé de briller. Au moins ils n’attireraient pas l’attention des prédateurs qui se fiaient surtout au sens de la vue. Une trentaine de pas plus bas – une distance suffisante, selon Ellabore, pour se tenir hors de portée des polpes de roche – se présentait un sol gris, nu, bosselé, d’une monotonie brisée par les bouches obscures des nids ou les lignes irrégulières des failles.

Sa transpiration collait les feuilles de sauvante à la peau de Bœn. Sa lassitude s’associait à une soif et une faim dévorantes. Le désespoir empoisonnait lentement ses pensées. Passé les premiers moments d’euphorie, il avait pris conscience que la senticielle les avait entraînés à leur insu dans une entreprise impossible. Une poignée de parias sans vivres ni armes n’avaient pratiquement aucune chance de parvenir aux portes de la Zongrave, encore moins d’en forcer le seuil. Même s’ils accomplissaient ce miracle – cette série de miracles –, ils devraient ensuite affronter les dangers de la zone couverte, la pesanteur, les millions de graves hostiles, les éclairs permanents, les animaux dressés à tuer, les arbres-pièges, les plantes carnivores...

Ellabore n’avait pas permis à ses sept compagnons d’embrasser leur famille, de saluer leurs amis, de contempler une dernière fois les paysages familiers de leur enfance. Sans doute avait-elle estimé que les effusions leur auraient coûté un temps et une énergie inutiles, sans doute ce départ à la sauvette avait-il facilité les séparations, mais Bœn gardait une rancune tenace envers la senticielle : qu’en était-il de la reconnaissance et de la gloire dues aux envoyés des prophéties ? De la fierté échéant aux familles et aux proches ? Quelle consolation pour les mères lorsqu’elles pleureraient leurs enfants disparus ?

« Bœn ! »

Le cri de Loriale le frappa avec la force d’un coup de poing. Perdu dans ses pensées, il avait atteint le seuil d’inertie, perdu de l’altitude, et il piquait tout droit vers la bouche ténébreuse d’une cheminée. Il battit machinalement des jambelles, mais la fatigue et l’hébétude se liguèrent pour rendre ses gestes confus, maladroits. Il parvint néanmoins à enrayer sa descente et resta un petit moment suspendu une dizaine de pas au-dessus du sol.

« Bœn ! »

Il releva la tête et rassura Loriale d’un sourire. Les six autres n’étaient déjà plus que des taches à peine visibles dans le lointain. Loriale lui cria encore quelque chose, mais sa voix se perdit dans le sifflement d’une rafale.

Bœn perçut un mouvement en dessous de lui. Un tentacule jaillit à la vitesse d’un éclair, s’enroula autour de ses jambelles et le tira vers le bas. Une masse indistincte du même gris que le sol émergea de la bouche de la cheminée.

Un polpe de roche.

Une dizaine d’autres tentacules convergèrent vers Bœn, qui, pris de panique, commença à se débattre. Chacune de ses contorsions ne réussit qu’à renforcer l’emprise du prédateur souterrain dont la gueule béante, presque aussi large que l’entrée de la cheminée, se garnissait de centaines de lamelles luisantes, tranchantes. Le vent désagrégeait les hurlements continus de Loriale. Bœn grêla le tentacule de coups de poing, avec pour tout résultat une nouvelle série de constrictions qui lui paralysa les jambelles. Alors il revit le visage de sa mère, Sissia, et des souvenirs oubliés resurgirent à la surface de son esprit. Ils avaient vécu heureux dans la minuscule cavité allouée par les anciens et éclairée par l’éclat perpétuel d’un sauvante. Sissia y avait reçu des hommes, comme toute femme en âge de séduire, mais elle avait toujours accordé la priorité à son fils. Elle n’avait pas conçu d’autre enfant et lui avait consacré un amour exclusif, témoignant même d’une jalousie féroce lorsqu’il s’était affranchi d’elle pour expérimenter ses premiers émois amoureux. Il l’entendit fredonner l’une des comptines qu’elle lui chantait pour l’endormir. Les paroles, auxquelles il n’avait jamais prêté attention, résonnèrent avec force dans son tumulte intérieur : Si le polpe vient te prendre, n’essaie pas de te défendre, si le polpe t’enfourne dans sa gueule, enfonce-lui ton doigt dans l’œil, si le polpe vient te prendre, n’essaie pas de te défendre, si le polpe... ton doigt dans l’œil... l’œil...

Il cessa de résister à la lente et inexorable traction du tentacule, s’efforça de maîtriser sa panique et observa le prédateur à demi émergé de la pénombre de la cheminée. Il ne remarqua rien qui ressemblât de près ou de loin à un œil sur le pourtour de la gueule béante, seulement une peau rugueuse, couleur de roche, incrustée de touffes éparses rappelant les plaques de mousse sur les parois et les voûtes des grottes du Cyclope. Une douleur aiguë monta de son bassin, se ramifia dans son torse, dans son crâne. Il leva les yeux sur Loriale. Elle remuait doucement les bras pour se maintenir hors de portée des autres tentacules, ombre pâle sur le fond étoilé, songe qui s’évanouissait comme le Cyclope au début de la nuit. Il voulut lui crier de rejoindre les autres, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Elle emporterait de lui l’image d’un corps désarticulé, englouti par le polpe, et, curieusement, c’était cette pensée qui le navrait le plus. Puis les événements s’enchaînèrent à une vitesse telle que sa terreur le déserta. Le tentacule s’enroula sur lui-même et le tira vers la gueule dilatée.

Un petit orifice s’ouvrait par intermittence dans les replis supérieurs de la cavité, qui ressemblait à une orbite vide.

Enfonce-lui ton doigt dans l’œil... ton doigt dans l’œil...

Rien n’indiquait qu’il s’agissait réellement d’un œil, mais Bœn tendit le bras et attendit d’être suffisamment près pour ficher son index dans l’orifice. De l’autre main, il s’agrippa à une excroissance cartilagineuse et, plaqué contre l’épiderme rugueux et froid, il s’opposa de tout son poids à la traction du tentacule. Une odeur fétide, suffocante, le submergea. Des gouttes de sueur lui dégoulinèrent dans les yeux. L’extrémité de l’une de ses jambelles se prit dans les lamelles, qui entamèrent aussitôt leur œuvre de déchiquetage dans un concert de craquements et de gargouillements. Il n’éprouva aucune douleur, mais il dut contenir une nouvelle attaque de panique pour surmonter son dégoût et plonger son index, puis sa main tout entière, dans l’orifice. La substance molle et tiède ne lui opposa aucune résistance et, rapidement, il se retrouva enfoncé jusqu’au coude. Les lamelles cessèrent de s’agiter, un formidable grondement supplanta les craquements et les gargouillements, le tentacule se déroula subitement à la manière d’une lanière de sauvante, emporta Bœn loin de la gueule béante, le relâcha au bout de sa course avec une puissance telle qu’il fut projeté une vingtaine de pas au-dessus de Loriale.

Étourdi, il se laissa porter par les courants ascendants avant de retomber comme une feuille morte. Il voulut lutter contre la faible gravité, mais une douleur vive l’empêcha de remuer l’avant-bras qu’il avait plongé dans l’œil du polpe. Des cloques se formaient sur sa peau habillée d’une hideuse teinte rouge, des braises invisibles lui rongeaient les chairs, les tendons, les nerfs, les os. Il tenta de se révolter, de freiner sa chute, mais il ne maîtrisait plus ses mouvements, son corps ne lui obéissait plus, et il dérivait inexorablement vers les tentacules sifflants du prédateur souterrain.

« Accroche-toi. »

La voix de Loriale, aussi douce et rassurante que celle de Sissia.

Flottant à ses côtés, elle le tenait par une épaule et remuait les jambelles avec vigueur pour l’écarter de la zone dangereuse. Bien qu’elle parût aussi épuisée que lui, il fut incapable de l’aider et finit par sombrer dans une torpeur où les pensées se prolongeaient en rêves.

« Ils ne nous ont pas attendus... »

Les yeux levés sur le ciel, Loriale espérait encore le retour de la senticielle et de ses cinq compagnons. Alep se levait et arrosait le plateau d’une lumière rase, livide. Les dernières étoiles s’éteignaient sous le voile nuageux que trouait par endroits une bise froide et rageuse.  ,

L’avant-bras de Bœn avait viré au violet, les cloques avaient éclaté et libéré un liquide séreux. Les lamelles de la gueule du polpe avaient rongé un tiers de sa jambelle. Il n’en souffrait pas, mais il lui faudrait compenser le déséquilibre pendant les deux bonnes semaines nécessaires à la repousse. Ils avaient passé la nuit dans le creux d’un grand rocher, gardien solitaire d’un paysage de désolation. Aussi loin que portaient leurs regards, ils ne distinguaient rien d’autre que la monotonie grise du plateau.

« Tu n’aurais pas dû m’attendre, soupira Bœn. La prophétie dit : « Ne regarde pas le faible, qui n’a ni les forces ni le courage d’aller au bout du voyage. Celui-là n’est pas digne de pénétrer dans la Zongrave, moins encore de rencontrer les griots célestes."

— Nous pouvons encore les rattraper... »

Assise sur une saillie du rocher, Loriale épousseta d’un geste distrait les dernières feuilles et brindilles de sa robe éphémère. Elle n’était plus désormais vêtue que de ses cheveux clairs, une parure magnifique mais insuffisante pour lutter contre la bise mordante de l’aube. Ils ne souffraient jamais du froid dans les grottes du pied du Cyclope, où la température restait agréable et constante.

Bœn observa le corps de sa compagne et oublia pendant quelques instants la précarité de leur situation. Il admira une nouvelle fois la finesse de son cou, la rondeur de ses épaules, les courbes douces de sa poitrine, et puis la longueur insolite des vestiges de ses membres inférieurs, un critère loin de faire l’unanimité parmi les autres hommes du Cyclope. Chez elle, les jam-belles se rattachaient à une articulation qui était une survivance de ce passé très lointain où les parias se déplaçaient sur le sol. Lorsqu’elle se donnait à lui, ses longs segments se resserraient comme les mâchoires d’un étau sur les flancs de Bœn. Il aimait leur frottement sur sa peau, leur complicité à la fois impérieuse et tendre.

«Je me demande si... s’il ne vaudrait pas mieux rentrer », avança-t-il.

Et s’aimer sans retenue plutôt que de courir après des chimères, pensa-t-il.

Loriale lui décocha un regard en biais où il crut entrevoir de la déception et du mépris.

« Rentre si tu veux, moi je continue, dit-elle d’une voix sourde. J’ai attendu ce moment depuis que je suis en âge d’entendre les prophéties.

— Les prophéties... Qu’est-ce qui prouve que les senticielles disent la vérité ? »

Elle posa la main sous son sein gauche.

« Je le sens là. C’est une preuve suffisante.

— Ellabore aurait dû nous donner le choix...

— Tu ne l’aurais pas suivie, les autres ne l’auraient pas suivie.

— Parce que je sais, parce qu’ils savent que nous n’avons aucune chance, mais vraiment aucune, d’atteindre la Zongrave ! »

Loriale frappa le rocher de ses deux mains, décolla et ondula des jambelles pour se maintenir en l’air. Sous sa peau transpercée par les rayons d’Alep se devinaient ses os et les arborescences de son réseau sanguin. Bœn eut l’impression pendant quelques instants de contempler une apparition de lumière.

« Ce que tu sais n’a aucune espèce d’importance, Bœn Sissia. Seul importe ce que tu crois.

— C’est que... je ne crois rien !

— Que tu crois ! » Les éclats du petit rire de Loriale planèrent au-dessus de lui avant d’être soufflés par une bourrasque. « On ne se méfie jamais assez de sa tête. Si Ellabore vous avait donné le choix, vous seriez passés à côté de la plus belle aventure de votre vie.

— Finir dans le ventre d’une veuve ou d’un polpe, mourir de faim ou de soif, c’est ça que tu appelles la plus belle aventure de notre vie ?

— Nous aurons au moins essayé de changer le cours des choses...

— Pourquoi vouloir changer quoi que ce soit ? Est-ce que nous n’avons pas connu des moments merveilleux dans le cratère du Cyclope ? »

Loriale se laissa tomber aux côtés de Bœn et l’enlaça avec une tendresse maternelle. Des nuages éthérés tendaient sur le ciel des voiles scintillants.

« Nous ne sommes pas seuls dans l’univers, Bœn. Nous ne sommes qu’un maillon de la grande chaîne humaine. Si un seul maillon se brise, c’est toute la chaîne qui se brise. Nous devons aller à la rencontre des griots.

— Laissons les autres... »

Elle l’empêcha de terminer sa phrase d’un baiser appuyé. Enflammé de désir, il oublia son épuisement et la douleur sourde à son bras. Elle garda pendant quelques instants les yeux baissés sur la manifestation la plus saillante de cet embrasement.

«J’ai vécu toute mon existence dans l’espoir d’entendre le chant des griots, murmura-t-elle d’une voix songeuse.

— Je ne te suffis donc pas ? »

La main de Loriale se posa avec la légèreté d’une furtive sur le sexe de Bœn.

« Tu te donnes beaucoup d’importance, Bœn Sissia ! Ce n’est pas parce que tu remplis mon creux que tu combles mes manques. Je t’aime beaucoup, je me sens bien avec toi, mais tu ne peux remplacer un rêve. »

Ils restèrent silencieux pendant un moment, blottis dans la chaleur de leurs corps et de leurs désirs, puis elle se détacha de lui et s’envola dans la lumière aveuglante d’Alep.

« Je vais rejoindre les autres. »

La voix de Loriale retentit avec force dans le silence matinal chahuté par les rafales. Saisi par la fraîcheur soudaine, Bœn comprit qu’elle ne reviendrait pas sur sa décision, qu’elle l’abandonnerait à son sort plutôt que de renoncer à son rêve.

« Mon bras me fait encore mal ! cria-t-il.

— Que tu crois ! répliqua-t-elle avec un petit rire.

— Il me manque la moitié d’une jambelle...

— Ton esprit est entier. Nous avons déjà perdu trop de temps. »

Il envisagea de regagner l’abri rassurant du Cyclope, de retourner dans la douceur de la cavité, de contempler le visage de Sissia sa mère, puis il vit décroître la silhouette de Loriale drapée dans la clarté aveuglante d’Alep.

Il n’avait pas envie de la perdre.

Alors il frappa rageusement le sol de son bras valide, s’éleva d’un ou deux pas, remua les jambelles pour prendre de l’altitude, partit dans la mauvaise direction, corrigea sa trajectoire, négligea la douleur qui irradiait son bras brûlé et, quand il l’eut en ligne de mire, se lança à la poursuite de sa compagne.