CHAPITRE XVIII

KHARBA

Pourquoi, ma sœur, scruter le ciel à toute heure du jour et de la nuit ?

Je ne veux pas manquer la venue de celui qui vient.

De qui parles-tu ? Aucun homme n’a le pouvoir de descendre du ciel pour t’emporter avec lui.

Je ne le connais pas, mais je sais qu’il vient, et je l’attends.

D’où tiens-tu cette certitude, ma sœur ?

De mon cœur, le gardien de mon âme.

Que dirai-je aux hommes qui assiègent la maison de notre père ? Tous te veulent pour épouse.

Qu’ils se marient avec mes autres sœurs et toi.

Tu es l’aînée, pas une d’entre nous ne prendra de mari tant que tu n’auras pas fait ton choix. Ô dieux, la sécheresse de ton cœur nous condamnera-t’elle à la stérilité ? Condamnera-t’elle notre famille à l’extinction ?

Et toi, me condamnerais-tu à l’horreur d’une existence sans amour véritable ? Ignores-tu, petite sœur, que le manque d’amour véritable est la malédiction suprême des êtres humains ?

Comment le saurais-je, puisque ton intransigeance m’interdit d’aimer ?

Comment le saurais-tu, en effet, puisque ta soif te pousse à boire l’eau amère de la désillusion ?

L’amour par-delà les temps,
théâtre cathartique de Grande-Ile des Fresles,
Frater 2, ou Petit Frère.

 

Bien qu’il FÛT encore trop faible pour accompagner Seke dans ses recherches du nœud chaldrien, l’état de santé de Marmat s’améliorait de jour en jour. « Il n’y a qu’une porte par monde, avait-il déclaré. Si nous ne la trouvons pas, nous ne manquerons pas seulement l’alignement chaldrien et l’assemblée du Cercle, nous serons condamnés à rester sur Ez Kkez jusqu’à la fin des temps. »

Les tremblements de terre, les éboulements, les éruptions de soufre et les rondes incessantes des troupes des ankkates compliquaient l’exploration des sous-sols de Bordles.

Les mutants avaient tenté d’expliquer aux griots l’organisation de leur société et, surtout, le rôle prépondérant joué par les gardiens de la religion du draak, le dieu des cyclones aériens. L’excès d’autorité des ankkates avait poussé une partie de la population à entrer dans la clandestinité. Les dissidents avaient exhumé l’enseignement originel du fondateur de la Mutation souveraine et interprété les paroles de Thellion d’une façon radicalement différente : là où les prêtres du draak affirmaient qu’il fallait se débarrasser de tout vestige humain pour entamer la métamorphose, leurs opposants pensaient au contraire qu’ils devaient préserver leurs patrimoines humain et kkez, qu’ils ne défricheraient leur voie d’évolution qu’en cultivant l’un et l’autre. Les premiers avaient attendu le passage des griots pour trancher les derniers liens avec l’humanité et voguer ensuite vers la rive opposée de la grande mer de boue ; les seconds, pour entendre le chant des visiteurs célestes et entreprendre le voyage vers le Ba’ïl intérieur.

Seke s’était également appuyé sur les souvenirs de Marmat pour reconstituer le passé d’Ez Kkez. Des ruines des deux civilisations qu’avait portées la planète, la kkez et l’humaine, était issu un peuple qui ne s’était pas encore affranchi de ses déchirements, qui continuait de porter en lui le conflit.

« La mémoire profonde, avait expliqué Marmat. Les mécanismes anciens s’adaptent, se présentent sous des formes nouvelles.

— Qu’est-ce qu’on peut faire pour les arrêter ?

— Pourquoi vouloir les arrêter ? Nous ne sommes là ni pour changer le cours des choses ni pour prononcer une sentence, mais pour aider les êtres vivants à prendre conscience de leurs pensées et de leurs actes. Ils avanceront sur leur chemin en toute liberté, en toute lucidité. Nous devrions porter la flamme, nous nous contentons trop souvent d’être des soldats du bien et du mal. Voilà pourquoi, sans doute, nous rencontrons de plus en plus de haine sur les mondes que nous visitons. Nous cédons trop souvent à la facilité d’adopter un parti ou un autre. Porter la flamme exige une compassion et un désintéressement de tous les instants, et nous sommes des êtres intéressés, Seke, peut-être les pires de tous, ceux qui se déguisent en vêtements de sage, ceux qui cultivent dans le secret de leur âme le mérite, l’attachement ou le mépris pour tout ce qui vit. Mon ami Zaul a raison : la Chaldria, ce présent somptueux, nous sera bientôt retirée.

— Vous êtes plusieurs à en être conscients. Si vous essayiez de convaincre les autres de repartir sur de nouvelles...

— La volonté de convaincre est probablement la cause principale de tous les égarements. Ton chant était beau l’autre jour parce qu’il ne cherchait pas à convaincre, il invitait à regarder, à comprendre. Les civilisations les plus sophistiquées, les plus évoluées, se sont toutes effondrées lorsqu’elles ont un jour cessé de servir pour imposer, conquérir. »

Seke avait écarté les bras et levé des yeux excédés sur l’ouverture circulaire du plafond.

« Qu’est-ce qu’il faut faire, alors ?

— Être. Simplement. »

Les actes de Marmat ne correspondaient pas à ses discours : il « n’était » plus depuis qu’il avait perdu sa kharba. Il avait prié les mutants de tout mettre en œuvre pour retrouver son heptacorde, et ils envoyaient, dans les ruines de Bord’z, de régulières expéditions qui n’avaient pour l’instant donné aucun résultat. La tradition du Cercle voulait qu’à chacun de ses membres correspondît un seul instrument ; si les circonstances conduisaient un voyageur céleste à être séparé de sa kharba, il perdait de facto son statut et ses prérogatives de griot. Marmat ne redoutait pas la mort – il l’appelait parfois de ses vœux, comme il l’avait reconnu les jours précédents –, mais il ne voulait à aucun prix subir l’humiliation publique de la destitution. Aussi exhortait-il sans cesse les mutants à partir à la recherche de son instrument sans tenir compte des dangers que de telles incursions leur faisaient courir. A plusieurs reprises, les troupes des ankkates avaient failli surprendre les clandestins affairés à fouiller l’éboulis de la salle basse où les deux griots étaient tombés.

« Je n’ai pas eu besoin de kharba pour chanter l’autre jour », avait avancé Seke.

Marmat lui avait décoché un regard d’où était exclue la moindre trace d’aménité.

« Ne sois pas présomptueux, mon jeune ami. Nous pouvons tous chanter un jour ou l’autre sans kharba, mais, la plupart du temps, nous sommes sans elle aussi expressifs que des oiseaux à qui on aurait arraché le bec.

— Ce n’est qu’un instrument après tout.

— Tes mains, ta bouche, ta voix, ton corps ne sont aussi que des instruments. Accepterais-tu de t’en séparer ? »

Les mutants avaient supplié les deux hommes de chanter à plusieurs reprises. Marmat avait refusé de s’exécuter sans son heptacorde et, en tant qu’aîné de la confrérie du Cercle – de maître à disciple, la relation était passée d’aîné à cadet, ou d’ancien à novice, un glissement qui, dans le fond, relevait de la même logique hiérarchique –, il avait formellement interdit à Seke de le faire à sa place.

« Venirrrr. »

Le mâle était seul, les autres s’étant dispersés pour la chasse aux serpents ou la toilette dans les sources soufrées qui coulaient dans les galeries voisines. Seke avait tenté de s’y laver la veille, mais la chaleur et la corrosivité de l’eau l’en avaient dissuadé. De même la curiosité exacerbée dont il avait fait l’objet lorsqu’il s’était dévêtu – les plus hardis des mutants avaient pendu leur drôle d’appendice nasal à quelques pouces de son bas-ventre – ne l’avait pas incité à renouveler l’expérience.

Le mâle, un jeune comme l’indiquaient sa face lisse, ses poils courts et son aspect frêle, jetait d’incessants regards autour de lui.

« Venirrr. »

Il s’appliquait à détacher ces deux syllabes du torrent sonore qui s’échappait de sa bouche dès qu’il entrouvrait les lèvres. Les extrémités de ses membres supérieurs, des « doigts » longs et fins à quatre phalanges, s’ouvraient et se fermaient dans un mouvement incessant de préhension ou d’imploration.

« Khaaa...arrrba. »

Une lueur s’alluma dans les yeux de Marmat.

« Ma kharba ? Tu sais où elle est ? »

Surexcité tout à coup, il avait parlé un peu trop rapidement pour son interlocuteur. Un léger voile de panique glissa sur les yeux du mâle, qui se ressaisit et retroussa sa lèvre supérieure en une caricature de sourire.

« Khaaa...arrrba. Venirrrr. Montrrrer.

— C’est loin ?

— Nnnonn. Suivrrre. Mmm...ontrrrer. »

Marmat se leva et rabattit sur ses jambes les pans de sa tunique collés par l’humidité à son ventre et à son bassin. Le cercle du sommet du cône s’était assombri, signe qu’un cyclone aérien allait bientôt fondre sur les ruines de Bordles. Les sifflements rageurs des bourrasques estompaient les bruits familiers.

« On devrait lui demander pourquoi, s’il l’a trouvée, il ne l’a pas ramenée ici », suggéra Seke.

L’écoute des sons des formes ne lui avait pas montré de hiatus entre les paroles du jeune mutant et son chant intime, entre ses intentions et ses actes, mais la nervosité de ses gestes et de ses regards appelait la méfiance. Pourquoi avait-il attendu d’être seul avec eux pour les inviter à le suivre ? Pourquoi agissait-il à l’insu des autres membres du groupe ?

La remarque de son confrère provoqua chez Marmat une réaction d’agacement.

« On ne le saura sans doute jamais ! Peu importe. Je ne suis pas en position de négliger la moindre piste. »

En dépit d’une claudication marquée, il emboîta le pas au mutant qui se dirigeait vers l’entrée d’une galerie. Seke se leva à son tour et s’engagea dans le passage où avaient disparu Marmat et son guide.

Erbillion désigna les remous à la surface de la rivière qui coulait paresseusement dans le lit de l’ancien égout.

« Looouuvoggnnes. Ppp...as ttt... tttoucher, nnnon. Œufs rrrr... rrragnelle. »

Les deux hommes marchaient derrière le mutant sur la bordure de béton éclatée par endroits. Ils s’arrêtèrent à leur tour pour observer les tourbillons. Depuis quelques instants, une lumière encore faible s’était faufilée dans le large passage pour effleurer la voûte, les parois et le miroir frissonnant de l’eau. Les griots tinrent une brève conversation dans laquelle Erbillion saisit les mots « aragnelle », « virus », « peur », « œufs », « hommes », « Bord’z ». Son évolution s’était accélérée ces derniers jours : il comprenait de mieux en mieux les visiteurs célestes, il convertissait plus rapidement ses pensées en mots. La présence des griots avait sans doute un lien avec sa métamorphose, mais l’influence de Sombillia n’y était pas étrangère non plus. Il avait découvert le bouleversement des sens avec la jeune femelle. Ils s’étaient tenus à l’écart du groupe pour explorer jusqu’à l’épuisement les territoires du plaisir. Entrer en elle, c’était comme plonger dans un puits de délices, trancher tout lien avec la réalité, se réduire tout entier au fil voluptueux qui se déroulait en lui. Dans le noir absolu des galeries, les effleurements du souffle, des ongles et des poils devenaient des caresses inouïes, des invitations affolantes, des préludes impérieux au choc des corps.

Il était ressorti différent, régénéré, des nuits passées dans l’odeur et la moiteur de Sombillia. Et plus efficace : il avait réussi là où les autres avaient échoué, il avait retrouvé le précieux instrument du griot. Subodorant que les ankkates l’avaient récupéré dans l’intention d’en faire un appât, il ne l’avait pas cherché dans les décombres du sous-sol, il était retourné dans le périmètre de la communauté comme s’il n’avait jamais quitté sa tanière. Personne n’ayant remarqué son absence, un ankkate lui avait ordonné de participer aux patrouilles et aux opérations dirigées contre les dissidents. Il avait compris, à cette occasion, comment les compagnons de Sombillia étaient parvenus à garder leurs refuges inviolés : outre les leurres qui masquaient les entrées des réseaux parallèles, ils avaient criblé les galeries de pièges d’apparence naturelle, boues mouvantes, puits profonds, eaux brûlantes, végétation inextricable...

Erbillion avait exploité la confusion engendrée par les préparatifs du grand départ vers l’autre rive du Ba’ïl pour explorer les tanières des ankkates et découvrir, dans une petite pièce, la précieuse kharba posée sur un lit de peaux de serpent de vase. Il avait évité de poser les yeux sur la statue terrifiante du draak, le dieu badigeonné de sang à la peau écailleuse, aux pattes griffues, aux plumes et au bec d’oiseau.

Erbillion ne savait pas s’il avait pris la bonne décision – avait-il le droit de manœuvrer ainsi les visiteurs célestes ? – , mais il n’avait pas trouvé d’autre moyen d’attirer les griots dans l’endroit extraordinaire où l’avait conduit Sombillia. Eux seuls détenaient la réponse à ses interrogations, eux seuls pouvaient dissiper de manière satisfaisante le mystère de l’apparition. Il avait besoin de leur éclairage pour s’engager dans le chemin défriché par les dissidents.

Il frémit de soulagement lorsque la galerie déboucha enfin sur la grande salle hérissée de piliers. Un mot s’échappa de la bouche du plus foncé des griots, qu’il entendit clairement – « fondation » – mais qu’il ne comprit pas. Les autres clandestins ne les avaient pas pris en chasse. Il ne les avait pas informés de ses intentions, pas même Sombillia. Ils n’auraient pas admis ses doutes sur l’authenticité de l’apparition. En cela ils ressemblaient à ceux qu’ils combattaient, les ankkates, qui ne toléraient aucune déviance ; en cela ils faisaient preuve d’une étroitesse de vue qui finirait par les enfermer dans les mêmes nasses. Galvanisé, Erbillion gravit quatre à quatre les premières marches de l’escalier tournant, puis il se souvint que le plus foncé des griots était encore mal remis de ses blessures et réfréna tant bien que mal son impatience dans les salles intermédiaires.

« Là, kkk...harrrba », dit-il avant de se pencher pour franchir l’ouverture basse.

Ils ne rencontrèrent aucune difficulté à se frayer un passage dans la végétation puisque, la dernière fois qu’il y était venu, Erbillion avait lié entre elles les branches tombantes avec des lanières tressées de buissons.

« Là, là. »

Il avait posé la kharba juste devant le socle, de sorte que les griots n’avaient pas d’autre choix que de contempler la silhouette de lumière. Par chance, le cyclone aérien avait obscurci le ciel et déposé une pénombre nocturne sur les lieux. Les contours de l’apparition se distinguaient avec netteté, et Erbillion constata avec satisfaction qu’elle frappait de stupeur les visiteurs célestes, au point que le plus foncé des deux en oubliait de ramasser son précieux instrument. Les griots restèrent silencieux pendant un long moment avant de se lancer dans un conciliabule animé. Erbillion entendit les mots « phénomène », « lumière », « vestige », mais ne parvint pas à donner une cohérence à l’ensemble.

« Ccc...omprrrendrrre, ccc...omprrrendrrre... »

Les deux hommes s’interrompirent, lui jetèrent des regards à la fois intrigués et agacés, puis le plus foncé hocha la tête et, d’un signe de la main, réclama son attention. Une consigne inutile : Erbillion l’écoutait déjà de tout son corps, de toute son âme.

« Ça... (le griot désigna la silhouette lumineuse) ce n’est pas naturel, pas naturel, compris ? »

Il détachait chacune de ses syllabes et observait avec attention les effets de ses paroles sur les traits et dans les yeux de son interlocuteur. Le mutant acquiesça d’un grognement.

« Ce n’est pas extraordinaire non plus, pas une apparition non plus, compris ? »

Erbillion eut une petite hésitation. Quel choix restait-il si le phénomène n’était ni naturel ni surnaturel ? Les mots restaient bloqués dans sa gorge, il ne pouvait plus émettre qu’un son prolongé et geignard traduisant sa perplexité.

« La science des anciens... »

Un hurlement couvrit la voix du griot. Les branches des arbres s’agitèrent tout à coup comme si le cyclone s’était engouffré entre les hauts murs. Des ombres gesticulantes tombèrent des frondaisons, surgirent des troncs, cernèrent Erbillion et les visiteurs célestes. Des mâles de la Mutation souveraine guidés par des ankkates, armés de pics translucides ou de bâtons.

Le griot à la peau claire se rua sur l’un d’entre eux. Il fut aussitôt submergé par les autres, roué de coups de bâton, rejeté à l’intérieur du cercle. Des larmes roulèrent sur les joues d’Erbillion : il n’avait pas trouvé la kharba par hasard, mais parce qu’on l’avait posée là à son intention. On s’était servi de lui pour attirer les visiteurs célestes dans un piège. Lorsqu’ils les auraient exécutés, les ankkates et leurs troupes n’auraient plus qu’à se répandre dans les galeries du réseau parallèle pour égorger les clandestins. Il serait celui par qui les serviteurs du draak auraient tranché le dernier lien avec les humanités dispersées, éliminé toute opposition et assuré leur triomphe. Ils pourraient ensuite entraîner les derniers survivants d’Ez Kkez dans une traversée absurde et faire de leur monde une planète éteinte. Et lui, Erbillion le Jeune, ne connaîtrait plus jamais l’ivresse de l’union avec Sombillia.

Le griot plus foncé saisit sa kharba, la plaqua contre sa poitrine et en tira des notes d’une tristesse poignante. Sur l’ordre d’un ankkate, deux mâles le saisirent par les bras et l’immobilisèrent.

« Draak dirrr griots mourrrirrr », gronda le prêtre.

Erbillion aurait voulu protester, crier que jamais le fondateur de la Mutation souveraine n’avait prononcé une telle sentence, mais aucun son ne sortait de ses lèvres qu’un geignement grotesque. Et les siens lui apparurent pour ce qu’ils étaient, des monstres incapables d’appréhender la grandeur et la beauté de l’univers, indignes de vivre. S’ils exécutaient les griots, ils se donneraient eux-mêmes le coup de grâce, ils se condamneraient eux-mêmes à l’anéantissement.

Des éclairs se coulèrent entre les hauts murs et scintillèrent dans les frondaisons. Le cyclone aérien, tout là-haut, avait commencé son orgie de terre, de végétation et de roche. Les trois ankkates s’approchèrent à pas craintifs de la silhouette de lumière, les doigts crispés sur leurs statuettes du draak badigeonnées de sang.

« La science des anciens », avait dit le griot.

Si Erbillion ignorait la signification du mot « science », il devina que le phénomène n’était qu’une survivance du savoir des hommes qui avaient édifié la ville de Bord’z. Cette esquisse lumineuse, semblable aux dessins gravés dans le béton de galeries oubliées du réseau d’égouts, n’avait rien à voir, de près ou de loin, avec Thellion le Grand. Les clandestins s’étaient hâtés de l’élever au rang de symbole pour consolider leurs croyances et justifier leur action, mais ils parlaient au nom d’un être à jamais disparu.

Le griot à la peau claire se redressa avec difficulté et chancela avant de se stabiliser sur ses jambes tremblantes. Les mutants brandirent leurs bâtons. Une nouvelle salve d’éclairs transperça l’obscurité.

Ébloui, Erbillion ne discerna plus autour de lui que des ombres éclaboussées de clarté, puis, quand la pénombre fut redescendue, il chercha du regard les visiteurs célestes.

En vain.

Les ankkates restaient pétrifiés devant la silhouette lumineuse tandis que leurs troupes, saisies d’étranges convulsions, semblaient se battre contre d’invisibles adversaires.

Les griots avaient... disparu. Escamotés par les éclairs. L’espace les avait expédiés sur Ez Kkez, l’espace les avait repris. De leur passage il ne restait que l’agitation absurde des fidèles du draak et de nouvelles perspectives. Le cyclone aérien s’éloignait déjà, crachant des traits étincelants et changeants par les premières trouées du ciel.

Rasséréné, Erbillion le Jeune prit une profonde inspiration et s’avança d’un pas alerte vers la silhouette lumineuse.

« Ça, ppp... pas Thellion, rrreste anciens hommmm. Thellion mort. Nnnous pas ppp...eurrr, nnnous vivants. »

Il lut de la réprobation dans les yeux des ankkates et de la perplexité sur les visages des autres. Les images de sa mère Anzillia et de Sombillia se superposèrent dans son esprit, et les derniers vestiges de sa peur s’envolèrent.

« Thellion morrrt, nnn...ous vivants », répéta-t-il.

Un ankkate leva son pendentif et, de la voix et du geste, ordonna à ses fidèles de s’emparer de l’impudent.

Pas un ne bougea. L’inexplicable disparition des griots avait produit sur eux une telle impression qu’ils voulaient d’abord entendre ce qu’Erbillion le Jeune avait à leur dire.

« Comment as-tu deviné qu’il y avait une trappe ? »

Les griots erraient dans un dédale de galeries éclairées à chaque intersection par des rampes de lumières clignotantes. Plutôt que de galeries, d’ailleurs, il aurait fallu parler de gaines ou de tubes. Leurs parois et leur voûte formaient un cercle parfait et lisse. L’étroitesse du sol, la seule partie plane, interdisait aux deux hommes de marcher de front. Contrairement aux anciens égouts occupés par les mutants, ce labyrinthe ne portait aucune trace des bouleversements incessants de la croûte planétaire d’Ez Kkez. Des grondements sourds mouraient dans le silence bercé par des souffles réguliers et puissants.

«Je me suis souvenu que les hologrammes dissimulaient les accès au réseau des passages souterrains de Bordles, répondit Marmat.

— Les... hologrammes ?

— Des représentations lumineuses en trois dimensions d’hommes et de femmes illustres. Pour les habitants de Bordles, c’était à la fois un hommage aux personnages-clefs de leur histoire et une façon pratique de signaler les entrées des passages. »

Exploitant la confusion engendrée par les rafales d’éclairs, Marmat avait saisi son confrère par le bras et l’avait tiré vers l’avant. Seke n’avait pas eu le temps de s’en étonner. Ils avaient pénétré dans le socle de la statue lumineuse sans rencontrer de résistance, le sol s’était ouvert sous leurs pieds, ils avaient glissé le long d’un toboggan qui les avait déposés en douceur dans une première galerie.

« Comment se fait-il que les mutants ne les aient jamais trouvés ? »

Marmat haussa les épaules. Les traits tirés par la souffrance, il boitait de plus en plus bas.

« J’imagine que les kkez considèrent l’hologramme comme la manifestation du divin. L’idée ne leur vient pas de s’en approcher, encore moins de le toucher.

— Ils vivent sous terre depuis des générations. Ils avaient toutes les chances de découvrir ces passages, même par hasard. »

Marmat tendit le bras et frappa du bout de l’index la surface concave du tube.

« Presque impossible de perforer ce genre de matériau. Surtout avec de simples pierres. Les mutants le prennent certainement pour une roche incassable.

— Il y a d’autres entrées, d’autres sorties ? »

Marmat s’appuya sur la paroi pour reprendre son souffle. Les lumières clignotantes peinaient à extraire son visage de l’obscurité. Coincée entre son flanc et son coude, sa kharba émettait de temps à autre un son étouffé.

« Des dizaines, des centaines sans doute. Mais je ne sais pas comment les retrouver. Et je ne sais pas non plus si nous serions capables de retourner sur nos pas. De toute façon, nous risquerions de retomber entre les pattes des mutants si nous remontions là-haut.

— Tu penses que ce mâle nous a volontairement trahis ? »

Marmat enveloppa son cadet d’un regard à la fois ironique et perçant.

« Les sons des formes ne te disent donc plus rien ? »

Ce genre de réflexion étonnait toujours autant Seke. L’étonnait et l’attristait : un homme comme Marmat, un homme généreux, sincèrement désireux de servir l’humanité, n’aurait pas dû se moquer de perceptions qu’il n’expérimentait pas. Seke n’avait pas décelé de traîtrise dans le comportement du mutant, mais la fatigue de la renaissance et les séquelles de sa chute dans les anciens égouts de Bordles avaient très bien pu altérer la qualité de son écoute.

« Je crois que les prêtres du draak l’ont manipulé, reprit Marmat.

— Il m’a semblé que les pierres qu’ils portaient au cou... » Seke s’accorda un temps de réflexion avant de poursuivre. Toujours cette crainte que les mots ne trahissent le fond de sa pensée. «... ressemblaient au Quetzalt d’Agellon.

— Et au dragon écarlate des angailleurs de Jezomine, renchérit Marmat. Et à l’anguiz de Galban la sèche... Les exemples sont maintenant trop nombreux pour qu’on puisse parler de coïncidence. On dirait qu’une créature unique et maléfique s’est levée au-dessus des mondes humains. Un dragon ou un serpent couleur de sang, pourvu d’un bec et de plumes. Son apparition coïncide avec les premières disparitions des griots.

— Il n’existe pourtant aucun moyen de communication entre les mondes habités.

— Aucun, à part la Chaldria. »

Marmat secoua la tête d’un air las et se remit à marcher en direction de l’intersection signalée par les lumières clignotantes.

« Il s’agit peut-être d’un simple phénomène de synchronicité, d’une création simultanée de la conscience collective, ajouta-t-il. Mais je n’y crois pas trop. Nous en saurons sans doute un peu plus à la prochaine assemblée. Si nous réussissons à atteindre Venter. Le Cercle d’origine était constitué de cent huit griots. Combien en restera-t-il ? Après tout, il est peut-être temps pour nous de nous effacer.

— Quand tu dis « nous », tu penses à l’humanité tout entière, n’est-ce pas ? »

Marmat ne répondit pas, mais Seke pensa avoir trouvé un début d’explication à la tristesse persistante de son aîné.

Les sons des formes ne te disent donc plus rien ?

Marmat n’avait pas posé cette question pour le simple plaisir de se moquer de son cadet, il l’avait invité à se servir de ses perceptions pour trouver la sortie du labyrinthe. Ils ne disposaient d’aucun autre repère que ces lumières clignotantes dont l’énergie provenait sans doute de batteries d’une autonomie de plusieurs millénaires. Accompagné de guides lors de son dernier séjour sur Ez Kkez, Marmat n’avait pas prêté attention à la manière de s’orienter dans le réseau souterrain de Bordles. De vagues relents de soufre imprégnaient l’air moite, filtré et renouvelé par un système silencieux.

Ils se fourvoyèrent à de nombreuses reprises dans des impasses, galeries fermées par des cloisons hermétiques, issues bouchées par des éboulis de pierre et de terre... En désespoir de cause, ils décidèrent de revenir sur leurs pas, mais se révélèrent incapables de retrouver le chemin qui conduisait à l’hologramme. Hors d’haleine, exténués, démoralisés, ils finirent par s’asseoir contre une paroi.

Sa soif dévorante réveillait en Seke les souvenirs des jours brûlants dans le désert du Mitwan. Le chœur des formes n’était plus qu’une rumeur sourde qui ne livrait aucune indication, qui n’ouvrait aucune porte. Ils ne pouvaient pas non plus se fier aux sifflements et grondements qui résonnaient en échos décroissants dans les galeries. Bien qu’assez douces, les lumières clignotantes agressaient les yeux et provoquaient des hallucinations.

« Certains mythes de la Dispersion parlent de l’anguiz, ou anquiz, murmura Marmat d’une voix hachée. Ou plutôt des anguiz, les ennemis de l’humanité, les soldats expédiés par les forces du néant pour détruire la création, le jardin des hommes. Les légendes reposent toujours sur un fond de vérité. Sans doute les anguiz ont-ils été imaginés par les acteurs de la Dispersion pour symboliser la peur de l’inconnu, la peur du vide ?

— Mais d’où vient cette forme de serpent ailé, de dragon ? »

La tête rentrée dans les épaules, la kharba posée entre les jambes, Marmat s’absorba dans ses pensées. Seke observa pendant quelques instants la silhouette de son confrère, puis ses yeux, irrités par les clignotements, se fermèrent tout seuls. Un long moment lui fut nécessaire pour apaiser son tumulte intérieur. L’image de la cage de verre où l’avaient enfermé les courtisans de Jezomine lui revint en mémoire. Il avait éprouvé une sensation d’enfermement et de désespoir identique à celle qu’il ressentait dans le labyrinthe souterrain des ruines de Bordles. Des hommes aux tenues noires et aux faces sinistres étaient venus l’observer. Il avait entrevu des taches rouges dans l’entrebâillement de leurs capes, comme des blessures sanglantes. L’angaille, le dragon écarlate, le Quetzalt tapi dans le cœur des deux petits Orows, le draak des prêtres mutants... Il portait un nom différent sur chaque monde, mais c’était bien le même serpent ailé à la puissance dévastatrice, la même créature qui s’acharnait contre les griots, qui semait la haine et la terreur dans le désert du Mitwan, sur les deux continents d’Agellon, dans les habitations souterraines d’Ez Kkez...

Une nuée de souvenirs se leva dans l’esprit de Seke, le corps inerte et ensablé de Danseur-dans-la-tempête, les yeux inquisiteurs de l’explorateur qui l’avait capturé dans le désert, le visage de l’homme qui avait tenté d’établir un contact avec lui à travers le verre de la cloche, le menton barbouillé de sang et le regard tragique de Jaïfe, le sourire lumineux de Salima, la jeune fille de Bel Sief, les mines terrorisées des petits Orows... Des figures à peine esquissées, à peine effleurées, et déjà englouties par le temps. Il était interdit aux griots de s’attacher, Marmat avait raison sur ce point. Il leur fallait pactiser avec cette compagne parfois haïssable qu’était la solitude, dont les décalages temporels accentuaient l’amertume. La mère de Seke, Kaleh la soltane, selon le Livre de Vérité des Wehud, était probablement morte depuis plus de trois siècles de Jezomine. Trois siècles, un souffle, un rêve à l’échelle universelle, un vertige à l’échelle de son temps. Il ne l’avait pas connue, il ne se souvenait pas de son visage, mais elle occupait avec les autres disparus l’abîme de plus en plus important creusé par l’éloignement. Jamais elle ne le serrerait dans ses bras, jamais elle ne lui caresserait le visage, jamais elle ne lui chuchoterait des mots tendres. Il essuya machinalement les larmes qui lui roulaient sur les joues. Il eut la même pensée réflexe que lorsqu’il pleurait dans la fournaise du Mitwan : il perdait trop d’eau, il risquait de se dessécher. « Veuillez me suivre, messieurs dames. » Le cœur de Seke faillit s’échapper de sa poitrine. Il n’avait perçu aucun son de forme, or la voix, douce, dépourvue d’agressivité, avait résonné tout près de lui. Une silhouette diaphane luisait dans l’obscurité intermittente. Perdant de son éclat et de sa netteté quand la lumière s’allumait, elle semblait sculptée dans la même matière, ou la même absence de matière, que l’hologramme d’entrée du labyrinthe. Ses traits et son corps étaient ceux d’une femme qui se serait estompée pour ne garder d’elle qu’une épure brillante.

« Veuillez me suivre, messieurs dames. » Les mouvements de ses lèvres servaient uniquement à donner un effet de synchronisme. Sa voix restait impossible à localiser, comme si elle surgissait de partout et de nulle part.

« Une aryane, fit Marmat. J’avais oublié leur existence. Elle a survécu à ses créateurs.

— Aryane de type Phyp-5, confirma la voix. Hongramme chargé de guider les personnes égarées dans le labyrinthe souterrain de Bordles. Veuillez me suivre, messieurs dames, s’il vous plaît.

— On dirait qu’elle... comprend ce que nous disons, s’étonna Seke.

— Les aryanes de type Phyp-5 sont équipées d’un système de décodage du langage et d’un mode d’interprétation interactif. Veuillez me suivre, messieurs dames, s’il vous plaît.

— La suivre où ? »

Marmat se releva en grimaçant, reconstitua sommairement le drapé de sa toge et resserra sa cordelette.

« Elle nous conduira peut-être vers la sortie. Si tu as une meilleure solution à proposer... »

Il n’attendit pas la réponse de son cadet pour se diriger d’une démarche pesante vers l’apparition de lumière.

L’aryane les conduisit devant plusieurs sorties condamnées par des éboulements. Elle remuait les jambes pour imiter la marche, mais ses mouvements s’enrayaient parfois ou s’interrompaient, et elle continuait d’avancer en flottant au-dessus du sol comme un tourbillon de poussière du Mitwan. Elle s’arrêtait quand l’un des deux hommes, Marmat principalement, éprouvait le besoin d’observer un moment de repos.

« Sortie du Leftan, enceinte primitive, quartier du Viofldèle. »

Ils parcouraient depuis un bon moment une galerie plongée dans les ténèbres. La faible luminosité de leur impalpable guide était dorénavant la seule source de clarté. Des gémissements se glissaient dans les expirations de Marmat. Seke avait tenté de lui venir en aide dans les galeries les plus larges, mais son aîné l’avait repoussé avec une rudesse presque blessante.

« Sortie du Leftan, répéta la voix de l’aryane. Enceinte primitive, quartier du Viofidèle. Si vous souhaitez emprunter une autre sortie, veuillez le signaler maintenant. »

N’importe laquelle fera l’affaire, songea Seke, découragé. Ils tournaient en rond depuis si longtemps qu’il avait pratiquement perdu tout espoir de s’échapper de ce dédale. Il se dit tout à coup que l’aryane pouvait sans doute les ramener à leur point de départ.

« Tu sais comment s’appelle l’endroit par où nous sommes entrés ?

— Aucune idée, répondit Marmat sans quitter des yeux la silhouette lumineuse qui flottait cinq ou six pas devant lui. Mais ça ne sera peut-être pas nécessaire. Tu ne sens rien ? »

Seke n’y avait pas prêté attention jusqu’à présent, mais une forte odeur de soufre lui irritait la gorge et les poumons.

« Et alors ?

— Nous approchons des anciennes mines des fleurs de soufre du Leftan. Nous pourrons remonter à la surface par les escaliers de secours.

— Il faudra encore trouver le chaldran...

— La zone du nœud chaldrien est strictement réservée aux membres du gouvernement de Bordles et aux griots célestes, dit l’aryane.

— Nous sommes les griots célestes ! s’écria Seke.

— L’usurpation d’identité est un délit passible de vingt ans d’immobilisation physique et psychique.

— Mais... »

D’un regard péremptoire par-dessus son épaule, Marmat ordonna à Seke de se taire. À l’issue d’une marche harassante et silencieuse, ils atteignirent l’extrémité de la galerie. Eñe n’était pas fermée comme les autres par une paroi lisse et hermétique, mais par une grille métallique dont les barreaux cylindriques, effleurés par l’aura lumineuse de l’aryane, avaient une épaisseur de deux ou trois pouces.

« Encore un cul-de-sac ! gronda Seke.

— Sortie du Leftan. Veuillez emprunter les ascenseurs ou les escaliers de secours. Forte teneur en soufre, seuil encore tolérable. La compagnie des souterrains de Bordles vous souhaite... »

L’aryane s’évanouit avant d’avoir achevé sa phrase et la galerie plongea dans une obscurité totale. Les deux griots n’eurent pas le temps de s’en inquiéter : un grésillement à peine perceptible incisa le silence, une lumière s’alluma dans le lointain, dévoilant entre les barreaux une gigantesque excavation hérissée de piliers et tapissée d’une substance jaune.

« Les mines du Leftan, fit Marmat. D’ici, je n’aurai pas de difficulté à retrouver le chemin du nœud chaldrien.

         — Oui, mais comment... » La grille commença à se soulever sans un bruit.