CHAPITRE XVII
SOMBILLIA
Je me suis souvent demandé où les griots puisaient leur inspiration. Je crois le savoir maintenant : dans cette masse fantastique de données qu’on appelle la bêtise humaine !
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anonyme,
bas-relief du temple solarien de Xantor,
Siltaïr.
Vite ! Vite ! »
Les galeries succédaient aux galeries, étayées à intervalles réguliers par des poutres en métal, envahies par une végétation translucide qui se déchirait aussi facilement que des toiles d’arak, traversées de sources bouillonnantes à l’odeur familière de soufre.
Erbillion croyait connaître tous les souterrains de Bord’z, mais il n’avait jamais emprunté ces passages. La silhouette claire de Sombillia écartait les ténèbres devant lui. Un mâle le suivait, qui lui donnait de temps en temps un coup sur le dos ou les fesses pour l’obliger à forcer l’allure.
Sombillia et lui avaient croisé un groupe surexcité dans un passage proche de sa tanière. Il avait craint d’être tombé sur l’une de ces phalanges chargées de maintenir l’ordre et d’éliminer les bouches mutiles, mais leur attitude l’avait rapidement détrompé : traitant la jeune femelle avec une déférence que les membres de la communauté réservaient d’habitude aux seuls ankkates, ils avaient tenu un bref conciliabule auquel il n’avait pas compris grand-chose, sauf qu’ils appartenaient à un mouvement clandestin opposé à l’autorité des serviteurs du draak et qu’ils projetaient de sauver les deux griots de l’injuste courroux du peuple des mutants.
Sombillia avait fixé Erbillion le Jeune avec une intensité qui lui avait dressé les poils sur la tête.
« Choisirrr, maintenant. Venirrr avec nous ? »
Oui, bien sûr, avec eux. Pas seulement parce qu’ils l’auraient tué sur-le-champ s’il avait répondu par la négative, mais parce que, ensorcelé par son odeur, il aurait suivi jusqu’au fond des enfers humains la jeune femelle qui venait tout juste d’égorger sa mère.
Mais alors, le grand rêve des mutants, le voyage vers le Ba’ïl, l’accomplissement de la métamorphose ?
« Oui, oui, grrrand rêvw, mais pas comme dirrr ankkates, façon nous, comme dirrr vrrrai Thellion. »
Les ankkates ne disent pas la vérité ?
« Ankkates peurrr. Peurrrr draak. Nous pas vivrrr dans peurrr. Pas parrradis dans peurrr, pas mm’tamorphoz peurrr. »
Était-il nécessaire de tuer ma mère ?
De l’extrémité de ses doigts, Sombillia avait caressé la face d’Erbillion avec une douceur et une sensualité qui avaient déclenché de longs frissons sur sa nuque et son échine.
« Tuer Anzillia à cause griots, ou toi rrrester, pas suivrrr moi, manquer nouveau déparrrt. »
Les griffes acérées de la femelle avaient délicatement effleuré son torse et son ventre.
« Choisirrr toi féconder moi. »
Alors Erbillion le Jeune avait rejoint les rangs des clandestins qui combattaient l’influence des ankkates, de mauvais interprètes, selon eux, des volontés de Thellion le Grand. Ils avaient enfilé une série de galeries aux bouches camouflées par des leurres de terre ou de végétation. Malgré l’obscurité, Erbillion avait repéré les cavités creusées par les serpents de vase dans les parois et la voûte des conduits.
Le petit groupe s’était arrêté dans une salle souterraine très basse. Agenouillés ou accroupis, les vingt clandestins avaient entrepris d’effriter le plafond à l’aide d’aiguilles et de pierres aux arêtes tranchantes. Erbillion n’avait pas deviné où ils voulaient en venir jusqu’à ce que le plafond s’effondre dans un grondement prolongé. Plusieurs corps étaient tombés au milieu des éboulements de pierres et de terre. Des cris avaient retenti, une grande confusion avait régné pendant quelques instants, puis Sombillia avait tiré Erbillion par le bras et ils s’étaient lancés en courant dans le réseau des galeries souterraines.
« Vite ! Vite ! »
Des glapissements suraigus dominaient régulièrement les expirations et les bruits de pas. Les poursuivants semblaient peu à peu perdre du terrain, au grand soulagement d’Erbillion, qui n’avait pas l’habitude de courir et commençait à s’essouffler. Sombillia ne manifestait aucun signe de fatigue et le distançait parfois d’une dizaine de pas. Aiguillonné par le mâle qui le suivait, il devait alors puiser dans ses réserves pour combler l’intervalle. Il se demandait à quoi rimait cette cavalcade interminable dans les anciens égouts de Bord’z. Qu’avaient-ils donc commis de si terrible qui les obligeait à fuir comme des lâches ?
« Vite ! »
Sombillia s’engouffra dans une galerie étroite dont la bouche était surmontée d’une avancée jonchée de grosses pierres. Erbillion ne tiendrait pas longtemps à ce rythme. Des aiguilles enflammées lui transperçaient la poitrine, un voile lui tombait sur les yeux, il ne maîtrisait plus les tremblements de ses Membres inférieurs. Il avait parcouru une vingtaine de pas dans le passage quand un grondement retentit derrière lui. Une odeur de poussière se répandit dans le boyau et l’informa que le der-^er de leur petite troupe avait provoqué l’éboulement des pierres entassées au-dessus de l’entrée. Entre leurs poursuivants et eux, ils avaient placé un obstacle qui leur offrait un appréciable moment de répit. D’ailleurs l’allure se ralentit aussitôt, et c’est en marchant qu’ils gagnèrent une grande salle dont le plafond en forme de cône s’ouvrait sur le ciel. Des éclats lumineux se glissaient par l’ouverture circulaire et révélaient par intermittence les parois et le sol vêtus de cette matière écaillée et ancienne qu’on appelait saton. Là-haut, un cyclone céleste déroulait ses tentacules jusqu’au sol et enfournait plantes et minéraux dans son immense gueule.
Erbillion sentait sur sa peau les effleurements des bourrasques et les piqûres caractéristiques des gouttes de geyser. Jamais il n’avait eu l’occasion de contempler le cœur d’un cyclone. Il restait d’habitude terré avec sa mère dans leur tanière jusqu’à ce que le calme revienne et que le ciel recouvre son apaisante couleur verte. Il vit des rochers traverser comme des comètes mortes le cercle assombri de la pointe du cône, des éclairs perforer le ciel barbouillé de noir. Assourdi par le fracas de l’orage, il parvint d’abord à contenir sa terreur, puis elle le déborda et le poussa à se recroqueviller sur lui-même, le menton rentré dans la poitrine, les mains posées sur les oreilles. Il ne sut combien de temps il resta dans cette position, mais, quand Sombillia vint se frotter contre lui, il pensa qu’il émergeait d’un cauchemar de plusieurs jours.
« Cyclonnn parrrti... »
Il releva la tête et enfouit sans le vouloir sa face dans ses mamelles. Le contact avec sa peau effaça toutes ses peurs et réveilla son désir. Elle le repoussa avec un soupir de regret.
« Voirrr. »
Elle le saisit par l’extrémité d’un membre supérieur et l’entraîna vers un angle de la salle. De l’ouverture du cône tombait désormais un rayon de lumière qui teintait le sol d’un vert lumineux. Des plantes avaient poussé dans les fissures et parsemé de taches brunes le gris sombre des parois. Le cyclone s’était dissipé, emporté par sa propre spirale. D’autres yeux sombres s’ouvraient sur la plaine céleste. Ils continueraient de grandir et s’avaleraient les uns les autres jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un, qui finirait par s’abattre à la surface de la planète et lui arracher d’autres morceaux d’elle-même. Les ankkates disaient qu’il fallait à la fois craindre et vénérer les cyclones aériens parce qu’ils avaient un rôle régulateur, qu’ils étaient l’expression de la volonté du draak. Ils avaient transporté les terribles aragnelles, les virus qui tissaient une toile desséchante autour du cerveau, et provoqué l’extinction des hommes, preuve pour les serviteurs du draak que leur mère Ez Kkez avait choisi ses enfants.
« Voirrr », répéta Sombillia.
Elle désigna deux corps allongés vêtus d’étoffes déchirées et ensanglantées. L’un avait une peau sombre, des poils serrés et blancs sur la tête et en bas du visage ; de son vêtement ne subsistaient que des lambeaux qui lui couvraient le ventre et le haut des membres inférieurs. La peau de l’autre était plus claire, ses membres et son corps plus fins, ses poils noirs, épais et ondulés ; des taches pourpres s’épanouissaient sur son front et sur l’étoffe claire enroulée autour de son bassin et de son torse.
La finesse de leurs traits bouleversa Erbillion.
« Griots... »
Sombillia observa avec attention, avec un brin d’amusement aussi, les réactions de son compagnon. D’autres mutants, mâles et femelles, s’assemblèrent en demi-cercle autour d’eux et fixèrent les deux hommes avec une expression qui oscillait entre crainte et adoration.
La poitrine des griots se soulevait régulièrement. Erbillion le Jeune prit conscience que les visiteurs venus du lointain espace devaient leur vie à l’intervention d’une poignée de clandestins. L’organisation mise en place par Sombillia et les siens avait fait preuve d’une remarquable efficacité.
« Longtt...temps ? »
Elle haussa les épaules pour lui montrer qu’elle n’avait pas compris le sens de sa question. Comme à chaque fois qu’il lui fallait préciser une idée, une petite vague de panique le traversa, qui embrouilla ses pensées et ses mots. Il reporta son attention sur les griots dans l’espoir absurde qu’ils l’aideraient à recouvrer l’usage de la parole. Même s’ils étaient très différents l’un de l’autre, il fut une nouvelle fois émerveillé par la beauté de leurs traits.
« Vous dirrr ankkates pas dirrr vrrrai... » essaya-t-il.
Sombillia eut un large sourire qui dégagea ses canines montantes et lui plissa la lèvre supérieure.
« Longtemps, longtemps. Plein générations pas vivrrr dans peurrr draak, pas vivrrr dans peurrr ankkates. Pèrrre moi, pèrrre eux, lutter ankkates. Beaucoup eux tués. » Elle marqua un temps d’hésitation. « Pèrrre toi, pas morrrt grrrande disette, non, non, morrrt tueurrrs ankkates. »
Erbillion se rappela alors qu’une petite troupe menée par un ankkate avait ramené à la tanière le cadavre à demi dévoré de son père. Sombillia lui apprenait que sa mère et lui s’étaient trompés de chagrin. Les ankkates ne l’avaient pas seulement privé de son père, ils lui avaient interdit de partager son mystère, de jeter un regard différent sur la vie. Des larmes roulèrent sur ses joues. Cette stupide manie de pleurer.
« Pourrrquoippp... pas dirrr moi avvv... avvvant ? »
Sombillia lui posa son membre supérieur sur l’épaule.
« Pas connaîtrrr toi. Peurrr toi dirrr ankkates. Attendrrr mo... »
Un gémissement du griot à la peau claire l’interrompit. Il remuait comme un serpent de vase sur le béton écaillé et prononçait des successions de syllabes qui ressemblaient à un langage. Le sang séché avait collé quelques-uns de ses poils noirs sur le côté de sa tête.
Par l’ouverture circulaire du plafond, Erbillion contempla les nuages enflammés qui paressaient dans le vert du ciel. Depuis qu’il avait vu ces deux hommes, l’envie le tenaillait de sortir des égouts de Bord’z, de relever la tête, de vivre enfin dans la lumière.
« Ba’ïl, pas autrrr côté grrrande merrr de boue chaude, ajouta Sombillia. Ba’ïl, intérieurrr nous. Comprendrrr. Et griots venirrr montrrrer autrrr côté nous. Donner signal déparrrt.
— Ppp... artirrr où ? »
Elle se frappa à plusieurs reprises sous la mamelle gauche.
« Pas partirrr merrr de boue, non, non. Partirrr cœurrrr, esprrrit, intérieurrr. Entendrrr chant griots, puis accomplirrr nouvelle mm’tamorphoz dirrr vrrrai Thellion. »
Erbillion évacua une nouvelle crise de larmes. Chez lui, les difficultés de compréhension, d’assimilation, se traduisaient aussi par des écoulements incontrôlables. Des brindilles et des particules scintillantes, vestiges du cyclone aérien, flottaient dans la colonne de lumière dont la base s’écrasait en mare étincelante sur le sol.
« Grrrande chance, Rrrbillion, nous entendrrr chant griot, chant griot. »
Des gloussements de joie ponctuèrent les paroles de Sombillia. L’homme à la peau claire ouvrit des yeux hagards sur les mâles et femelles du petit groupe qui se pressait devant lui.
Il n’y avait pas d’hostilité dans le regard ni dans le comportement des mutants. Immobiles, ils fixaient Seke avec une attention respectueuse, quasi religieuse. D’une ouverture du plafond tombait une colonne aveuglante qui habillait de lumière verte les parois et le sol de la salle souterraine.
Seke crut que l’aiguille de pierre était toujours fichée au-dessus de son arcade sourcilière, mais ses doigts ne palpèrent qu’une plaie recouverte d’une croûte de sang séché. Ses gestes pourtant anodins réveillèrent les innombrables douleurs assoupies dans ses membres. Il avait un jour glissé sur la pente d’une montagne dans le Mitwan, et il avait repris connaissance dans le nid avec la même impression d’avoir roulé une journée entière sur un lit de cailloux. Il faillit se rallonger, fermer les yeux, replonger dans l’oubli du sommeil, puis il se souvint que Mar-mat était couché contre lui lorsque le sol s’était dérobé, tourna la tête, découvrit le corps de son maître étendu à deux pas de lui, dénudé, ensanglanté, inerte. Oubliant la douleur, il s’en approcha à quatre pattes et posa l’oreille sur sa large poitrine. Il discerna les battements de son cœur, si lointains, si ténus qu’ils semblaient sur le point de s’éteindre à chaque instant. La Chaldria ne se manifesterait pas tout de suite : Marmat était encore trop faible pour supporter le voyage du retour.
Gagné par le découragement, Seke resta un long moment prostré à côté de son maître avant qu’un murmure lui fasse reprendre conscience de la présence des mutants. Il se redressa, les observa, se laissa emporter par un flot de dégoût et de colère, puis il se dit que ceux-là n’avaient pas participé à la folie meurtrière de leurs congénères, qu’au contraire ils leur avaient sauvé la vie, à Marmat et à lui, qu’il devait les regarder avec gratitude.
Il essaya de redonner une allure acceptable à ses vêtements déchirés, puis il se leva et s’efforça de rester campé sur ses jambes flageolantes. Il entrevit un pan de ciel vert découpé par l’ouverture centrale du plafond en forme de cône.
«Je suis... nous sommes du Cercle des griots, et nous venons de mondes lointains pour vous porter le Verbe, frères d’Ez Kkez. »
Ces mots, empruntés à son maître, étaient sortis tout seuls de sa gorge. Les mutants commencèrent à s’agiter, à bruisser, à pousser des glapissements. Il lui fallut faire un effort pour entrevoir l’humain dans leurs traits grotesques, tout comme lui-même avait éprouvé de grandes difficultés à se glisser dans son corps et son esprit d’homme.
« Chant, chant, chant... »
Une femelle s’avança d’un pas et tendit les bras dans sa direction. Bien qu’un poil blanc, rêche, clairsemé, habillât son crâne et ses membres, le patrimoine humain se distinguait chez elle davantage que chez ses congénères. Hormis la teinte et la texture de la peau, son corps avait à peu près gardé les proportions d’un corps de femme.
« Chant, chant, chant... »
Elle l’implorait de chanter. Ils avaient sans doute attendu ce moment depuis toujours, entretenant dans la clandestinité la flamme de la vigilance afin de soustraire les visiteurs célestes à la colère de leurs congénères. Il lança un regard désespéré à Mar-mat, toujours inconscient sur le sol. Selon les règles du Cercle, seuls les griots qui avaient reçu leur kharba étaient autorisés à porter le Verbe, et il ne recevrait la sienne que lors de la prochaine assemblée chaldrienne. Pourtant, les survivants d’Ez Kkez exprimaient le désir urgent et sincère d’entendre la voix de l’espace, de se réinsérer dans la grande famille humaine dispersée dans les étoiles. Lorsque Seke demandait à son confrère où il puisait son inspiration, Marmat répondait invariablement qu’il entrait dans la transe, qu’il devenait la caisse de résonance du Verbe. Il n’existait pas de technique proprement dite, seulement un état de réceptivité absolue, un effacement de cette enveloppe à la fois dérisoire et encombrante qu’on appelle le moi, ou le « petit soi ».
« Un bon griot, ce n’est pas celui qui impose sa volonté, c’est celui dont l’écoute est totale, qui ne fait pas de bruit... »
Les enfants du Tout ne désignaient-ils pas les hommes comme des faiseurs de bruit ? Ne l’avaient-ils pas appelé, lui, le petit d’homme, Qui-vient-du-bruit ?
Alors Seke ferma les yeux et se concentra sur les sons. Les cris des mutants l’irritèrent dans un premier temps, mais il se remémora les leçons de ses compagnons de nid, affina son écoute et perçut au bout de quelques instants les chants des formes, les vibrations émises par les grains de matière, les cordes intimes qui s’enchevêtraient en chœurs tantôt monotones, tantôt chatoyants.
Les mutants ne savaient pas encore tirer des accords harmonieux d’une gamme à laquelle s’étaient ajoutés et retranchés des tons, ils vivaient dans la répulsion d’un passé qui les fascinait et dans la hantise d’un avenir qui les effrayait.
Mi-humains, mi-kkez ; ni humains, ni kkez.
Un grand vide se fit en Seke, un silence grandit en lui, qui n’étouffait pas les chants des formes mais les sous-tendait, un peu comme s’il plongeait dans un sommeil profond tout en gardant les sensations de son corps. Alors il rouvrit les yeux, contempla les mutants qui dansaient d’allégresse et laissa le Verbe jaillir à travers lui.
«Je suis Seke, de la confrérie des griots, je viens du lointain espace pour vous donner le baiser du salut, frères d’Ez Kkez. » Sa voix ne blessait pas le silence, elle coulait de sa gorge comme une source puissante et paisible. Les mutants se turent et levèrent sur lui des regards brûlants d’espérance.
«J’ai franchi des distances et des temps inconcevables pour vous porter le Verbe, vous dire que vous n’êtes pas seuls dans cet univers, que vous n’avez pas sombré dans l’oubli, que vous appartenez à la grande famille de tout ce qui vit. Je viens vous dire l’immensité de l’univers, oh, l’immensité de l’univers, vous dire la diversité de l’univers, oh, la diversité de l’univers. Mais je vous le dis aussi, gens d’Ez Kkez, la beauté de l’univers n’est rien en comparaison de votre beauté intérieure, la beauté de l’univers n’est que le pâle reflet de votre beauté intérieure. »
Les mots glissaient sans effort de la bouche de Seke. Porté par la même légèreté, la même ivresse que lors de ses voyages sur les flots chaldriens, il était le temple d’une présence omnisciente, un point qui renfermait tout l’espace, un puits sans fond où se déversaient les courants du temps.
« J’ai vu des hommes et des femmes se lancer sur la grande mer de boue bouillante, j’ai vu leurs frêles embarcations secouées par les vagues gigantesques, je les ai vus sombrer dans les tourbillons, j’ai vu s’ouvrir les gueules terribles des monstres des grands fonds, j’ai vu des kkez voler à leur secours, je les ai vus sauver, soigner, nourrir ces êtres humains qu’ils combattaient depuis des siècles, j’ai vu une grande amitié se nouer entre les anciens ennemis. Ces hommes et ces kkez furent considérés comme des traîtres et rejetés par les autres, ils durent fuir les représailles des deux camps, se cacher dans les entrailles d’Ez Kkez, survivre dans l’obscurité et la terreur. Je les ai vus s’aimer, hommes et femelles kkez, femmes et mâles kkez, ils s’aimèrent si fort qu’ils découvrirent la beauté dans l’autre et renversèrent la barrière des espèces. Et voici qu’ils engendrèrent des enfants, des hybrides, voici que le peuple kkez et le peuple humain décidèrent d’exterminer ces fruits de l’amour, voici que des escouades des deux camps explorèrent les souterrains afin de massacrer ceux qu’ils appelaient les fils de l’abomination, voici que les mutants tombèrent dans la clandestinité et qu’on crut leur engeance définitivement éteinte. »
Des larmes roulaient sur les joues des mutants pétrifiés. Emporté par le rythme lancinant de sa voix, Seke ne savait pas si ses paroles reflétaient une quelconque vérité, mais les images et les mots qui le traversaient, qui s’imposaient à lui, lui paraissaient justes et nécessaires, ils jaillissaient d’une source qui ne concernait pas seulement le passé des habitants d’Ez Kkez, mais l’ensemble des humanités dispersées, la totalité des êtres vivants.
« Alors vint Thellion le Grand, qui rassembla les mutants et affirma leur existence aux yeux du monde. Thellion ne prêcha ni la haine ni la vengeance, il redonna l’espoir aux siens, oh, la nécessité de l’espoir, il les exhorta à relever la tête, à regarder vers le ciel. Les hommes le capturèrent et le persécutèrent, les hommes parfois n’acceptent pas de se contempler dans les miroirs tendus par les autres vivants, les hommes s’empressent de détruire ce qui ne leur ressemble pas. Thellion mourut dans d’atroces souffrances, mais il accepta son sacrifice, le prix à payer pour que les siens continuent de regarder vers l’avenir... » Une brûlure au visage ramena brutalement Seke à la surface des choses, à la perception de son corps, aux douleurs qui fredonnaient dans ses membres, à l’odeur de soufre saturant l’air de la salle. Adossé à la paroi, Marmat Tchalé l’observait attentivement, avec dans ses yeux globuleux une lumière intense qui pouvait aussi bien passer pour de la réprobation que de l’étonnement. La tête basse, les mutants pleuraient sans un bruit, comme pour éviter de perturber le silence des griots.
«Je... je suis heureux de te... de vous voir revenu à la vie, maître », bredouilla Seke, dégrisé.
Marmat lança des regards étonnés autour de lui, comme s’il cherchait d’invisibles personnages.
« Maître ? »
Le tremblement de sa voix et le gris étonnamment clair de sa peau traduisaient son extrême faiblesse.
« Je ne vois pas de maître ni de disciple ici. Seulement deux confrères voyageurs. »
Si Seke avait tiqué devant la nourriture offerte par les mutants, Marmat, lui, ne s’était pas fait prier pour manger. Deux mâles avaient rapporté de leur expédition des reptiles aux écailles grises dont ils avaient ouvert l’abdomen à l’aide d’aiguilles transparentes, puis qu’ils avaient vidés de leur terre, de leurs viscères et de leur sang. Ils leur avaient ensuite retroussé la peau avant de les couper en petits morceaux et de les présenter aux deux hommes assis juste sous l’ouverture circulaire du plafond.
« Tu n’as pas idée de tout ce que j’ai avalé au cours de mes voyages, dit Marmat. Le partage de la nourriture est, à mon avis, un aspect essentiel de la fonction de griot. »
L’attention avec laquelle les mutants observaient les visiteurs démontrait mieux que tout discours la justesse de son raisonnement. Seke surmonta donc son aversion pour saisir un morceau de serpent et l’enfourner dans sa bouche. Une fois dissipés les relents de terre, le goût de la viande le surprit. Plus ferme que celle des tritrilles, plus tendre que la chair humaine, elle dévoilait des saveurs inattendues sous sa fadeur première. Il mangea de bon appétit, et les mutants, rassurés, s’autorisèrent alors à l’accompagner.
« Il m’a semblé, quand ils nous ont lapidés, que... que tu ne tenais pas vraiment à cette existence... »
Perturbé par la remarque de Seke, Marmat porta à sa bouche une coupe de pierre emplie d’une eau tiède et trouble. Une grimace lui étira les lèvres et lui plissa les yeux après qu’il en eut avalé deux gorgées.
« L’existence est un sac parfois bien lourd à porter, répondit-il. Et la mort nous apparaît comme une délivrance, comme un soulagement. Je l’ai désirée très souvent, mais c’est une maîtresse capricieuse et elle n’a jamais daigné exaucer mes souhaits.
— Gomment peut-on souhaiter mourir ? »
Marmat dévisagea Seke d’un air pénétrant.
« Tu n’as jamais aimé quelqu’un ?
— Si, Autre-mère, Danseur-dans-la-tempête, les compagnons du nid... »
Seke se retint au dernier moment d’ajouter le nom de Jaïfe.
« Aimer plus que toi-même, je veux dire, aimer au point de vouloir donner ta vie pour l’autre ? »
Seke ne répondit pas. Il n’avait jamais envisagé l’amour sous une forme aussi extrême. Il avait joui de l’affection des enfants du Tout et de la différence de Jaïfe, mais il n’avait pas songé à les rejoindre dans l’autre monde. Il y avait encore tellement de choses à explorer dans l’univers des formes qu’il n’était pas pressé de découvrir les territoires de l’informe, le Pays où le souffle change de sens, selon les perceptions d’Autre-mère.
« Ne tombe jamais amoureux, fit Marmat. Interdis-toi formellement de tomber amoureux. L’amour ne t’apporterait que des désillusions, des déceptions. Je ne parle pas bien sûr de l’amour universel, de la compassion pour tout ce qui vit, celui-là nous est insufflé par la Chaldria, je parle de l’amour exclusif, de l’amour qui fait battre le cœur, qui rend idiot, qui emprisonne. Un griot n’a pas le droit de s’attacher. Pas le droit. »
Les mutants, assis quelques pas plus loin, suivaient la conversation avec intérêt. Même s’ils ne comprenaient rien ou pas grand-chose, les voix des griots qui se chevauchaient, qui se répondaient, résonnaient à leurs oreilles comme la plus douce des musiques. Le ciel avait pris une teinte vert sombre traversée de fulgurances rougeoyantes. L’avènement de la nuit peut-être, ou l’imminence d’un nouveau cyclone.
« Tu as connu un amour de ce genre ? » insista Seke.
Marmat but encore une gorgée d’eau, puis il s’allongea, la nuque posée sur ses mains croisées.
« Ne tombe jamais amoureux, mon jeune ami, ou tu serais projeté jusqu’à la fin dans l’enfer des regrets.
— Une dernière chose : pourquoi m’as-tu appelé Seke ?
— Un surnom de Galban la sèche. Il m’est venu dès que je t’ai aperçu sur la scène du théâtre de Jezomine. Ça veut dire « l’inespéré » en vieille langue galbane. »
Erbillion le Jeune ne se lassait pas de contempler les visages des griots endormis. Le sommeil donnait encore davantage de noblesse à leurs traits. Il avait frémi de joie lorsque le groupe lui avait demandé de rapporter des serpents de vase afin de les offrir aux deux visiteurs célestes. Il avait démontré son utilité aux clandestins et sa valeur à la femelle qui l’affolait de ses odeurs. Il s’était révélé nettement plus efficace que d’habitude dans sa chasse, parcourant les galeries voisines au pas de course, ramenant une pleine poignée de reptiles dont certains atteignaient la longueur et l’épaisseur de ses membres supérieurs. Aucun d’eux ne l’avait mordu – heureusement, car le venin des grands serpents de vase pouvait entraîner une paralysie progressive des muscles.
Il devait cette habileté et cette audace à l’influence des griots. La voix du visiteur céleste à la peau claire avait soulevé en lui des sensations et des émotions inconnues, ou plutôt endormies, comme si elle l’avait conduit dans une pièce oubliée de son esprit. Et ses larmes avaient exprimé la joie plutôt que la douleur ou l’embarras. Une porte s’était entrebâillée, qui s’ouvrait sur un autre monde. Il n’était plus cet être sans passé ni avenir, condamné à errer jusqu’à la fin de ses jours dans les anciens égouts de Bord’z, il avait entrevu le Ba’ïl intérieur, il était prêt pour un nouveau départ, pour cette exploration du cœur et de l’esprit à laquelle le conviait Sombillia. Il repensait à Erbillion l’Ancien, ce père qu’il avait si peu connu, à tous ceux qui avaient préparé le voyage et qui n’avaient pas eu la chance d’entendre le chant des griots.
Une volée d’odeurs l’avertit que Sombillia s’approchait dans son dos. La lumière ténue qui se glissait par le cercle étoilé du plafond se volatilisait dans l’obscurité.
« Venirrr. »
Elle l’invita à se relever d’une pression sur l’épaule. Il obtempéra, le cœur battant, un peu inquiet soudain à l’idée d’affronter l’inconnu, de se dépouiller des ultimes lambeaux de son ancienne vie. Ils louvoyèrent entre les autres kkez endormis et s’engagèrent dans une galerie dont l’étroitesse les contraignit à marcher l’un derrière l’autre. Elle se jetait dans un passage plus large, traversé en son milieu d’une rivière qui croupissait dans un lit de béton.
Des frémissements de l’eau trahissaient la présence de louvognes, des créatures aquatiques absolument immangeables. La mère d’Erbillion lui avait expliqué, avant son déclin, que les aragnelles, les virus qui avaient décimé les hommes et les kkez, s’étaient développées dans les œufs des louvognes. Il n’avait pas vraiment cru à cette histoire, d’autant que les ankkates donnaient une tout autre explication à l’origine de l’épidémie – eux prétendaient que les aragnelles avaient été transportées par le draak aux ailes rouges et ses fils les cyclones aériens –, mais il veilla à ne pas poser l’extrémité de ses membres inférieurs dans l’eau et constata que Sombillia observait les mêmes précautions que lui.
Ils marchèrent pendant un temps qu’il aurait été incapable d’évaluer. Il se métamorphosait en un bloc de désir dans le sillage odorant de la femelle, et il se serait jeté sur elle sans la petite voix intérieure qui lui ordonnait de contenir ses pulsions. Sans la peur également d’écraser des œufs de louvogne et d’être contaminé par l’aragnelle, même si le virus n’avait pas d’effet mortel sur les derniers descendants de Thellion le Grand.
Il devina, au courant d’air chaud qui lui caressa la face, qu’ils s’approchaient de la sortie des égouts. Ils débouchèrent quelques instants plus tard dans une salle souterraine hérissée de piliers cylindriques. La rivière disparaissait au loin dans un bruit de cataracte, et Erbillion entrevit les remous des louvognes qui remontaient à contre-courant pour éviter d’être entraînées dans la chute. Sombillia le guida vers un escalier en colimaçon, en parfait état contrairement aux marches métalliques disséminées dans les galeries et rongées par la rouille. L’ascension lui donna la sensation étouffante d’être enfermé dans une cage.
« All...aller où ? »
Elle ne répondit pas, mais le simple fait d’avoir posé la question lui avait permis de desserrer la gorge. Il respira encore un peu mieux lorsqu’ils arrivèrent sur un palier cerné de hauts murs à demi éboulés. Ils pénétraient sans doute dans l’une de ces constructions en ruine qui témoignaient du passage des hommes sur Ez Kkez. Il n’y avait jamais mis les pieds, parce que la loi des ankkates l’interdisait formellement, et aussi par superstition, craignant que le moindre contact avec les vestiges humains n’attire la malédiction sur sa famille et lui.
« All...ller où ? »
Sombillia se retourna et l’exhorta à la patience d’un petit sourire qui lui fronça le nez. Ils traversèrent plusieurs pièces en enfilade, contournant parfois les monticules de gravats qui surgissaient de la nuit, spectres ventrus et pâles. Les rayons des satellites d’Ez Kkez se faufilaient par les ouvertures et s’étalaient en nappes blafardes sur les dalles fendillées.
« Voirrr maintenant », dit Sombillia.
Elle se pencha pour franchir une ouverture basse, et Erbillion l’imita après un petit moment d’hésitation. Le spectacle qu’il découvrit de l’autre côté lui coupa le souffle : au milieu d’une profusion végétale déjà en soi admirable se devinaient les contours légèrement brillants d’une silhouette assise sur un socle. Il resta pétrifié par la stupeur et l’appréhension jusqu’à ce que Sombillia l’entraîne vers le centre de la pièce. Il ne s’agissait pas vraiment d’une pièce, d’ailleurs, mais d’un espace à ciel ouvert entouré de quatre hauts murs. Tout là-haut se découpait un carré de firmament où les étoiles semblaient orbiter autour des yeux noirs des cyclones aériens et des satellites. Ils se frayèrent un passage au milieu d’une végétation dont la densité les obligea à se livrer à d’incessantes contorsions.
Erbillion ne connaissait du monde végétal que les branches souples et les feuilles brunes des buissons qui dévoraient les ruines de Bord’z et s’aventuraient par endroits dans les tanières ou les passages souterrains. Ces arbres, ces plantes paraissaient surgir tout droit d’un autre monde, comme les visiteurs célestes. Ils grimpaient jusqu’en haut des murs d’où ils retombaient en cascades vertes et frissonnantes. Sans doute très âgés, aussi âgés que les bâtiments, ils avaient survécu aux cyclones aériens, protégés par leurs remparts de pierre ou encore implantés dans l’une de ces zones épargnées par les tourmentes célestes.
« Voirrr, voirrr », haleta Sombillia.
Ils étaient arrivés à l’intérieur d’un cercle dégagé et jonché de feuilles mortes autour du socle. Elle désignait la silhouette assise avec dans les yeux, dans l’attitude, une ferveur intense. Les marques plus ou moins profondes semées par la végétation zébraient sa peau plus claire et tendre que celle d’Erbillion.
La consistance du socle et de la silhouette le dérouta. Ce qu’il avait pris pour une statue taillée dans une matière légèrement brillante n’était en fait qu’un jeu de transparences, une image sans épaisseur, des lignes esquissées et soulignées par une invisible source lumineuse. Le tout figurait un corps qui aurait pu appartenir à un humain ou à un mutant. On ne distinguait ni les traits ni les membres, seulement cette forme globale arrachée de la nuit comme un songe.
« Thellion ! » s’exclama Sombillia.
Il ne réussit pas à partager l’enthousiasme de la femelle. Quelque part au fond de lui, il était écrit que ce phénomène lumineux n’était pas aussi extraordinaire qu’il le paraissait.
« Thellion », répéta-t-elle.
Comment pouvait-elle être certaine que cette silhouette était celle du fondateur de la Mutation souveraine ?
« Thellion, venirrr passé annoncer venue griots », précisa-t’elle comme si elle avait deviné ses doutes.
Les paroles de Sombillia, pourtant crachées avec force, ne le convainquirent pas. Un trouble subsistait au fond de lui, qui l’empêchait d’exprimer son enthousiasme par un bond de joie ou une mine émerveillée Il avait besoin d’une confirmation, d’une preuve. Et cette preuve, seuls les griots, eux qui venaient du temps, eux qui parcouraient le vaste univers, eux qui ouvraient les portes de la mémoire, pouvaient la lui fournir. Il résolut de les conduire dans cet endroit, avec ou sans l’accord des clandestins, de les interroger sur la nature de l’apparition, mais, comme il ne voulait pas déplaire à Sombillia, il s’efforça de déployer la fougue qu’elle attendait de lui.
« Thellion », s’exclama-t-il d’un air extasié.
Elle poussa un cri de triomphe et l’enveloppa aussitôt dans un filet d’odeurs irrésistibles.