CHAPITRE XV
EZ
KKEZ
Regardez-vous, observez votre métamorphose. On discerne encore des vestiges humains sur vos traits, dans votre organisme, mais l’autre partie de vos gènes est à l’œuvre. Vous vous éloignez de l’être humain, inexorablement. Vous en avez souffert au départ, car il vous fallait, il vous faut encore vous habituer à votre nouvelle apparence. A cet épiderme rugueux qui supplante peu à peu la peau fine, douce et lisse de vos ancêtres. À ces dents qui se chevauchent, débordent de votre bouche et retroussent vos lèvres. À ces membres supérieurs qui raccourcissent et ces membres inférieurs qui s’allongent. À ces poils rêches qui ont remplacé vos cheveux. A ces borborygmes et ces hésitations qui parsèment vos phrases... Cette liste, non exhaustive, suffit à démontrer l’horreur dans laquelle vous tenez notre double appartenance.
Ce rejet, à mon sens, a une cause – outre cette tendance naturelle à douter de l’intelligence et de la générosité de notre mère Nature : les griots célestes. Car, en tant que gardiens exclusifs de la mémoire humaine, ils nous ont imposé les valeurs qu’ils défendent. Si grand est leur prestige, si souveraine leur autorité que nous nous sommes emparés de ces modèles qui ne sont pas nôtres, que nous avons privilégié l’humain en nous, que nous avons méprisé notre ascendance kkez. Nous avons fui notre présent, nous avons sacrifié notre nature, nous avons tendu vers un avenir inaccessible, creusant entre notre réalité et notre idéal un gouffre de mépris dans lequel une grande partie des nôtres ont sombré.
Pour en finir avec la mémoire humaine,
texte conservé
sur parchemin en peau de serpent de vase,
attribué à Thellion,
fondateur du mouvement Mutation souveraine,
Ez Kkez.
Il y avait une ville ici... »
Des nuages enflammés s’effilochaient dans un ciel d’une couleur indéfinissable. Des taches sombres se formaient et s’agrandissaient sur la voûte céleste, les yeux de cyclones aériens. Le vent tourbillonnant écharpait les panaches de fumée ocre qui montaient du sol et répandaient une suffocante odeur de soufre. L’air brûlant, délétère, agressait les narines, la gorge et les poumons.
Marmat s’assit sur un rocher et s’absorba un long moment dans ses pensées, la tête penchée sur le côté, les yeux perdus dans le vague.
« Ez Kkez n’a jamais été une terre facile, reprit-il d’une voix lasse. De nombreux épisodes funestes ont jalonné son histoire depuis que les premiers colons humains s’y sont installés. Mais, lors de mon dernier passage, sa population avait atteint un équilibre qui semblait présager d’un avenir viable, sinon radieux. Il ne faut s’attacher à... »
Ses mots se perdirent dans le grondement lointain d’un geyser. Seke vint s’asseoir à ses côtés et secoua sa tunique collée à sa peau par la transpiration. C’était un sentiment étrange que d’être habité par la Chaldria : outre la sensation de chaleur intense qui ne le quittait plus, il avait l’impression que l’univers entier était contenu en lui, que l’illimité avait réussi à se comprimer dans ses limites. Il lui était impossible de la définir avec précision. « Énergie » était sans doute la notion qui s’en rapprochait le plus, mais on aurait également pu parler de respiration cosmique ou encore d’intelligence omnisciente. Présence impalpable et vigilante, la Chaldria décelait les intentions, les devançait même, comme si elle se tenait dans l’intervalle infime entre la naissance et le cheminement de la pensée.
Ils étaient restés près d’une année planétaire sur Agellon. La préside avait demandé à Seke d’enseigner aux sondeurs la perception du son des formes. Il avait accepté, pensant que la connaissance des enfants du Tout devait être transmise au plus grand nombre, mais ses interventions n’avaient abouti à aucun résultat. La perception du chœur des formes requérait une écoute totale, une vigilance dépouillée de toute intention, et leur potentiel télépathique était un obstacle pour les sondeurs, qui cherchaient seulement à accroître leur efficacité, à renforcer leur pouvoir. Il fallait avoir l’esprit simple, un esprit d’enfant, comme les deux petits Orows, pour s’émerveiller devant la beauté révélée de la Création.
Objets de vénération, traités avec tous les égards, les griots avaient mené l’existence ennuyeuse des élites de Faliz dans une suite fastueuse du palais gouvernemental. Marmat s’était éclipsé à plusieurs reprises, parfois plus de deux semaines. Il n’avait pas daigné fournir d’explication à ces mystérieuses disparitions d’où il revenait les vêtements tachés, déchirés, l’œil renfrogné et vitreux. Il avait également donné une vingtaine de récitals sur la scène du Cosmocant. On avait accouru des deux continents pour l’entendre chanter, et le prix des pierres de reconnaissance, indispensables pour pénétrer dans le dôme, avait atteint des sommets vertigineux.
Un matin, Marmat avait réveillé son jeune confrère et lui avait suggéré de partir. Seke avait accepté sa proposition avec joie : la vie commençait à lui peser sur Agellon, il ressentait le besoin de changer d’air, de s’envoler sur les flots chaldriens. Ils avaient traversé le palais endormi pour se rendre dans la cryptaldre. Les gardes et les sondeurs de faction leur avaient ouvert les portes et s’étaient écartés sans poser de question. Les voyageurs célestes n’avaient de compte à rendre à personne, pas même aux puissants de ce monde.
La renaissance leur avait coûté quelques heures d’immobilité, de nausée, de migraine, d’élancements et de fourmillements. Le flot chaldrien les avait déposés dans une salle souterraine hérissée de piliers dont ils avaient mis du temps à trouver la sortie.
« La Chaldria et toi, vous formez désormais un couple indissociable, dit Marmat (il en avait parlé une première fois sur Agellon, mais s’était contenté d’effleurer le sujet). Elle a modifié ton organisme, tes cellules, lorsque tu as franchi sa porte. Si tu n’avais pas supporté la métamorphose, tu n’aurais jamais recouvré la mémoire sur Jezomine, la Chaldria ne serait pas venue à ton secours, et tu aurais succombé dans la katwa du bel. Les déchus ne sont pas ces monstres issus de l’imagination des boni-menteurs d’Hernaculum, mais des voyageurs qui n’ont pas retrouvé le chemin de leur mémoire.
— Mais ces cris sinistres qu’on entend la nuit...
— Un simple phénomène acoustique et visuel lié aux particularités de la faille.
— Pourquoi ne pas l’expliquer aux gens d’Hernaculum ? »
Marmat marqua un petit temps d’hésitation.
« Cette légende nous arrange dans le fond. Sans la terreur qu’elle suscite, nombreux seraient les inconscients à vouloir défier la Chaldria. Leur physiologie ne le supporterait pas. La peur est parfois le plus efficace des garde-fous.
— La physiologie d’un griot a quelque chose de spécial ?
— Je suppose que ce sont nos particularités, physiques ou mentales, qui dictent les choix de la Chaldria, mais je ne sais pas lesquelles. Un proverbe de chez moi dit que le présent échoit à celui qui peut le recevoir.
— C’est où, chez toi ? »
Marmat secoua la tête et garda le silence. Seke observa les panaches de fumée qui jaillissaient à intervalles réguliers des reliefs habillés d’une végétation rampante et brune, presque noire. La voix grave de son maître le fit sursauter.
« Galban la sèche, le monde jaune, la sixième planète du système de Scyrt, la deuxième habitable. C’est si loin maintenant, si loin... Il n’y a pratiquement plus personne là-bas. Un confrère m’a dit que le peuple de Galban était un rameau en train de pourrir, de se détacher du tronc.
— Tu n’y es jamais retourné ?
— Je n’en ai pas eu l’occasion. Elle est située dans un secteur éloigné de la Galaxie. Très rares sont les griots qui se voient offrir une opportunité de retourner sur leur monde.
— Pourquoi ? Qui en décide ? »
Marmat se leva, défroissa les plis de sa toge et resserra la cordelette autour de sa taille, des gestes destinés à masquer la détresse qui assombrissait ses yeux globuleux.
« L’assemblée du Cercle. En accord avec les lois de la Chaldria.
— Quelles lois ?
— Les décisions du Cercle doivent se conformer au dessein de la Chaldria. Ou il peut y avoir... comment dire ? des contretemps, des différences entre l’intention de départ et la réalité à l’arrivée. Certains de mes confrères sont allés contre sa volonté et sont restés très longtemps en pénitence sur le même monde. Parfois même, ils y sont morts.
— Et comment sait-on qu’on est en conformité avec le dessein de la Chaldria ?
— Il suffit de s’examiner avec sincérité. On ne peut pas tricher avec sa conscience. »
Marmat dégagea sa kharba, la posa contre sa poitrine et gratta machinalement les cordes. Les notes cristallines s’envolèrent dans la désolation d’Ez Kkez, porteuses d’une nostalgie qui bouleversa Seke.
« Quelle est la véritable nature de la Chaldria ?
— Est-ce que je sais quelle est la véritable nature du temps qui façonne l’univers ? Est-ce que je sais quelle est la véritable nature de l’espace où se meut l’univers ? Est-ce que je sais ce qui se cache derrière le grand mystère de la vie ? »
La voix grave de Marmat se lança dans cette scansion qui donnait un rythme lancinant à son chant.
« Oh, j’ai connu ce monde plein de vie, je l’ai connu plein de bruit, ô la beauté du chœur des hommes et des femmes d’Ez Kkez. Ils avaient du cœur à l’ouvrage, ils luttaient chaque instant pour tirer leur subsistance quotidienne de cette terre ingrate. Chacun d’entre eux était le maillon d’une grande chaîne de solidarité, de générosité. Jamais ils n’auraient laissé l’un des leurs mourir de faim, jamais ils n’auraient laissé l’un des leurs croupir dans sa misère, oh non. Ils avaient bâti une cité sur ce continent pelé et fumant, ils avaient creusé profond pour déterrer les pierres. Ils l’avaient d’abord baptisée Bord de l’Espoir, car l’espoir était leur manne, puis, au fil du temps, elle s’est appelée Bordeles, et encore Bordles. J’ai connu Bordles, j’ai vu se transformer la petite communauté d’origine en une ville orgueilleuse, ô les ponts, les bâtiments, les jardins suspendus, les remparts et les rues grouillantes de Bordles. Plusieurs fois elle fut renversée par les forces naturelles, secousses telluriques, déluges de pluie enflammée, tornades aériennes, plusieurs fois elle fut rasée par les conflits, ô dieux ! la folie des guerres, mais à chaque fois elle se releva de ses cendres, plus grande, plus belle, plus rayonnante, fierté de ses bâtisseurs, perle précieuse arrachée du ventre de leur terre, symbole de la pérennité humaine. »
Les bourrasques hachaient la voix de Marmat, l’envoyaient se répercuter sur les maigres reliefs. Seke capta, au-delà de son chant, au-delà du chœur désolé d’Ez Kkez, des sons de formes aussi changeants et insaisissables que des ruisseaux d’eau vive.
« L’ingratitude de leur mère nourricière contraignit les hommes à faire preuve d’ingéniosité. Avec quel talent ils exploitèrent ses maigres ressources ! Ils domestiquèrent la force des geysers, des éruptions de gaz, des tourbillons célestes, ils inventèrent des systèmes de transformation de l’énergie qui auraient émerveillé les autres peuples humains dispersés dans la Galaxie. Telle fut la grandeur de la communauté humaine d’Ez Kkez, la grandeur des humains lorsqu’ils agissent en pionniers, en défricheurs, en créateurs. Ez Kkez portait d’autres enfants, aussi légitimes que les humains, davantage même puisqu’ils occupaient déjà ce monde quand se posèrent les vaisseaux des Grandes Guerres de la Dispersion. De ces autres enfants on ne sut rien pendant des siècles, ils vivaient retirés sur un continent lointain inaccessible à l’homme. Puis il advint que les deux communautés entrèrent en contact, oh ! c’était leur destinée que de se rencontrer. Et il advint ce qu’il advient presque toujours lorsque deux communautés s’entrechoquent, un mur de peur et d’incompréhension se dressa entre elles, et ce fut le début d’une longue série de guerres meurtrières qui se prolongèrent pendant six siècles. Il advint également que des kkez et des humains s’unirent et, par l’un de ces miracles dont est coutumière notre mère Nature, donnèrent naissance à des enfants. Est-il quelque chose de plus noble et beau que la naissance d’un enfant ? »
Seke se concentra sur les sons des formes. Dans le lointain, trois geysers crachaient leurs panaches à plus de cent pas de hauteur et abandonnaient des colonnes de fumée aspirées par les tourbillons aériens. La terre et le ciel s’épousaient à l’horizon dans un lit de brume verdie par la lumière de l’astre encore invisible.
« Dix, vingt fois je suis venu sur ce monde. Dix, vingt fois j’ai porté le Verbe aux hommes, dix, vingt fois je leur ai dit qu’ils n’étaient pas seuls dans l’univers, dix, vingt fois ils ont oublié mes paroles ou, s’ils les ont retenues, les ont transformées en lois, en instruments de douleur, dix, vingt fois ils m’ont regardé avec les yeux de l’incompréhension ou de la haine, dix, vingt fois ils ont entendu le chant de ma kharba, dix, vingt fois ils ont pleuré et m’ont fait le serment du souvenir, dix, vingt fois ils se sont parjurés, l’éternelle tragédie humaine, l’oubli, la perte de la conscience, de la vigilance, et voici ce qu’il en résulte aujourd’hui, une terre en ruine en lieu et place d’une belle et grande cité, une lèpre végétale en lieu et place des jardins suspendus, un silence funèbre en lieu et place du bruit de la vie. Et moi, Mar-mat Tchalé, du Cercle des griots, je n’ai pas pu empêcher cela, je n’ai pas su trouver les mots et les intonations justes, j’ai failli à mon...
— Là ! »
Seke se détendit comme un ressort et pointa le bras en direction d’une colline. Il avait entrevu un mouvement proche, si fur-tif qu’il doutait de ses perceptions. Les yeux exorbités, la barbe en bataille, Marmat eut besoin de quelques instants pour reprendre pied dans la réalité. Quelqu’un qui ne le connaissait pas l’aurait à cet instant pris pour un fou.
« Eh bien quoi ? »
Seke évitait d’habitude d’interrompre la transe de son maître, conscient qu’il risquait d’en être perturbé pendant plusieurs jours, mais il avait observé les environs avec une attention soutenue et remarqué – ou cru remarquer – ce déplacement dans la végétation brune.
« Quelque chose a bougé derrière cette colline.
— Il n’y a plus de vie sur ce monde, grogna Marmat.
— J’entends des sons de formes... »
Le griot lança un regard mi-courroucé, mi-intrigué à son disciple.
« Ah oui, les sons des formes... »
Seke ne s’offusqua pas de l’ironie de son maître. Les silhouettes grises qui émergeaient de la terre au pied de la colline accaparaient toute son attention.
Les guetteurs avaient donné l’alerte dès que les notes et le chant avaient retenti. Le griot, l’homme dont Thellion le Grand avait annoncé la visite deux siècles plus tôt, était venu bien qu’il ne restât plus un seul humain sur Ez Kkez. Deux siècles d’attente prenaient fin tout à coup, deux siècles consacrés à ralentir la métamorphose, à maintenir coûte que coûte les fonctions biologiques héritées des ancêtres humains, à survivre dans les souterrains insalubres des ruines de Bord’z.
Le signal avait déclenché une vague d’euphorie chez Erbillion le Jeune, affairé à chasser les serpents de vase. Il ne serait pas contraint, comme ses aïeux, de passer toute son existence sur ce territoire où les humains décimés avaient abandonné leurs déchets, leurs odeurs et leurs traces. Les mutants souverains regagneraient enfin le continent d’où étaient issus leurs ascendants kkez, ce paradis mythique situé sur l’autre rive du Ba’ïl, la mer de boue brûlante. Une foule de dangers les attendraient sur la route de leur rêve, tornades aériennes, tempêtes d’équinoxe, spirales de vase, éruptions de soufre, créatures des grands fonds, mais ils partiraient après avoir réglé leurs comptes avec le héraut de la condition humaine, ils s’engageraient dans la voie déchiffrée par Thellion le Grand et réaliseraient le grand rêve de la métamorphose.
Erbillion le Jeune était revenu d’un pas joyeux dans sa tanière afin d’annoncer la bonne nouvelle à sa mère, Anzillia, qu’il maintenait en vie depuis plus de dix années d’Ez Kkez. Il n’avait pas obéi à cette loi pourtant formelle qui commandait aux enfants de tuer les parents incapables de subvenir à leurs besoins. Il ne s’était jamais résolu à ouvrir la gorge de sa mère à l’aide d’une de ces aiguilles de pierre arrachées aux voûtes des galeries. Les gardiens sacrés de la mémoire de Thellion, les ankkates, prétendaient que ce genre de comportement relevait de l’irrationnel humain et conduisait à terme dans l’impasse où s’étaient déjà fourvoyés les hommes. Les faibles, les impotents n’avaient pas leur place dans les ruines de Bord’z, où la nourriture se raréfiait. Une fois que les parents avaient joué leur rôle, mettre des enfants au monde et veiller à ce qu’ils atteignent l’âge adulte, ils devaient s’effacer quand ils perdaient leur autonomie. On aidait à partir ceux qui s’accrochaient à la vie et qui, parfois, se réfugiaient dans les méandres de l’ancien réseau d’égouts de la cité humaine. Des groupes se chargeaient d’inspecter régulièrement les conduits souterrains et d’éliminer les bouches inutiles nourries clandestinement par un enfant ou un proche.
Erbillion participait régulièrement à ces expéditions avec un zèle qui, supposait-il, écartait de lui les soupçons et éloignait le danger de sa mère. Lorsqu’il la contemplait, pauvre créature décharnée immobile sur son lit de terre, son cœur se serrait, il ne pouvait se résoudre à lui donner le coup de grâce. Alors il consacrait deux fois plus de temps à la chasse aux serpents de vase, se faufilait dans des passages que leur délabrement rendait dangereux, explorait sans relâche les fonds boueux au risque d’être happé par les spirales voraces. Il avait tellement arpenté les entrailles de Bord’z qu’il en connaissait les moindres recoins, qu’il pouvait se rendre d’un bout à l’autre des ruines par des itinéraires détournés qui évitaient les rencontres indésirables. Il n’oubliait pas de se montrer aux assemblées où les adeptes de la Mutation souveraine célébraient la beauté de la métamorphose, il se joignait aux volontaires qui déblayaient des passages obstrués ou nettoyaient les tanières inondées par les sources souterraines, il paraissait autant que possible aux fêtes mensuelles données en l’honneur de Thellion le fondateur, il participait aux joutes où les jeunes mâles tentaient de séduire des femelles en âge de féconder. Plusieurs d’entre elles l’avaient remarqué et enveloppé d’odeurs ensorcelantes, mais il avait repoussé leurs avances pour consacrer toute son énergie à sa mère. L’une d’elles, Sombillia, ne s’était pas découragée et l’avait relancé à plusieurs reprises ; il avait dû se débarrasser d’elle malgré les spasmes de désir qui le secouaient de la tête aux pieds. Elle finirait bien par perdre patience et jeter son dévolu sur un autre mâle.
Son existence, toutes les existences avaient basculé lorsque le signal s’était propagé dans les galeries. Il avait entendu les cris stridents bien que sa chasse aux serpents de vase l’eût entraîné à plusieurs lieues du périmètre de la communauté. Rebroussant chemin aussi vite que possible, il avait oublié d’observer les précautions habituelles et failli tomber dans une bouche fumante ouverte sous ses pas. Il avait réussi à regagner sa tanière malgré l’agitation fébrile qui régnait dans les conduits.
Il hésitait devant le corps recroquevillé de sa mère. Elle gardait posés sur lui ses grands yeux sombres où ne brillait plus qu’une infime parcelle de vie. Ses os étaient sur le point de crever son épiderme crevassé et criblé de taches noires. Le silence redescendait progressivement sur les galeries voisines. Taraudé par son envie de rejoindre les autres, Erbillion ne se résolvait pas à abandonner celle qui lui avait donné le jour. Il ne la reverrait jamais s’il sortait maintenant. Après avoir réglé son affaire au griot, les mutants entameraient immédiatement leur périple vers les terres glorieuses de l’autre rive du Ba’ï’l, pressés de se débarrasser du complexe humain, d’évoluer vers la nouvelle espèce promise par Thellion et ses successeurs, de resserrer le lien distendu entre Ez Kkez et ses enfants.
Quel sentiment le retenait donc dans cette pièce dérobée de sa tanière tandis que son peuple vivait un moment historique ?
Les ankkates, les gardiens de la mémoire de Thellion le Grand, les serviteurs du draak, l’auraient certainement accusé de fascination humaine et condamné à être jeté dans un puits acide. Des individus comme lui ne se contentaient pas d’entretenir les fonctions indispensables au dernier échange avec le visiteur céleste, ils se laissaient entraîner sur la pente de leur conditionnement humain, ils exécraient toujours leur part kkez, ils trahissaient la Mutation souveraine et se montraient indignes de fouler les terres légendaires de la rive occidentale du Ba’ïl.
A cinq reprises, Erbillion le Jeune se dirigea d’une allure traînante vers l’ouverture qui donnait sur l’étroit boyau d’accès. À cinq reprises, il commit l’erreur de jeter un dernier coup d’œil à sa mère, et la vue de son pauvre corps ratatiné lui intima de revenir sur ses pas. Il se pencha et, d’un revers de son membre supérieur, écrasa les larmes qui lui embuaient les yeux. De tous les mutants qu’il fréquentait, il était sans doute celui qui versait le plus facilement des larmes, au point que certains l’avaient surnommé « Rrrbillion geïserrr » ou « Rrrbillion kkikoule ». Il s’assit près de la couche de terre de sa mère et lui promena délicatement les extrémités de ses doigts sur la face, puis sur la poitrine. Son pauvre sourire remonta ses dents déchaussées et creusa une multitude de plis entre son nez et sa lèvre supérieure. Elle ne prononçait plus un mot depuis plus de cinq ans, victime d’une sclérose des cordes vocales appelée « baïon lancien ». Elle communiquait par gestes, par grimaces, un langage amplement suffisant pour pourvoir à ses besoins fondamentaux et manifester son affection. Il la désaltérait, nettoyait ses déjections, la lavait de temps à autre à grande eau, et, quand il discernait de l’inquiétude ou de la tristesse dans ses yeux ternes, il restait près d’elle jusqu’à ce qu’elle s’endorme.
Il résolut une nouvelle fois de rejoindre les autres, décida d’épargner une longue agonie solitaire à Anzillia, s’empara d’une aiguille de pierre qui jonchait la terre battue et qui, d’habitude, servait à vider les serpents de vase de leur boue. Elle l’observait sans aucune expression dans son regard ni sur ses traits usés. Il serra les doigts autour de l’aiguille qu’il tint un moment levée au-dessus de la gorge cerclée de rides. Il ne parvint pas à maîtriser ses tremblements et finit par s’effondrer de tout son long sur la terre, secoué de sanglots, roulant dans une vague de souffrance et de colère dont l’écume lui brûla la gorge.
« Besoin aide, hein ? »
Cette voix lui fit l’effet d’un plongeon dans une source glacée des quartiers orientaux de Bord’z. Il sauta sur ses membres inférieurs et se retourna, l’aiguille dissimulée dans son dos. Une silhouette élancée franchit l’ouverture basse et se redressa dans l’obscurité de la pièce. Habitué à évoluer dans les ténèbres, il ne lui fallut pas longtemps pour distinguer les traits et le corps de Sombillia, la jeune femelle qui l’avait accompagné à plusieurs reprises jusqu’à l’entrée de sa tanière. Les battements de son cœur s’accélérèrent, un spasme de désir lui laboura le bas-ventre.
« Si attendrrre plus, jamais partirrr, jamais partirrr, non, non. »
Elle crachait ses mots du fond de la gorge, mais sa prononciation restait plus claire que chez la plupart des autres mutants. D’elle émanait un charme troublant, un envoûtement accentué par l’odeur puissante et musquée qu’elle répandait avec générosité. De l’humain elle avait conservé la finesse des traits malgré les canines qui retroussaient sa lèvre supérieure et montaient presque jusqu’à hauteur de son nez. La peau de ses mamelles n’avait pas la même apparence que les autres parties de son corps. Plus claires, plus lisses, sans doute plus douces au toucher, nettement plus attirantes en tout cas que les mamelles de sa mère, qui l’avaient nourri pendant plus de quatre ans et empêché de mourir de faim durant la grande disette (son père, Erbillion l’Ancien, n’avait pas survécu à la disparition soudaine et tragique des serpents de vase : probablement dévoré par ses compagnons, on avait retrouvé ses restes dans une galerie secondaire).
Sombillia se rapprocha d’Erbillion le Jeune, lui glissa le bras autour de la taille et lui arracha l’aiguille des doigts.
« Pas dirrre aux ankkates. Non, non. Venirrr avec moi autre côté du Ba’ïl. Féconder moi. »
Il ne chercha pas à s’opposer à la jeune femelle.
« Ssss... sssais, ssssais dd’puis kkkan ? »
Bien qu’il eût soigné son élocution, ses mots n’étaient qu’une bouillie sonore en comparaison de ceux de Sombillia. Elle émit un petit rire de gorge dont les éclats restèrent un moment suspendus dans les ténèbres.
« Entrrrer là quand parti chasse. Voirrr Anzillia, elle inutile. Toi trrrop humain. Comme moi. Comme moi, oui, oui. Nour-rirrr aussi pèrrre inutile. Lui mourirrr année Kkez derrrnière.
— Veuffff... airrre kkkoi ? »
Elle désigna l’aiguille d’un mouvement de menton.
« D’abord tuer Anzillia. Aider à partirrr elle, à partirrr toi. Venirrr l’autre côté du Ba’ïl, venirrr moi, féconder moi. »
Une nouvelle salve de phéromones tissa autour de lui un filet olfactif dont il ne chercha pas à se dépêtrer. Sombillia s’accroupit près d’Anzillia, lui caressa le front en un geste empreint d’une tendresse oubliée et, d’un seul coup, lui enfonça l’aiguille de pierre sous la mamelle gauche. La mère d’Erbillion n’esquissa aucun mouvement dans un premier temps, puis elle tenta d’expulser ce corps étranger qui lui fouaillait le cœur, elle se débattit avec toute la rage injectée par son instinct de survie, implora des yeux son fils pétrifié, se recroquevilla autour de son exécutrice. Arc-boutée sur ses membres inférieurs, Sombillia continua de pousser la pointe de l’aiguille entre ses côtes et d’agrandir le trou par où s’enfuyait la vie de l’ancienne.
Les larmes ruisselaient sur les joues d’Erbillion le Jeune. Secoué de convulsions, il devait se mordre jusqu’au sang pour ne pas se jeter sur Sombillia. Cette étreinte confuse entre celle qui lui avait donné le jour et celle qui donnerait le jour à ses enfants était l’épreuve à surmonter pour la préservation de l’espèce. Un pic de souffrance le déchirait de la tête aux pieds. Mort et vie sont les éléments indissociables de notre cycle, disait Thellion le Grand, l’être qui avait jeté les bases de la nouvelle évolution.
Anzillia cessa subitement de gémir et retomba inerte sur la couche de terre. De la plaie s’échappait un sang visqueux qui s’étirait en rigoles sombres sur son épiderme grisâtre.
Sombillia se releva, l’aiguille en main, et fixa Erbillion d’un air provocant. Une colère terrible l’embrasa, faillit le projeter sur la jeune femelle, puis il se rendit compte qu’un désir encore plus violent le tendait vers elle.
La présence de la mort exaltait la puissance de la vie.
« Pas maintenant, non, non, soupira-t-elle. Aller avec les autrrres, entendrrre griot, partirrr, partirrr. »