CHAPITRE XIV
OROWS
Soyons des portes de la vie, des combattants de la beauté. Apprenons à voir autrement qu’avec nos yeux, à entendre autrement qu’avec nos oreilles, à sentir autrement qu’avec notre nez, à toucher autrement qu’avec nos mains, à goûter autrement qu’avec notre langue. Les portes de la vie s’ouvrent sur l’innommable, sur les arcanes de l’inconnaissable, sur l’amour sans cesse en mouvement. Celui que nous désignons comme notre ennemi n’est pas notre ennemi, il est seulement un reflet de nous-mêmes, une autre manière d’appréhender la complexité de la création. Aimer son ennemi, c’est plonger dans ses propres turpitudes, apprendre à se regarder avec compassion, comprendre que chacun de nous porte à la fois l’ensemble des tourments humains et la floraison perpétuelle du bien. Celui que tu exècres, que tu combats, n’est autre que toi-même. T’enfuir, te réfugier dans les dogmes et dans les jugements ne servirait à rien : tu vis seul et nu dans tes fosses profondes. Il n’y a ni héros ni salaud, seulement des âmes qui explorent les différentes faces de l’être. Tu es la goutte infime qui renferme l’océan, l’étincelle qui accueille l’énergie du feu, le souffle qui contient la puissance infinie de l’esprit, la note qui exprime le chœur universel. Cesse donc de trembler : tu ne perdras pas cela en mourant, car la mort n’est que le pays qui s’étend de l’autre côté de la porte, la mort n’est qu’une autre façon de célébrer la vie. Tu rejettes ces paroles, car elles ébranlent les constructions de tes pensées ; tu les entendras quand tu ne chercheras plus à les comprendre.
Le sermon sur les glaces.
Erya Majaël, la femme
au cœur redoutable,
tradition orale des plaines de l’Orow.
Un silence tendu retomba sur l’auditorium du Cosmocant. Intrigué par le comportement de son disciple, Marmat était sorti de sa transe et avait cessé de jouer de son heptacorde.
Le cercle s’élargit autour de Seke et des deux enfants. Les spectateurs devinaient confusément que le jeune griot n’était pas descendu de la scène dans l’intention de prendre un bain de foule ou de violer la règle séculaire interdisant à quiconque d’interrompre le chant d’un visiteur céleste (mais peut-être cette loi ne s’appliquait-elle pas aux griots eux-mêmes). Et puis l’attitude étrange des deux petits Orows confirmait cette rumeur qui prêtait des pouvoirs inquiétants aux tribus nomades des plaines du continent rouge.
Seke chassa la peur qui grondait en lui avec la force d’un orage. Il avait cru capter les chants des enfants au-delà de la rumeur des formes, si lointains et faibles qu’il doutait de ses sens. Ce garçon et cette fille avaient déjà franchi la frontière de l’au-delà. Il lui fallait trouver le moyen d’entrer en contact avec eux. Il leur secoua l’épaule sans aucun résultat : leurs corps n’étaient plus que des enveloppes vides. Il n’avait pas besoin de se concentrer sur le chœur des formes pour deviner que le dragon planait désormais de toute son envergure dans les cieux de Faliz. Lui-même ne craignait pas de passer dans l’autre monde où l’avaient précédé sa mère, ses ancêtres, Jaïfe, Autre-mère, Danseur-dans-la-tempête et les compagnons du nid, mais l’humanité perdrait une bataille décisive si le dragon parvenait à détruire le Cosmocant de Faliz et à tuer Marmat Tchalé. Les sons ténus des enfants se dispersaient dans l’immensité noire et froide. Personne ne leur avait enseigné la splendeur des cycles universels, personne ne leur avait appris à reconnaître l’importance et la qualité de toute forme. On les avait empêchés de développer leur propre chant pour les investir d’un son funeste et semer en eux les germes de la destruction.
À cet instant, les souvenirs des danses dans les tempêtes effleurèrent Seke. Il eut d’abord le réflexe de les refouler, le moment lui paraissant mal choisi pour s’abandonner aux arabesques fascinantes des tourbillons de sable, puis il comprit qu’il n’y avait qu’une seule façon de rattraper les enfants sur le chemin de l’au-delà : imiter Danseur-dans-la-tempête quelques instants avant sa mort, transférer dans leur esprit le contenu de sa mémoire. Il ferma les yeux et se concentra sur le chant des deux Orows, cette double vibration insaisissable qu’il s’efforça de suivre comme un fil dans un labyrinthe.
Il perçut enfin les contractions de leurs cœurs, ralenties, indécelables, étouffées peu à peu par l’entité qui les possédait. Ils cesseraient bientôt de battre, et l’énergie maléfique tapie dans leurs ventricules déchaînerait sa puissance dévastatrice. Leurs chants s’entrelaçaient, traçaient un sillon unique, façonnés par un destin identique. Ils parlaient tous les deux de séparation brutale, de souffrance inconsolable, de haine pour cette humanité qui les avait rejetés. Regardant eux aussi les hommes comme d’insupportables faiseurs de bruit, ils s’étaient consacrés à l’avènement du silence.
Seke aurait pu devenir comme eux un concentré de haine, un ennemi du Verbe. Il oublia le Cosmocant, ses années d’apprentissage sur Log, et se remémora son enfance dans le Mitwan. Les chuchotements des sables et les suppliques envoûtantes des sources d’eau l’émerveillèrent, ainsi que l’harmonie sans cesse renouvelée de la spirale des cycles, les nuances infinies des roches éclairées par les rayons de Source de vie qui vient d’en haut, le murmure enchanteur des nuits froides, le ballet chatoyant des astres sur le fond obscur de la voûte céleste, l’ivresse des glissades et des chasses sur les pentes des collines. Et puis la griserie indescriptible des danses dans les tempêtes, cet accord parfait entre les évolutions du danseur et les tourbillons... C’était la première fois qu’il s’immergeait sans retenue dans la mémoire de Danseur-dans-la-tempête, et il ne faisait aucune différence avec ses propres souvenirs. Son corps tournoyait entre les tornades, passait d’un courant aérien à l’autre sans toucher terre, porté par la sarabande joyeuse des éléments, débordant de cette joie pure qui était l’essence même de l’univers.
Des coups sourds et répétés dominèrent les sifflements du vent et le ramenèrent dans l’auditorium du Cosmocant : les battements précipités des cœurs des enfants, un martèlement encore chaotique, encore incertain, mais qui déjà éloignait le dragon.
Revenus à eux, les enfants étaient restés un long moment tremblants et hagards avant de recouvrer l’usage de la parole. La fille s’appelait Zeline et le garçon Irko. Enlevés par une bande de pillards sur les plaines de l’Orow, ils avaient été recueillis et élevés par les qualts du temple de Chimie.
« Pas recueillis : achetés ! avait précisé le responsable de la sécurité du continent jaune. Les qualts ont passé des accords, disons... commerciaux, avec les bandes de déserteurs. »
La terreur déformait les yeux rubis des Orows tandis qu’ils répondaient aux questions de leurs interlocuteurs, une trentaine de dirigeants d’Agellon assistés d’une poignée de sondeurs. On les avait transportés dans une navette aérienne sous bonne escorte et enfermés dans une pièce blindée du neuvième sous-sol de l’ancien palais de Faliz. Puisque les sondeurs s’étaient montrés incapables de déjouer les manœuvres du Quetzalt, puisqu’il avait fallu la clairvoyance du jeune griot pour faire échouer l’attentat, on avait prié les deux visiteurs célestes d’assister à l’interrogatoire – avec les circonlocutions obséquieuses d’usage. L’évacuation du Cosmocant s’était déroulée dans un calme relatif, même si chacun dans l’assistance avait dû se plier à une minutieuse inspection physique et mentale. Les gardes avaient arrêté plusieurs suspects qu’on avait aussitôt placés en détention et soumis aux investigations des sondeurs. On avait décrété le couvre-feu dans les rues de Faliz et les agglomérations majeures du continent rouge. Il avait fallu moins d’une heure locale pour transformer la capitale planétaire, habituée aux alertes, en une ville morte.
« Je ne comprends pas comment il est possible de déclencher une explosion par la simple suspension des battements du cœur, dit la préside, une femme menue dont le visage anguleux, encadré d’une coiffe blanche et volumineuse, portait les traces des luttes permanentes qu’elle devait mener pour s’imposer aux responsables militaires. Je ne comprends pas non plus comment on peut arrêter son cœur à volonté.
— Une technique mise au point par les qualts, tout comme les leurres psychologiques, avança le rahim, le chef des armées, un homme au menton et aux yeux fuyants. Quant aux bombes, leur dispositif détonique est couplé au rythme cardiaque : il interprète la suspension des pulsations comme un signal déclencheur.
— Une arme redoutable, intervint un homme encore jeune et vêtu d’une longue pièce de tissu rouge (sa fonction demeurait obscure aux yeux de Seke). Pratiquement indécelable. Et d’une puissance phénoménale, surtout quand le souffle est multiplié par deux ou trois. »
La préside enveloppa les petits Orows d’un regard où se mêlaient l’horreur et la compassion. Chacun de ses mouvements, y compris les plus furtifs, arrachait des gémissements à sa robe empesée. Elle dévisageait ses interlocuteurs avec une insistance dérangeante, comme si elle tentait de cerner leur identité réelle dans le jeu des apparences.
« Seigneur, que sommes-nous devenus pour transformer ainsi nos enfants en bombes vivantes ? »
Le rahim tira à deux reprises sur la manche de sa veste d’uniforme, puis se frotta énergiquement le lobe de l’oreille.
« Une nouvelle guerre vient de commencer, déclara-t-il. Nos ennemis ne sont plus les indépendantistes du continent rouge, mais les adorateurs du Quetzalt. Il ne suffit plus de surveiller les couloirs temporels. Nous devons trouver rapidement un moyen de détecter ces bombes ambulantes. À moins que... (il se tourna vers Seke) notre jeune visiteur céleste ne consente à nous enseigner sa méthode de détection, veuillez me pardonner mon audace. »
Méthode ?
Seke interrogea Marmat du regard. Le griot semblait aussi perplexe que les autres adultes rassemblés dans cette pièce. L’interruption brutale de sa transe lui avait voûté les épaules et creusé les traits. La lumière crue des projecteurs sertis dans le plafond durcissait les visages, maltraitait les couleurs des vêtements, enflammait les cagoules des sondeurs.
« Serions-nous capables de l’appliquer ? soupira la préside. Cela fait des siècles que les griots nous rendent visite, et nous restons englués dans nos conflits comme les chuingres dans les marécages du Sud !
— On peut toujours essayer... »
Le chef des armées adressa un sourire engageant à Seke. Les regards s’étaient détournés des Orows pour converger vers l’apprenti griot. Les décisions qui concernaient les deux continents d’Agellon se prenaient dans ce cercle restreint, et pourtant, à cet instant, la plupart des membres du gouvernement étaient aussi désemparés que des enfants. Pour certains d’entre eux cependant, cette confusion apparente dissimulait des intentions précises. Quelqu’un avait parlé de leurres psychologiques quelques instants plus tôt. L’animal à quatre pattes et à la queue recourbée, qui continuait de résonner en sourdine à travers les Orows, comptait d’autres fidèles dans cette pièce.
Seke se tourna à nouveau vers Marmat qui, d’un signe de tête, l’autorisa à s’exprimer. L’apprenti griot désigna le garçon et la fille prostrés sur leurs chaises.
« Que comptez-vous faire d’eux ?
— Les garder jusqu’à ce que nos techniciens aient trouvé le moyen de désamorcer leurs bombes », répondit le rahim.
Seke secoua la tête.
« Remettez-les en liberté.
— Certainement. Dès que nous les aurons débarrassés de leur.
— Maintenant ! »
Marmat adressa à son disciple un regard à la fois étonné et sévère. Avec un sourire crispé, le chef des armées lissa ses cheveux ondulés et gris du plat de la main.
« Remettre en liberté deux fanatiques du Quetzalt qui peuvent tout faire sauter à chaque seconde ? Cette suggestion n’est pas très... convenable, malgré le respect et la gratitude que nous vous devons !
— Si vous les maintenez enfermés, vous les empêcherez de reprendre espoir. Si vous les empêchez de reprendre espoir, ils arrêteront leurs cœurs. Et s’ils arrêtent leurs...
— Nous ne prendrons pas le moindre risque : nous leur grefferons un simulateur cardiaque. C’est la première fois que nous capturons vivants deux adeptes du Quetzalt. Nous pouvons maintenant analyser leurs écrans psychologiques, les mécanismes de leurs bombes. Nous pouvons prévenir des catastrophes. Nous serions fous de les laisser partir. »
Il ponctua cette dernière phrase d’un coup de talon sur la dalle de pierre noire. D’une démarche hésitante, Seke vint se placer entre les chaises des deux Orows. Il se considérait toujours comme un apprenti et se demandait s’il avait ainsi le droit de monopoliser la parole en présence de son maître (d’autant que ce dernier lui avait parfois reproché son manque de diplomatie). Cependant, même s’il n’avait pas été officiellement intronisé dans le Cercle, la Chaldria l’admettait d’ores et déjà comme un griot puisqu’elle l’avait expédié sur Agellon en compagnie de Marmat et que seuls les griots pouvaient voyager sur les flots cosmiques.
« Ce ne sont pas les bombes ou les écrans psychologiques qui provoquent les catastrophes, mais ce qui se passe dans les esprits, dit-il. Remettez-les en liberté, et vous ferez davantage pour ce monde que toutes vos analyses et toutes vos précautions. Le vent du renouveau ne peut souffler qu’à travers les esprits libres.
— Libres ? Ces petits démons albinos seront récupérés par les qualts dès qu’ils auront remis les pieds sur le continent rouge ! »
Seke leva un regard pénétrant sur le rahim.
« Vous vous y connaissez en récupération... »
Le chef des armées eut un mouvement de recul, comme s’il avait reçu un coup à la poitrine. La préside fondit sur Seke avec une vivacité qui emplit la pièce de tintements et de froissements.
« Voulez-vous préciser votre pensée, jeune homme ?
— Le dragon chante à travers cet homme comme à travers ces deux enfants.
— Le dragon ?
— Celui que vous appelez le Quetzalt. »
Une tension irrespirable, presque palpable, envahit la pièce.
« C’est une accusation grave, jeune homme. Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer cela ? »
Les yeux, l’attitude de la préside d’Agellon étaient ceux d’un oiseau de proie qui a détecté un mouvement ou une minuscule tache de couleur quelques centaines de mètres en contrebas. Elle s’engouffrait dans une porte qu’elle avait entrebâillée depuis bien longtemps. Les autres dirigeants d’Agellon, les militaires sanglés dans leurs uniformes sombres, les civils drapés dans leurs toges colorées ou serrés dans leurs ensembles clairs, les sondeurs enfouis dans les plis de leurs robes et de leurs cagoules, retenaient leur souffle.
« On peut tricher avec la parole et même avec les pensées, mais pas avec le son des formes, répondit Seke.
— Le son des formes ? »
Il sentit le poids du regard de Marmat sur sa joue. Il n’avait jamais abordé ce sujet avec lui. Il comprit tout à coup pourquoi son maître répugnait à l’entretenir de ses souvenirs : l’évocation de leur passé aurait noué entre eux des liens affectifs incompatibles avec les exigences de la vie de griot.
« Chaque forme a un son ou un chant. Les enfants du Tout, les skadjes du Mitwan, m’ont appris à les entendre. »
Le chef des armées poussa un soupir excédé, haussa les épaules et s’avança d’un pas vers la préside.
« Vous n’allez tout de même pas ajouter foi aux allégations de ce... »
Elle l’interrompit d’un geste de la main.
« Vous alliez blasphémer, rahim. Vous parlez d’un griot, d’un visiteur céleste, d’un juge des âmes.
— Justement. Qu’est-ce qu’un visiteur céleste peut connaître à notre monde, à notre histoire ? »
La préside eut un sourire qui dévoila de petites dents pointues et souligna les angles de son visage.
« Les lois et les coutumes changent, rahim, mais pas les hommes. Les visiteurs célestes viennent nous rappeler les immuables lois humaines. Les éternelles tragédies humaines. La même grandeur, la même bassesse, les mêmes penchants pour... la trahison. »
Le rahim blêmit.
« Dois-je comprendre, madame la préside, que vous m’accusez de trahison ?
— Comment appeler autrement votre allégeance au Quetzalt ?
— Elle n’est pas prouvée... »
La tête baissée, les yeux mi-clos, la préside marqua un long temps de pause avant de répondre.
« Vous avez donc oublié certains points de notre constitution, rahim ? Ceux qui élèvent la parole d’un visiteur céleste au rang de preuve, par exemple. Nous n’avions jusqu’alors que des soupçons à votre sujet, le jeune griot nous a donné les réponses que nous attendions.
— Il n’a pas encore révélé que vous étiez vous-même une abomination. »
Le chef des armées saisit un pan de la coiffe de la préside, la lui arracha d’un coup sec, dévoila son crâne énorme, bosselé, parcouru de veinules sombres et parsemé de mèches claires. Elle se rua sur lui, toutes griffes dehors, mais il la repoussa d’un coup d’épaule qui la déséquilibra et l’envoya rouler sur les dalles de pierre noire.
« Vous avez vous-même violé cet article de la constitution qui réserve les responsabilités planétaires aux seuls êtres humains, cracha-t-il avec force. Vous êtes la fille d’un sondeur et d’une... d’une putain, d’une folle ! Vous êtes une mutante ! Puisque vous parliez de preuve, vous et les vôtres avez lancé la mode des coiffes pour dissimuler les... preuves de votre mutation. »
Repoussant les bras secourables de deux assistants, la préside se dépêtra des plis de sa robe, se releva et remit un peu d’ordre dans sa tenue.
« Je n’ai pas violé la constitution, rahim. » Sa voix restait ferme et claire. « Leur mutation n’empêche pas les sondeurs d’appartenir à la famille des hommes.
— Peu importe dans le fond. Ces monstres sont comme les autres des offenses au Silence, à la magnificence du Vide. »
Le rahim tira une arme de sa ceinture – une boule souple munie d’une détente mécanique et d’un canon court, Seke n’en avait jamais vu de pareille – et la braqua sur les deux Orows pétrifiés sur leurs chaises.
« Puisque ces deux imbéciles ont échoué, je servirai le Quetzalt d’une autre manière. Je vous invite tous à la dissolution glorieuse. Quand les cœurs de ces deux-là auront cessé de battre, il ne restera rien de vous, rien de Faliz. Pas même des cendres. Pas même un souvenir.
— Vous êtes en état d’arrestation, rahim, riposta la préside d’un ton calme.
— Ne soyez pas stupide, madame. C’est votre vie qui va bientôt s’arrêt... »
Le rahim tituba soudain, lâcha la coiffe, leva la main pour agripper le bras ou l’épaule de la préside. Il avait les gestes saccadés et maladroits d’un homme ivre. Il essaya encore de braquer son arme en direction des Orows, de presser la détente, mais il n’en eut pas la force, il s’effondra de tout son long sur les dalles noires.
La préside attendit qu’il ait cessé de bouger, lui donna de petits coups répétés sur le bras de la pointe de sa chaussure, puis elle ramassa sa coiffe et lui rendit une forme acceptable avant de la remettre sur son crâne et de la nouer sous son menton.
« Nous n’avons pas de leurre pp, rahim, mais nous avons nous aussi nos armes secrètes. Ces sondeurs que vous méprisez tant ont des pouvoirs que vous ne soupçonnez pas. Ils ont pris le contrôle de votre système nerveux. Vous resterez paralysé jusqu’à ce que nous puissions vous interroger plus longuement. Vous et vos complices. »
À peine eut-elle prononcé ces mots que trois hommes, deux militaires et un civil, s’affaissèrent à leur tour. Les claquements de leurs os sur les dalles de pierre noire résonnèrent un long moment dans le silence assourdissant.
Irko et Zeline tremblaient de froid malgré les combinaisons fourrées qu’ils avaient achetées à Diankl, « le dernier îlot de civilisation avant les plaines de l’Orow », proclamait l’enseigne lumineuse du comptoir marchand. Le bondiport de Diankl n’était plus desservi que par des appareils hors d’âge, des bondisseur déglingués qui vibraient à fendre l’âme dans les couloirs temporels. Rien à voir avec le transcontinental qui les avait rapatriés sur le continent rouge. D’autant que, sur l’intervention de la préside de Faliz, la Compagnie des deux continents leur avait attribué un compartiment de luxe où ils avaient goûté des mets délicieux et passé une bonne partie du voyage dans une baignoire presque aussi grande qu’une piscine.
Zeline n’avait pas ressenti d’émotion particulière au moment de l’atterrissage à Chimie. Elle avait fait ses adieux une dizaine de jours plus tôt à la ville qui l’avait vue grandir et, même si elle était revenue du pays de la mort, elle n’avait pas envie de renouer avec ses amours anciennes, ni avec le labyrinthe des rues et des places où elle avait connu ses premiers émois, ni avec le serpent aux plumes de sang qui avait abrité sa détresse de petite fille. Le jeune griot lui avait révélé la beauté du monde, les chœurs splendides et fascinants des formes. La création n’était pas une insulte lancée au Vide glorieux, mais un jeu magnifique et complexe dont les règles s’adaptaient sans cesse à ceux qui le jouaient. Elle voulait maintenant explorer son univers, prendre sa place, vivre au rythme de son cœur, ce cœur dont les battements étaient doublement synonymes de vie.
Les chirurgiens les plus éminents de Faliz les avaient examinés, Irko et elle, et avaient estimé trop élevés les risques d’une opération. (« Risquée pour qui ? » avait ironisé la préside. Ils n’avaient pas répondu.) Jusqu’à la fin de leurs jours, les deux « miraculés du Cosmocant » resteraient à la merci des bombes tapies dans leurs ventricules et des tueurs lancés à leurs trousses par les adorateurs du Quetzalt.
Le responsable du comptoir leur avait fourni un antique traînivole, « cinq cents misérables jewons, une affaire », un traîneau mû par un système complexe de voiles phototrophes, ainsi que les vivres et le matériel nécessaires pour rejoindre le campement d’hiver des tribus. Ils avaient très rapidement appris à manœuvrer le traînivole, « comme si vous aviez toujours eu ça dans le sang, hé ! » avait commenté le marchand avec un zeste de mépris. Il ne leur restait pratiquement rien du pécule que leur avait remis la préside. Ils s’en moquaient, ils filaient en direction de l’est sur les plaines enneigées, ils suivaient la piste presque effacée qui les conduisait au grand rassemblement des peuples de l’Orow. Malgré le vent glacial qui s’engouffrait dans leurs capuches et leur mordait le visage, ils renouaient avec des sensations anciennes, à peine esquissées, la griserie de la liberté, le bonheur à la fois simple et indicible de faire corps avec les éléments, de se fondre dans l’immensité des plaines et du ciel. Une flamme nouvelle éclairait les yeux d’Irko. Il barrait le traînivole avec une maîtrise étonnante.
Zeline comprenait maintenant d’où lui étaient venus ses accès de violence et ses vertiges entre les murs du temple de Chimie : la rage et la détresse de l’animal en cage. Ils ne pourraient jamais rendre grâce au griot qui leur avait ouvert la porte. Entre les examens des chirurgiens du palais gouvernemental, les interrogatoires menés par la préside et ses conseillers, les diverses sollicitations dont ils avaient fait l’objet, ils n’avaient pas trouvé le temps de lier connaissance avec le jeune voyageur qui les avait ramenés du pays de la mort. Un appel, un écho lointain et ravissant les avait tirés de leur inconscience et empêchés de sombrer définitivement dans les ténèbres. Ils avaient dansé au milieu des tourbillons, entrevu l’ordre secret et bouleversant de la création, oublié les années de conditionnement dans le temple, violé leur serment d’allégeance au néant. Leurs cœurs s’étaient remis à battre, follement, joyeusement, les dispositifs détoniques s’étaient désamorcés, le Quetzalt était rentré dans sa tanière.
Ils voguèrent jusqu’au crépuscule, montèrent leur tente isotherme près de l’un des très rares bosquets dressés comme des toits effilés au milieu des plaines et mangèrent de bon appétit le contenu pourtant insipide de deux boîtes autochauffantes.
« Comment il a fait pour entrer en contact avec nous ? » murmura Irko.
Zeline lui ébouriffa les cheveux avec un rire, puis désigna les myriades d’étoiles qui enluminaient la nuit des plaines.
« C’est un griot, dit-elle. Un être tombé des cieux pour nous apprendre à voir.
— Je... j’ai eu si peur, je ne voulais pas mourir. »
Elle lui passa le bras autour des épaules et l’attira contre elle. Il résista un peu avant de se laisser aller sur son épaule.
« Nous allons vivre, Irko. Vivre ! Les bombes dans nos cœurs nous rappellent que nous devons jouir de chaque instant qui nous est donné. »
Ils s’endormirent enlacés pour lutter contre un froid qui transperçait le matériau pourtant isolant de la tente, bercés par les ululements du vent et les hurlements des bêtes sauvages.
Lorsqu’ils se levèrent, le lendemain matin, une tempête de neige effaçait la piste. Elle dura toute la journée, et ils durent à plusieurs reprises dégager la tente et le traînivole ensevelis sous une couche épaisse.
Le soir, alors que les nuages désertaient le ciel et que les premières étoiles apparaissaient dans les déchirures, ils virent approcher une silhouette enfouie dans un ample vêtement de fourrure claire. Chaussée de longues raquettes de bois, elle glissait sur la poudreuse en donnant régulièrement de petites impulsions vers l’avant ou sur les côtés. Elle portait les armes traditionnelles orows, le bâton noueux en forme de croc et le lance-air, un tube taillé dans une pierre translucide qui transformait le souffle en une onde redoutable, parfois mortelle.
Le visiteur s’arrêta à quelques pas des enfants dans un dernier panache de neige et les observa avec attention. Les rides profondes et les cheveux blancs trahissaient son grand âge et dissipaient l’illusion de jeunesse entretenue par sa souplesse et sa vigueur. Ses yeux sombres et renfoncés luisaient de malice sous les arcades saillantes et les sourcils broussailleux.
« Je suis Lama Majaël, finit-il par dire d’une voix légèrement enrouée. Je suis le wakt des tribus orows, et je vous cherchais.
— Le... wakt ? releva Irko.
— Ceux de Chimie et du continent rouge préfèrent dire sorcier. Ou magicien.
— Pourquoi nous cherchais-tu ? demanda Zeline.
— Un rêve m’a annoncé la venue de deux enfants au cœur redoutable, au cœur de dragon. Un garçon et une fille. Il m’a dit aussi qu’ils avaient besoin d’un guide, d’un tuteur, jusqu’à ce qu’ils fassent souffler le vent du renouveau sur les deux continents d’Agellon. Le campement d’hiver des tribus n’est qu’à dix jours d’ici. Nous partirons demain à l’aube. En attendant, il me serait agréable que vous m’invitiez à partager votre repas.
— On n’aura pas assez de vivres pour tenir dix jours », protesta Irko.
Le vieil homme écarta les mains. Une bourrasque rageuse décolla une fine poussière de neige de ses gants et des plis de sa fourrure,
«Jamais les plaines n’ont laissé mourir de faim un de leurs enfants. »
Zeline s’avança vers lui et, renouant avec des traditions enfouies dans les tréfonds de sa mémoire, elle posa la main sur son front et baissa la tête en signe de respect. Ils partagèrent le repas puis, assis dans le traînivole, les yeux levés sur le ciel étoilé, ils devisèrent une bonne partie de la nuit.
Comme un père et ses deux enfants.
À l’aube, les perles de reconnaissance se détachèrent enfin des paumes de Zeline et d’Irko.