CHAPITRE XI
BEL SIEF
Gloire à celui qui franchit le premier la porte,
Il rendit possible l’impossible, réel l’irréel,
Il ouvrit pour les siens l’espace et le temps,
Il permit à ses frères de porter le Verbe,
Il empêcha les hommes de sombrer dans l’oubli.
Gloire à lui et à ses successeurs,
Ils voguèrent sur les flots de la Chaldria,
Ils se consacrèrent à la mémoire humaine,
Ils visitèrent les mondes le cœur plein d’amour,
Ils enseignèrent les vertus du pardon,
Gloire à lui, gloire à eux, gloire à toi, gloire à moi.
L’hymne du griot,
recueilli par El Phari,
historien chanteur de Kolkan 7.
Rouge était le ciel, rouges étaient les dunes, rouges étaient les roches.
L’astre, haut dans le ciel, dispensait une chaleur torride qui semblait cuire et recuire chaque caillou, chaque grain de sable.
« Qu’est-ce que tu fiches là ? »
L’homme, coiffé d’un turban, avait tiré des replis de son vêtement un poignard à la lame courbe. Ses yeux clairs brillaient comme des pierres transparentes dans son visage assombri par une barbe noire. Derrière lui s’agitait un animal à la robe baie dont l’odeur forte saturait l’air brûlant.
« Si tu ne te couvres pas mieux que ça, les rayons de Source de vie d’en haut te réduiront en cendres ! maugréa l’homme en brandissant son arme. Mais je peux t’épargner une longue agonie. »
Source de vie d’en haut ? Ce désert était donc le Mitwan ?
Qui-vient-du-bruit n’entendait pas les chants de sable, ni les craquements des rochers, ni les grattements des tritrilles, ni les autres bruits familiers.
« Où... où sont les autres ? »
Sa voix avait eu du mal à se frayer un passage dans sa gorge desséchée.
« Quels autres ? » demanda l’homme.
Tracassé par le sentiment que l’univers tout entier avait vacillé pendant son rêve, Qui-vient-du-bruit essaya en vain de remuer ses membres.
« Mes compagnons...
— Ton expédition s’est perdue dans le désert ?
— Non, non, les enfants du Tout », ajouta-t-il devant la mine perplexe de son interlocuteur.
L’homme se retourna pour calmer, d’une pression sur la longe, l’animal qui renâclait et poussait des cris plaintifs, puis il remisa son poignard dans son vêtement et sortit une gourde de peau.
« Seuls ceux qui sont nés dans le désert connaissent la légende des enfants du Tout. De quel bel viens-tu ? »
Qui-vient-du-bruit ne répondit pas. Il ne comprenait pas ce qu’il fabriquait là, étendu sur ce sol craquelé et brûlant. Un cycle entier de temps s’était glissé entre le moment où il avait perdu connaissance et celui où il s’était réveillé, qui avait englouti ses souvenirs. Il gardait seulement à l’esprit que son vis-à-vis et lui-même se trouvaient dans le cœur du Mitwan, où, en principe, les faiseurs de bruit ne s’aventuraient jamais et les enfants du Tout ne séjournaient qu’en de très rares occasions.
« Ne réponds pas : tu n’es pas en état de parler. »
L’homme se pencha sur Qui-vient-du-bruit, lui glissa le goulot de la gourde entre les lèvres, le contraignit à boire une gorgée d’eau imprégnée d’une âpre saveur de cuir, lui passa ensuite les bras sous les jambes et le dos, le souleva et le jucha en travers sur l’échiné de l’animal.
« Bel Sief, mon bel, n’est pas loin d’ici. »
La joue posée sur le flanc rêche, ballotté par l’allure cahotante de sa monture, Qui-vient-du-bruit fixa sans le voir le pas lancinant de l’homme qui marchait à ses côtés et soulevait de petites gerbes de sable à chaque foulée.
Bel Sief était une oasis fortifiée, une tache de verdure et de fraîcheur entre les reliefs rougeâtres qui lui servaient de murailles naturelles. On y pénétrait par un passage étroit surveillé par des hommes en armes aux yeux soupçonneux. Leurs éclats de voix tirèrent Qui-vient-du-bruit de son inconscience. Il lui fallut un bon moment pour comprendre qu’ils se disputaient à son sujet, certains des gardes n’étant pas chauds pour laisser entrer un inconnu ramassé dans le désert. Ils finirent par se ranger aux arguments de son sauveteur après qu’il leur eut déclamé une strophe tirée d’un texte sacré appelé le Livre de Vérité des Wehud.
Les rayons de Source de vie d’en haut se brisaient sur les frondaisons majestueuses des grands arbres d’où pendaient des grappes de fruits noirs. Qui-vient-du-bruit perçut un murmure apaisant qui n’était pas un chant de formes, mais le babil d’une fontaine dressée au centre d’une place ombragée. L’eau jaillissait de la bouche d’une statue représentant un garçon nu et accroupi, disparaissait ensuite dans un puits circulaire autour duquel étaient assises des silhouettes vêtues de turbans et d’amples robes, ornées pour certaines de broderies. Des enfants, également couverts de la tête aux pieds, se poursuivaient en riant dans les allées sombres.
Cette profusion de verdure et d’eau en plein cœur du Mitwan étonna Qui-vient-du-bruit. Les enfants du Tout n’avaient jamais évoqué la présence d’un groupe de faiseurs de bruit dans le désert profond. Les caravanes ne s’écartaient pas des pistes qui reliaient les oasis situées en lisière. L’homme dirigea sa monture vers l’entrée d’une maison troglodyte, lui donna une tape sur la croupe et attendit qu’elle se fût agenouillée pour prendre son protégé dans ses bras et le porter à l’intérieur de l’habitation.
La fraîcheur de la pièce fît l’effet d’un baume à Qui-vient-du-bruit. Des silhouettes accroupies dans la pénombre s’agitaient devant de grands récipients en bois. On l’allongea sur une couche de branches tressées, on lui tendit une coupe de pierre emplie d’un liquide blanc à l’odeur suffocante, on le força à en boire quelques gouttes qu’il recracha malgré sa soif. Il se débattit avec sauvagerie lorsque des mains le plaquèrent sur la couche et lui entrouvrirent les lèvres. Les faiseurs de bruit ne provoquaient pas cette répulsion qu’il avait ressentie lors des expéditions dans les oasis. Autre-mère lui avait certes révélé qu’il était un petit d’homme, mais, hormis son origine, il n’avait rien en commun avec les êtres qui l’avaient abandonné dans le désert. Pourtant, les sons de leurs formes ne le dérangeaient plus, il comprenait et parlait leur langage, il ne se sentait pas étranger à leur monde.
Il devina que le liquide blanc lui redonnerait ses forces, se calma et accepta d’en avaler une gorgée. Il sombra ensuite dans une période de somnolence, pendant laquelle il perçut des voix lointaines, aiguës ou graves, entrelacées au-dessus de lui comme des volutes de poussière. Un visage de femme, toujours le même, se penchait sur lui et le fixait avec une expression qui évoquait le chant d’Autre-mère quand elle le serrait contre son abdomen écailleux. Il se rendit vaguement compte qu’on le dépouillait de ses vêtements trempés de sueur, qu’on lui passait un linge humide et parfumé sur le corps, qu’on le contraignait encore à ingurgiter ce breuvage au goût affreux. Il aimait les effleurements des mains et des souffles sur sa peau. Des rires étouffés résonnaient au-dessus de lui comme des sphères musiciennes, mais leurs éclats le rafraîchissaient, le régénéraient.
Les sphères...
Il se souvint de la pluie de sphères transparentes déferlant sur le désert, de leur fracas meurtrier, de la fuite éperdue des enfants du Tout, de l’agonie de ses compagnons, Autre-mère, Danseur-dans-la-tempête... Une vague de révolte le souleva de sa couche. À nouveau des mains l’immobilisèrent, le rassurèrent, l’apaisèrent, et il finit par plonger dans un sommeil agité qui l’emmena jusqu’à l’orée du crépuscule.
« Je m’appelle Salima, je suis soltane. »
Assise à côté de sa couche, elle ressemblait à la femme des visions de Qui-vient-du-bruit : même chevelure ondulée, même peau mate, mêmes grands yeux noirs, mêmes traits à la fois ronds et fins. Elle avait retiré le turban et l’ample robe brodée communs à toutes les femmes, et révélé, en dessous, une tunique courte d’où s’évadaient deux longues jambes brunes. Les autres membres de la famille s’étaient rendus à l’assemblée de la grande katwa, avait-elle expliqué, pour purifier leur corps et leur âme dans le bain de vapeur brûlante.
« Soltane ? » bredouilla-t-il.
Elle le dévisagea pendant quelques instants avec perplexité.
« Tu ne connais donc pas les soltanes ? Ni Kaleh, la première d’entre elles, la mère du Wehud, Celui qui viendra un jour délivrer ses frères de Jezomine des griffes du dragon écarlate ? »
Il se redressa sur un coude, un mouvement qui repoussa le drap léger tiré sur son corps et lui dénuda le torse. Un rai de lumière se pulvérisait en poussière cuivrée sur le sol lisse, les meubles bas, les couches et les ustensiles de cuisine.
«Jawal nous a pourtant dit que tu connaissais le secret des skadjes », reprit-elle.
Il savait que ce mot, « skadjes », désignait les enfants du Tout.
« Que... que sont-ils devenus ? »
Elle lui agrippa l’épaule et, d’une pression, le contraignit à s’allonger.
« Jez, Source de vie d’en haut, t’a vraiment tapé sur la tête ! Ça fait plus de trois siècles que les skadjes ont disparu ! »
Trois siècles ?
« Le Livre de Vérité des Wehud dit : « Celui qui viendra, le fils de Kaleh, les ressuscitera d’entre les morts et leur restituera leur terre sacrée, le désert du Mitwan. Alors nous, les enfants des bels, les fils des Wehud, nous reprendrons la Cité des Nues, nous chasserons les noirs angïeux, les serviteurs du dragon écarlate, et nous referons de Jez’mine un monde de paix et d’harmonie. » »
Elle avait fredonné ces phrases d’un air absent. Les mots semblaient jouir d’une autonomie propre et se servir d’elle comme d’une caisse de résonance. Elle se figea tout à coup, renversa la tête en arrière, émit un gémissement, revint à sa position initiale au prix d’un effort qui lui gonfla les veines des tempes et lui cisela les tendons du cou.
« Mon soltan s’agite beaucoup ces temps-ci. »
Chacun de ses mots se prolongeait en soupir, des gouttes de sueur perlaient sur son front et aux commissures de ses lèvres.
« Si je ne le domine pas, il va finir par me voler de nombreuses années de vie. »
Elle retroussa sa tunique jusqu’à hauteur de son menton et observa les ondulations qui parcouraient ses seins et convergeaient vers le cercle pigmenté de l’aréole comme des courants s’échouant sur une île.
« Vous, les hommes, la jouissance vous torture lentement ; nous, les soltanes, elle nous tue avant notre quarantième année. Plus vite encore si nous tombons enceintes : les soltans deviennent plus virulents après chaque grossesse. Le Livre de Vérité dit que c’est grâce à Ezabel, la première des Wehud, qu’ils ont muté. Avant, ils interdisaient aux femmes d’avoir des enfants. Kaleh elle-même a mis au monde son fils avant qu’on lui greffe son parasite. Ma mère est morte après l’accouchement de mon frère, son troisième. Elle venait tout juste d’atteindre ses vingt-six ans. J’en ai dix-sept et, même si j’ai choisi d’être soltane, je ne tiens pas à finir comme elle. J’attendrai au moins trente ans avant de concevoir. Je saurai bien faire patienter celui qui deviendra mon mari. »
Salima rabattit son vêtement après que les ondulations eurent cessé et qu’elle eut furtivement passé sa main entre ses cuisses.
« De quel bel es-tu ? » demanda-t-elle, les yeux mi-clos, au bout d’un long moment de silence.
Qui-vient-du-bruit décida que l’ignorance était la meilleure des réponses :
« Je... je ne sais pas, je ne me souviens plus. »
Salima désigna le petit tas de vêtements pliés au pied de la couche.
« Tu n’es pas habillé comme un Wehud. Si tu ne connaissais pas la légende des skadjes, on aurait pu penser que tu venais de la Cité des Nues ou d’une autre cité du continent royal.
— Et alors ? »
Le rire musical de la jeune fille le fit frissonner.
« Alors tu ferais bien de retrouver rapidement la mémoire ! Tu te souviendrais au moins du sort réservé aux citadins qui s’aventurent dans le Mitwan : on les enterre vivants, le châtiment que les angïeux infligèrent à Kaleh. Tu te souviendrais aussi que les cités expulsent leurs condamnés hors de leurs remparts. Le dragon rouge nous a déclaré la guerre, mais ses serviteurs sont bien contents de nous trouver pour accomplir leurs basses besognes.
— Rien ne vous oblige à...
— Les citadins ont tué Kaleh, la mère de Celui qui viendra ! »
La colère retroussa la lèvre supérieure de Salima sur ses dents fortes et blanches.
« Ils ont chassé de la Cité des Nues son frère Helal et sa belle-sœur Ezabel qui demandaient des comptes ! Chacune de leurs morts, même celle de leurs rebuts, nous venge du supplice de Kaleh et de l’humiliation de Helal ! Celui qui viendra nous aidera à abattre leurs remparts, à les chasser de leurs maisons, à les exterminer, il nous guidera vers... »
Le son prolongé d’une trompe l’interrompit. Elle se redressa comme un animal aux abois et lança un regard inquiet vers la porte.
« Lève-toi !
— Pourquoi ? Qu’est-ce qui... »
Un deuxième coup de trompe retentit, suivi de hurlements et de bruits de cavalcade.
« Les sphères de poison. Leurs gaz toxiques tuent en moins d’un vingtième de Source de vie d’en haut. Nous devons nous réfugier dans les katwas. Vite. Vite. »
Elle le saisit par le poignet et l’entraîna dehors. Il se retrouva entièrement nu dans la lumière rouille du crépuscule, au milieu des nuages de poussière soulevés par les hommes, les femmes et les enfants qui se précipitaient vers les bouches circulaires de puits.
Une nuée scintillante se déployait sur le fond enflammé du ciel au-dessus des cimes des arbres.
Salima ne lui laissa pas le temps d’observer le phénomène. Elle le tira sans ménagement vers les entrées des katwas, autour desquelles se pressaient les occupants du bel surpris dans leurs ablutions ou d’autres activités de la nuit tombante. Si certains avaient eu le temps de se revêtir d’un pan de tissu, d’autres d’un pagne, quelques-uns allaient entièrement nus comme Qui-vient-du-bruit. Un crissement prolongé dominait à présent les hurlements des fuyards et les frottements des pieds sur la terre battue ; il rappelait la stridulation étourdissante d’un essaim de ces gros insectes inoffensifs que les enfants du Tout désignaient sous la forme des Volants-qui-habitent-l’autre-face-du-monde-d’en-bas.
Poussées par les rafales d’un vent brûlant, les sphères transparentes se rapprochaient à grande vitesse. Tout en s’insérant dans une file, Qui-vient-du-bruit leur jeta de fréquents coups d’œil par-dessus son épaule. Elles ressemblaient comme des sœurs jumelles aux sphères musiciennes, mais aucune ne se désintégrait pour l’instant, comme si elles attendaient d’être au-dessus du bel pour libérer leurs substances vénéneuses. Elles évoluaient à la façon d’une escadre groupée, cohérente, programmée. Après avoir sonné l’alerte, les guetteurs dévalaient les murailles naturelles et sautaient avec agilité d’une saillie à l’autre.
Il ne restait plus grand monde alentour quand Qui-vient-du-bruit s’engouffra à la suite de Salima dans le conduit cylindrique et commença à dévaler les barreaux métalliques scellés dans la paroi concave. Les cris entremêlés paraissaient surgir du ventre profond de la terre. La lumière crépusculaire n’éclairait que le haut de l’échelle, le puits plongeait ensuite dans une obscurité totale qui les obligeait à progresser à tâtons.
Salima se transforma en une ombre grise et fuyante quelques pas sous Qui-vient-du-bruit. Il perdit rapidement toute notion de distance et se suspendit aux claquements réguliers des semelles de l’homme qui le suivait. La fraîcheur des lieux l’enveloppa, humide, agréable. Parfois son pied ripait sur un barreau et l’entraînait dans un déséquilibre qu’il rattrapait avec une dextérité acquise auprès des enfants du Tout. Le silence étouffait les derniers cris.
Une lumière vacillante en contrebas avertit Qui-vient-du-bruit qu’il arrivait dans la katwa. Dans les katwas plus exactement, puisque les salles souterraines communiquaient entre elles, éclairées par des torches ou des pierres brillantes. Des mouvements désordonnés, contradictoires, agitaient les habitants du bel encore saisis par la soudaineté de l’alerte.
Des claquements vibrants et prolongés dominèrent le brouhaha.
« Les trappes d’étanchéité, chuchota Salima. Elles sont refermées. Plus de danger maintenant. »
Elle rajusta sa tunique, adressa un petit signe de complicité à une vieille femme, prit Qui-vient-du-bruit par la main et le conduisit, à travers une succession de petites pièces et de galeries, dans une salle emplie de vapeur brûlante. Les flammes des torches et les éclats des pierres révélaient des corps entre les volutes et projetaient sur les parois luisantes des ombres étirées et immobiles.
« La grande katwa. Puisque tu es déjà prêt, autant en profiter pour te purifier. »
Salima fit passer sa tunique par-dessus sa tête, la jeta en boule au pied d’une paroi, lui intima de la suivre d’un geste de la main et s’enfonça dans l’étoupe de vapeur. Il lui emboîta le pas, mais une rumeur enfla derrière lui qui le retint sur place. Une troupe hurlante déboucha de la galerie d’accès et déferla dans la grande katwa avec la violence d’un torrent. La fureur déformait les visages, embrasait les yeux, fermait les poings.
Qui-vient-du-bruit sut, bien avant qu’elle ne l’encercle, que la colère de cette foule le prenait pour cible. Des hommes se placèrent de manière à lui interdire de rejoindre Salima, et il fut cerné par une ronde de regards haineux et de lames scintillantes. Les parois et les voûtes de la katwa amplifiaient leurs vociférations. Leurs rangs s’épaississaient sans cesse, grossis par les hommes et les femmes qui accouraient des autres salles ou surgissaient du bain de vapeur.
Un homme coiffé de son turban et armé d’un poignard réclama le silence d’un hurlement strident. Quand il l’eut obtenu, il se détacha de la multitude et désigna Qui-vient-du-bruit :
« Il s’est introduit à Bel Sief pour diriger sur nous les sphères de poison !
— Absurde ! fit une voix grave en écho. Il connaît la réalité des skadjes, et aucun espion des angïeux ne la connaît ! »
La foule s’écarta et livra passage à un homme nu et ruisselant, Jawal, le faiseur de bruit qui avait secouru Qui-vient-du-bruit dans le désert et l’avait transporté dans sa maison de Bel Sief. La blancheur de son corps sillonné de longues cicatrices offrait un contraste étonnant avec la peau tannée, burinée, de son visage, de ses mains et de son cou.
« Nous n’en sommes pas certains, répliqua l’homme au turban. Jadis la Cité des Nues lançait des expéditions dans le Mitwan. Les angïeux connaissent peut-être la réalité des skadjes. »
Son intervention déclencha une salve de grognements et de glapissements.
« Le Livre de Vérité dit : « Honneur à toi si tu répands le sang de l’angïeux ou de l’ami de l’angïeux, malheur à toi si ton poignard transperce le cœur de l’innocent ou de l’ami de l’innocent !» » gronda Jawal.
Juste derrière lui se tenait Salima. Elle avait profité de la brèche pour s’approcher des premiers rangs. Malgré la vapeur, Qui-vient-du-bruit remarqua la pâleur et la crispation de ses traits ainsi que les ondulations qui parcouraient sa poitrine perlée de sueur.
« Il dit aussi : « Malheur à celui qui introduit la serpique parmi les Wehud. » Tu n’as pas fait preuve d’une très grande clairvoyance, Jawal, tu as mis en danger la population du bel. »
Qui-vient-du-bruit capta des vérités contradictoires dans le son de la forme de l’homme au turban. Son langage n’était pas la traduction de son chant intime. Sans doute se servait-il du prétexte de la sécurité de Bel Sief pour régler une querelle ancienne, exercer une vengeance personnelle.
« J’ai sondé l’âme de ce garçon, et je n’y ai pas rencontré de traîtrise. »
Les mots de Jawal, pourtant chuchotés, résonnèrent un long moment au-dessus des têtes.
« Tu n’es pas un josbet, cracha l’homme au turban. Seuls les rêveurs peuvent sonder les âmes.
— J’ai quand même sondé la tienne, et j’y ai vu de la colère envers ma famille, envers ma sœur Alzira.
— Il n’est pas temps de parler de moi, mais de celui que tu as recueilli dans le désert. C’est mon droit de réclamer sa vie si je prends sur moi la responsabilité de son sang. »
Une nouvelle bordée de hurlements ponctua l’intervention de l’homme au turban. Qui-vient-du-bruit comprit, aux regards désespérés que lui lancèrent Jawal et Salima, qu’ils n’avaient pas d’autre choix que de s’effacer devant la loi. Cependant, Jawal tenta une dernière fois de raisonner ses compagnons du bel :
« S’il est innocent, Omir, son sang souillera tes descendants jusqu’à la vingtième génération. »
L’homme au turban haussa les épaules, tira son poignard avec un petit sourire de triomphe et, sortant du cercle, s’avança d’un pas en direction de Qui-vient-du-bruit.
« Je parie que, si nous le dépeçons, nous trouverons dans son corps la perle d’obédience, la marque des angïeux, ajouta-t-il tout en armant son bras. C’est elle qui guide les sphères empoisonnées. »
Il frappa une première fois, de haut en bas. Surpris par la soudaineté de l’attaque, Qui-vient-du-bruit esquiva la lame d’un bond sur le côté qui l’envoya percuter la haie des spectateurs. Des mains et des pieds le repoussèrent aussitôt vers le centre du cercle. L’homme au turban, humilié par ce premier échec, le fixait avec l’œil féroce d’une grande krav’ll du Mitwan. Qui-vient-du-bruit prit conscience qu’il n’avait pas une chance de s’en tirer. Même s’il parvenait à se débarrasser de son adversaire, il finirait par succomber sous le nombre. Il y avait une solution pourtant, mais elle ne se trouvait pas dans l’affrontement, elle se terrait ailleurs, dans un recoin de sa mémoire, dans ce glissement de temps qui avait enseveli ses souvenirs. Il consacra son énergie à éviter la lame sans chercher à riposter, dans l’espoir que chaque instant gagné sur la mort, chaque sursis, soulèverait un coin du voile, le rapprocherait de la porte dérobée. Son agilité, sa vivacité décontenancèrent Omir qui, empêtré dans les plis de sa robe, transpirait à grosses gouttes. L’humidité étouffante de la katwa favorisait celui des deux adversaires qui ne portait pas de vêtements.
Qui-vient-du-bruit se méfiait autant des crocs-en-jambe lancés par les spectateurs que des attaques de l’homme au turban, vives mais prévisibles. Il écrasa d’un revers de main les gouttes de sueur qui lui dégoulinaient dans les yeux. Les cris suraigus des femmes lui vrillaient les tympans. Tous hurlaient et agitaient les bras, hormis Jawal et Salima, ombres brunes et immobiles comme des îles au-dessus des tourbillons nuageux.
Où donc avait-il entrevu cette mer de nuages ? Elle ne ressemblait à aucun paysage du Mitwan.
Le poignard siffla à quelques pouces de son oreille et lui incisa le creux de l’épaule. Une clameur étourdissante enfla dans la katwa. Il lui avait suffi d’un cycle infime de distraction pour offrir une opportunité à son adversaire. Il se ressaisit et repoussa la tentation d’examiner la plaie. L’offensive suivante d’Omir se perdit dans le vide.
Cet affrontement réveillait l’écho d’un autre combat dans l’esprit de Qui-vient-du-bruit, le tumulte de la foule lui rappelait un autre grondement, plus sourd et régulier. L’issue se cachait quelque part dans les tréfonds de sa mémoire. Le cercle des spectateurs excédés par la maladresse d’Omir se resserrait sans cesse, lui laissait de moins en moins d’espace, de moins en moins d’air. Leurs mains, leurs genoux, leurs pieds, leurs souffles l’effleuraient, la marée humaine le submergeait.
L’image d’un corps désarticulé et rejeté par une autre vague en furie lui traversa l’esprit. Les yeux larmoyants de Salima se superposaient à d’autres yeux chavirés de douleur et de terreur.
A qui appartenaient-ils déjà ? Ja... Jaïfe ?
La lame d’Omir le toucha à deux reprises, une fois dans le pli de l’aine, une fois au front. Aveuglé par la sueur et le sang, il céda à une impulsion de panique, courut droit devant lui, parcourut des ruelles pentues et sombres, traversa des passerelles tendues au-dessus d’un vide insondable, dévala un interminable escalier taillé dans la roche, s’avança vers une bouche mystérieuse qui s’ouvrait entre deux immenses colonnes.
Il franchit la porte de la source chaldrienne. Le flot cosmique s’empare de lui dans un éclat fulgurant, le précipite sur Jezo-mine, dans les paysages de son enfance. La fresque lui apparaît soudain dans sa totalité, en un éblouissement, pas seulement sa vie d’apprenti griot ni son passé d’enfant du Tout, mais son lien avec les Wehud, avec ceux-là mêmes qui s’apprêtent à le sacrifier. Des siècles se sont écoulés depuis son départ et, ô dieux, il est celui qu’ils attendent, ce petit garçon représenté par la statue de la fontaine.
« Je suis Seke, le fils de Kaleh la soltane ! » cria-t-il.
Il n’eut ni la volonté ni le courage de se révolter quand Omir fondit sur lui.
« Je suis le voyageur céleste, celui que vous attendez », gémit-il encore avant de s’effondrer.
Alors, tandis que l’homme au turban levait le bras pour achever cette insaisissable proie, une bouche de lumière aveuglante s’ouvrit au centre du cercle, frappant de stupeur la population de Bel Sief. Happé par le flot d’une puissance phénoménale, Seke s’abandonna avec reconnaissance à la volonté de la Chaldria.
Seke entrouvrit les paupières et distingua, dans la pénombre, les yeux et le sourire chaleureux de Marmat Tchalé. Des sensations contradictoires le traversaient, générant une souffrance à la fois diffuse et mordante. Il continuait de se déplacer avec une merveilleuse fluidité sur le courant chaldrien, son corps subissait l’écrasement, la confrontation avec la matière. Ses blessures à l’épaule, à l’aine et au front avaient cessé de saigner mais continuaient de l’élancer. Il n’avait qu’une envie, repartir immédiatement sur les flots cosmiques, goûter à nouveau l’enchantement du voyage céleste.
Les lois de la gravité l’en empêchaient. Dans cette opposition résidait la souffrance indicible de la Chaldria décrite par Marmat Tchalé. Il lui fallait « revenir sur terre », réinvestir son corps, lui permettre de se régénérer, le préparer à un nouveau départ. Des jours, des mois, peut-être même des années de pesanteur pour quelques fugues éblouissantes dans un univers libéré de l’espace-temps.
Il reposait sur un socle de pierre dont les irrégularités lui irritaient le dos. Il entrevit, au-dessus du visage de Marmat, les chapiteaux de colonnes qui semblaient soutenir le ciel étoilé. Il se demanda où étaient passés les confrères de son maître, Eyland Volgen et Zaul Samari. Leur absence avait-elle quelque chose à voir avec la mort de Jaïfe et de Yorgäl ?
« Je suis... je suis tellement désolé, maître... » balbutia-t-il. Marmat lui posa l’index sur les lèvres et dit : « Nous parlerons plus tard. Repose-toi. Bienvenue dans le monde des griots, mon frère Seke. »