CHAPITRE VI

LOGON

Bien qu’ayant passé les trois quarts de mon existence dans les centres du savoir, jamais je n’ai trouvé de définition satisfaisante du mot « Chaldria ».

Je sais, ou crois savoir, que la Chaldria est indissociable de la fonction de griot, qu’elle porte, nourrit et inspire les visiteurs célestes, mais je ne suis pas parvenu à déterminer si elle recouvrait une réalité physique, si elle ressortait seulement du symbole, de la mythologie, ou si elle représentait un ensemble de règles, une éthique, voire une religion. De même, les réponses de ceux qui se revendiquent spécialistes, voire exégètes, de l’univers des griots n’ont pas assouvi ma curiosité. Sans doute me jugera-t-on présomptueux, mais pour moi les discours des gardiens officiels de la connaissance ne sont qu’un fatras d’idées réductrices plus ou moins transformées en principes, en lois, en dogmes. Je préfère encore les histoires rapportées par les gens du Peuple, elles ont le mérite de la fantaisie, de la poésie.

Les grammaires anciennes consultées dans les bibliothèques particulières ou publiques ne m’ont pas éclairé sur l’étymologie du mot « Chaldria ». Je suppose qu’on peut l’apparenter à caldarilla racine, très ancienne du mot « chaudière » ou « chaudron », lui-même tiré de caldu, « chaud », et que, par conséquent, il véhicule une idée de chaleur extrême. Il me plaît de comparer cette hypothèse à la notion de chaleur primordiale, une théorie physique sur laquelle nos plus grands savants semblent s’accorder. J’aime à penser que les griots volent sur les éclats de l’explosion originelle, sur les souffles de la Création.

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Seul un griot lui-même serait en mesure de définir correctement Chaldria, mais, hélas pour moi, je fais partie des « mal-nés », de ces générations qui n’auront pas la chance d’approcher un visiteur céleste. Depuis l’âge de sept ans, je passe une grande partie de mes nuits à contempler le ciel étoilé, dans l’espoir fou d’entrevoir une lumière, un signe, un phénomène. J’atteindrai bientôt les cinquante-ans, eh oui ! un demi-siècle, et je refuse toujours d’écouter la voix de la raison. Je vis dans une solitude extrême, à l’écart des autres, comme une jeune fille gardant sa virginité pour le prince de ses rêves, me consacrant corps et âme aux voyageurs cosmiques, guettant l’occasion qui ne se présentera sans doute jamais. Avec mes illusions, dans mes illusions. Désormais, seul le bûcher de crémation pourra me délivrer d’une existence placée sous le signe de l’obstination et de la stérilité.

Jow Rasmo,

fondateur de l’ermitage du Montgriot,

Jezomine.

Les pics sombres crevaient la mer de nuages et se dressaient dans la lumière comme de gigantesques pointes de lances. Aussi loin que portait son regard, Seke ne distinguait rien d’autre que ces îles nues aux flancs abrupts, cernées par des vagues figées et légèrement teintées de rouge par les rayons d’Ur levant. Aux temps d’équinoxe, des vents hurlants tombaient des cieux, soufflaient sans discontinuer pendant six ou sept jours, ouvraient des brèches dans la chape brumeuse et révélaient les gouffres insondables qui se tendaient entre les massifs montagneux. Ils dévoilaient également le ruban clair du sentier se prélassant sur les pentes. Il conduisait, selon Marmat Tchalé, à Hernaculum, la capitale du continent Nube. Le reste de l’année, soit quatre cent trente-sept jours, le paysage demeurait immuable, n’étaient-ce les changements de luminosité et de nuances apportés par les différentes saisons.

Seke n’avait pas mis à profit les absences fréquentes de son maître pour explorer Logon, le monde où ils séjournaient depuis maintenant près de cinq armées planétaires.

« Nous ne partirons pas d’ici tant que tu n’auras pas achevé ta formation », avait dit le griot.

Seke avait passé la plus grande partie de son temps à se familiariser avec son corps, ses pensées et ses sensations d’homme, à renier sa nature d’enfant du Tout, à rendre acceptable sa condition d’être humain. Pourtant, malgré le port des vêtements, malgré l’acquisition du langage oral et de manières plus ou moins conformes aux usages humains, il n’appartenait pas encore à la communauté des hommes. Au fond de lui, il restait une créature du désert. Il lui semblait parfois entendre les formes de ses compagnons de nid ; il se retournait, croyant découvrir les corps ondulants de Danseur-dans-la-tempête ou d’Autre-mère, mais il n’apercevait que ces sommets effilés qui transperçaient l’océan des nuages et se jetaient dans le ciel éclaboussé de lumière.

Il lui arrivait de pleurer en repensant aux temps d’avant ce temps. Marmat lui avait expliqué que c’était la façon naturelle des hommes d’exprimer la tristesse, le chagrin ou la douleur, mais ces écoulements le déroutaient toujours autant, sans doute parce qu’il avait vécu ses premières années dans un milieu où l’eau était une bénédiction, une forme rarissime et somptueuse. Un réflexe le poussait encore à retenir ses larmes, de peur d’assécher un corps pourtant gonflé d’humidité (le puits de la Maison ne tarissait jamais).

Seke gravit les rochers qui dominaient la vieille demeure de Pierre noire. De son passé d’enfant du Tout, il avait gardé une vigueur et une souplesse nettement supérieures à celles des confrères de Marmat qui, de temps à autre, surgissaient de l’océan des nuages. Ces derniers peinaient à gravir la pente habillée d’une lande rêche et se présentaient à la porte tellement exténués qu’ils avaient besoin d’un long moment pour reprendre leur souffle et prononcer leurs premiers mots. Ils portaient pourtant le Verbe d’un monde à l’autre et franchissait des distances inconcevables à des vitesses défiant le temps.

À son disciple s’étonnant de leur faiblesse physique, Marmat avait répondu :

« Un jour, tu comprendras le sens réel de l’expression « revenir sur terre ». Le contraste entre la légèreté infinie du vide et la gravité des planètes. Il n’est qu’un mot pour décrire la souffrance du griot : la Chaldria.

— La... Chaldria ? »

Seke ressentait parfois, en bas de la colonne vertébrale, une chaleur fulgurante qui le ramenait cinq années en arrière. Sur la scène du théâtre de Jezomine. Face à une mer de visages larmoyants et de chevelures extravagantes. À cet instant précis où un flot de lumière vive les avait soustraits, Marmat et lui, à la vindicte de leurs agresseurs.

Seke avait entrevu une dernière fois l’homme secoué par les spasmes à ses pieds, l’assassin auquel il avait arraché la moitié du cou, puis, happé par une bouche à la puissance infinie ilavait flotté dans une atmosphère sans couleur, sans odeur, sans saveur, il avait perdu connaissance, il était revenu à lui aux prises avec une sensation de déplacement vertigineux et une nausée tenace, il s’était réveillé dans un endroit sombre, écrasé par une force implacable, baignant dans son urine et son vomi, la gorge imprégnée du goût du sang.

Dix jours de Logon lui avaient été nécessaires pour se remettre du voyage. Dix jours avant de pouvoir remuer bras et jambes, se lever, esquisser quelques pas, ingurgiter la nourriture amère proposée par le griot. Il se souvenait vaguement qu’ils avaient traversé une ville étalée sur les bords d’une faille, exploré les montagnes pelées en quête d’un gîte, échoué en pleine nuit dans cette masure abandonnée où régnait une suffocante odeur de pourriture.

« C’est la Chaldria qui nous envoie nos disciples et successeurs, avait expliqué Marmat Tchalé. Elle t’a conduit vers moi.

Si nous acceptons d’être ses serviteurs, si nous l’abordons avec humilité et confiance, elle exalte ce qu’il y a de meilleur en nous, elle nous guide sur des chemins radieux. »

En dépit de leurs cinq années de vie commune, Seke ne connaissait pas grand-chose de Marmat. Le griot jouait de son mieux son rôle de maître, mais il lui arrivait souvent de disparaître et de revenir en loques au bout de plusieurs jours, les cheveux et la barbe sales, les yeux injectés de sang, répandant autour de lui une forte odeur d’alcool. Parfois il paraissait sur le point de s’épancher, de vider un sac trop lourd à porter, puis il secouait la tête, se renfrognait ou bien s’allongeait et sombrait dans un sommeil agité. Seke n’avait jamais osé lui demander pourquoi on entendait une telle tristesse dans son chant intime – il n’avait même pas osé lui révéler qu’il percevait les sons des formes.

Arrivé au sommet du pic, Seke contempla pendant quelques instants l’œil sanguin d’Ur au-dessus du moutonnement nuageux. On n’était pas encore entré dans l’ur-sah, cette saison magnifique où l’air se faisait plus brûlant qu’un four, mais la chaleur déjà forte annonçait une journée délicieusement torride. En contrebas, la maison, une construction sommaire, aurait pu se confondre avec les rochers environnants sans le repère géométrique du potager délimité par les murets de pierres sèches. Il ne poussait sur ce lopin de terre que deux variétés de légumes verts ainsi qu’un tubercule et une sorte de céréale aux gros grains et au goût âpre qui constituaient l’ordinaire du griot et de son disciple. Le corps de Seke, habitué depuis toujours à la viande crue, avait d’abord rejeté cette alimentation. Ses expéditions autour de la maison et dans les rochers n’avaient donné aucun résultat. Il n’avait pas détecté de forme vivante alentour, hormis les herbes de la lande dont le murmure racontait la rudesse et l’opiniâtreté. Les premiers temps, des envies brutales l’avaient traversé de sauter à la gorge du griot ou de ses visiteurs afin d’assouvir son besoin de sang frais, mais, comprenant d’instinct que, sans la protection de Marmat, il n’aurait aucune chance de survivre dans un environnement aussi déroutant, il les avait contenues tant bien que mal et avait fini par s’habitue à la saveur de cette pitance qu’il préparait lui-même pendant les absences de son maître. Il fallait d’abord jeter les tubercules coupés en petits morceaux dans l’eau frémissante de la pirigne, un récipient taillé dans un matériau brun qui dégageait une chaleur permanente, puis, après une demi-journée de cuisson, ajouter les céréales et les légumes.

« Ce n’est certainement pas ce que j’ai mangé de meilleur disait souvent le griot. Mais ça couvre les besoins de l’organisme et, de toute façon, cette fichue terre ne donne rien d’autre... »

Seke retira ses chaussures, sa tunique, son pantalon de toile, offrit son corps à la caresse ardente des rayons d’Ur, attendit d’être empli de chaleur pour s’élancer et bondir d’un rocher l’autre. L’exercice le ramenait aux temps où il dévalait les dunes en compagnie de Danseur-dans-la-tempête, mais ne réveillait pas les ivresses anciennes. Une part de lui-même était restée à jamais sur son monde d’origine. Il continua de sauter sur les rochers, prenant de plus en plus de risques, s’écorchant les pieds sur les arêtes coupantes. La sueur l’habillait d’une moiteur sensuelle. Une énergie puissante, presque douloureuse, gorgeait son appendice mâle. Marmat lui avait parlé de ces « tensions du lung, l’organe sexuel », un phénomène normal chez les hommes en bonne santé. « Et... euh... ne t’inquiète pas si des gouttes en sortent qui n’ont ni la couleur ni la fluidité de l’urine... » Marmat avait visiblement voulu ajouter quelque chose, mais il s’était tu, et Seke avait entrevu de la détresse dans ses yeux sombres. La souffrance du griot sans doute, la Chaldria.

Un liquide épais avait effectivement coulé du lung de Seke l’année suivante. Ces émissions s’étaient produites la nuit la plu part du temps, au sortir de rêves peuplés de joutes confuses l’avaient laissé vibrant et couvert de sueur sur sa couche. Des rigoles tièdes et poisseuses s’étaient étirées sur son ventre avec une douceur floconneuse. Il n’aurait su dire s’il en éprouvait de l’inquiétude ou du soulagement, seulement l’impression d’un étourdissement furtif, d’une jouissance dérobée.

Il se laissa tomber d’une hauteur de cinq hommes et se reçut en souplesse sur un large éperon. Il perçut alors des chants de formes derrière lui. Pas loin, une centaine de pas.

Quatre hommes.

Les chants de deux d’entre eux avaient la limpidité caractéristique des griots ; les deux autres, plus confus, discordants, appartenaient probablement à leurs disciples. Seke eut juste le temps d’escalader les rochers et d’enfiler son pantalon avant de voir les quatre hommes émerger de l’océan des nuages et monter vers la maison de Marmat Tchalé. Ils se rendaient sans doute à Hernaculum, au quartier de la Chute sans fin, un endroit que les griots appelaient entre eux le nœud chaldrien, ou chaldran. Il dévala les rochers sans prendre le temps de passer sa tunique ni ses chaussures et fendit la lande pour se porter à leur rencontre.

Il connaissait l’un d’eux, Zaul Samari, un homme âgé à la peau claire et aux yeux délavés qui était déjà venu rendre visite à Marmat à plusieurs reprises. Et il avait déjà rencontré son disciple, Yorgäl, un garçon robuste à la mine renfrognée pour lequel il n’éprouvait aucune sympathie.

Les deux autres en revanche lui étaient inconnus : le griot, assez grand et maigre, ressemblait à bon nombre de ses confrères avec sa barbe fournie, son visage émacié, son tarbouche blanc, sa crosse noueuse et sa toge drapée par-dessus sa longue tunique. Le disciple, quant à lui, paraissait singulièrement frêle, une impression accentuée par la finesse de ses membres et de ses traits. Il portait, posée sur ses cheveux blonds coupés ras, une calotte d’un vert éclatant assorti à la couleur de ses yeux et au vert plus sombre de sa tunique et de son pantalon. Le regard et le sourire timides qu’il adressa à Seke suffirent à nouer entre eux un début de complicité.

Des gouttes de sueur sillonnaient le visage raviné de Zaul Samari. Marmat disait de Zaul qu’il était l’un des plus anciens griots, voire le plus ancien, et que son refuge, niché dans le massif de l’Ormaki, se trouvait à plus de six jours de marche d’Hernaculum. Marmat avait désigné une forêt d’aiguilles serrées au-dessus de la mer des nuages :

« L’Ormaki paraît tout proche à vol d’oiseau, mais, crois-moi le chemin est très long sous les nuages. »

Croisant son regard interrogateur, le griot n’avait pas laissé le temps à Seke de poser sa question avec ses mots encore balbutiants.

« Tu te demandes sans doute pourquoi des gens qui se déplacent instantanément d’une planète à l’autre mettent si longtemps à parcourir une poignée de lieues... Dans le cœur de la Chaldria, nous sommes infiniment plus fluides et rapides que la lumière, que la pensée elle-même, mais ici, sur Logon, et tous les mondes que nous visitons, nous redevenons des êtres soumis aux lois de l’espace-temps, de simples humains. Et puis malgré les désagréments de la pesanteur, nous apprécions d’aller au rythme de nos pas. C’est... reposant ! »

Zaul palpa machinalement sa kharba, l’heptacorde traditionnelle des voyageurs célestes dont l’extrémité arrondie dépassait de sa large ceinture de tissu. Seke captait, au-delà de son chant mélodieux, la tristesse commune à tous les griots, plus marquée chez lui, amplifiée par l’âge.

« Que le Verbe soit avec toi, Seke, dit Zaul Samari avec son emphase coutumière. Préviens ton maître que nous nous rendons à Hernaculum. »

Seke lança un bref regard au disciple blond de l’autre griot et sentit monter en lui un trouble inexplicable qu’il tenta de dissimuler en enfilant précipitamment sa tunique. « Que le Verbe soit avec vous, maître Zaul. »

Comme à chaque fois que les circonstances le conduisaient à prendre la parole, ses mots étaient hachés, hésitants. Curieuse expérience que le langage humain. Combien s’étaient révélées difficiles les premières onomatopées, les premières syllabes ! Il avait longtemps refusé d’expulser le moindre son de sa gorge et son maître avait déployé une patience infinie pour l’amener à « sortir sa voix ». Puis il avait dû apprendre à nouer les relations entre les mots et les formes, entre les mots et les actes, les sensations, les émotions, les sentiments. Là où un échange instantané suffisait aux anciens compagnons du nid pour transférer les formes de leur esprit, les hommes avaient besoin de nombreuses combinaisons de syllabes pour transmettre une part infime de leurs intentions. Cela revenait à lancer une pluie de pierres sur un tritrille pour s’assurer qu’au moins une le toucherait. Précis quand il désignait un objet concret, brin d’herbe, caillou, montagne, table, arbre, vêtement, etc., le langage humain perdait considérablement de son efficacité lorsqu’il s’agissait de traduire les notions abstraites.

Seke se remémorait parfaitement ce moment terrible où Danseur-dans-la-tempête agonisant lui avait communiqué les souvenirs de ses ballets dans les tourbillons de sable. Leur échange n’avait duré que le temps d’un éclair et, pourtant, Seke avait capté les émotions et l’ivresse de son compagnon avec la même intensité que s’il les avait lui-même vécues. Si Danseur-dans-la-tempête avait dû s’exprimer avec des mots, les sons n’auraient pas traduit la richesse de son expérience, et son précieux trésor aurait été à jamais perdu pour le Tout.

Vivant désormais parmi les hommes, Seke se devait d’utiliser leur mode de communication. Il comprenait les propos de Marmat Tchalé ainsi que l’essentiel de ses conversations avec ses confrères du Cercle. Son maître disait que le terranz, la langue des peuples humains dispersés dans la Galaxie, avait tendance à se déformer sur certains mondes :

« Les mots ne sont pas aussi solides que la roche. Il leur faut moins d’un siècle pour s’effriter et, parfois, changer radicalement de sens. Quand tu seras griot, tu devras les manier avec les plus grandes précautions. »

Le langage articulé se prêtait effectivement à la dissimulation. Des contradictions se glissaient entre les sons et les formes intimes des interlocuteurs. Certains proclamaient leur amour pour leurs frères là où ils ne ressentaient que de l’indifférence, voire du mépris, pour ces hommes dispersés dans l’immensité cosmique comme des enfants arrachés du ventre de leur mère. L’acquisition du langage impliquait par conséquent un apprentissage de la tromperie, de la méfiance. La pauvreté des mots, décalage entre l’expression et l’intention rendaient impossible l’échange total des skadjes du désert du Mitwan (ainsi Marmat Tchalé appelait-il les enfants du Tout). Le mode de transmission oral renvoyait chacun à son individualité, à ses tricheries, ce que le griot appelait son « jardin secret ».

Seke n’avait pas encore appris à délimiter son jardin ni à garder ses secrets. Il formulait avec la plus grande exactitude possible les sensations et les pensées qui lui traversaient la tête, habitude héritée de son passé d’enfant du Tout et souvent génératrice de conflits. Il lui était arrivé par exemple de révéler par le verbe les pensées cachées des hôtes de Marmat Tchalé. Le griot lui avait ensuite reproché de déclencher des réactions de colère et de repli là où des mots judicieusement choisis auraient pu ouvrir un passage et rapprocher les points de vue.

« Mon maître se repose », dit Seke. Bien qu’il s’exprimât à mi-voix, il gardait toujours cette impression détestable de blesser le silence. « Je ne sais pas si je dois le...

— Ce ne sera pas la peine. »

Seke se retourna et aperçut la silhouette épaisse de Marmat Tchalé dans l’embrasure de la porte. Le griot n’avait pas pris le temps de se changer. Des taches de terre souillaient sa toge blanche qui, déchirée par endroits, pendait le long de sa hanche Les accrocs de sa tunique bariolée dévoilaient en partie sa peau sombre. Son sourire ne parvenait pas à déplisser sa mine chiffonnée.

« Que le Verbe soit avec vous. Soyez les bienvenus dans ma modeste demeure. Partageons le repas avant de nous mettre en route. »

Seke comprenait maintenant pourquoi, avant de s’écrouler sur sa paillasse, son maître lui avait demandé de préparer une soupe cinq ou six fois plus copieuse qu’à l’habitude.

Le deuxième griot s’appelait Eyland Volgen. Arrivé depuis peu sur Logon, il vivait momentanément dans une habitation troglodyte des monts voisins du Sleggar dont on pouvait admirer les crêtes en forme de croissant dans la direction de l’astre couchant. Il observait un long temps de silence avant de prendre la parole, les paupières baissées, comme s’il forgeait ses réponses au plus profond de lui, une impression de lenteur et de prudence accentuée par sa voix posée et son langage châtié. Son disciple avait aidé Seke à préparer le repas et en avait profité pour lui glisser son nom à l’oreille : Jaïfe.

Installés sur de vieux coussins autour de la table basse, les trois griots plongeaient à tour de rôle leurs grandes cuillères dans la pirigne et avalaient leur soupe dans un concert de lapements et d’aspirations. Leurs visages, caressés par les lueurs ambrées des deux minosoles serties dans la pierre des murs, flottaient sur une mer de pénombre. Assis en tailleur à même la terre battue, les disciples attendaient que leurs maîtres eussent terminé leur repas pour se servir à leur tour. Chaque fois que le regard de Seke rencontrait celui de Jaïfe, son trouble augmentait sans qu’il lui fût possible d’en déterminer la cause. Les yeux fouineurs de Yorgâl venaient régulièrement se poser sur lui comme des insectes agaçants.

« Avez-vous été agressés récemment ? demanda Eyland Volgen.

— Récemment non, répondit Marmat. Cela fait cinq ans que je n’ai pas quitté Logon. Mais on a cherché à m’assassiner lors de mon dernier voyage. Et lors des voyages précédents.

— Les réactions de la Chaldria semblent de plus en plus lentes. Si elle continue à perdre ainsi de sa précision, de sa vigilance, nous serons entièrement livrés à nous-mêmes, et il n’y aura bientôt plus un seul griot dans l’univers, plus un seul lien entre les communautés humaines.

Qui faut-il blâmer ? lança Zaul Samari après avoir avalé une gorgée de soupe et s’être essuyé les lèvres d’un énergique revers de manche. Le véhicule ou le conducteur ? Que savons-nous des intentions de la Chaldria ? A-t-elle seulement des intentions ? »

Il dévisagea ses interlocuteurs avant de baisser les yeux sur les volutes de fumée qui montaient de la pirigne.

« Ce que je veux dire, reprit-il, c’est que nous devons cesser de nous poser des questions sur la Chaldria et nous interroger sur nous-mêmes, sur notre utilité.

— Maître Zaul, sans nous les peuples humains se retrouveraient dans l’isolement le plus complet, protesta Eyland Volg à l’issue d’un long moment de silence. Et vous savez aussi bien que moi à quelles extrémités, à quelles catastrophes conduit l’oubli. Les Grandes Guerres de la Dispersion...

— Nous chérissons la mémoire, l’histoire, parce qu’elles légitiment notre fonction, coupa Zaul. La Chaldria nous a été révélée au cours des Guerres de la Dispersion, mais elle ne nous appartient pas. Et peut-être, peut-être nous sera-t-elle bientôt retirée, peut-être, peut-être avons-nous accompli notre temps.

Marmat Tchalé désigna les trois disciples d’un geste du bras.

« Et eux, maître Zaul, qu’en faites-vous ? À quoi sert de former des successeurs si nous n’avons plus d’avenir ?

— Le temps est une donnée très relative, vous êtes bien placés pour le savoir. Laissons-nous, laissons-leur une chance de poursuivre l’œuvre entreprise par nos pères, offrons-leur une possibilité de corriger nos erreurs.

— Je me suis toujours senti soutenu dans mes voyages et mes interventions, fit Eyland Volgen avec une précipitation inhabituelle. Je n’ai pas le sentiment d’avoir failli à ma tâche.

— N’avez-vous pas subi une agression lors de votre de voyage, comme maître Marmat, comme moi-même ? »

Eyland Volgen hésita quelques instants avant d’acquiescer d’un hochement de tête et de plonger d’un geste sec sa cuillère dans la pirigne. La lueur des minosoles soulignait les arêtes de ses arcades sourcilières et de son nez. Sa barbe bouffait avec une luxuriance insolite sous son visage hâve, presque aride. Seke captait des courants tourmentés sous la surface limpide de son chant, mais c’était vers le murmure indéfinissable de Jaïfe qu’allait sans cesse son attention.

« J’ai l’impression, mais j’espère me tromper, que les peuples humains refusent désormais de se contempler dans les miroirs que nous leur tendons, dit Zaul Samari. Comme s’ils ne se reconnaissaient plus en nous.

— Nous ne leur voulons pourtant que du bien, intervint Marmat Tchalé.

— Leur bien à notre façon. »

Les trois hommes mangèrent sans ajouter un mot, s’écartèrent pour permettre à leurs disciples d’accéder à la pirigne, se relevèrent et remirent un semblant d’ordre dans les plis de leurs toges.

« Voulez-vous dire, maître Zaul, que les règles du Cercle sont désormais caduques ? demanda Marmat.

— Ce n’est sûrement pas à moi d’en décider, répondit Zaul Samari, mais à la prochaine assemblée du Cercle. Et nous devrions nous mettre en chemin si nous voulons garder une chance d’arriver à Hernaculum avant la nuit. »

Joignant le geste à la parole, il ordonna à Yorgäl de se lever d’une pression soutenue sur l’épaule, sans lui laisser le temps d’ingurgiter la cuillerée de soupe suspendue entre la table et sa bouche. Eyland Volgen n’eut qu’à se saisir de son bâton pour inciter Jaïfe à sauter sur ses pieds et à se diriger vers la sortie.

Le regard intense qu’adressa ce dernier à Seke avant de quitter la pièce avait quelque chose d’une invitation, d’une supplique. La veille encore, l’idée n’aurait pas effleuré le disciple de Marmat d’abandonner ses repères, de descendre sous la mer des nuages, de s’aventurer sur les lacets du sentier, mais, aujourd’hui, il brûlait d’envie de suivre Jaïfe, de découvrir en sa compagnie d’autres aspects de Logon, la faille d’Hernaculum, le nœud chaldrien.

Il resta assis, les doigts crispés sur le manche de la cuillère. La décision ne lui appartenait pas, et Marmat ne l’estimait pas prêt à affronter la communauté des hommes : il ne maîtrisait pas encore le langage, et ses pulsions incontrôlables risqueraient de déclencher des réactions d’incompréhension ou d’hostilité. Il ne bougea pas tandis que son maître se préparait dans sa chambre. Bien qu’affamé, il ne songea pas à se resservir en soupe, n’avait jamais souffert de la solitude jusqu’alors, sans doute parce qu’elle lui avait permis de renouer avec le silence rassurant de son enfance, mais il commençait maintenant à ressentir ses affres, une sensation d’abandon, de désolation. Il vit passer la silhouette de Marmat à ses côtés, et il eut envie de pleurer comme lorsqu’il repensait à ses anciens compagnons du Mitwan.

« Qu’est-ce que tu attends, Seke ? »

Il lui fallut un petit moment pour prendre conscience que le griot s’adressait à lui. La lumière ambrée des minosoles adoucis-sait et rendait débonnaire le visage de son maître. Il avait passé le tarbouche, la toge et la tunique bariolée que Seke avait lavés la veille dans le bassin de pierre de la salle d’eau.

« Attendre quoi ?

— Lève-toi ! Il est temps pour toi de descendre dans monde des hommes. »