CHAPITRE III
HELAL WEHUD
Je t’adresse ce message, à toi qui as traversé l’immensité de l’espace afin de rendre visite à la branche humaine de Jezomine. Des abîmes de temps nous séparent, je suis redevenu poussière tandis que tu demeures un être de chair et de sang. Je sais que les voies de l’Intelligence universelle sont indéchiffrables, mais entends mon témoignage, entends ma voix, elle te relie au passé, elle te renvoie à tes racines, elle te permet de renouer le lien avec les disparus. Combien de générations se sont succédé depuis ton départ, combien de civilisations ont-elles péri, combien de tyrans se sont dressés, combien ont été renversés, combien de familles se sont déchirées, combien de morts ont-elles enterrés ?
Je sais, oh oui, je sais que pour toi ces événements, petits ou grands, n’ont guère plus de réalité ni de consistance que le glissement d’un nuage dans nos cieux, mais accepte de respirer avec nous, et tu soulageras nos descendants d’un passé qui ne leur appartient pas. Si tu le souhaites, tu découvriras mon histoire, notre histoire, dans les carnets que, je l’espère de tout cœur, on te remettra. J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir, bien limité, hélas ! pour briser les murs symboliques qui maintiennent les Jezominis à l’écart des envoyés célestes. Mais tu connais mieux que personne le cœur des hommes, toujours prompts à dresser des barrières. Les angailleurs, les serviteurs du dragon rouge, les gardiens de la loi des Nues, sont – étaient ? – des geôliers de la pire espèce, tu t’en rendras bien vite compte à la lecture de ces quelques pages.
La bienvenue au visiteur des cieux,
Livre de Vérité des Wehud,
Jezomine.
Une foule immense se déversait dans les rues et sur les places du quartier royal. Les habitants de la Cité des Nues, des villes mineures et des oasis du Mitwan se pressaient pour contempler le griot dans le dôme céleste. C’était également – surtout ? – pour eux l’occasion unique d’admirer les splendeurs du palais. La chance ne se représenterait plus jamais d’être admis dans le cœur interdit de la ville. Les générations précédentes s’étaient éteintes sans avoir eu ce privilège.
Résistant de son mieux aux poussées désordonnées de la multitude, Helal Wehud songea avec amertume que son père et sa mère auraient pu, auraient dû l’accompagner s’ils n’avaient pas été, chacun à sa façon, victimes de la loi des oasis. Il le regrettait surtout pour sa mère, cette femme silencieuse et dévouée qui n’avait exprimé qu’un seul rêve, un seul souhait, pénétrer un jour dans le dôme céleste et rencontrer un griot. Elle était morte l’année précédente, vaincue par le chagrin, mais elle avait cessé de vivre bien avant, depuis le jour où la malédiction avait frappé leur maison, ce jour terrible où le ventre de Kaleh, la plus jeune de ses filles, avait commencé à s’arrondir. Les coutumes des oasis avaient entraîné la famille dans une spirale meurtrière ; elle avait d’abord emporté le père de Helal, ses deux frères puis sa sœur aînée, et enfin sa mère.
Helal Wehud n’avait pas assassiné le cousin de Raj qui avait décapité sa sœur et cloué sa tête sur le portail d’une grange. Ce code de l’honneur, ce culte de la vengeance qui opposait les familles pendant plusieurs générations et aboutissait souvent à l’extinction pure et simple de l’une d’elles, lui paraissait de plus en plus absurde. Il était le dernier survivant de son clan, le seul désormais à pouvoir empêcher la dispersion des terres et des biens. Avant de s’éteindre, sa mère lui avait fait promettre de briser le cercle de la vengeance, de choisir au plus vite une épouse courageuse et de bâtir une famille sur les ruines de l’ancienne.
Les paroles de la mourante reflétaient ses propres convictions. Il avait la ferme intention d’assécher le fleuve de sang qui n’avait cessé de grossir depuis le bannissement de Kaleh et la mort de Raj, de consacrer tout son temps à son travail, toute son énergie aux champs d’épices, au verger et au cheptel d’anouelles. Les occasions de se marier se présenteraient d’elles-mêmes dès qu’il aurait remis de l’ordre dans un domaine laissé à l’abandon. Les femmes des oasis appréciaient les hommes travailleurs, durs à la tâche, et, quand ses terres auraient recouvré leur splendeur, quand les mauvaises herbes et les ronces seraient arrachées, les arbres taillés, les anouelles tondues, les allées dégagées, les canaux d’irrigation nettoyés, la maison rafraîchie, elles tourneraient autour de lui comme un essaim de bessilles autour d’un pot de confiture. Il n’aurait alors qu’à jeter son dévolu sur la plus généreuse de formes et de cœur.
Helal était parvenu à moins de cinq cents pas du dôme céleste. Des gardes armés de bâtons ou de crosses canalisaient tant bien que mal la multitude entre les hauts murs du palais. Les portes de bronze et les volets clos interdisaient à quiconque de pénétrer dans les cours intérieures. De la splendeur des bâtiments, on ne distinguait que les pierres taillées des façades, les sculptures des linteaux et l’extraordinaire finesse des toitures, un foisonnement de formes harmonieuses dont les plus élancées s’achevaient en aiguilles. Parfois, les ramures des grands arbres débordaient au-dessus des ruelles et transformaient la lumière de Jez en poudre scintillante et volatile.
C’étaient sans conteste ces voûtes vertes et frissonnantes qui Produisaient la plus forte impression sur Helal. Les oaseurs n’étaient pas habitués à une telle profusion végétale. Eux, ils devaient sans cesse irriguer leurs terres pour obtenir, au bout de Plusieurs générations, des arbres fruitiers qui dépassaient rarement la taille d’un homme.
« On n’en voit pas d’aussi grands dans les oasis, pas vrai ? » Helal se retourna et faillit bousculer la jeune femme qui le fixait avec attention, avec également un soupçon d’effronterie. Il ne l’avait pas remarquée jusqu’alors, sans doute parce qu’elle s’était tenue derrière les deux hommes à la forte corpulence et richement vêtus qui le suivaient depuis le début. Elle les avait doublés à la faveur d’une bousculade, mais, visiblement subjugués par sa beauté, ils n’avaient pas émis la moindre protestation. Car elle était d’une beauté stupéfiante en dépit de sa robe de laine d’anouelle élimée et de ses bottines usagées. Son visage basané trahissait ses origines rurales. Quelques mèches sombres et torsadées dépassaient du chapeau de paille conique et flambant neuf dont la lanière, nouée sous son menton, mettait en valeur la régularité et la finesse de ses traits. Un réflexe entraîna Helal à évaluer ses hanches : rondes, larges sous le tissu écru dont les broderies avaient perdu leurs teintes vives. « C’est... euh... la première fois que vous venez ici ? » Il prit conscience aussitôt de la stupidité de sa question – plus d’un siècle de Jezomine que les portes du palais de la Cité des Nues n’avaient pas été ouvertes à la population ! Les yeux noirs de la femme se plissèrent de malice et son sourire dévoila des dents saines, bien plantées.
« C’est même, à dire vrai, la première fois que je mets les pieds dans la Cité des Nues. »
Elle appuya ses paroles d’un mouvement de tête qui agita ses mèches sombres.
« Et, euh... vous êtes de quelle oasis ?
— Bel Neg. »
Helal connaissait le puits de Bel Neg : situé à une vingtaine de lieues de Bel Troan, soit une journée de marche, il servait de dépôt de laine d’anouelle et de point de départ aux caravanes qui transportaient les balles jusqu’aux barges du fleuve Sherdi. Simple communauté rurale à ses débuts, Bel Neg avait peu à peu accédé au rang de bourg, puis de cité. Bruyante, animée, l’agglomération comptait ce qu’il fallait de bars, de restaurants, de katwas et de maisons de plaisir pour satisfaire les oaseurs venus livrer leur production de laine, les négociants de la Cité des Nues et les guides du Mitwan.
« Et vous ?
— Bel Troan.
— Vous vous occupez d’un domaine, n’est-ce pas ?
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? »
Une nouvelle bousculade déclencha l’intervention énergique des gardes casqués postés à intervalles réguliers sur un côté de la ruelle. Helal saisit le poignet de son interlocutrice et la maintint plaquée contre lui jusqu’à l’apaisement des remous. Il perçut, au travers des étoffes, l’opulence et la fermeté de sa poitrine. Une flambée de désir l’embrasa de la tête aux pieds. Il n’avait pas tenu de femme dans ses bras depuis... depuis plus de deux ans. Il n’avait pas vraiment goûté la chair fade, les caresses distraites et la volupté simulée de la dernière, une courtisane d’une maison de Bel Neg justement.
Quelques coups de bâton appuyés endiguèrent les débordements de la multitude et ramenèrent l’ordre dans la ruelle.
« Vous pouvez me relâcher, maintenant... »
Confus, Helal libéra la jeune femme qu’il continuait de serrer contre lui. Elle se frotta énergiquement le poignet cerclé de marques rouges.
« Excusez-moi, j’ai eu peur que... enfin, vous soyez renversée et piétinée par la foule.
— Vos mains... »
Il leva sur elle un regard interrogateur. La solitude commençait à lui peser, et même à le ronger. Il aurait donné cher pour se retrouver en tête-à-tête avec elle dans une chambre fraîche et aspergée d’essence de fleurs.
« Ce sont elles qui m’ont dit que vous vous occupiez d’un domaine, reprit-elle. Des mains d’oaseur, larges, fortes, déformées par les travaux des champs. »
S’agissait-il d’un compliment ou d’un reproche dans une bouche aussi adorable ? Les deux hommes corpulents prêtaient une oreille discrète mais attentive à leur conversation, comme s’il leur importait de connaître l’opinion d’une belle et jeune femme sur les mains d’un oaseur. Les leurs étaient blanches, délicates, un raffinement accentué par leurs nombreuses bagues et leurs ongles nacrés. De riches négociants de la Cité des Nues, probablement.
« Ma mère dit toujours qu’un homme a beau tricher de toutes les manières, il sera toujours trahi par ses mains », dit encore la jeune femme.
Helal dévisagea d’un air sévère les deux bourgeois ; ils se détournèrent aussitôt et feignirent de s’intéresser aux dentelles de chevrons qui soutenaient les avant-toits. La ruelle se rétrécissait au fur et à mesure qu’ils approchaient du dôme céleste, et les rayons de Jez, pratiquement au zénith, se coulaient avec parcimonie entre les murs criblés de meurtrières. La pénombre offrait en tout cas une fraîcheur appréciable. Il suffisait de traverser un passage dégagé et inondé de lumière pour éprouver la chaleur torride qui ployait la Cité des Nues sous son joug. Cependant, la fournaise n’était pas seule responsable de la transpiration d’Helal sous ses vêtements de jouale, une étoffe à la fois plus légère et plus solide que la laine d’anouelle.
« Vos mains en tout cas ne me disent pas ce que vous faites, dit-il à voix basse. Ni comment vous vous appelez. Je suis Helal, de la famille Wehud. Vous savez maintenant presque tout de moi. »
Elle l’examina pendant quelques instants d’un air songeur.
« On ne sait jamais tout de quelqu’un. Les êtres humains sont plus éloignés les uns des autres que les étoiles dans le ciel. Nous sommes tous enfermés dans nos rêves, nos désirs, nos souffrances. »
Un courant puissant et continu les poussa hors de la ruelle sombre et les entraîna dans une allée plus large bordée d’arbres aux feuillages translucides. Réparties tous les cinq pas, des sculptures représentaient des animaux existants, anouelles, serpiques, effroles, et d’autres des monstres de légende, skadjes du Mitwan et draguelines de Tarze principalement. Tout au fond se dressait le dôme céleste, un édifice imposant flanqué de quatre tours musiciennes. La façade claire, percée d’une porte monumentale, se coiffait d’une coupole habillée de pierres noires et scintillantes.
L’équilibre et l’harmonie qui se dégageaient de l’ensemble fascinèrent Helal et lui firent négliger sa jolie voisine. Elle-même ne lui prêtait plus attention d’ailleurs, subjuguée par l’atmosphère enchanteresse des lieux. À la rumeur sourde accompagnant la foule dans le labyrinthe des ruelles succédait un silence stupéfait, bercé par le babil des fontaines. Cette enclave du cœur interdit de la Cité des Nues ressemblait à un petit paradis, mais Helal, qui trimait pourtant du matin au soir sous les rayons ardents de Jez et dans l’irrespirable poussière du Mitwan, n’en conçut aucune amertume, aucune jalousie : le griot, le voyageur de l’espace, le lien entre les communautés humaines, devait être accueilli dans un cadre digne de lui.
« Ezabel. »
La voix de la jeune femme le tira de son ravissement.
« Vous m’avez demandé mon nom tout à l’heure. Je m’appelle Ezabel. »
Helal eut besoin d’un petit moment pour reprendre pied dans le monde réel.
« Connaître le nom d’une étoile, c’est déjà s’en rapprocher, fît-il avec un sourire.
— Sans doute, mais ça ne vous dit pas encore de quel feu elle brûle. »
Jez commençait à déserter le ciel quand ils atteignirent l’entrée du dôme. Aux gardes de faction sur le parvis se mêlaient des angailleurs, les gardiens noirs et zélés de la loi, les serviteurs du dragon écarlate, les hommes les plus redoutés du royaume. Helal les craignait, comme tout sujet des Nues, mais il n’avait Pour eux ni respect ni estime. Il les assimilait à des srangules, les insectes parasites du désert qui étranglaient leurs proies, serpiques ou trainiers, dans leurs pattes puissantes et enduites d’une substance paralysante. Par chance, les angailleurs ne mettaient que très rarement les pieds dans les oasis et ne s’immisçaient jamais dans les vengeances familiales pourtant prohibées par les édits royaux.
L’idée germait en lui qu’il n’avait pas effectué la procession du dôme céleste pour voir le griot mais pour rencontrer la femme de sa vie. Plus il la regardait, plus il conversait avec elle, et plus il était convaincu qu’Ezabel était l’épouse qu’il attendait, qu’il méritait, l’âme sœur envoyée par le ciel. Elle lui avait confié qu’elle travaillait tantôt comme journalière dans les vergers et les plantations de Bel Neg, tantôt comme serveuse dans le petit restaurant de sa mère. Elle avait ajouté qu’elle préférerait, et de loin, s’occuper de sa propre maison, de son propre domaine.
« Quand retournez-vous à Bel Neg ? »
Elle leva les yeux sur le ciel ensanglanté par la lumière crépusculaire de Jez.
« Pas ce soir en tout cas. Lorsque nous sortirons du dôme, il sera trop tard pour trouver une caravane ou une barge.
— Vous... euh... vous avez quelque part où dormir ? »
Elle secoua la tête.
« Je n’ai ni famille ni relation dans la Cité des Nues. Ni assez de saquins pour m’offrir une chambre d’hôtel. »
Il garda pendant quelques instants les yeux rivés sur l’encadrement de pierre noire de la porte monumentale. Des rais obliques tombaient des pierres translucides de la coupole et s’enchevêtraient en figures chatoyantes. Des senteurs d’encens s’échappaient du bâtiment, se mêlaient aux parfums des fleurs et aux odeurs des corps comprimés qui baignaient dans leur sueur depuis l’aube.
« Je... je connais bien quelqu’un dans le coin, mais sa maison n’est guère fréquentable pour une femme comme vous, reprit Helal.
— Me prenez-vous donc pour l’une de ces écervelées qui ne prisent que les vêtements de soie et les bains de lait d’anouelle ?
— Il s’agit de... ma sœur. Elle habite un quartier du haut de la ville. » Il se mordit les lèvres avant de lâcher dans un souffle : « Le quartier des soltanes. »
Elle marqua sa surprise d’un haussement des sourcils et d’une crispation des lèvres qui creusa des ridules sur ses joues et son menton. Ils étaient presque arrivés au seuil de la porte monumentale, où une mosaïque précieuse supplantait les dalles rugueuses du parvis.
« La loi des oasis, ajouta-t-il, conscient que ses paroles risquaient de trancher brutalement le lien fragile qui s’était noué entre eux. Elle s’est retrouvée enceinte à l’âge de treize ans et mes parents n’ont pas eu d’autre choix que de la vendre aux émissaires des matrones, vous comprenez ? Onze ans que je ne l’ai pas revue.
— Pourquoi me racontez-vous ça ? »
Helal chercha des traces d’agressivité ou de mépris sur les traits et dans les yeux noirs d’Ezabel, mais il n’y vit rien d’autre qu’une attention bienveillante.
« Il me semble... enfin, par rapport à ce que vous m’avez dit tout à l’heure sur les humains et les étoiles, que ça me rapproche encore de vous.
— Vous tenez donc à vous rapprocher de moi ? »
Il se frotta le lobe de l’oreille gauche entre le pouce et l’index, signe chez lui d’embarras. Des hommes et des femmes poussaient des exclamations d’émerveillement en découvrant l’intérieur du dôme. La multitude se faisait de plus en plus pressante malgré la présence des gardes et des angailleurs, mais l’euphorie qui s’emparait d’Helal n’avait pour l’instant rien à voir avec la présence du griot céleste.
« Je... je suis célibataire, je ne sais pas si je vous l’ai déjà...
— Au moins une fois maintenant !
— Ça veut dire que... enfin, il faudra que je songe tôt ou tard à fonder une famille. »
Elle relira son chapeau conique et secoua la tête pour libérer une somptueuse chevelure noire, une cascade sombre et brillante dans laquelle il eut aussitôt envie de plonger son visage.
« Mon père est décédé il y a six ans, dit-elle. D’une morsure de serpique. Et je n’ai pas de frère... »
Il lui lança un regard interrogateur avant d’être projeté à l’intérieur du dôme par une nouvelle poussée de la foule. Saisis par la fraîcheur, ils s’engagèrent dans l’allée délimitée par deux haies de gardes, d’une étroitesse telle qu’ils ne pouvaient plus avancer tous les deux de front. Les rayons qui tombaient des pierres transparentes convergeaient vers une estrade dressée au centre de l’immense salle, éclairaient les gerbes de fleurs, les tissus précieux, les volutes d’encens entrelacées au-dessus des vasques. Les froissements des vêtements et les glissements des semelles sur le carrelage lisse ne parvenaient pas à briser le silence solennel, presque écrasant, qui rappelait à Helal l’atmosphère sépulcrale des grandes katwas de Bel Troan.
Il se pencha sur l’épaule d’Ezabel qui marchait devant lui et chuchota :
« Qu’est-ce que vous avez voulu dire exactement ? »
Il croyait l’avoir deviné, mais il préférait s’en assurer avant de se laisser aller à sa joie. Elle se retourna, lui lança un regard provocant, désigna les gardes figés dans leurs uniformes frappés de la lance et du glaive, puis, avant de reprendre sa marche en direction de la cloche de verre, lui posa l’index sur la bouche. Bien que fugitif, le contact de son doigt abandonna un sillage à la fois frais et brûlant sur les lèvres de Helal. Il fut traversé par une puissante envie de l’étreindre, de couvrir sa nuque et son cou de baisers, puis il se dit que ces choses-là ne se faisaient sûrement pas dans le dôme céleste, encore moins en présence d’un griot, et il reporta toute son attention sur la scène inondée de lumière.
Du visiteur céleste il ne vit d’abord qu’une vague silhouette coiffée d’un tarbouche blanc, drapée dans des étoffes claires et encadrée par un imposant bataillon de gardes en armes. Son visage foncé, presque noir, s’encadrait d’une épaisse barbe blanche. Helal crut lire de la tristesse et de la souffrance dans son regard. Il s’en étonna : les griots étaient-ils donc sujets à la mélancolie, à la nostalgie, comme de simples mortels ?
Arc-bouté sur ses jambes, l’oaseur résista de son mieux au courant qui l’entraînait vers une porte dérobée entre deux piliers. Le griot lui souriait, mais ses yeux globuleux et noirs exprimaient une douleur poignante, indicible, aussi profonde et mystérieuse que l’espace. Il ressemblait davantage à un captif qu’à un être de légende. Helal se rappela que le visiteur avait franchi une distance inimaginable entre Jezomine et un autre monde habité, et il éprouva le sentiment à la fois exaltant et effrayant d’entrouvrir la porte d’un univers fabuleux.
Le flot humain le poussa inexorablement vers la sortie. Des coups de coude et de genou le ramenèrent à la réalité dans le couloir étroit et sombre qui donnait sur une seconde salle. La main plaquée sur le sommet de son chapeau, Ezabel restait à ses côtés au prix de contorsions acharnées. Cris et odeurs s’amplifiaient dans le passage exigu et confiné. L’énervement grossi par plusieurs heures d’attente sous les rayons de Jez et jusqu’alors canalisé par les angailleurs trouvait là sa première occasion de déborder.
Helal entoura les épaules d’Ezabel et, la maintenant serrée contre lui, déploya toute sa vigueur d’oaseur pour se frayer un passage jusqu’à l’autre pièce.
Des colonnes étincelantes convergeaient vers une grande cloche de verre posée sur un socle. Helal comprit les raisons de la cohue lorsqu’il aperçut le goulot d’étranglement formé par les haies des gardes. Les visiteurs n’avaient pas d’autre choix que d’accomplir un tour presque complet de la cloche avant d’être dirigés vers la sortie.
« Il y a quelque chose ou quelqu’un là-dedans », dit Ezabel.
Elle lui sourit malgré la bousculade, visiblement heureuse de partager cette journée avec lui. Ce n’était, il l’espérait, que le début d’une aventure longue et féconde, la grande aventure de leur vie. Ils arrivèrent devant un large écriteau dont ils eurent tout juste le temps de parcourir le texte avant d’être balayés par une nouvelle convulsion de la foule et plaqués contre la paroi de verre de la cloche.
Enfant sauvage capturé dans le désert du Mitwan par l’expédition de Kehion Huggar, savant et explorateur officiel de la Cour des Nues. Les réactions du captif rappellent l’attitude des skadjes telle que décrite par certains témoignages oculaires et tendraient à prouver l’existence de ces créatures légendaires.
« Nous, dans les oasis, on sait bien que les skadjes... » Helal s’interrompit, intrigué par l’enfant qui se tenait à quatre pattes de l’autre côté du verre. Il gardait la face tournée vers le sol de terre rouge, un comportement de bête sauvage effrayée par la proximité des hommes. On ne distinguait de lui que ses cheveux emmêlés et collés par la poussière, son dos brun, presque noir, pelé par endroits, ses bras aussi secs que des branches de cornoyer et couverts de cicatrices.
Helal avait pratiquement accompli le tour de la cloche quand l’enfant releva la tête. L’oaseur contint, il ne sut comment, le cri qui monta de son ventre avec la violence d’un geyser. Ce visage, ces yeux, cette expression... Il se retrouvait tout à coup face à Kaleh, cette sœur bien-aimée chassée de la maison familiale à l’âge de treize ans. L’enfant en était le portrait tout craché, le sosie, le double surgi du passé. Subjugué, Helal remonta le courant et revint se coller contre la cloche sans tenir compte des protestations ni des menaces. Le garçon se redressa sur ses deux jambes et posa les mains à plat sur le verre. Le long regard qu’ils échangèrent conforta l’oaseur dans son intuition. Il se remémora le chuchotement de sa mère étendue sur son lit : « Ton père n’était pas si mauvais, la preuve, il n’a pas eu le cœur d’égorger le bébé de Kaleh, il l’a abandonné dans le Mitwan... »
Helal descendit son visage à hauteur de celui de l’enfant. Bien que très faible, la chance qu’il fut le fils de Kaleh, son neveu, n’était pas nulle. Le garçon se figea dans une posture d’écoute, d’attention en tout cas, les yeux clos, les bras ballants le long des jambes à demi fléchies. Helal sentit grandir une présence en lui, une bulle qui gonfla à partir de son bas-ventre et emplit peu à peu sa poitrine, ses membres, sa tête. Il eut un petit moment de panique, une brusque envie de se débattre, un peu comme s’il flottait dans une masse liquide et qu’il commençait à manquer d’air, puis il entendit un chant apaisant, pas vraiment un chant d’ailleurs, un bercement, une sorte d’ample respiration, quelque chose qui évoquait le murmure ou le battement du silence.
Un flot d’images et de sensations qui ne lui appartenaient pas se déversa en lui, chaleur, luminosité aveuglante, brûlures, mouvements tourbillonnants, contact avec une peau froide, rassurante, pénombre et fraîcheur du nid, murmure des nappes d’eau, grattements des tritrilles, longues traques dans le cœur glacé des nuits du Mitwan, goût de la chair tiède et du sang, jeux et roulades sur les pentes des dunes avec des créatures ondulantes, écailleuses, coiffées d’une couronne d’excroissances transparentes...
Helal recevait une invraisemblable quantité d’informations en même temps, et pourtant chacune était d’une clarté inouïe, chacune était l’élément indispensable et limpide d’une fresque globale qui s’étendait sur plus d’une décennie de Jezomine. L’enfant sauvage lui transmettait ses souvenirs. Les monstres légendaires du désert, les skadjes, l’avaient recueilli et élevé comme l’un des leurs. Les sphères musiciennes expédiées depuis la Cité des Nues avaient décimé tous les membres de son clan d’adoption et, alors qu’il s’apprêtait à les rejoindre dans les mondes de l’au-delà, des hommes l’avaient capturé.
Helal conserverait jusqu’à la fin de ses jours cette mémoire étrangère et pourtant familière, un héritage d’autant plus précieux que, il en était convaincu, il ne reverrait plus jamais son neveu, le deuxième survivant de son clan, cet enfant du miracle qui avait attiré sur sa famille la malédiction des oasis. Il ne se débattit pas quand deux gardes s’emparèrent de lui et le traînèrent sans ménagement hors du dôme. Il jeta un ultime regard au garçon par-dessus son épaule, crut deviner qu’il lui adressait un signe d’adieu, mais les miroitements du verre, la brutalité des gardes et ses propres larmes avaient sans doute altéré sa perception.
« Que vous est-il arrivé ? »
Penchée sur Helal, Ezabel l’enveloppait d’un regard inquiet. Les gardes l’avaient éjecté avec une telle brutalité qu’il s’était effondré de tout son long sur les dalles rugueuses. Son expulsion manu militari avait réduit au silence les hommes et les femmes qui s’échangeaient leurs impressions sur la petite place déjà plongée dans les ténèbres. Les premières étoiles et Zael, le plus grand des satellites de Jezomine, déposaient une clarté argentine sur les pierres lisses du dôme et les toits environnants.
Helal se releva, s’essuya les joues d’un revers de manche, remit un peu d’ordre dans sa tenue et rassura la jeune femme d’un sourire.
«Je vous expliquerai. Voulez-vous... »
Il la prit par le bras et, fendant la foule, l’entraîna dans la ruelle sombre qui s’enfonçait entre les bâtiments du cœur interdit de la Cité des Nues.
« Voulez-vous quoi ? » s’impatienta Ezabel.
Il s’arrêta et la fixa avec gravité, avec solennité même. Non loin d’eux filèrent des silhouettes bruissantes que l’obscurité transformait en spectres.
« Devenir mon épouse ? »
Elle se haussa sur la pointe des pieds, lui passa les bras autour du cou et l’embrassa avec une fougue telle qu’il en eut le souffle coupé.
«J’irai voir votre... ta mère dès que possible, haleta-t-il, frémissant de désir. Nous nous marierons dans la plus grande des katwas de Bel Troan, comme le veut la coutume des oasis. En attendant, si tu n’y vois pas d’inconvénient, essayons de trouver la maison de ma sœur Kaleh. »