CHAPITRE PREMIER

LA RÊVEUSE

Mes six ans venaient tout juste de sonner quand je fus admise dans le dôme céleste de la Cité des Nues. Bien que près d’un siècle se soit écoulé depuis ce jour, je m’en souviens comme si cette scène se jouait encore sous mes yeux, je me souviens des détails avec une précision effarante, des sons, des couleurs, des odeurs, je me souviens surtout du sourire et du regard merveilleux du griot céleste. Il me fixait avec une expression de bonté que je n’ai jamais observée chez quelqu’un d’autre. Il ne parlait pas et, pourtant, j’eus l’impression de l’entendre me raconter l’immensité de l’espace, les distances inconcevables qu’il avait parcourues pour nous rendre visite, pour nous rappeler que nous n’étions pas seuls dans l’univers, que notre planète, Jezomine, ou Jezseptime, septième fille de l’étoile Jez, n’était qu’un monde habité parmi tant d’autres, que nous appartenions à la grande famille humaine éparpillée dans la Galaxie. Je ne suis pas restée longtemps en sa compagnie, car une foule innombrable se pressait à la porte du dôme, mais le trop bref instant pendant lequel nous sommes restés face à face m’a marquée plus qu’aucun événement de ma modeste existence, j’inclus ici la cérémonie de mon mariage et la naissance de chacun de mes enfants. Je plains les générations qui, comme celle de mes arrière-grands-parents, n’ont jamais eu l’occasion de rencontrer un griot céleste. Je m’estime privilégiée et me sens tenue de partager cette bénédiction avec les malchanceux. C’est la raison pour laquelle j’ai entrepris de rédiger ces carnets, et aussi, sans doute, parce que l’écriture est la manière la plus efficace de ressusciter les rares moments de bonheur dans une existence frappée du sceau de la rudesse et de l’ingratitude.

Les carnets d’Astael,

 Jezomine.

Depuis maintenant plus de trois jours, les sphères d’harmonie jaillissaient des tours du palais et s’envolaient en grappes scintillantes au-dessus des toits pentus de la Cité des Nues. Bon nombre d’entre elles se désagrégeaient avant même d’avoir franchi les remparts et libéraient des notes prolongées, aiguës ou graves, qui retombaient en pluie sur les rues et les places ornées de rubans de tissu.

«Je ne me rappelle pas avoir entendu autant de sphères au-dessus de ma tête. Ni autant de rires devant ma maison. »

La main sur la poignée de la porte, Jozbeth leva les yeux sur la visiteuse et fronça le nez, un double mouvement qui creusa les rides sur son front et aux coins de ses yeux. Puis elle tira machinalement sur les manches de sa robe, l’un de ces vêtements traditionnels en laine d’anouelle, pratiques mais peu seyants, que les jeunes femmes répugnaient dorénavant à porter.

«Je ne pensais pas vivre assez longtemps pour assister à la venue des griots célestes, reprit la vieille femme. D’après les carnets de ma grand-mère, leur dernière visite remonte à plus de cent ans. Je commençais à croire qu’ils nous avaient oubliés. Que l’univers tout entier nous avait oubliés.

— Le ciel est si vaste », dit Kaleh.

Les yeux clairs de Jozbeth revinrent se poser sur son interlocutrice.

« Pourquoi viens-tu me voir au juste ? »

Incapable de soutenir le regard acéré de la vieille femme, Kaleh observa la ruelle où flottaient une multitude de rubans accrochés aux fenêtres et aux frontons. Des farandoles rieuses et braillardes battaient la terre sèche et soulevaient des nuages de poussière ocre qui s’écharpaient sur les arêtes et les angles des toits de tuiles plates. En contrebas, des barques glissaient paresseusement sur le fil lisse et encore sombre du fleuve Sherdi. Là-haut, dans le bleu foncé du ciel, les rayons naissants de Jez, l’étoile du système, enflammaient les sphères d’harmonie qu’un vent mollasson poussait en direction du massif des Mystères.

« T’interroger sur... quelqu’un.

— Qu’est-ce qui te fait penser que tu recevras une réponse ?

— N’es-tu pas la plus grande rêveuse de la Cité des Nues ? »

Jozbeth agrippa le col arrondi de la robe de soie de Kaleh, l‘abaissa d’un coup sec, examina pendant quelques instants la longue et fine cicatrice qui partait sous la clavicule de la jeune femme et mourait sur la courbe naissante de son sein gauche.

« Certains t’ont fait des confidences sur l’oreiller, on dirait... »

Kaleh ne répondit pas ni ne chercha à se soustraire à l’examen de la vieille femme. Pourtant, si un angailleur venait à la surprendre dans cette ruelle de la ville basse, elle subirait immédiatement le châtiment réservé aux soltanes qui sortaient des limites de leur quartier. Elle poussa un soupir de soulagement quand Jozbeth remonta le col de sa robe et recouvrit la cicatrice de l’insolte, le signe distinctif des courtisanes.

« Quelle est ta relation avec la personne que tu me demandes de retrouver ? reprit Jozbeth.

— C’est... mon fils. »

Le murmure de Kaleh se perdit dans la rumeur de la cité sous-tendue par les harmoniques des sphères. Elle baissa la tête afin de dissimuler la montée de ses larmes. Deux hommes qui passaient tout près lui jetèrent un regard à la fois admiratif et intimidé. Leurs faces burinées, leurs cheveux ras, leurs mains puissantes, leur allure gauche et leurs vêtements rustiques les désignaient comme des journaliers des oasis ou des guides qui conduisaient les caravanes de marchandises à travers les étendues désertiques du Mitwan.

« Tu l’as eu à quel âge ?

— Treize ans.

— Il a quel âge maintenant ?

— Onze. »

Jozbeth hocha la tête, puis s’effaça pour inviter Kaleh à entrer. La jeune femme eut un frémissement de joie en franchissant le seuil. Elle avait entendu dire que Jozbeth, la rêveuse la plus renommée de la Cité et de tout le royaume des Nues, ne distillait ses consultations qu’au compte-gouttes. La plupart de ceux qui la sollicitaient se voyaient opposer une fin de non-rece-voir dont la sécheresse, voire la méchanceté, ne les empêchait pas de revenir frapper à sa porte les semaines, les mois ou les années suivants. C’était donc un privilège que d’être admise dans sa maison – un privilège qui avait probablement un coût. Kaleh se demanda si elle avait prévu assez de saquins. La porte se referma sur elle. Le contraste entre la rumeur de la Cité et le silence de la maison, entre la lumière du jour et la pénombre de l’entrée, lui donna l’impression d’être passée dans un autre monde.

Elle frissonna. Comme à chaque fois qu’une excitation montait en elle, une série d’ondulations parcoururent l’intérieur de son sein gauche. Elle avait mis trois ans à s’habituer à la présence de son soltan, le délai moyen qu’il fallait au parasite pour modifier le métabolisme de son organisme d’accueil. La douleur, parfois insoutenable, l’avait tenue éveillée des nuits entières, mais, même s’il continuait de s’agiter avec frénésie lors des grosses chaleurs ou des grands froids, le soltan ne la faisait plus souffrir désormais.

Jozbeth précéda la visiteuse dans un couloir, puis l’introduisit dans une petite pièce où régnait une odeur capiteuse. Après que ses yeux se furent accoutumés à l’obscurité, Kaleh discerna deux fauteuils habillés de tissus clairs, une table basse et un tapis de laine qui recouvrait en partie les dalles rugueuses et marbrées. Des istys blanches jaillissaient d’un grand vase comme l’un de ces geysers bouillants et laiteux qui se dormaient régulièrement en spectacle dans les cours intérieures de la ville haute.

Kaleh éprouva le besoin de parler, de soulager la tension qui aiguillonnait son soltan.

« Comment avez-vous deviné que j’étais...

— Soltane ? J’ai vu deux vies en toi, la tienne et celle de ton parasite.

— Vous savez ce que les angailleurs nous feraient à toutes les deux s’ils me découvraient dans votre maison ? »

Jozbeth acquiesça d’un mouvement de tête qui ramena deux mèches grises sur son front.

«Je suppose que... euh... le moment est venu de parler argent. Combien...

— Je ne suis pas une putain de la ville haute, coupa la vieille femme d’une voix dure. Chez moi, on paie après la consultation. Assieds-toi. »

Kaleh se laissa choir sur le fauteuil que lui désignait Jozbeth. Elle s’appliqua à respirer profondément afin de ralentir son rythme cardiaque. Elle regrettait maintenant la décision qui l’avait entraînée dans l’antre de la rêveuse : elle avait peur de ce qu’elle allait entendre, de ce qu’elle allait découvrir.

Le soltan interprétait son trouble physiologique comme les prémices d’une joute amoureuse et la préparait en conséquence. De son sein gauche partaient des pincements ineffables qui vibraient et s’amplifiaient dans son corps comme dans la caisse de résonance d’un instrument de musique. Si elle n’enrayait pas le processus maintenant, les effleurements de l’air et de la soie sur sa peau se transformeraient en caresses irrésistibles, un croisement de jambes un peu appuyé ou un contact involontaire suffiraient à la précipiter dans un abîme de plaisir. Entre elles, les courtisanes appelaient ces orgasmes incontrôlés les « tenta-tueurs », un surnom qui désignait également les soltans eux-mêmes : les parasites aiguisaient la réceptivité sensorielle de leurs hôtesses afin de provoquer des désordres organiques, saper les défenses immunitaires et renforcer leur propre emprise. Ils bloquaient puis annihilaient le mécanisme de l’ovulation, un système de contraception radical pour les courtisanes dont l’activité, de surcroît, s’accommodait mal des saignements menstruels. En contrepartie de ses bons offices, le parasite volait de nombreuses années d’existence à son organisme d’accueil. Il continuait de se développer, finissait par atteindre le cœur et étouffer les diastoles. Les soltanes dépassaient rarement les quarante ans et évitaient de gaspiller leur courte existence en plaisirs qui ne leur rapportaient pas un saquin.

Kaleh s’astreignit à rester immobile et à suspendre son souffle, la technique rudimentaire mais efficace que les matrones lui avaient enseignée juste après la greffe. Le tenta-tueur s’éloigna, la laissant dans une frustration latente qui se consumerait dans le prochain embrasement de ses sens.

« Qui est le père de l’enfant ? »

La voix éraillée de Jozbeth horripila la soltane. Assise dans le fauteuil d’en face, la robe remontée sur les genoux, la vieille femme l’examinait d’un regard à la fois inquisiteur et lointain. Les souvenirs affluèrent en force dans l’esprit de Kaleh, les parfums violents et sucrés de l’oasis, le murmure de l’eau, la brûlure de l’air, la douceur de l’herbe, le sourire lumineux de Raj, les caresses ensorcelantes de Raj, le corps nu et sombre de Raj, le sexe dressé et intimidant de Raj, le poids, la sueur, l’odeur, la semence de Raj...

« Un garçon de la même oasis que moi. Il avait quinze ans. Je ne sais pas ce qu’il est devenu. »

Jozbeth se pencha, lui prit les mains et plissa les yeux. Surprise par la chaleur de ses paumes, Kaleh eut un mouvement de recul, mais ne put échapper à la poigne de fer de la rêveuse.

« Il est mort. Quelques jours après la naissance de ton fils. Juste après que tes parents t’ont vendue aux matrones de la ville haute.

— Mort ? Comment... comment pouvez-vous en être aussi...

— Sûre ? Tu ne serais pas venue me consulter si tu ne croyais pas au pouvoir des rêveuses. Je me sers de tes songes comme d’une clef qui ouvre de multiples portes. Ou d’un fil qui me guide dans les multiples trames. C’est ton père qui s’est chargé de le tuer, ainsi que l’exige la coutume dans les oasis. D’un coup de poignard en plein cœur. Puis il a ramené l’objet du délit, son pénis et ses testicules, à ta mère pour lui montrer qu’il avait accompli son devoir de chef de famille. »

Kaleh étouffa un gémissement. Elle gardait de Raj l’image d’un garçon vigoureux, joyeux, dont la témérité le poussait sans cesse à défier les pièges et les mirages du Mitwan. Aussi loin qu’elle s’en souvînt, ils s’étaient toujours aimés, et ils n’avaient pas eu l’impression de commettre une faute lorsque leurs corps s’étaient unis. Mais on ne transigeait pas avec l’honneur des filles dans les oasis : son père avait séquestré Kaleh les sept derniers mois de sa grossesse, puis il l’avait vendue aux émissaires des matrones quelques heures à peine après son accouchement. Jusqu’à la fin de l’année dernière, elle avait vécu avec la certitude qu’il avait tué son fils et épargné la vie de Raj. Puis, six mois plus tôt, une inquiétude avait grandi en elle, un manque inexplicable, suffocant, l’avait rongée de l’intérieur comme un deuxième parasite. Plusieurs de ses clients lui ayant parlé des pouvoirs extraordinaires de Jozbeth la rêveuse, elle avait pris la décision de sortir de ses quartiers pour se rendre dans la ville basse. Le désordre joyeux régnant depuis trois jours sur la Cité des Nues lui avait facilité les choses : elle n’avait pas entrevu l’ombre d’un angailleur dans les ruelles sinueuses qui descendaient, parfois à pic, vers les quartiers populeux de la rive droite du Sherdi.

« Ton fils, lui, est vivant », reprit Jozbeth.

La respiration et le rythme cardiaque de Kaleh s’accélérèrent, et, à nouveau, elle s’offrit aux stimulations sensorielles du soltan. Les mains de Jozbeth lui broyaient les siennes comme des pinces chauffées à blanc. De temps à autre, l’éclat d’un rire transperçait les murs et s’échouait dans la pénombre de la petite pièce où brillaient les yeux exorbités de la rêveuse.

« Vivant ?

— Ton père, son grand-père, n’a pas eu le courage de l’égorger. Il l’a abandonné dans le désert, puis il est revenu à l’oasis en pleurant. Ton père... »

La vieille femme partit en arrière comme si elle avait reçu un choc. De sa robe s’exhalait maintenant une odeur aigre qui masquait le parfum des istys. La sueur collait ses cheveux à ses joues et à ses tempes.

« Un coup de couteau dans le bas-ventre, un autre dans le fondement. Avant de prélever le cœur de ton père, le frère aîné de ton amant l’a entièrement dévêtu, puis il l’a regardé agoniser pendant des heures sous les rayons brûlants de Jez. La loi des oasis, vie pour vie, sang pour sang, organe pour organe. »

La révélation de la mort de son père ne suscita en Kaleh qu’une indifférence teintée de nostalgie. Elle ne s’était jamais sentie proche de cet homme, un monstre d’orgueil emmuré vivant dans ses certitudes. Elle l’avait toujours associé à la sécheresse, tronc noueux, fruit ratatiné, terre craquelée... Pourtant, la rêveuse venait d’affirmer qu’il avait versé des larmes après avoir abandonné l’enfant dans le désert. Son père, pleurer ? Se pouvait-il vraiment que quelques gouttes d’eau se fussent écoulées d’un corps aussi aride ?

« Et ma mère ?

— Aucune de tes portes n’ouvre sur elle. Ça ne veut pas dire qu’elle est morte, seulement que vos trames ne sont plus reliées.

— J’étais proche d’elle pourtant.

— Alors c’est que tu as soldé les comptes avec elle. Elle t’a donné tout ce qu’elle pouvait te donner, tu as pris tout ce que tu pouvais prendre. Tu es sortie de son attraction. »

Pour Kaleh, qui rencontrait des difficultés grandissantes à se remémorer son visage, sa mère incarnait la femme des oasis, anonyme, silencieuse, apaisante, comme l’ombre d’un grand rocher dans la fournaise du Mitwan. Elle s’était donnée sans compter à ses cinq enfants, trouvant toujours temps et énergie pour nourrir, bercer, cajoler, laver, rassurer, soigner. Elle n’avait pas prononcé un mot quand elle avait découvert la grossesse de Kaleh, sa fille la plus jeune, elle était sortie dans le crépuscule et n’était rentrée que le lendemain à l’aube, les yeux rouges, les joues creusées, les cheveux en bataille, les vêtements déchirés et maculés de terre.

« Tu veux vraiment savoir ce qu’il est advenu de ton fils ? »

Tirée brutalement de sa rêverie, Kaleh établit soudain la relation entre les paroles de Jozbeth et l’angoisse indéchiffrable qui l’avait attirée dans l’antre de la rêveuse : un réveil brutal de sa fibre maternelle, un besoin urgent de savoir ce qu’était devenu le petit être luisant et chiffonné sorti de son ventre. Un feu dévorant se déversait des paumes de la vieille femme et répandait dans son corps une chaleur intense, à la limite du supportable. Elle macérait dans un bain de sueur, une sensation qui lui rappelait les cérémonies de purification dans les katwas, les salles souterraines noyées de vapeur brûlante. Son hochement de tête décrocha quelques gouttes de son front et de ses joues.

« Une femelle skadje l’a recueilli juste avant qu’il se soit entièrement vidé de son eau.

— Quoi ? »

Jozbeth confirma ses dires d’un clignement de paupières. Toutes les terreurs d’enfant de Kaleh étaient remontées à la surface de son esprit lorsque la vieille femme avait prononcé le mot « skadje ». Les populations des oasis vivaient dans la peur perpétuelle des créatures qui peuplaient le désert profond, tellement mystérieuses que leur description variait d’un puits à l’autre, parfois même d’un membre à l’autre d’une même famille. Fanfaron à ses heures, Raj affirmait qu’un jour il partirait dans le désert profond et ramènerait une de leurs dépouilles, « comme ça, tout le monde pourra enfin se mettre d’accord sur leur apparence ». Leurs écailles de couleur ocre, leur aspect horrible et leur férocité sans borne étaient pour l’instant les seules caractéristiques qui faisaient l’unanimité. Les explorateurs officiels du palais, escortés par des détachements de la garde d’élite, n’avaient jamais réussi à rapporter un spécimen vivant ou mort de leurs expéditions, pas même un squelette. Les seules traces que les skadjes laissaient de leur passage étaient les restes des cadavres qu’ils n’avaient pas dévorés entièrement. Il n’y avait rien de plus angoissant, pour les enfants mais aussi pour les adultes, que de vivre sous la menace constante d’un prédateur tellement secret qu’il en était devenu légendaire.

« Impossible, murmura Kaleh.

— C’est la deuxième fois que tu émets des doutes sur mes paroles, soltane ! gronda Jozbeth. Fais attention : les portes de tes rêves risquent de se refermer. A jamais. »

Mal à l’aise, Kaleh essaya de se détendre, mais, entravée par sa robe imbibée de sueur et les serres de la vieille femme, elle ne réussit qu’à accentuer l’inconfort de sa position. Le soltan lui donnait des coups répétés dans le sein gauche, comme autrefois son fils avait labouré son ventre à coups de poing et de pied.

« Comment... comment savez-vous que c’est une femelle skadje ? Personne n’en a jamais vu.

— Les rêves donnent instantanément les réponses. Je parle des rêves de vision, des rêves qui relient toutes les trames, le passé, le présent et l’avenir.

— Vous la... voyez ?

— Pas comme je te vois. Le rêve me transporte en elle. Les cris de l’enfant l’ont alertée et elle s’en est approchée avec l’extrême prudence qui caractérise les siens. Elle a d’abord envisagé de le déchiqueter, parce qu’il est un petit d’être humain et que le bruit des humains blesse sa paix intérieure, puis, sans trop savoir pourquoi, elle a choisi de l’épargner, de le soustraire à la chaleur de la Source de vie d’en haut qui brûle sa peau tendre et fragile. Elle s’est penchée sur lui, elle l’a ramassé, elle a failli le relâcher quand il s’est mis à hurler, elle a de nouveau écouté le chant de sa forme et, en dépit de ses horribles cris, elle a discerné en lui une forme de beauté qu’elle n’aurait pas crue possible chez les êtres humains. Qu’est-ce qu’elle connaît des hommes, à part cette tendance au vacarme qui en fait d’insupportables profanateurs ? Elle l’a emmené dans le nid qu’elle partage avec une dizaine des siens. »

Kaleh crut discerner de la souffrance dans le visage grimaçant et la respiration saccadée de la vieille femme. Elle devina alors que, comme les plaisirs extrêmes des courtisanes se payaient en années de vie, les rêves de Jozbeth lui volaient son énergie et accéléraient son vieillissement. C’était la raison pour laquelle, sans doute, elle donnait si peu de consultations.

« Les cris et la respiration du petit d’homme ont offensé le silence du nid, mais les autres n’ont pas cherché à le couper de son air de vie, ils ont respecté la décision de la femelle. Quand je dis « femelle », je parle d’un état provisoire. Elle peut être mâle ou femelle, ou mâle et femelle en même temps, selon les exigences du Tout-qui-est-dans-rien. »

Jozbeth se mit à trembler. Serrant toujours aussi fermement les mains de Kaleh, elle entraîna la jeune femme dans une série de mouvements convulsifs qui lui secouèrent durement les bras, les épaules et la poitrine. Le soltan cessa de s’agiter et entra dans une phase d’inertie, sa manière à lui d’exprimer désarroi et inquiétude. Si elle se prolongeait pendant plus d’une semaine, la torpeur du parasite entraînait son organisme d’accueil dans une forme de langueur qui pouvait dégénérer en anémie pernicieuse. Kaleh avait assisté à l’agonie de plusieurs de ses consœurs touchées par « l’abdication du soltan » : ces femmes, symboles de l’amour, de la beauté, de la fête des sens, n’étaient plus que des squelettes habillés d’une peau flétrie, verdâtre, dont la vie s’était réfugiée tout entière dans les yeux.

« Ton fils a grandi parmi les skadjes. Il a appris leur langage. Ou, plus exactement, il a appris à communiquer à leur manière. Ils ne parlent pas, ils interprètent la qualité du silence et de ses nuances. C’est la raison pour laquelle ils vivent dans le désert profond, le plus loin possible des hommes et de leur bruit. Et nos sphères musiciennes, que nous jugeons si harmonieuses... O dieux... »

Des spasmes ébranlèrent Jozbeth et ballottèrent les deux femmes d’un accoudoir à l’autre de leurs fauteuils.

« Les sons, ils vont les tuer... les tuer... O dieux... »

Le visage de Jozbeth s’était transformé en un masque effrayant, sculpté dans un bloc de terreur et de souffrance. Kaleh se débattit, mais la pression des doigts de la vieille femme, aussi puissants et coupants que des serres, ne se relâcha pas.

« Les vents poussent les sphères d’harmonie dans le désert profond... Ton fils fuit avec les skadjes... Les sons les tuent... me tuent... Je dois... je dois... sortir du rêve... »

Jozbeth bascula en arrière avec une telle soudaineté que Kaleh, éjectée de son fauteuil, heurta de plein fouet les genoux de la rêveuse avant de perdre l’équilibre et de tomber lourdement. Bien qu’amortie par le tapis, sa chute lui coupa la respiration et l’abandonna un long moment aux prises avec une douleur aiguë à la hanche et au sternum.

Le sang circulait à nouveau dans ses mains engourdies. Elle perçut les mouvements sinueux du soltan dans son sein gauche. Elle en fut soulagée : son parasite et elle revenaient dans le monde des sens, dans cette réalité un moment estompée par les divagations de la rêveuse. Car, elle en était convaincue désormais, les révélations de Jozbeth n’étaient qu’un tissu de mensonges, des fariboles de bonne femme pourvue d’une imagination délirante et guettée par la folie ! Elle se traita d’idiote et se jura de ne plus jamais consulter une de ces marchandes de fausses vérités.

Raj, assassiné, émasculé par son père ? Son père, poignardé par le frère de Raj ? Elle n’y croyait pas, même si les vengeances de ce genre étaient fréquentes dans les oasis. Son fils, élevé par des skadjes ? Invraisemblable ! Réputées pour leur férocité, les créatures du désert profond n’auraient jamais épargné un petit d’homme abandonné sur leur territoire. Aussi ridicule que cette histoire de femelle qui devenait mâle selon les exigences du tout qui est dans le rien, ou encore que cette histoire de sons meurtriers !

Kaleh se releva, rajusta sa robe détrempée, disciplina ses cheveux de ses doigts écartés. En colère contre la rêveuse et surtout contre elle-même, elle plongea la main dans sa large ceinture de soie et en extirpa sa bourse, résolue à payer son dû et à filer sans demander son reste. Elle espéra qu’elle ne croiserait pas le chemin d’un angailleur soupçonneux entre la ville basse et le quartier des soltanes.

« Je vous dois combien ? » demanda-t-elle d’une voix sèche.

Elle garda les yeux baissés. Forte de sa nouvelle détermination, elle ne voulait même plus croiser le regard halluciné de la vieille femme. Elle mourait d’envie d’être réchauffée par les rayons ardents de Jez.

« Je vous dois combien ? »

En l’absence de réponse, elle finit par lever les yeux sur le fauteuil de la rêveuse. La position de Jozbeth, robe remontée sur les cuisses, tête renversée contre le dossier, mèches en travers du visage, bouche entrouverte, bras écartés, l’intrigua puis l’alarma. Elle attendit encore quelques instants avant de se rapprocher de la vieille femme et de lui poser le pouce et le majeur sur les jugulaires. Le pouls de la rêveuse ne battait plus.

Kaleh vérifia encore à trois reprises, admit enfin que Jozbeth était morte. Elle se mordit les lèvres, suffoquée par un début de panique. Si elle ne voulait pas attirer l’attention sur elle, elle n’avait pas d’autre choix que de filer et de regagner aussi vite que possible sa maison du quartier des soltanes. Le parasite aiguisait à nouveau ses récepteurs sensoriels, exacerbait chacune de ses perceptions, les caresses de l’air, les frottements de la soie, l’entrelacs des odeurs, les arabesques tracées par les gouttes de sueur, le fourmillement de ses mains, la douleur sourde à sa hanche et sa cage thoracique.

Par chance, la ruelle était déserte lorsqu’elle entrouvrit la porte. Les notes des sphères scintillantes qui se désagrégeaient au-dessus des toits dominaient à présent la rumeur assourdie de la ville. Jez, déjà haut dans le ciel, brillait de tous ses feux et déposait sur les façades cette lumière rougeâtre qui recouvrait d’un perpétuel voile sanguin la Cité et le royaume des Nues.

Kaleh parcourut une succession de ruelles sans croiser âme qui vive. Elle marchait d’un pas soutenu en s’efforçant de maîtriser sa respiration et sa peur. Elle s’engagea dans un raidillon vers les quartiers des tisserands, des drapiers, des tailleurs et des teinturiers. Au labyrinthe tortueux, sale et sombre de la ville basse succédaient des rues larges, gorgées de lumière, pavées de dalles lisses, bordées de boutiques, ornées parfois de buissons fleuris ou de fumerolles de sources chaudes. Ici également, des rubans colorés dansaient le long des fenêtres, des volets, dans les arbustes, au-dessus des toits. Depuis que les gardiens du dôme avaient annoncé le passage imminent des griots célestes, la cité tout entière s’était parée de ces fines et légères bandes de tissu qui faseyaient et fredonnaient à la moindre brise.

Elle traversa la place du Mendhuri où les marchands d’épices venus des oasis du bord du Mitwan installaient leurs étals dans un foisonnement de teintes vives. Des bouches circulaires découpées à même le sol vomissaient à intervalles réguliers des hommes coiffés de turbans qui portaient de gros sacs de jouale, une fibre textile sauvage noire et très résistante qu’on cultivait sur les pentes du massif des Mystères. Les marchandises, pratiquement toutes acheminées par les barges fluviales, étaient réparties dans les différents quartiers de la Cité des Nues par un système de tubes, de nacelles et de poulies installé à l’intérieur des collines. Kaleh n’avait jamais exploré les « intestins de la ville » – ainsi surnommés car le système servait également à recueillir et évacuer les déchets que transportaient d’autres barges jusqu’aux immenses fosses peuplées de grandes gravelles nettoyeuses –, mais quelques-uns de ses clients lui en avaient parlé comme d’une merveille technologique que les actuels techniciens du palais seraient probablement incapables de concevoir et même de copier.

Elle ne perdit pas de temps à contempler le spectacle fascinant de ces porteurs aux torses musclés et luisants de sueur qui jaillissaient des entrailles du sol comme des tritrilles de leurs terriers. Pourtant, leur peau brune et ferme devait changer agréablement de celle, molle et parfumée, des habitués du quartier des plaisirs. Les habitants des oasis ou des agglomérations mineures du royaume fréquentaient rarement les maisons des soltanes de la Cité des Nues. Le coût prohibitif des nuits d’amour n’était pas la seule raison de leur timidité : les courtisanes passaient pour des créatures diaboliques, expertes en drogues et en poisons, des succubes qui profitaient du sommeil de leurs clients pour aspirer leur virilité.

« Arrêtez-vous. Contrôle. »

Kaleh tressaillit. Elle venait tout juste de s’engager dans l’artère droite qui montait en pente douce vers le quartier des plaisirs. L’épouvante lui scia les jambes. Elle savait que l’ordre lui était adressé, mais elle évita de se retourner et continua de marcher tout en jetant des coups d’œil affolés à droite et à gauche. Les rubans formaient au-dessus de sa tête une voûte instable et bruissante.

Ton fils est vivant, une femelle skadje l’a recueilli, il fuit dans le désert...

« Eh, toi, la brune, arrête-toi ! Contrôle ! »

Elle accéléra le pas. Elle était sortie de ses quartiers pour apaiser son inquiétude de mère, pas pour transgresser les édits royaux ni semer le trouble dans les familles. Le mensonge n’avait pas tué la rêveuse, seule la vérité avait ce pouvoir. Le fils que Raj lui avait donné était vivant. Elle devait à tout prix le retrouver, le baigner de tendresse. L’amour qu’elle avait connu avec ses clients n’était qu’une grossière caricature de celui qu’elle aurait éprouvé pour son enfant si la loi des oasis ne les avait pas séparés. En larmes, affolée par des claquements précipités de pas derrière elle, elle remonta sa robe et se mit à courir, consciente que sa réaction signait son aveu de culpabilité. Elle se jeta dans une venelle qui s’ouvrait entre deux façades inclinées et se perdait un peu plus loin dans la pénombre. Ses bottines au cuir encore rigide lui blessaient les orteils et le haut des chevilles. Des ondulations frénétiques chevauchaient les battements de son cœur à l’intérieur de son sein gauche ; elles traduisaient l’indécision de son soltan alarmé par ce brusque remue-ménage.

Croyant qu’elle avait semé son poursuivant, Kaleh lança un coup d’œil par-dessus son épaule. Un gémissement s’échappa de ses lèvres : l’angailleur vêtu de noir avait fondu sur elle à la vitesse d’un oiseau de proie. Sa face, aussi blême et rigide qu’un masque mortuaire, crevait la semi-pénombre à moins de cinq pas. Le symbole de son autorité apparaissait entre les pans flottants de sa cape : l’angaille, le petit dragon rouge et brillant habillé de plumes. À bout de souffle, la gorge et les poumons en feu, les jambes flageolantes, Kaleh tomba à genoux sur la terre battue de la venelle.