PREAMBULE

L’homme qui pense comme son temps disparaît avec son temps, dit le vieil adage.

Que savons-nous des Grandes Guerres de la Dispersion ? Que savons-nous du système premier d’où, selon la légende, sont originaires l’ensemble des peuples humains disséminés dans la Galaxie ?

Des abîmes nous séparent des autres rameaux humains. Les rares nouvelles que nous recevons d’eux sont comme des gouttes infimes humectant les lèvres d’un naufragé du Mitwan. Les griots célestes sont plutôt avares de détails. On devine que les autres peuples continuent de parler la même langue que la nôtre, un terranz déformé et/ou truffé d’idiotismes. Nous pourrions donc comprendre nos frères si, par la magie d’une technologie inspirée, ou redécouverte, nous avions la possibilité de rompre ces distances inconcevables qui nous maintiennent dans l’isolement. J’ai consacré toute mon existence à l’étude des connaissances du passé, mais je ne vivrai pas assez longtemps, hélas ! pour exaucer mon vœu le plus cher : partir vers la plus proche des planètes conquises, rencontrer les hommes qui l’habitent, évoquer avec eux les méandres de nos évolutions respectives.

 

À l’évidence, nous sommes à jamais enfermés dans ces prisons de l’espace-temps auxquelles nous ont condamnés les Grandes Guerres de la Dispersion. Nous avons perdu le tout, nous sommes redevenus des parties, des fragments, nos connaissances se sont volatilisées dans ces gouffres qui se tendent entre nous. Et, bien que l’aveu m’en coûte, je reconnais aujourd’hui que le Cercle des griots célestes, cette confrérie que j’ai méprisée, abhorrée, combattue – par jalousie, sans aucun doute –, est le seul lien fiable entre les communautés humaines, la navette ultime et fragile qui, inlassablement, s’obstine à tisser la tapisserie humaine à travers les immensités cosmiques.

Je vous enjoins par cette note de faire tout ce qui est en votre pouvoir pour accueillir et entendre les visiteurs du ciel. Pour les protéger des forces obscures dont le projet est de trancher ce dernier lien afin de plonger les mondes humains dans une nuit tragique et définitive. Je vous le demande avec d’autant de force que j’ai moi-même été un soldat de ces légions obscures. D’elles je ne sais pas grand-chose, sinon qu’elles surgissent d’un lointain passé, qu’elles se reconnaissent entre elles par le symbole de l’« anguiz », ou « enguise », un animal que je n’ai jamais réussi à identifier-il me suffira de préciser ici qu’il s’agit d’un hybride chimérique, probablement symbolique, de rampant, d’oiseau et d’insecte.

Je devins donc, pendant quelques années, l’un de ces monstres au regard froid chargés de préparer l’avènement des ténèbres. Si ancienne et mystérieuse est l’organisation des anguizeurs – ou enguiseurs – que je croyais, en m’engageant dans ses rangs, exhumer quelque secret qui m’aurait permis de m’évader de ma prison spatiotemporelle, chevaucher ces dragons éblouissants qui volent sur les flots cosmiques. Je ne tardai pas à déchanter, découvrant assez vite de quel bois était fabriquée l’engeance des anguizeurs, celui dont on fait les assassins, les violeurs, les intrigants, les destructeurs, les exterminateurs.

Je n’ai pas le temps de vous raconter les épreuves que je subis pour me sortir de leurs griffes, les précautions extrêmes que je dus observer dans ma vie quotidienne, les multiples tentatives d’assassinat dirigées contre ma personne, sachez seulement que leur puissance est redoutable, qu’ils se dresseront un jour ou l’autre sur votre route si vous choisissez le parti de la liberté, de la connaissance, de la lumière, et prenez conscience qu’en protégeant les griots vous ne préserverez pas seulement l’existence des chanteurs de l’espace, vous vous érigerez en gardiens de la Création, en garants de la vie.

 

Gaïr Alphalis, dit le Reclus de Bel Flern,

 Galban la sèche, sixième planète du système de Scyrt.

Il se demanda ce qu’il fichait là, allongé sur cette terre blessante d’où montait une suffocante odeur de moisissure. Les souvenirs qui grouillaient à la surface de son esprit étaient insaisissables. Seules persistaient une impression de déplacement fulgurant et la douleur intense qui dissipait peu à peu l’ombre d’un vertige. Il se sentait écrasé, las, aussi faible qu’un nouveau-né. Ce retour à la conscience dans cette cave sombre avait tout d’une naissance.

D’une renaissance.

Le voile allait bientôt se déchirer, et sa mémoire lui serait restituée. Il devait seulement attendre la fin du processus, oublier la sensation de vulnérabilité que lui valait son immobilité forcée. Il tenta de lever un bras, mais ne parvint pas à le bouger d’un millimètre.

Ses yeux, s’accoutumant à l’obscurité, discernèrent les pierres d’une voûte. Il ne se trouvait donc pas à l’intérieur d’une grotte ou d’une cave naturelle. Les pierres, parfaitement taillées et emboîtées, le renvoyaient à d’autres réveils, à d’autres moments d’inertie et d’angoisse. Aucun bruit ne troublait le silence que sa propre respiration, malaisée, sifflante. Il réussit enfin à tourner légèrement la tête et à promener son regard sur les murs habillés d’une mousse brune, presque noire. Une envolée de marches dans un recoin de la salle, un escalier tournant, antique à en juger par l’usure des pierres et le délabrement de son noyau central.

Des fourmillements parcoururent ses doigts. Un bon signe : ils recouvraient leur sensibilité, leur souplesse. Sa main gauche éprouvait maintenant la consistance de la terre qui tapissait le sol de la pièce souterraine. Une surface plus dure se devinait sous la couche friable et superficielle, les plaques lisses d’un carrelage peut-être, ou d’une dalle de béton. Sa main droite, elle, maintenait un objet serré contre le haut de sa cuisse.

Son pouce effleura un fil tendu qui émit un son envoûtant.

Sa kharba, son heptacorde, sa lyre de griot...

Ce bout de fil suffit à dévider la pelote entière de ses souvenirs. Il sut alors qu’il gisait sur un chaldran, un nœud chaldrien, et que l’heure de la délivrance était proche.

« Chante, griot, chante ! »

Âgés d’une quinzaine d’années, les adolescents avaient surgi comme des ombres des ruines de l’immense cité dont l’opulence et la misère s’étalaient autrefois sur les deux rives du P-ril maintenant asséché. Les motifs écarlates brodés sur leurs longues chasubles noires représentaient de petits animaux qui tenaient de l’insecte, du reptile et de l’oiseau.

Joshya Kaarbi avait fini par dominer la souffrance de la renaissance, s’habituer à la pesanteur, desserrer les mâchoires de l’étau qui lui broyait la poitrine et la gorge. Il s’était ensuite relevé, avait gravi l’escalier à vis et parcouru un tunnel étroit qu’obstruaient par endroits des éboulis de terre et de pierre. Lorsqu’il avait enfin débouché à l’air libre, Shaïn, la géante bleue, se levait dans une floraison de corolles mauves et roses.

Joshya Kaarbi avait promené un regard incrédule sur les paysages de Zperanz, cinquième planète et la seule habitable du système de Shaïn. Il n’avait pas été surpris par la splendeur de l’aube de Zperanz, un spectacle auquel il avait assisté à plusieurs reprises, mais par le silence, un silence de cimetière, et l’aspect désertique du plateau qui s’étendait jusqu’aux contreforts de la chaîne montagneuse du P-tan. S’il n’avait pas reconnu la dentelle scintillante des sommets enneigés, il aurait pu croire que la Chaldria l’avait expédié par erreur sur un monde inconnu et stérile. La végétation luxuriante qui avait autrefois recouvert le plateau avait disparu et dévoilé une roche nue, grise, torturée, traversée de part en part par la blessure profonde du P-ril.

Il ne restait de Port-Songe, la capitale de Zperanz, que des monticules de terre et de pierre emprisonnés par une lèpre rampante, brunâtre, épineuse. Plus une trace des ponts aux arches majestueuses qui enjambaient le cours d’eau, des bâtiments sur pilotis, des maisons enfouies dans les arbres, des ruelles, des escaliers, des terrasses, des pontons...

« Chante, griot ! »

Perplexe, Joshya Kaarbi dégagea la kharba de sa ceinture de tissu, observa pendant quelques instants la conque lisse et brillante parsemée de taches phosphorescentes, les sept cordes tendues au-dessus de l’ouverture chantournée. L’instrument qui l’accompagnait depuis plus de cinquante ans de Log ne lui avait pas encore livré tous ses secrets. Il lui suffisait de gratter les cordes avec l’ongle du pouce pour en tirer des notes cristallines à la puissance étonnante, accordées à sa voix, à son harmonie intime. La kharba, que les non-initiés prenaient pour un simple coquillage musical, ne se contentait pas de soutenir le chant de son partenaire, elle le magnifiait, elle le glorifiait. Elle seule avait le pouvoir d’ouvrir la porte des archives humaines, elle l’aidait à se projeter et se maintenir dans la « transe griotte », elle lui soufflait les histoires et les mots justes, elle lui était aussi indispensable que son cœur, ses poumons ou son foie. Jamais un griot n’aurait songé à se produire sans son heptacorde.

Joshya chassa ses pensées mélancoliques et caressa du plat de la main la surface ronde et lisse de la kharba. Un vent léger jouait dans ses cheveux, dans les pans de sa toge et de sa tunique longue.

« Chante, griot ! »

Les adolescents le fixaient avec une expression indéfinissable, entre intérêt, férocité et mépris. Leurs cheveux sales, emmêlés, encadraient des visages émaciés où brillaient des yeux fiévreux. Ils n’avaient sur les os qu’une peau brune, desséchée, constellée de croûtes noires, de cicatrices, de tatouages plus ou moins estompés. Leurs cous puissants, leurs épaules larges et leurs mains aux doigts carrés étaient les derniers vestiges de leur patrimoine zperanzien. Joshya Kaarbi se souvint de la bienveillance joviale des hommes et des femmes aux corps massifs venus l’écouter lors de son dernier passage – même si, à la fin de son chant, quelques voix s’étaient élevées pour réclamer la dissolution du Cercle des griots.

« Chante, griot, chante, grigri ! »

Joshya faillit pivoter sur lui-même et prendre ses jambes à son cou. Il y renonça : sa fuite n’aurait pas seulement aiguillonné l’agressivité de ses vis-à-vis, elle se serait révélée inutile. Affaibli par la renaissance, il peinait toujours à se déplacer sur cette planète à la gravité légèrement plus forte que sur la plupart des autres mondes. Et puis l’occasion lui était offerte de porter le Verbe, de célébrer la grande famille humaine dispersée dans la Galaxie. Qu’il s’exprime devant une assemblée fervente ou un auditoire restreint et hostile n’avait aucune espèce d’importance ! La catastrophe qui s’était abattue sur Zperanz, qui avait transformé les vallées en déserts, détruit l’orgueilleuse Port

— Songe et sans doute les cités mineures des bords du P-ril, avait laissé une poignée de survivants, et ceux-là, les rescapés, avaient plus que d’autres besoin d’entendre son chant. Quand il leur aurait fait le don du Verbe, il pourrait s’entretenir avec eux, essayer de comprendre les raisons de la déchéance de Zperanz. Un siècle et demi, un souffle à son échelle de temps, suffisait largement à conduire une civilisation à sa perte. Il avait constaté des effondrements plus rapides, provoqués par des cataclysmes naturels, des guerres ou l’effritement brutal des structures sociales rongées par les antagonismes.

Joshya cala la kharba contre son ventre et posa les extrémités de ses pouces sur les deux cordes opposées : la bourdonne, la plus longue, la plus grave, et la chanterelle, la plus courte, la plus claire. Les premières notes s’envolèrent, imprégnées de tristesse. Il ne lui fallut pas longtemps pour atteindre la transe, cet état second où les pensées s’estompaient, où son corps et sa gorge devenaient les caisses de résonance du Verbe.

« Moi, Joshya Kaarbi, du Cercle des griots, j’ai traversé les immensités de l’espace pour vous porter le Verbe, frères de Zperanz. Je viens vous raconter l’histoire fabuleuse de ces hommes qui sortirent du ventre originel et se lancèrent à la conquête de la Galaxie, je viens vous dire l’histoire extraordinaire des Shaïns, ces terribles guerriers qui affrontèrent les mille dangers de l’espace, qui défièrent la mort elle-même pour atteindre un monde qu’ils appelèrent Espérance, oh, le beau nom d’Espérance, je viens vous rapporter l’histoire merveilleuse d’Okta, cette fillette qui vainquit les légions du Vide. »

Il n’avait aucun effort à fournir pour se remémorer les noms et les aventures des héros de la Dispersion humaine – bien qu’elle s’étendît sur une période de plusieurs siècles et regroupât des milliers de personnages. Il n’avait même pas besoin de réfléchir, porté par les notes de l’heptacorde et le son de sa voix. Le chant chassait sa souffrance, le rendait joyeux, presque euphorique.

« Okta, Okta ! » hurla un garçon.

Ce n’était pas l’habitude des spectateurs que de manifester pendant le chant d’un griot (un comportement sacrilège et puni de mort sur bon nombre de mondes), mais Joshya Kaarbi n’en tint pas rigueur au perturbateur. Mieux, il éprouva un regain d’intérêt pour son auditoire : l’apprenti qu’il avait cherché en vain durant toutes ces années se trouvait peut-être parmi ces adolescents. Mourir sans laisser de successeur était une malédiction chez les griots de la fraternité de Cerculum et, même si aucune loi ne l’y contraignait, Joshya ressentait la nécessité urgente de transmettre son héritage.

« Oui, je chanterai les exploits d’Okta, la fillette qui empêcha les légions du Vide de s’emparer d’Espérance et d’y massacrer la communauté des hommes. Oh, qui pourra un jour rendre hommage au courage et à l’intelligence d’Okta ? Son père était l’un de ces grands guerriers shaïns qui franchirent le pays de la mort ; sa mère, une de ces femmes admirables qui, après les avoir séduits et enivrés, égorgèrent les soldats du néant, les terribles anguiz...

— Anguiz ! » hurlèrent les adolescents.

Plusieurs d’entre eux se levèrent et effectuèrent une série de cabrioles en gesticulant et poussant des hurlements. Leurs chasubles noires se retroussaient sur leurs jambes, leurs bassins et leurs poitrines.

Le griot vit qu’ils étaient dépourvus d’organes sexuels. Il ne s’agissait pas d’une mutation, mais d’une mutilation : les plaies s’étaient infectées et avaient abandonné d’horribles cicatrices sur leurs bas-ventres. Ils s’étaient interdit toute possibilité de se reproduire – une précaution inutile, il n’y avait pas une seule femme parmi eux.

Joshya poursuivit son chant, la meilleure façon de ramener le calme dans son auditoire.

« Entendez comment la mère d’Okta, Albane la dragelle, séduisit son père, Pfinn le géant, entendez comment elle l’amena à rompre ses vœux de chasteté, oh, quel homme aurait la folie ou la sagesse de résister à une femme amoureuse ! En ce temps-là, les shaïns avaient choisi de consacrer leurs forces à la guerre, ils avaient juré de ne pas toucher une femme, ni amie ni ennemie. Éclairés par leur guide, Ezam Shaïn, ils...

— Ezam Shaïn ! cracha un garçon.

— À bas Ezam Shaïn !gronda un second.

— À mort Shaïn ! » glapirent les autres.

Les vitupérations des adolescents sortirent définitivement Joshya Kaarbi de sa transe. Ses pouces cessèrent de gratter les cordes de la kharba. Il redevint un simple voyageur aux prises avec la solitude et la peur. Il ne s’était pas écoulé une demi-journée depuis sa renaissance et, comme son organisme ne supporterait pas un deuxième transfert rapproché, il ne fallait pas compter sur la Chaldria pour le sortir de cette situation.

Il ne lui restait plus qu’à engager la conversation. Il remisa son heptacorde dans sa large ceinture de tissu avant de demander d’une voix forte :

« Qu’est-il arrivé à votre monde ? »

Les garçons se resserrèrent autour de lui. Il lut de la folie dans leurs yeux exorbités. Ils ne portaient pas d’arme, et pourtant ils ressemblaient à des soldats implacables, à des anges exterminateurs. Son regard fut attiré par l’animal rouge brodé sur le tissu rêche de leur vêtement : tête ronde, bec pointu, pattes puissantes, griffés en éventail, corps allongé et recouvert de deux rangées de plumes, queue recourbée qui s’achevait par un dard en forme de crochet. Il avait déjà remarqué ce symbole au cours de ses autres voyages, mais il ne parvint pas à se rappeler dans quel lieu ni en quelles circonstances. Les rayons de Shaïn, maintenant haut dans le ciel, lui frappaient avec dureté les épaules, la nuque et le crâne. Il transpirait à grosses gouttes sous ses vêtements traditionnels de griot, la toge et la tunique longue resserrée à la taille par une cordelette.

Un adolescent se détacha du groupe, approcha son visage à deux pouces du sien et le dévisagea avec une ardeur provocante. Fouetté par son odeur pestilentielle, Joshya se recula d’un pas. « Que... que s’est-il passé sur Zperanz ? » Un sourire sardonique étira les lèvres de l’adolescent. La pression de ses yeux immenses et clairs ne se relâcha pas. L’animal incrusté sur le devant de sa chasuble semblait saigner comme une blessure au cœur.

« Nous sommes les serviteurs du Vide, dit-il après un long moment de silence. Nous avons libéré nos frères et sœurs de Zperanz de leur misère physique, du mal de la Création. »

La douceur de sa voix enrobait le fil tranchant du fanatisme. Ses propos évoquaient les divagations d’une organisation plus ou moins clandestine dont les responsables de Port-Songe avaient entretenu Joshya cent cinquante ans plus tôt. Ses dévots prêchaient l’avènement du vide purificateur, le retour au silence glacial d’avant l’explosion originelle, la fin de l’illusion humaine. Le griot n’y avait prêté qu’une attention distraite sur le moment : les sectes apocalyptiques et autres groupuscules fanatiques proliféraient dans les marges des sociétés humaines, et les adorateurs du Vide, peu nombreux de surcroît, ne lui avaient pas semblé plus dangereux que d’autres.

Les rayons bleutés de Shaïn miroitaient sur les feuilles de la végétation rampante et entretenaient l’illusion qu’un incendie se propageait dans les ruines. 

« Vous avez quelque chose à voir avec tout ça ? » demanda Joshya.

Les garçons bruirent comme des roseaux couchés par le vent.

« L’homme est une erreur de la nature. Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour l’éliminer. »

L’interlocuteur de Joshya s’exprimait avec une emphase grotesque, typique des individus habités par les dogmes.

« Une... erreur de la nature ?

— Quand l’homme se sera effacé, alors la Création recouvrera sa pureté originelle.

— Le jardin terrestre, l’Éden du premier peuple ? »

L’adolescent secoua lentement la tête.

« Le Vide. Le Silence glorieux. La magnificence du Néant.

— Où sont vos prêtres ou vos chefs ?

— Ils ont accompli le sacrifice suprême, ils se sont effacés avec les autres. Ils nous ont donné l’ordre d’attendre le passage du griot avant de les rejoindre dans l’infini du Vide.

— Je ne pense pas que ce soit pour le simple plaisir d’entendre la voix de l’espace, n’est-ce pas ? »

La réponse se dessina dans l’esprit de Joshya Kaarbi en même temps qu’il posait la question, et son sang se gela dans ses veines.

Pas maintenant, pas si tôt, pas comme ça, il n’était pas allé au bout de sa route, il n’avait pas formé de successeur, il n’était pas prêt...

« Quand il n’y aura plus de griots, il n’y aura plus de Chaldria, dit l’adolescent. Quand il n’y aura plus de Chaldria, il n’y aura plus de Création.

— Absurde ! La Chaldria n’est qu’un élément de la Création. On ne fait pas disparaître une planète en pulvérisant un seul de ses cailloux, on ne tue pas un être en lui arrachant un cheveu ou un bout d’ongle.

— Détruisez l’esprit des hommes, et vous supprimerez son jardin, arrêtez le chant des hommes, et vous restaurerez le Silence. » 

La main de l’adolescent happa le poignet du griot avec une telle soudaineté qu’il n’eut pas le temps de se jeter en arrière. Il tenta de se dégager, mais chacun de ses mouvements ne fit qu’aviver la douleur qui montait de ses os.

« Le bruit des hommes est une offense, une abomination, psalmodia le garçon.

— Que cesse le chant des hommes ! hurlèrent les autres. Que s’efface la Création ! »

Les adorateurs du Vide glorieux avaient exterminé la population de Zperanz, transformé la planète en désert et chargé une petite troupe d’exécuter le visiteur céleste. Depuis combien de temps l’attendaient-ils dans les ruines de Port-Songe ?

Ébranlé par une formidable envie de vivre, Joshya se débattit encore, en pure perte. Aux effets de la gravité et de la renaissance s’associait une mutation physiologique engendrée par les voyages répétés sur les flots de la Chaldria, la « corchalde » – ou correction chaldrienne –, une sorte de déclin progressif de la densité physique, comme si, à chaque transfert, les voyageurs semaient quelques-unes de leurs particules sur les formidables courants cosmiques. Un souffle d’air ou un filet d’eau ne peut déplacer une montagne.

L’adolescent plongea sa main libre dans la ceinture de tissu du griot et se saisit de l’heptacorde, qu’il brandit comme un trophée.

« Rendez-la-moi ! » gémit Joshya, les larmes aux yeux.

Son interlocuteur l’enveloppa d’un regard indéchiffrable.

« Là où nous t’emmenons, tu n’en auras pas besoin ! »

Il lança la kharba par-dessus son épaule en direction des autres. Une douleur atroce laboura le ventre de Joshya, comme si on venait de lui arracher les tripes. L’instrument rebondit à plusieurs reprises avant de heurter violemment l’arête d’un rocher. Les cordes se brisèrent dans une succession de plaintes étouffées. Le griot baissa la tête pour ne pas voir les adolescents piétiner la conque en poussant des glapissements de bêtes sauvages. Des larmes brûlantes et amères lui roulèrent sur les joues.

Il allait mourir sur ce monde déjà mort. Il ne reverrait plus jamais Venter, la planète du Cercle, la seule terre dans cet univers où il se sentît chez lui. Les adolescents le harcelaient comme des martrillons, les petits charognards criards des mondes du Kôlk. Les rayons de Shaïn lui brûlaient la nuque et les épaules, un grand froid se diffusait en lui, qui étouffait ses velléités de révolte.

Recueilli par son maître à l’âge de neuf ans, il s’était dévoué tout entier au Verbe, sans jamais entrer dans sa vie d’homme, sans jamais connaître la chaleur d’une amitié ou d’un amour. Des regards s’étaient pourtant posés sur lui, qui exprimaient un intérêt sincère, un désir de partage. Mais il n’évoluait pas sur le même plan spatio-temporel que les autres êtres vivants, et il avait évité de nouer des liens affectifs qui n’auraient débouché que sur des regrets.

« Tu n’auras qu’une compagne, lui avait dit son maître. Tu voyageras et mangeras avec elle, tu dormiras et rêveras dans ses bras. Elle te sera vite odieuse, insupportable, si tu n’apprends pas à l’apprivoiser, à l’aimer. Oui, aime la solitude, elle est la clef de la liberté. »

Joshya n’avait pas apprivoisé la solitude, mais le chant lui avait donné du bonheur. En réduisant sa kharba en pièces, ses bourreaux l’avaient amputé de sa dernière raison de vivre.

L’existence d’un griot n’était qu’un long apprentissage du renoncement.

De la mort.

L’adolescent lâcha enfin le poignet de Joshya, qui tomba à genoux. Secoué de sanglots, le griot attendit le coup de grâce. Il se demanda s’il ne rêvait pas quand il vit son bourreau s’accroupir devant lui, le petit animal rouge sang se détacher de la chasuble noire, sauter à terre et, la queue redressée, s’avancer vers lui d’une démarche maladroite.