The Project Gutenberg EBook of Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon, by Anne-Jean-Marie-René Savary, duc de Rovigo, 1774-1833
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Title: Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon Tome Sixième
Author: Anne-Jean-Marie-René Savary, duc de Rovigo, 1774-1833
Release Date: July 13, 2007 [EBook #22068]
Language: French
*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO ***
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MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO, POUR SERVIR À L'HISTOIRE DE L'EMPEREUR NAPOLÉON.
* * * * *
TOME SIXIÈME.
* * * * *
PARIS,
A. BOSSANGE, RUE CASSETTE, N° 22. MAME ET DELAUNAY-VALLÉE, RUE GUÉNÉGAUD, N° 25.
1828.
DE L'IMPRIMERIE DE LACHEVARDIERE, RUE DU COLOMBIER, N° 30.
TABLE DES MATIÈRES CONTENUES DANS LE SIXIÈME VOLUME.
CHAPITRE PREMIER.
Singulière coïncidence de date.—Les portes de mon appartement sont enfoncées.—Le général Lahorie.—Le sergent.—Colloque avec les troupes.—J'ai l'épée nue sur la poitrine.—Le général Guidal.—Mon secrétaire.
CHAPITRE II.
On me conduit à la Force.—Tentative d'évasion.—M. Pasquier et M. Desmaretz.—Ma détention ne dure qu'une demi-heure.—Le général Lahorie dans mon cabinet.—Il est arrêté.—Paris ne voit que le côté ridicule.—Considérations.
CHAPITRE III.
Le général Mallet.—Ses liaisons avec Lahorie et Guidal.—Pourquoi ces deux généraux étaient à la Force.—Plans de Mallet.—Il fait des décrets et des nominations.—Le colonel Soulier.—L'abbé Lafond.—Le général Mallet s'échappe de la maison de santé.
CHAPITRE IV.
Le général Mallet à la caserne de Popincourt.—Il se fait passer pour le général Lamotte.—La 10e cohorte prend les armes.—Mallet délivre Lahorie et Guidal.—Le préfet de police me fait prévenir.—Dispositions que prend le général Mallet.—L'adjudant-général Doucet.—Mallet est arrêté.—Le général Hullin.
CHAPITRE V.
Mésintelligence entre le ministre de la guerre et moi.—Je prends la défense du général Lamotte.—Confrontations.—Ce qui eût pu arriver.—M. Frochot.—Conduite du ministre de la guerre.—Il envoie un exprès à l'empereur.—Je n'envoie personne.—On me croit perdu.—Belle occasion de connaître mes amis.
CHAPITRE VI.
Les Russes ne veulent entendre à aucune proposition.—Anxiété de la capitale.—Retraite simultanée des armées russe et française à Mojaïsk.—Départ de l'empereur.—Considérations qui le déterminent.—Arrivée à Paris.—Audience des ministres.—Attitude des courtisans à mon égard.—L'empereur prend une idée juste de la tentative de Mallet.—Mon crédit est assuré.—Mes amis me reviennent.
CHAPITRE VII.
Impôts.—Ressources à créer.—Nouvelle armée.—Mouvement national.—Députations des départements.—Murat retourne à Naples.—Défection de la Prusse.—Conseil privé.—Opinions qui y sont émises.—Négociations par l'intermédiaire de l'Autriche.—M. de Bubna.
CHAPITRE VIII.
Quelques mots sur les affaires d'Espagne.—Visite de l'empereur au pape.—La culotte du pape.—Générosité de l'empereur avec ses maréchaux.—M. de Narbonne nommé à l'ambassade de Vienne.—Gardes-d'honneur.—Motifs de cette institution.—Insurrection d'un de ces régiments à Tours.—Le colonel de Ségur.—M. de Nétumière.—L'impératrice est nommée régente.—Confiance de l'empereur dans M. de Menneval.—Vive apostrophe du ministre de la guerre.
CHAPITRE IX.
L'affaire de la capitulation de Baylen devant un conseil de guerre.—Comment elle finit.—Vengeance que je tire du ministre de la guerre.—Quelques indices de troubles dans la Vendée.—Grand zèle du duc de Feltre.—La montagne accouche d'une souris.
CHAPITRE X.
L'empereur quitte Paris.—Position de l'armée.—Manoeuvres de l'empereur.—Bataille de Lützen.—Mort de Bessières.—Réflexions sur la conduite de l'Autriche.—Le général Thielmann.
CHAPITRE XI.
Les ennemis se rapprochent des frontières de Bohême.—Armistice.—Duroc blessé à mort.—Il refuse les Secours de l'art.—Ses derniers moments.—Détails sur ce maréchal.—État des choses après la conclusion de l'armistice.
CHAPITRE XII.
Congrès de Prague.—Politique de l'Autriche.—L'empereur après ses victoires.—M. de Metternich.—Résultat des conférences.
CHAPITRE XIII.
Prétentions des alliés.—Mesures que prend l'empereur.—Le roi de Naples revient à l'armée.—M. Fouché à Dresde.—Conduite de l'impératrice-régente.—Sa recommandation au sujet des cas non graciables.
CHAPITRE XIV.
Manoeuvres de l'armée anglaise.—Bataille de Vittoria.—Pertes immenses de matériel.—Retraite.—L'empereur reçoit cette nouvelle à Dresde.—Le général Moreau.—Bernadotte.—Madame de Staël.
CHAPITRE XV.
Le maréchal Soult va prendre le commandement de l'armée d'Espagne.—L'impératrice se rend près de l'empereur à Mayence.—Je demande à l'accompagner.—Mes motifs.—Réponse de l'empereur.—M. de Cazes.—Reprise des hostilités.—Le général Jomini.
CHAPITRE XVI.
Bataille de Dresde.—Mort du général Moreau.—Retraite des alliés.—Échec du corps de Vandamme.—Ce général est fait prisonnier.—Revers.—L'empereur est forcé de changer ses premières combinaisons.—La fortune cesse de nous être favorable.
CHAPITRE XVII.
Marche du maréchal
Augereau.—Défection de la Bavière.—Irruption des
alliés en Saxe.—Mouvement de l'empereur.—Bataille de
Leipzig.—Défection des Saxons.—Passage de l'Elster.—Mort du
prince
Poniatowski.
CHAPITRE XVIII.
Position du roi de Saxe.—Part que Bernadotte prend à la défection des Saxons.—État de l'opinion.—Mesures diverses.—Murat, ses intrigues et son départ.—Le général de Wrede.—Bataille de Hanau.—Irruption des cosaques à Cassel.—Arrivée de nos troupes à Mayence.—Déplorable état des choses et de l'opinion.
CHAPITRE XIX.
Mesures de défense.—L'impératrice au sénat.—Ouvertures des alliés.—Artifices de Metternich.—Le maréchal Soult—Beau mouvement.—Comment il échoue.
CHAPITRE XX.
Alexandre refuse de passer le Rhin.—Communication qui le décide.—Artifices des alliés.—Défaut de ressources.—Le corps législatif.—Disposition des esprits.—L'histoire jugera.—Insurrection de la Hollande.—Encore le roi de Naples.
CHAPITRE XXI.
Considérations que je présente à l'empereur.—Elles paraissent faire impression.—M. de Talleyrand est sur le point de rentrer au ministère.—Condition qu'y met l'empereur.—Wellington doit aspirer à la couronne d'Angleterre.—Il faut appuyer ses prétentions.—Réponse de l'empereur.—Changement de ministère.—Le duc de Vicence aux relations extérieures.
CHAPITRE XXII.
L'empereur ne désespère pas.—Activité avec laquelle il pousse ses préparatifs.—Manie de délations.—Les flatteurs.—L'empereur se décide à négocier avec Valencey.—Intrigues de ce château.—Passion subite de Ferdinand pour le cheval.—Comment je réussis à la calmer.
CHAPITRE XXIII.
Conventions de Valencey.—Elles ne s'exécutent pas.—Parti qu'il eût fallu prendre au sujet du pont de Bâle.—Je propose que les fonctionnaires restent à leurs postes.—Mes motifs.—Envoi de commissaires extraordinaires.—État de l'opinion.—Artifices des alliés.—Ouverture du corps législatif.
CHAPITRE XXIV.
Intrigues pour s'interposer entre le gouvernement et le corps législatif.—Préventions qu'on inspire à l'empereur.—Communications diplomatiques.—L'assemblée montre de l'indépendance dans le choix de la commission.—Inconvenance du rapport.—M. Lainé.—Conseil privé pour aviser aux moyens qu'exige la circonstance.—Avis divers.—Le corps législatif est ajourné.—Combien il eût été facile de tirer parti de cette assemblée.
CHAPITRE XXV.
Opinion de l'archi-chancelier sur le renvoi du corps législatif.—Ce que Fouché pensait des corps délibérants.—Violation du territoire helvétique.—Les armées alliées pénètrent en France.—Genève.—Marche générale de l'invasion.—Il manque deux mois à l'empereur.
CHAPITRE XXVI.
Le duc de Vicence est refusé aux avant-postes ennemis.—Des plénipotentiaires se réunissent à Châtillon-sur-Seine.—Murat.—Opinion de Napoléon sur ce prince; il ne peut croire à sa défection.—M. de La Vauguyon.—M. de Laharpe.—Conversation sur son élève.—Organisation de la garde nationale.
CHAPITRE XXVII.
M. de Talleyrand.—L'empereur refuse de le faire enfermer.—Propos qu'on lui attribue.—Présentation des officiers de la garde nationale.—Le roi de Rome.—Allocution de l'empereur aux officiers de la garde nationale.—Effet qu'elle produit.
CHAPITRE XXVIII.
Arrivée de l'empereur à l'armée.—Affaire de Brienne, de Champeaubert, etc.—Prise de La Fère, de Soissons.—Le maréchal Victor.—Conséquences de son inaction.—Nouvelle députation des traîtres à l'empereur Alexandre.—Situation de Paris.
CHAPITRE XXIX.
État de la capitale.—Contes divers.—Comités.—Complot contre la vie de l'empereur.—Le secrétaire de M. d'Albert.—M. de Vitrolle.—Calcul de M. Anglès.—L'empereur Alexandre et le général Raynier.
CHAPITRE XXX.
Le marquis de Rivière.—Comment on avait songé à lui.—Joseph, ses communications avec Bernadotte.—Folies qui remplissent la tête des frères de l'empereur.—Intrigue qui empêche l'armée d'Espagne d'accourir.—M. de la Besnardière.—M. de Talleyrand, ses menées, ses insinuations.
CHAPITRE XXXI.
Rupture des conférences de Lusigny.—Proclamation de Louis XVIII.—Les intrigues de l'époque n'avaient rien de royaliste.—M. Fouché, son expédient pour en finir.—Opérations de l'empereur.—Il se jette sur les derrières des alliés.—Sa lettre à l'impératrice est interceptée.—Angoisses de cette princesse.
CHAPITRE XXXII.
Conseil de régence.—L'impératrice doit-elle ou non quitter Paris?—M. Boulay de la Meurthe propose de l'installer à l'Hôtel-de-Ville.—Le conseil adopte cette opinion.—Le duc de Feltre.—Joseph se range à son avis.—Le départ est arrêté.—On me propose d'insurger Paris.—Motifs qui m'arrêtent.—Les intrigues dont j'étais l'objet m'inspirent de la circonspection.—Encore M. de Talleyrand.
Pièces justificatives.
FIN DE LA TABLE DU SIXIÈME VOLUME.
CHAPITRE PREMIER.
Singulière coïncidence de date.—Les portes de mon appartement sont enfoncées.—Le général Lahorie.—Le sergent.—Colloque avec les troupes.—J'ai l'épée nue sur la poitrine.—Le général Guidal.—Mon secrétaire.
Pendant que notre armée se disposait à revenir sur ses pas, il se préparait à Paris une scène qui faillit être suivie des plus fâcheuses conséquences; en la racontant, il me sera d'autant plus facile de le faire d'une manière exacte, que je suis à peu près le seul qui en ait bien connu les détails. Il est remarquable que ce soit le 23 octobre qu'elle ait eu lieu, le même jour et à la même heure que l'on évacuait Moscou.
J'ai dit qu'en France tout était en plein repos. Je n'avais jamais rien de fâcheux à mettre dans le rapport que j'adressais régulièrement chaque jour à l'empereur.
Les estafettes qu'on lui envoyait de Paris partaient ordinairement le matin à six ou sept heures; j'étais dans l'habitude de faire ma dépêche le matin, c'est-à-dire, de me lever de très-bonne heure, et de ne plus me recoucher après l'avoir fermée. Ce jour du 23 octobre est le seul, de toute l'absence de l'empereur, où m'étant trouvé obligé de me déranger de cette habitude, j'avais fait mes lettres toute la nuit, et m'étais recouché en défendant qu'on m'éveillât avant que j'eusse sonné, à moins que ce ne fût pour un cas de force majeure.
Mon habitude était de fermer toutes mes portes au guichet, surtout celles de mon cabinet et de ma chambre à coucher.
À sept heures du matin, je fus réveillé par un tumulte que j'entendais dans les appartements à côté de celui dans lequel je me trouvais. J'étais très fatigué et m'efforçais de rester endormi, lorsque j'entendis, de mon lit, les panneaux de boiserie des portes de mon cabinet qui tombaient sur le plancher. La première idée qui me vint, fut que le feu était dans la maison, et que m'étant enfermé, on faisait tout ce vacarme, pour m'éveiller; je me lève en toute hâte, et dans l'obscurité de ma chambre à coucher, je cherche la porte qui conduisait où j'entendais le bruit. En ouvrant la porte qui communiquait à mon cabinet, que les contrevents fermés tenaient dans l'obscurité, je ne voyais la lumière que par les fractures faites à la porte principale, à travers desquelles je distinguais des soldats en armes, qui non seulement remplissaient mes appartements, mais encore la cour de l'hôtel que j'occupais; ils poussaient avec force les débris des portes qui tenaient encore, assemblés par le verrou; j'ouvre moi-même, et entrant en chemise au milieu d'eux, je leur demande ce qui les a amenés chez moi.
Mes appartements en étaient si remplis, que je ne pouvais pas distinguer autre chose. Une voix s'écria: Appelez le général. Et je vis effectivement approcher le général Lahorie, ancien chef d'état-major de l'armée du Rhin sous le général Moreau. Lahorie avait été mon camarade pendant les premières campagnes de la révolution; il y avait entre nous deux une familiarité de tutoiement, et malgré la différence de nos opinions politiques, je lui avais conservé de l'amitié.
Il me dit en m'abordant: «Tu es arrêté; félicite-toi d'être tombé entre mes mains, au moins il ne t'arrivera point de mal.» Je ne comprenais rien à ce que je voyais. Lahorie me dit en quatre mots: «L'empereur a été tué sous les murs de Moscou le 8 octobre.—«Tu me fais des contes, lui dis-je; j'ai une lettre de lui de ce jour-là: je puis te la faire voir.» Lahorie, en me fixant, me répondit: «Cela ne se peut pas, cela serait-il possible?» Il était dans un état nerveux qui avait excité en lui un branlement de mâchoire, comme s'il avait été attaqué du tétanos, et il me répétait: «Cela n'est pas possible.»
Voyant que je ne gagnais rien sur Lahorie, je m'adressai aux troupes, pendant qu'il était allé appeler un certain sergent auquel il avait parlé le long du chemin, en venant chez moi; mais ce sergent, qui était un honnête homme, n'était pas entré avec la troupe qui avait suivi Lahorie. Il l'avait appelé plusieurs fois à haute voix, mais il était probablement resté dans la cour ou sur le quai, où la troupe s'était placée. En voyant Lahorie chercher avec tant de soin le sergent, je soupçonnai que c'était un assassin aposté, d'autant plus que le général criait: «Faites approcher le sergent auquel j'ai parlé en chemin.»
Je ne songeai qu'à ma défense. Pendant que Lahorie était dehors de mes appartements, je demandai au commandant de la troupe qui il était. Il me répondit: «Je suis capitaine adjudant-major de la 10e cohorte de la garde nationale.—Fort bien! lui dis-je. Ces soldats sont-ils votre troupe?—Oui, monsieur, me répondit-il.—Ainsi, ajoutai-je, vous n'êtes point des soldats révoltés?» Tous les soldats s'écrièrent: «Non, non; nous sommes avec nos officiers. C'est un général qui nous a amenés.—Eh bien! repris-je, connaissez-vous ce général?» Ils répondirent: «Non.»—Alors, dis-je, ce que je vois ne m'étonne pas. Moi, je le connais, et vais vous faire connaître la position dans laquelle il vous place.
«C'est un ancien aide-de-camp du général Moreau, qui était en prison à la Force, d'où il ne devait pas sortir sans mon autorisation. C'est un conspirateur! Me connaissez-vous?» Ils répondirent: «Non….»—«Savez-vous chez qui vous êtes?» Ils répondirent: «Non.» Un seul officier répliqua: «Moi je vous connais, je sais que vous êtes le ministre de la police.—«En ce cas-là, lui répondis-je, je vous ordonne, et au besoin vous requiers d'arrêter sur-le-champ le général Lahorie, qui vous a amenés chez moi.»
Le capitaine adjudant-major, qui me tenait par le bras droit, ainsi qu'un autre de ses officiers par le bras gauche, me semblaient d'assez braves gens; toute cette troupe me paraissait d'autant plus égarée, que je remarquais que les soldats n'avaient pas même de pierres à feu à leurs fusils. Je dis à cet adjudant-major, qui avait la croix de la Légion-d'Honneur: «Mon cher monsieur, vous jouez là un jeu auquel il ne faut pas perdre, et prenez garde d'être fusillé dans un quart d'heure, si je ne le suis pas moi-même; il ne faut que ce temps-là à la garde impériale pour être à cheval, et alors, gare à vous [1].»
[1: La caserne de la garde était à trois cents pas de mon hôtel.]
Je dois à sa mémoire de dire qu'il était ébranlé moins par la peur du danger que par la crainte de faire une mauvaise action, c'est-à-dire une action déshonorante.
Le voyant chanceler, je saisis ce moment pour lui dire: «Si vous êtes homme d'honneur, ne vous laissez pas souiller d'un crime, et ne m'empêchez pas de vous sauver tous. Je ne vous demande que de me laisser faire. En achevant cela, j'avançai mon bras droit pour saisir la poignée de son épée qu'il avait été obligé de mettre sous le sien à cause de l'exiguïté de l'appartement qui était rempli de soldats armés. Il semblait près de se rendre, j'allais prendre son épée, lorsque le malheureux manqua de caractère, et en me repoussant la main qu'il saisit avec force, il me dit d'un ton dur: «Non, vous marcherez où l'on me dira de vous conduire.» «Allons, lui répondis-je, vous êtes un malheureux, et vous ne vous en prendrez qu'à vous-même lorsque vous serez à la fin de tout ceci.»
Comme j'achevais, je vis, par la fenêtre, qui était en face de moi, le général Lahorie qui traversait ma cour d'un pas précipité; il venait de la rue, et amenait avec lui un homme d'une figure atroce, que je pris pour le sergent qu'il avait été quérir.
Ils rentrèrent comme des furieux dans l'appartement où j'étais. Lahorie resta derrière les soldats, ce qui me parut d'un plus mauvais augure encore; mais son compagnon venait à moi tête baissée, ne voulant pas lever les yeux. Il avait à la main une épée nue qu'il venait de prendre à un officier; mais, en avançant sur moi, il trébucha violemment contre un meuble à la porte d'entrée, il en éprouva une douleur qui l'obligea de s'arrêter pour se frotter la jambe: cet accident l'ébranla et fit fléchir son courage. Il me posa la pointe de son épée sur la poitrine, en me demandant si je le connaissais. «Non, lui dis-je, je ne te connais pas.» Il me répondit: «Je suis le général Guidal que vous avez fait arrêter à Marseille et conduire à Paris.
—«Ah! ah! dis-je, je sais cela; mais si on m'avait obéi, tu serais maintenant à Marseille, où, depuis près d'un mois, j'ai ordonné que l'on te reconduisît.» Le général Guidal se montait tant qu'il pouvait, et je n'avais d'armes que mon sang-froid; comme je voyais qu'il se battait les flancs pour s'échauffer, je lui criai: «Es-tu venu chez moi pour te déshonorer par un lâche assassinat?» Il me répliqua vivement: «Non, je ne vous tuerai pas, mais vous allez venir avec moi au sénat.»
«Eh bien! dis-je, va pour le sénat, mais laisse-moi m'habiller; il répondit: «Oh! non, on va vous apporter vos habits.» Ce qu'on fit effectivement faire à mes gens, qu'on ne laissa pas approcher de moi. Pendant que je m'habillais le plus lentement que je pouvais, un de mes secrétaires, ancien officier des chasseurs, et qui venait d'être averti, descendit au milieu de cette foule qu'il voulait brusquer sans la marchander; je lui fis signe de ne pas se faire arrêter lui-même, et lui dis à haute voix: «Allez dire à mon voisin d'être sans inquiétude, que je n'ai point de mal.»—Il me comprit à demi mot, et courut chez M. Réal, conseiller d'État, chef du premier arrondissement du ministère, qui demeurait immédiatement à côté de moi près la rue des Saints-Pères: ce furent eux deux qui donnèrent l'alerte à l'archi-chancelier et au ministre de la guerre.
Lahorie et Guidal me tenaient toujours chez moi avec cette troupe de soldats, qui était composée de trois compagnies de la dixième cohorte; ils décidèrent de m'envoyer à la Force, et Guidal se chargea de m'y conduire.
CHAPITRE II.
On me conduit à la Force.—Tentative d'évasion.—M. Pasquier et M. Desmaretz.—Ma détention ne dure qu'une demi-heure.—Le général Lahorie dans mon cabinet.—Il est arrêté.—Paris ne voit que le côté ridicule.—Considérations.
J'avais chez moi un poste de la garde soldée de la ville de Paris, qui ne demanda même pas ce que signifiait le désordre, et cependant il n'était placé dans mon hôtel par l'état-major de la place que comme garde de sûreté.
J'avais également un gendarme d'ordonnance qui se trouvait sorti pour aller porter mes dépêches à la poste au moment du départ de l'estafette. Il ne me fut donc ni nuisible ni utile, cependant le ministre de la guerre lui fit donner la croix de la Légion-d'Honneur pour les services qu'il rendit dans cette journée; à coup, sûr cela ne pouvait pas être à moi. Tout ce que je viens de raconter se passa en moins d'une heure, pendant laquelle je fus constamment saisi par les deux bras, et hors de la possibilité de m'emparer d'une arme, quand bien même il y en aurait eu là à ma disposition.
Lahorie et Guidal envoyèrent chercher un cabriolet; je me plaçai dedans le premier et fis mettre Guidal, qui me conduisait, à ma gauche. Il fit marcher un détachement en avant et prit le chemin de la Force. Il passa le long du quai des Lunettes, cela me donna l'idée de m'échapper; je décrochai doucement la portière du cabriolet, et en arrivant près de la tour de l'horloge, je sautai en bas et pris la course vers le palais de justice, où il y a toujours du monde de grand matin; mais je n'avais pas vu une troupe de soldats qui suivaient le cabriolet: ils se mirent à courir après moi en criant: Arrête! arrête! A Paris, il n'en faut pas d'avantage pour que chacun arrête; aussi m'arrêta-t-on. Les soldats et Guidal, m'ayant rejoint me prirent bras-dessus, bras-dessous, et me menèrent à pied à la Force.
Ce fut le concierge de cette prison qui m'apprit tout ce qui s'était passé le matin, à six heures, à la porte de la Force, où Lahorie et Guidal étaient renfermés.
Il se conduisit en brave homme, me demanda mes ordres, et m'assura que, quoi qu'il pût arriver, il me sauverait; il se hâta de faire sortir de sa maison Guidal, ainsi que le demi-bataillon qui l'avait suivi en m'amenant. Pendant la demi-heure que je passai ainsi entre les mains de cette troupe, d'autres détachements du même corps amenèrent successivement à la Force M. Pasquier, préfet de police, et M. Desmarets, chef de la première division de mon ministère; mais ils n'entrèrent qu'au greffe, parce qu'aussitôt que les troupes, qui obstruaient la petite rue qui mène à la Force, furent retirées, mon secrétaire, ainsi que le secrétaire-général du ministère survinrent: ils avaient donné l'alerte partout, et avaient amené une voiture, dans laquelle je montai avec le préfet de police, et pris le chemin de mon hôtel. Je rencontrai sous l'arcade de l'hôtel-de-ville le bataillon qui m'avait arrêté.
Il s'y rendait d'après les ordres qu'il avait reçus, et quoique je m'enfonçasse dans la voiture, autant que je pouvais, plusieurs soldats me reconnurent, et néanmoins ils ne dirent rien; j'arrivai chez moi en même temps que les troupes de la garde impériale, qui s'y rendaient pour apprendre où l'on m'avait transporté.
Je trouvai tous les employés de mon administration à leurs postes, et je pouvais agir; j'étais revenu très vite, en sorte que je pus faire joindre, sur la place de Grève ce bataillon de la dixième cohorte, par un détachement de la gendarmerie d'élite, qui était arrivée chez moi la première, parce qu'étant casernée à l'Arsenal, elle avait appris presqu'aussitôt ce qui s'était passé à la Force, qui en est très près. Son attachement pour moi, aussi bien que son devoir, l'avait fait monter à cheval sans attendre d'ordre.
Ce détachement m'amena tous les officiers du bataillon, ainsi que les sous-officiers. Ils étaient dans une consternation facile à comprendre.
À peine avais-je été emmené de chez moi, que ma maison s'était remplie de tous les employés de mon administration qui y arrivaient: c'était à peu près l'heure de leur travail. Ils trouvèrent le général Lahorie maître de mon cabinet, la garde qui était à la porte de mon hôtel, n'ayant rien dit au moment de la violence qui avait été exercée contre moi; ils ne savaient que penser de tout cela.
Lahorie, qui avait fait mettre mes chevaux à une de mes voitures, pour me faire conduire, avant d'avoir pris le parti de me faire emmener en cabriolet, s'était ensuite servi lui-même de ma voiture, pour aller à l'hôtel-de-ville, où son instruction lui apprenait qu'il devait se rendre après m'avoir enlevé ou tué.
Il venait de rentrer lorsque les employés arrivèrent, et en même temps qu'eux, M. Laborde, adjudant de place de la garnison, qui venait de chez le général Hullin; il était déjà au courant de ce qui se passait, comme on va le voir. Il fit arrêter le général Lahorie par mes domestiques, qui le lièrent sur un des fauteuils du salon même, dans lequel s'était passée toute la scène du matin, et c'est dans cette situation que je le trouvai en arrivant chez moi.
Laborde était venu de mon hôtel à la Force avec mon secrétaire-général, qui s'était fait suivre afin de pouvoir répondre aux troupes, si elles avaient voulu s'opposer à mon retour; je l'envoyai à la préfecture de police pour la faire évacuer par les troupes qui s'y tenaient encore, et qui non seulement ne voulurent point y laisser rentrer M. Pasquier, mais qui plus est, arrêtèrent M. Laborde lorsqu'il se présenta; à la vérité, cela ne dura qu'un moment. Paris eut à peine le temps d'être informé de tout cela, que déjà les choses étaient remises à leur place, et le mal se borna au ridicule qui fut jeté sur l'administration de la police, aux dépens de laquelle le public est toujours bien aise de s'amuser. Cette fois il avait beau jeu de se venger de toutes les petites tracasseries dont il croyait avoir à se plaindre, et l'administration militaire, de son côté, ne négligea rien pour rejeter le reproche loin d'elle.
Je voyais tout si tranquille, que je ne pouvais douter que je ne m'étais point abusé en me persuadant que ce qui venait de se passer n'avait aucun antécédent qui m'eût échappé. Je voyais tout de monde se creuser la tête pour trouver les traces d'une conspiration; je laissai faire, mais ne voulant rien céder à qui que ce fût des attributions de mon emploi, je fis malgré tout ce qui s'y opposa, amener chez moi les individus militaires et civils qui avaient été arrêtés tant par mes ordres que par ceux de l'état-major de la place; je voulus faire faire sous mes yeux l'information de cette singulière affaire.
Je vais en donner le détail exact et vrai; ceux qui le liront verront à quel point un État peut être troublé, en quelques heures, par un conspirateur audacieux qui marche droit à son but, et, combien un gouvernement est à plaindre lorsque des rivalités de pouvoirs divisent les autorités auxquelles il a confié le soin de l'administration publique.
Cette question était entre le ministre de la guerre (M. de Feltre) et moi.
On jugera lequel de nous deux a dit le plus courageusement la vérité, ou n'a cherché qu'à détourner sur son camarade une réprimande qu'il redoutait pour lui-même, et qui n'était cependant méritée ni par l'un ni par l'autre, parce qu'il n'y a personne qui soit hors de la merci d'une troupe qui se portera inopinément à son domicile; le souverain lui-même est à la disposition du simple officier qui commande le piquet de gardes à la porte de son palais. S'il y avait eu des antécédents à cette entreprise, et que les informations subséquentes les eussent fait apercevoir, j'aurais pu être blâmé de ne les avoir pas saisis, et on l'aurait probablement fait sans ménagement.
Mais le plus habile homme du monde ne peut pas entrer dans une tête, il peut tout au plus se mettre entre deux têtes, quoique l'espace soit étroit.
De même le ministre de la guerre n'était pas responsable de la conduite d'un régiment qui partait en ordre de sa caserne avec son colonel à sa tête; il n'y avait donc pour lui aucune raison de redouter le blâme, ni d'employer le mensonge et l'adulation pour égarer le jugement de l'empereur, qui se trouvait au fond de la Russie lorsque cet événement arriva.
S'il le lui avait rapporté tel qu'il était, l'empereur eût peut-être pensé plus tôt au danger d'avoir une armée composée comme l'était la sienne, et surtout à celui d'aller aussi loin de la capitale.
CHAPITRE III.
Le général Mallet.—Ses liaisons avec Lahorie et Guidal.—Pourquoi ces deux généraux étaient à la Force.—Plans de Mallet.—Il fait des décrets et des nominations.—Le colonel Soulier.—L'abbé Lafond.—Le général Mallet s'échappe de la maison de santé.
Le général Mallet était un ancien gentilhomme de la Franche-Comté. Avant la révolution, il avait servi dans les mousquetaires de la maison du roi. Il entra de bonne foi dans la révolution, et en professa les principes avec une grande ferveur. Il était républicain par conscience, et avait pour les conspirations un caractère semblable à ceux dont l'antiquité grecque et romaine nous a transmis les portraits.
Il était devenu officier-général à la guerre, et longtemps avant l'avènement de l'empereur au trône, il avait obtenu un commandement dans l'intérieur. Il s'occupait continuellement d'idées de gouvernement, et toujours il était fidèle à ses principes politiques. Il serait trop long de rapporter ici les détails d'un projet à peu près semblable à celui dont il s'agit qu'il avait cherché à exécuter pendant que l'empereur était en Prusse en 1807. Cela fut taxé de folie, et néanmoins le ministre de la police crut devoir le faire arrêter; après l'avoir tenu en prison fort longtemps, il l'avait mis dans ce que l'on appelle à Paris une maison de santé, où il était encore à mon entrée au ministère, et dans laquelle je l'avais laissé. Cette maison était la dernière à gauche du faubourg Saint-Antoine, près de la barrière du Trône.
Mallet avait été longtemps le camarade de Lahorie à l'armée du Rhin; il avait su qu'il était à la Force par d'autres prisonniers de cette maison qui avaient obtenu d'être placés dans la maison de santé où il était lui-même. Il avait su également que Guidal y était; il avait connu ce général dans le temps du directoire, chez le directeur Barras qui l'employait particulièrement. Avant de parler de Mallet, je dois dire par quelle fatalité ces deux hommes se trouvaient encore à la Force, d'où ils auraient dû être partis depuis quinze jours, d'après les ordres que j'avais donnés.
Guidal avait été arrêté dans les environs de Marseille pour une affaire de jacobinisme, et il avait été amené à Paris, parce que l'on en espérait quelques renseignements d'après ce qu'avait mandé l'administration locale du département du Var, dont la tranquillité avait paru menacée, au point que le préfet de ce département avait eu besoin de recourir à l'emploi de moyens extraordinaires. Pendant que Guidal était à Paris, on éventa à Marseille une affaire semblable qui mena à la découverte d'un ancien espionnage exercé à la côte de Provence par des Français, au bénéfice de l'amiral anglais qui croisait devant Toulon. Guidal fut accusé d'avoir été lui-même à la flotte anglaise, et d'y avoir envoyé son fils. Cet espionnage durait depuis nombre d'années, sans qu'on s'en fût douté. Par suite des dépositions des personnes qui avaient été arrêtées on redemanda Guidal à Marseille, pour le juger, et il y avait plus de quinze jours que j'avais envoyé à la gendarmerie tout ce dont elle avait besoin pour le reconduire à cette destination; elle différa à exécuter l'ordre que j'avais donné, et Guidal se trouvait encore dans la prison de la Force le 23 octobre.
Il en était de même de Lahorie. Depuis le procès du général Moreau, il était caché en France. L'empereur avait souvent réitéré l'ordre de le faire partir; M. Fouché l'avait laissé à Paris. Lahorie était Breton, et il avait facilement trouvé les protecteurs dont il avait besoin. L'empereur m'ordonna de le faire partir pour l'Amérique, et de l'arrêter d'abord; ce qui fut fait. J'avais également mis de la diligence à préparer son départ sur un vaisseau qui devait mettre à la voile de Nantes pour les États-Unis.
J'avais, depuis plus de quinze jours, signé tous les ordres nécessaires pour le faire conduire dans cette ville, et il se trouvait comme Guidal à la Force par suite de la même négligence.
Mallet, toujours occupé de son projet de changer le gouvernement, crut ne pouvoir saisir une meilleure circonstance que celle où le grand éloignement des armées et de l'empereur lui aplanissait les difficultés d'une entreprise aussi hardie, et dont le succès reposait sur une supposition qu'on n'aurait pu éclaircir assez tôt pour détruire la crédulité dont il avait besoin pour réussir.
Après avoir beaucoup pensé aux divers moyens d'exécuter son projet, il s'arrêta à celui-ci. Il supposa l'empereur mort le 8 octobre sous les murs de Moscou, il ne pouvait pas prendre un autre jour sans se trouver contredit par l'estafette, qui pouvait arriver, comme cela avait lieu chaque jour. L'empereur mort, il concluait que le sénat devait être investi du suprême pouvoir; ce fut donc l'organe du sénat qu'il choisit pour parler à la nation et à l'armée. Il fit aux soldats une proclamation dans laquelle il déplorait la mort de l'empereur; après avoir annoncé l'abolition du régime impérial, et le retour du gouvernement populaire, il fit connaître la nouvelle organisation de ce gouvernement, en désigna les branches et en nomma les directeurs. Toutes les pièces étaient revêtues des signatures de plusieurs sénateurs dont il avait retenu les noms, mais avec lesquels il n'avait eu aucun rapport depuis un bon nombre d'années.—C'était lui-même qui avait signé le nom de tous ces sénateurs, il fit un décret au nom de ces mêmes sénateurs par lequel lui, Mallet, était nommé gouverneur de Paris, et commandant des troupes dans la première division militaire.
Cela posé, il fit aussi des décrets semblables pour promouvoir à des grades plus élevés tous ceux qu'il comptait employer à l'exécution de son projet.
C'était le général Hullin qui alors était commandant de Paris; l'adjudant commandant Doucet était son chef d'état-major. Il nommait celui-ci général de brigade, lui conservait sa place, et joignait à l'instruction qu'il lui donnait un bon de cent mille francs à vue sur le trésor public.
Il y avait derrière la maison de santé où était Mallet une caserne dans laquelle était établie la 10e cohorte de garde nationale et un dépôt du 32e régiment de ligne.
Cette 10e cohorte était commandée par le colonel Soulier, un des braves et anciens officiers de l'armée d'Italie, mais en revanche aussi borné qu'il était brave. Il était venu depuis très peu de jours d'Espagne pour prendre le commandement de cette 10e cohorte.
Mallet était marié, et sa femme demeurait fort loin de lui à Paris; elle allait le voir fréquemment, et ne s'apercevait pas qu'il roulait quelque projet dans son esprit.
Il y avait peu de temps qu'un prêtre espagnol qui était détenu dans la même maison que Mallet, avait été mis en liberté et s'était retiré dans un appartement qu'il avait loué à la Place Royale. Mallet était dans sa maison de santé avec un certain abbé Lafond, qui avait été arrêté depuis longtemps pour des affaires de religion. Comme il était toute la journée avec cet abbé, il avait été obligé de lui confier ce qu'il allait entreprendre. L'abbé Lafond attira à lui, sans leur faire aucune confidence, deux jeunes gens de sa connaissance qui étaient à Paris; l'un était un jeune caporal de la garde de Paris, qui était de son pays, et le second était un jeune Vendéen qui étudiait le droit à Paris. Ce dernier, étant d'un caractère jésuitique, fut goûté par Mallet, qui, la veille du jour où il devait exécuter son projet, dit à ce jeune homme d'aller au Palais-Royal acheter une écharpe aux trois couleurs; il lui donna en même temps une lettre pour sa femme, à laquelle il mandait de mettre ses uniformes et ses armes dans sa malle, ainsi que ceux d'aide-de-camp qu'il avait chez lui (probablement à dessein) et de remettre sa malle avec la clef au porteur.
Celui-ci, d'après les ordres de Mallet, la porta chez le prêtre espagnol qui était à la Place Royale. Le lendemain 22, Mallet invita à dîner, ainsi que l'abbé Lafond, les deux jeunes gens dont je viens de parler, et au moment de se séparer, il leur dit d'aller l'attendre chez le prêtre espagnol.
À dix heures du soir, lorsque les portes de la maison de santé étaient fermées, il saute avec l'abbé Lafond par la fenêtre de sa chambre qui était un rez-de-chaussée sur le jardin, et au bout duquel était un mur de très peu d'élévation, après quoi l'on était sur la voie publique. Il fit tout cela sans bruit, et vint à pied à la Place Royale chez le prêtre espagnol. Il y fit apporter du punch, et lorsqu'il vit les têtes des jeunes gens un peu échauffées, il leur parla de son projet, comme d'une chose déjà convenue depuis longtemps entre lui et le sénat; mais il leur dit qu'elle ne devait être exécutée qu'après la mort de l'empereur, dont il n'avait été prévenu qu'hier: il abusait ainsi les deux jeunes gens, qui le savaient bien un homme mécontent du gouvernement impérial, mais qui ne se vantait pas de ce qu'il se proposait de faire.
Mallet leur montra tous les ordres que venait de lui envoyer la commission du gouvernement établie au Luxembourg, sa nomination au gouvernement de Paris, un crédit considérable sur le trésor public, et enfin l'ordre d'installer de suite les nouvelles autorités à la place des anciennes. Toutes ces pièces étaient de sa fabrication. Sans donner à ces jeunes gens le temps de la réflexion, il ouvre sa malle, revêt son grand uniforme d'officier-général, fait prendre au jeune caporal qui était avec l'abbé Lafond l'habit d'aide-de-camp qu'il avait aussi fait venir, et donne au jeune Vendéen l'écharpe aux trois couleurs.
CHAPITRE IV.
Le général Mallet à la caserne de Popincourt.—Il se fait passer pour le général Lamotte.—La 10e cohorte prend les armes.—Mallet délivre Lahorie et Guidal.—Le préfet de police me fait prévenir.—Dispositions que prend le général Mallet.—L'adjudant-général Doucet.—Mallet est arrêté.—Le général Hullin.
Accompagné comme je viens de le dire, seulement de trois personnes, le général Mallet sort de chez le prêtre espagnol vers une heure du matin, et se rend à la caserne de Popincourt où était la 10e cohorte. On ne laisse pas entrer la nuit dans les casernes de Paris, aussi Mallet affecta-t-il de dire qu'il n'avait affaire qu'au commandant. On le conduisit chez le malheureux Soulier, qui demeurait hors du quartier; il était malade, et ne put se lever pour recevoir Mallet.
C'est ici que fut joué le tour le plus adroit, et sur le succès duquel reposait tout celui de l'entreprise. Mallet entra chez le colonel Soulier, sans lui dire son nom; celui-ci, après s'être excusé de ne pouvoir se lever, demanda au général ce qu'il avait à lui dire.
Mallet lui dit: «Je vois bien que vous n'êtes pas informé; nous avons eu le malheur de perdre l'empereur.» À ce mot, Soulier fond en larmes; Mallet a l'air de partager sa douleur, et lui dit: «Le gouvernement vient d'être changé, et voici l'ordre que le général Mallet m'a remis pour vous, il y a un instant.»
Soulier lit: c'était un ordre du général Mallet, qui lui ordonnait de faire prendre les armes à la cohorte, de lui donner connaissance des événements nouvellement arrivés, et de suivre exactement tout ce que lui commanderait le général Lamotte, qu'il rendait porteur de sa lettre, et qui avait reçu les instructions de la commission du sénat investi du gouvernement.
Voilà donc Mallet qui joue, près du colonel Soulier, le personnage de Lamotte; Soulier salue le général Lamotte, fait venir l'adjudant de sa cohorte, lui commande de l'assembler et de venir ensuite prendre le général Lamotte, auquel il fait des excuses de ne pouvoir l'accompagner.
Lamotte (Mallet) se rend donc dans la cour de la caserne, où la troupe était assemblée, et lui fait lire aux flambeaux la nouvelle de la mort de l'empereur, la proclamation du sénat à l'armée, et lui donne connaissance des nouvelles formes du gouvernement. Il ne vint dans la tête de personne de chercher à vérifier si cela était vrai, assurément rien n'était plus clair que les termes dans lesquels Mallet s'expliquait.
Lamotte (Mallet) emmène la cohorte, forte de douze cents hommes, sans lui faire prendre les dix milles cartouches à balles, qui étaient en réserve chez le colonel, ainsi que cela était d'usage dans la garnison de Paris, et même sans faire changer les pierres à bois, que les soldats sont dans la coutume de mettre à leurs fusils pour l'exercice.
Mallet marcha à la tête de cette cohorte, dont il ne laissa qu'une seule compagnie au quartier, pour accompagner le colonel Soulier à l'hôtel-de-ville, où il lui avait ordonné d'aller l'attendre, et faire disposer le bureau nécessaire pour la commission de gouvernement. Il avait eu soin de donner à ce colonel sa nomination au grade de général de brigade, et un bon de cent mille francs sur le trésor public.
Le 23 octobre tombait un vendredi, jour de parade pour la garnison de Paris, laquelle parade, depuis l'absence de l'empereur, avait lieu tous les vendredis sur la place Vendôme.
Les troupes du faubourg Saint-Antoine étaient obligées de partir de bonne heure pour s'y rendre c'est ce qui fit que le spectacle de la 10e cohorte avec armes et bagages ne parut pas étonnant.
Lamotte amène sa cohorte par la grande rue Saint-Antoine, jusqu'à la porte de la prison de la Force; il se la fait ouvrir, et, sans y entrer lui-même, il se fait amener les généraux Guidal et Lahorie, qui y étaient détenus; il ferme ensuite la porte de la prison d'où il défend de laisser sortir qui que ce soit; il embrasse Lahorie et Guidal, leur fait part de la mort de l'empereur et de tout ce qui en était la suite, et leur dit: «Il n'y a pas de temps à perdre; voilà vos instructions, prenez cette troupe pour les exécuter: je n'ai besoin que d'une demi-compagnie pour aller m'emparer du gouvernement, où j'attendrai de vos nouvelles. Ensuite nous nous réunirons à l'hôtel-de-ville.»
Lahorie crut de bonne foi à la mort de l'empereur, et comme il avait été dans la confiance du général Moreau, il savait ce qu'il avait eu le projet de faire; il avait mémoire du 18 brumaire, auquel il avait assisté; ces idées-là revinrent à son esprit, surtout en voyant Mallet en habit brodé et suivi d'une troupe régulière. Il lut l'instruction que lui donnait Mallet, prit la cohorte dont celui-ci n'avait gardé que cinquante hommes, et courut s'emparer de la préfecture de police. Il trouva M. Pasquier, qui avait coutume de se lever de bonne heure, déjà à son cabinet; il l'arrêta et lui substitua le jeune Vendéen, ainsi que l'abbé Lafond. Le préfet de police, quoique dans cette situation, trouva le moyen de m'envoyer bien vite un de ses employés, pour me prévenir de ce qui se passait; cet employé, en arrivant chez moi, n'insistait que pour me voir et me parler au plus vite, sans rien dire de plus. Comme il était connu du portier de l'hôtel, il aurait pu commencer par faire fermer la porte; il ne le fit pas, et trouva la consigne que j'avais donnée à cinq heures du matin (en me couchant), pour qu'on me laissât en repos à moins de force majeure. Comme il était venu à pied, il ne devançait que de très peu la colonne du général Lahorie, qui était sur ses pas, et qui entra comme un trait, ainsi que je l'ai dit.
Lahorie avait envoyé le général Guidal, qui était venu avec lui arrêter le ministre de la guerre; mais le sergent par lequel il voulait me faire assassiner lui ayant manqué de parole, il courut lui-même après ce général, qu'il atteignit dans la rue des Saints-Pères, et ramena chez moi avec son détachement. C'est à ce seul incident, que le ministre de la guerre doit de n'avoir pas eu la même aventure que moi.
Mallet, en quittant Lahorie, à la porte de la Force, avait envoyé par des soldats de la 10e cohorte, aux deux commandants des régiments de la garde soldée de Paris, des paquets renfermant des pièces semblables à celles qu'il avait lues à sa troupe avant de l'emmener, et de plus une instruction que ces deux régiments devaient suivre de point en point.
Il employa l'un à fermer toutes les barrières de Paris, avec défense d'en laisser sortir qui que ce fût; ce qui fut fait, en sorte que dans les villes du voisinage, d'où on aurait pu avoir des secours, si l'on en avait eu besoin, on n'aurait rien su de ce qui se passait à Paris. Il employa l'autre à occuper la banque, la trésorerie et autres points de l'administration publique. À la trésorerie, il éprouva de la résistance; le ministre s'y était rendu et sut se servir de la garde de sa maison, pour ne pas laisser méconnaître son autorité. Mais dans les deux régiments entiers de la garde soldée de Paris qui faisaient le service de la place, il n'y eut pas une objection opposée à l'exécution des ordres de Mallet.
En même temps que Mallet faisait ainsi agir sur plusieurs points à la fois, il descendait la rue Saint-Honoré avec sa petite troupe. Il tourna le coin de la rue qui mène à la place Vendôme, et de là, il expédia un officier avec vingt-cinq soldats de sa troupe, auxquels il ordonna d'aller se mettre en bataille devant la porte du bureau de l'état-major, qui était dans la maison placée dans l'angle de la place Vendôme, à gauche, et de n'en laisser sortir personne.
En même temps, il donna à l'officier un paquet pour l'adjudant-général Doucet; le paquet contenait les mêmes pièces que les autres, la mort de l'empereur, l'acte du sénat, les proclamations, la nomination de Mallet au gouvernement de Paris, une nomination de général de brigade, et un bon de 100,000 francs pour lui Doucet. À ce paquet il avait joint une instruction en forme de lettre confidentielle, dans laquelle il témoignait à Doucet le plaisir qu'il éprouvait à entrer en relation de service avec lui, et le priait d'envoyer tels et tels ordres aux troupes qui étaient à Saint-Denis, Saint-Germain et Versailles, et à celles qui étaient à Paris, il n'exceptait que la garde soldée, qu'il avait employée, et la 10e cohorte, qu'il avait chargée de l'arrestation du préfet et du ministre de la police, ainsi que de celle du général Hullin; il ajouta que, connaissant les relations d'amitié qui existaient entre lui et le général, il avait voulu lui éviter ce que cette commission aurait eu de pénible pour lui, et qu'il s'en était chargé; seulement il lui recommandait de ne pas s'y opposer, et de garder à sa porte, jusqu'à nouvel ordre, le piquet que commandait l'officier qui lui remettrait le paquet.
L'adjudant-général Doucet était couché quand l'officier arriva chez lui. N'ayant pas voulu parler à d'autres, on le fit entrer chez l'adjudant-général, qui ne comprenait rien à tout ce que cette dépêche contenait. Il relut plusieurs fois toutes ces pièces, et demanda à l'officier de la 10e cohorte qui les lui avait apportées, et qui avait son détachement de garde à la porte, ce qui s'était passé à leur caserne. Ce jeune homme le lui raconta; il avait vu prendre les armes à son corps, avait suivi Mallet à la Force, en avait vu extraire Lahorie et Guidal, et avait suivi Mallet jusque sur la place Vendôme, d'où il avait continué son chemin pour aller chez le général Hullin, où il était encore. «Je vois d'ici, ajouta-t-il, notre détachement qui est devant la porte du général Hullin.» Et il le voyait effectivement par la fenêtre de l'appartement de M. Doucet.
Doucet ne pouvait plus douter de l'existence d'un projet dont Mallet lui donnait les détails dans son instruction; à la vérité, cela pouvait s'appeler une folie, mais cependant cela s'exécutait. Il ne pouvait en douter, tant par ce qu'il voyait que par ce que lui disait le jeune officier de la cohorte, qui lui-même agissait. Non seulement il ne bougea point, mais perdit la tête au point d'avoir peur de sa responsabilité. Mallet lui avait ordonné de mettre M. Laborde aux arrêts, se méfiant sans doute de son activité. Doucet venait de faire appeler M. Laborde, qui demeurait dans le même hôtel; ils lisaient ensemble toutes les pièces, lorsque Mallet, de retour de chez le général Hullin, entra dans la pièce où ils se trouvaient; il demanda à l'adjudant-général Doucet, pourquoi M. Laborde n'était pas aux arrêts, ainsi qu'il l'avait ordonné, et lui dit de s'y rendre. Laborde résista, et il s'était engagé une petite discussion à la suite de laquelle Laborde sortit en disant: «Pour me rendre aux arrêts, il faut que je sorte; ce n'est point ici ma chambre.» Ce qu'il fit, et c'est en descendant l'escalier de l'adjudant-général Doucet, qu'il aperçut l'inspecteur-général du ministère de la police, qui se rendait au bureau de l'état-major de la place, pour prendre des renseignements dont il avait besoin. Ce piquet de la 10e cohorte lui en refusait l'entrée, d'après son instruction, et ce fut Laborde qui, du haut de l'escalier, cria aux soldats de le laisser monter, ce qu'ils firent, parce que tous étaient depuis longtemps dans l'habitude d'obéir à Laborde. Ce dernier lui apprend de quoi il est question, et le conduit dans la chambre de Doucet, qui causait avec Mallet.
Dans le moment la scène changea. La présence de l'inspecteur fit perdre le sang-froid à Mallet. L'inspecteur dit tout haut: «Monsieur Mallet, vous n'avez pas la permission de sortir de votre maison sans que j'aille vous chercher;» et, s'adressant à l'adjudant-général Doucet, il lui dit: «Il y a là-dessous quelque chose; arrêtez-le d'abord, je vais aller au ministère pour savoir ce que cela signifie.» Mallet était adossé contre la cheminée de l'entresol dans lequel cela se passait. Se voyant perdu, il met la main à un pistolet qu'il avait dans la poche de son habit; ceux qui étaient en face de lui virent ce mouvement dans la glace, et tous les trois ensemble ils le saisirent et le désarmèrent.
Pendant qu'il était arrêté, on apprit ce qui s'était passé chez le général Hullin, où Mallet avait été avant de venir chez Doucet.
Il avait demandé à lui parler en particulier; il s'était fait accompagner par un capitaine de la compagnie qui le suivait.
Le général Hullin vint le recevoir. Mallet lui dit qu'il est chargé d'une commission bien pénible à remplir, puisqu'il est chargé par le ministre de la police de l'arrêter, et de mettre les scellés sur ses papiers. Le général Hullin lui dit: Voyons votre ordre. Mallet lui répond: Entrons dans votre cabinet, je vous le montrerai. Hullin passe le premier; Mallet le suit, la main à un pistolet, qu'il tenait dans sa poche, et, accompagné du capitaine de la cohorte, au moment où Hullin se retourne pour voir ce que Mallet allait lui présenter, celui-ci lui tira son coup de pistolet dans la figure à bout portant, et l'étendit sur le carreau. Il ne le tua pas: la balle entra au milieu de la joue, et resta dans la tête du général Hullin, sans que l'on pût la faire sortir. Ensuite il sortit pour venir chez l'adjudant-général Doucet, sans que le capitaine trouvât rien d'extraordinaire à ce dont il était le témoin et devenait le complice.
CHAPITRE V.
Mésintelligence entre le ministre de la guerre et moi.—Je prends la défense du général Lamotte.—Confrontations.—Ce qui eût pu arriver.—M. Frochot.—Conduite du ministre de la guerre.—Il envoie un exprès à l'empereur.—Je n'envoie personne.—On me croit perdu.—Belle occasion de connaître mes amis.
Le général Mallet arrêté, tout était fini. On put commencer les confrontations qui devenaient nécessaires à la suite de tous ces interrogatoires pour se faire une idée juste de l'affaire: les opinions variaient de tant de manières sur le parti dont on disait que Mallet n'était que l'agent, que je mis de l'amour-propre à les éclairer, bien convaincu que l'on gagne toujours à se pénétrer de la vérité, quelque tort qu'elle puisse faire, et que rien n'est si dangereux que de se livrer à des illusions, ou de se laisser aller à la passion. C'est à cette occasion qu'il s'éleva des nuages entre le ministre de la guerre et moi. Il me supposa le projet de lui nuire, et de nuire aux militaires. Il prêta l'oreille à une foule de bavardages dont il n'aurait pas dû se laisser atteindre, et qui le firent agir vis-à-vis de moi comme il me croyait capable de faire vis-à-vis de lui. Comme je ne le fis pas, il resta le maître du terrain. Il rechercha de l'importance pour lui dans cette affaire, et en la rattachant à plusieurs invraisemblances, il fit arrêter à tort et à travers les uns et les autres, en cherchant à les inculper dans cette conjuration de Mallet. Moi, au contraire, j'en détachai tout ce qui pouvait n'y pas être compris.
Le ministre de la guerre me faisait un grand grief de défendre l'innocence du général Lamotte, qu'il avait fait arrêter, parce qu'il soutenait qu'il était le complice de Mallet, et que c'était lui qui avait été prendre la 10e cohorte dans son quartier.
Il ne voulait pas croire que Mallet avait pris le nom et joué le rôle de Lamotte. Je fus obligé, après la déclaration du colonel Soulier, de faire entrer dans mon cabinet le véritable général Lamotte, qu'il ne reconnut point: Peu après, sans lui rien dire, je fis entrer le général Mallet, qu'il reconnut pour être celui qui était venu le prendre le matin à son quartier, où il s'était présenté sous le nom du général Lamotte.
Après cette confrontation relative au général Mallet et au général Lamotte, le ministre de la guerre prétendit qu'il y avait eu connivence entre le général Mallet et le colonel Soulier, commandant de la 10e cohorte; sans quoi il n'aurait pas choisi cette cohorte préférablement à une autre troupe.
C'était également deux opinions mal établies. La preuve qu'il n'y avait point de connivence entre Mallet et Soulier, c'est qu'il prit le nom de Lamotte pour entrer chez lui: à quoi cela lui aurait-il servi, s'ils avaient été d'accord auparavant?
Quant au choix que Mallet avait fait de la 10e cohorte, c'est parce qu'elle se trouvait la mieux placée pour être employée loin des regards des autorités que l'on pouvait redouter; il y avait loin du faubourg Saint-Antoine à la place Vendôme et au ministère de la guerre.
Mais s'il n'avait pas pris cette cohorte, il n'aurait pu en trouver une autre qu'à la rue Verte ou au faubourg Saint-Honoré, c'est-à-dire, sous les yeux de l'état-major de la place, qui aurait été averti avant qu'il eût été à la Force, à la préfecture de police et au ministère.
Toutes ces observations avaient beau être raisonnables, on ne les écoutait pas, et la passion prenait le dessus.
Cette folie de Mallet conduisit devant un conseil extraordinaire de guerre quatorze malheureux qui furent condamnés à la peine de mort. Ils étaient bien coupables assurément; mais au moins faut-il accorder à ces officiers la justice de convenir que ce qui les rendait inconsolables, c'était la pensée qu'on les crût capables d'avoir coopéré sciemment à ce que Mallet leur faisait faire. Ils disaient tous que, si l'empereur avait été là, ils n'auraient pas tous péri. Ils avaient bien raison, car je crois que si l'empereur avait été à Paris, hors Mallet, Lahorie et Guidal, il eût fait grâce à tout le reste; jamais il n'aurait permis une exécution comme celle qui a eu lieu.
Je m'interposai tant que je pus pour repousser l'idée que le sénat avait la moindre part à tout ce dont Mallet se disait être muni de sa part.
Sans le contre-temps qui lui fit manquer l'arrestation du ministre de la guerre, et qui me rendit aussitôt à mes fonctions, le général Mallet aurait été maître de beaucoup de choses en peu de moments, et dans un pays si susceptible de la contagion de l'exemple. Il aurait eu le trésor, qui était riche, dans ce temps-là, la poste et le télégraphe, et il y avait cent cohortes de gardes nationaux en France. Il aurait su par l'arrivée des estafettes de l'armée la triste situation où étaient alors les affaires, et rien ne l'aurait empêché de saisir l'empereur lui-même, s'il était arrivé seul, ou de marcher à sa rencontre, s'il était venu accompagné.
Malgré cela, Mallet n'aurait pas joué longtemps le rôle d'un nouveau Cromwel, parce que la fourberie aurait été reconnue, et que tout le monde en France était las de mouvements; vraisemblablement, il aurait bientôt été seul pour consolider l'exécution de son projet.
Mais le danger dont la tranquillité publique fut menacée était grand, et l'on reconnut, malgré soi, un côté faible dans notre position, que chacun croyait mieux affermie.
On fut surtout frappé de la facilité avec laquelle on persuada les troupes de la mort de l'empereur, sans qu'il vint à la pensée d'un seul de leurs officiers de chercher à s'en assurer, et surtout sans penser à son fils. Ces mêmes soldats se portèrent sur les individus investis du pouvoir, trouvèrent cela naturel, et enfin virent tuer le commandant de Paris, leur général, sans faire un seul geste pour le défendre. Cette réflexion était affligeante, et à moins d'aimer les illusions, on était forcé de songer à tout ce que cela préparait de malheurs.
Le préfet du département de Paris était à la campagne, lorsque le colonel de la 10e cohorte, Soulier, arriva à l'hôtel-de-ville; il y fit connaître la mort de l'empereur, et annonça qu'il venait prendre possession de l'appartement destiné à la commission du gouvernement, qui allait arriver à l'hôtel-de-ville.
Un employé de la préfecture envoya bien vite chercher le préfet. L'exprès qu'on lui avait expédié le rencontra dans la rue du faubourg Saint-Antoine par laquelle il revenait lui-même à Paris, ignorant ce qui s'y passait. Le messager lui remit le billet dont l'employé de la préfecture l'avait rendu porteur, et dans lequel il marquait au préfet d'arriver au plus vite; il finissait par ces mots latins: fuit imperator. Le préfet accourt, il trouve l'hôtel-de-ville occupé par Soulier, qui lui montre tous les actes en vertu desquels il agissait, et qui lui apprend que le ministre de la police venait de sortir et avait recommandé que l'on hâtât les dispositions pour recevoir la commission du gouvernement.
Le préfet croit d'abord que c'est moi, et ne peut rien comprendre à ce qu'il voit; il demande ses chevaux pour aller chez l'archi-chancelier, et dit à ses gens; «Faites ce que ces messieurs ordonnent,» mais avant que sa voiture fût avancée, la comédie avait cessé. On vint arrêter le colonel Soulier pendant qu'il exécutait les ordres de Mallet, ainsi que tout ce qui l'accompagnait. On fit un grand crime au préfet de la Seine d'avoir dit à ses gens: «Faites ce que ces messieurs ordonnent,» et on persuada à l'empereur de le déplacer. L'autorité militaire l'attaqua vivement, et il fut disgracié; cependant que pouvait faire le préfet contre un colonel et sa troupe, supposant même qu'il eût ordonné à ses domestiques le contraire de ce qu'il leur dit?
Assurément le préfet de la Seine était un homme incapable d'une lâche trahison, et s'il avait été chez lui au moment où cette troupe s'y présenta, il ne l'eût reçue qu'après de bonnes informations; mais qui aurait pu croire que des troupes entières seraient sorties de leurs quartiers, leurs officiers en tête, sans l'ordre de leurs généraux, et surtout pour un objet comme celui-là?
Le préfet de la Seine fut généralement plaint; il lui resta des amis, et l'empereur témoigna des regrets que cela lui fût arrivé. Il l'estimait particulièrement, et je suis sûr que, sans l'opiniâtreté du duc de Feltre, le préfet de la Seine n'eût pas succombé. S'il lit ces Mémoires, je suis bien aise de lui apprendre qu'à bord du Bellérophon, m'entretenant de cette affaire, l'empereur parlait de lui avec intérêt et presque avec amitié.
C'est ainsi que finit cette singulière entreprise de Mallet. Rien n'égale la ruse et l'audace avec laquelle elle fut conduite; elle surprit la réflexion de tout le monde, comme aussi ce même monde reconnut sa faiblesse; on en fut honteux, mais on n'en devint pas plus sage. À Paris, on en fut effrayé, parce que l'on se voyait encore sur un volcan, lorsque, depuis longtemps, on se croyait sur un rocher.
Le ministre de la guerre entreprit de justifier les troupes; pour le faire, il accusa la surveillance de la police; mais en supposant même que celle-ci eût eu un moyen de suivre un fil de cette conjuration, qui n'était que dans la tête d'un homme, rien ne pouvait excuser les troupes qui avaient marché contre l'autorité, quelle que soit la manière dont on s'y soit pris pour les y déterminer; l'intelligence la plus commune a toujours été obligée de reconnaître cette partie de ses devoirs.
Le ministre de la guerre fit grand bruit, envoya la garde à cheval à Saint-Cloud, sous prétexte que le parti de Mallet voulait enlever le fils de l'empereur, tandis que Mallet et ses complices étaient déjà arrêtés: tout ce que faisait le ministre de la guerre était inutile, il le savait bien; mais il ne voulait que montrer du zèle, pour prendre place dans l'opinion et conjurer l'orage qu'il voyait arriver; Il fit le cheval de parade, lorsque le danger était passé, et cela lui réussit.
Les détails du procès ne ramenèrent point la tranquillité dans son esprit, et il ne fut en repos qu'après qu'il eut envoyé un officier de son état-major à l'empereur pour surprendre son opinion sur cette affaire, et il l'égara complètement. L'empereur le reconnut après; mais il avait déjà prononcé, et il ne voulut point avoir l'air d'être trompé: néanmoins le ministre de la guerre n'y gagna rien.
Moi, je n'envoyai personne à l'empereur, je ne voulais ni surprendre son jugement ni accuser qui que ce fût, je me mis même au-dessus de tout ce que je prévoyais qu'il allait m'en écrire. J'ai été bien souvent grondé par lui, mais je n'ai jamais pu m'accoutumer à une lettre dure: aussi calculai-je le jour où je devais recevoir de l'empereur une réponse au rapport de cet événement. Ce jour-là, je fis ouvrir par mon secrétaire les lettres que je reçus de lui (l'empereur), et lui donnai l'ordre de me remettre ce qui ne respirerait pas l'humeur, et de jeter la réprimande au feu, s'il en venait une, qui effectivement arriva comme je l'avais prévu, et il n'y manquait rien que de l'avoir méritée. Je ne m'en tourmentai point, parce que je prévoyais ce qui avait été pratiqué pour s'emparer de l'opinion de l'empereur. J'ai toujours eu confiance dans son jugement et cru à sa bonté, et je ne me serais pas mis dans le cas de la perdre, pour avoir manqué dans une circonstance semblable.
Je souffris des suites de cette affaire. Bon nombre de personnes se détachèrent de moi, persuadées que je ne pouvais plus rester en place. On me chercha un successeur, tant cela paraissait probable. Les dames disaient: «Ah! on ferait bien mieux de s'occuper de ce qui se passe dans les casernes que dans nos boudoirs.»
Dans tous les temps du monde, les battus ont toujours payé l'amende, il ne me fallait qu'un peu moins d'honneur pour en faire supporter les frais à un autre.
Mais l'occasion était trop belle pour se venger de la découverte faite dans les bureaux de la guerre, de l'espionnage de la légation russe, et on la saisit. J'aurais pu, quelques mois après, en tirer une satisfaction éclatante, comme on le verra par la suite de ces Mémoires, et ne le fis pas. Je fus plaint, parce que l'opinion m'était redevenue favorable, et que je n'avais fait de mal à personne, mais qu'au contraire j'avais obligé beaucoup de monde. On fut fâché de ce qui m'était arrivé, mais on n'en crut pas moins que le premier courrier de l'empereur allait annoncer la nomination de mon successeur; on se conduisit donc en conséquence, et les intrigues s'agitèrent pour partager ma dépouille. Je n'eus pas l'air de m'en apercevoir, et je profitai de cette occasion pour apprendre à reconnaître mes amis.
CHAPITRE VI.
Les Russes ne veulent entendre à aucune proposition.—Anxiété de la capitale.—Retraite simultanée des armées russe et française à Mojaïsk.—Départ de l'empereur.—Considérations qui le déterminent.—Arrivée à Paris.—Audience des ministres.—Attitude des courtisans à mon égard.—L'empereur prend une idée juste de la tentative de Mallet.—Mon crédit est assuré.—Mes amis me reviennent.
Pendant cette fin d'octobre, nous étions dans la persuasion que l'empereur passerait l'hiver à Moscou; mais nous reçûmes bientôt les bulletins qui annonçaient la retraite de l'armée, et les événements qui y avaient donné lieu.
Les Russes, ayant fait le sacrifice de Moscou, n'écoutèrent aucune proposition d'armistice. Ils étaient bien placés à Kalouga. Nos communications étaient impossibles à entretenir; les troupes légères ennemies ne laissaient que des villages brûlés aux nôtres, elles enveloppaient Moscou; l'armée y aurait été enfermée et étrangère à tout ce qui aurait pu se passer derrière elle, où il y avait encore de quoi faire une puissante armée.
Les privations avaient introduit le désordre dans tous les corps auxquels on ne pouvait point faire de distributions. L'empereur, par beaucoup d'autres considérations, s'était décidé à la retraite, bien mécontent que notre cavalerie n'eût pas su garder les traces des Russes. S'il eût connu leur marche, il aurait été les éparpiller après la bataille de la Moskowa, au lieu de pousser à Moscou.
À Paris, tout le monde avait des cartes de Russie, sur lesquelles on pointait avec des épingles les lieux cités dans les bulletins; il n'y avait guère de salons, dans toutes les classes de la société, où l'on ne recherchât avec avidité des nouvelles d'une armée dans laquelle chacun avait un frère, un fils ou un ami. La distance qu'elle avait à parcourir pour retrouver des quartiers d'hiver à l'époque où l'on se trouvait, donnait de vives alarmes, qui n'étaient que trop fondées, ainsi que le désastreux vingt-neuvième bulletin ne tarda pas à l'apprendre.
L'arrivée de l'empereur à Paris acheva de ruiner l'opinion publique. Une fois que l'on eut commencé à faire des calculs noirs, l'imagination ne s'arrêta plus, et on ne voyait plus dans l'armée qu'une immense caravane de gens transis de froid et épuisés de besoin, au lieu de cette masse de bouillantes cohortes qui, depuis tant d'années, étaient l'admiration des contemporains, et fournissaient une multitude de faits d'armes glorieux à l'histoire.
L'on allait ainsi se tourmentant l'imagination, qui ne rencontrait pas de point d'arrêt, lorsque l'on apprit l'arrivée à Wilna des débris de notre armée, qui avait perdu tous ses chevaux, par conséquent toute son artillerie, et qui était revenue jusqu'à la Bérésina, successivement coupée et flanquée par les corps de l'armée russe, partie de Kalouga pour intercepter la route de Smolensk à Moscou. À la Bérésina, elle avait trouvé la rive droite de cette rivière occupée par l'armée russe qui était revenue de Moldavie après le traité de Jassy. Ce contre-temps acheva de détruire les espérances des débris de notre armée. L'empereur ne pouvait pas comprendre comment le prince Schwartzenberg et le général Reynier ne l'avaient pas garantie de la marche de cette armée russe. Il fallut bien la combattre, et il n'y avait pas beaucoup de moments accordés par la fortune pour ouvrir le passage de la Bérésina, ou pour voir arriver l'autre armée russe, qui suivait à la queue de la colonne.
En partant de Moscou, l'empereur avait prévu tout ce que l'armée aurait à souffrir en traversant un pays que les passages successifs de deux armées aussi considérables avaient déjà dévasté. C'est pourquoi, en quittant Moscou, il prit la route de Kalouga, à travers un pays neuf dans lequel l'armée eût trouvé de quoi satisfaire ses besoins.
Mais les Russes l'avaient devancé; il les attaqua, les battit, sans pouvoir les mettre en déroute. Ils se retiraient cependant sur Malojaroslavetz. Malheureusement l'empereur ne fut pas averti. Il crut ne pouvoir les débusquer qu'à l'aide de combinaisons que le temps ne lui permettait pas de faire. Il rétrograda sur Mojaïsk. Les Russes revinrent occuper les positions qu'ils avaient abandonnées; et nos malheurs commencèrent. Enfin l'armée atteignit la Bérésina. Les ponts de Borisow étaient détruits; l'ennemi nous attendait sur la rive opposée; notre perte semblait inévitable: mais l'empereur veillait sur nos débris. Wittgenstein fut enfoncé, et les lieux qui devaient être témoins de notre défaite virent fuir ceux qui devaient l'assurer. Nous franchîmes cette funeste rivière; mais le froid, les privations, la fatigue, continuaient leurs ravages. Il fallait courir au-devant des malheurs dont nous étions menacés. L'empereur les mesurait dans toute leur étendue. Il savait les sentiments que nous portait l'Allemagne, les espérances que nos revers allaient réveiller. Il résolut de les prévenir et de s'assurer du moins des moyens capables de les comprimer. Une autre considération contribua à le déterminer. Il venait d'apprendre les détails de l'affaire de Mallet, et malgré les contes divers que chacun lui adressait là-dessus, selon sa manière de voir, ses rivalités, où même son ambition [2], la vérité ne lui avait pas échappé. Il avait le tact si juste, qu'il la démêla lui-même, et jugea le danger mieux que personne, non pas par ce que Mallet avait fait, mais par ce que n'avaient pas fait ceux qu'il avait investis de sa confiance dans différentes parties de l'administration. Cette idée le frappa, et ramenait son esprit à de tristes réflexions sur ce qu'il croyait avoir déjà donné de solidité à son système. Cette considération ne contribua pas peu à lui faire hâter son retour à Paris où il supposait bien que la nouvelle du désastre de l'armée porterait la terreur.
[2: Tout ce qui briguait le ministère et la préfecture de police lui écrivait pour le porter à changer ceux qui en étaient pourvus.]
Il arriva le 19 décembre à huit heures du soir, et fit demander les ministres pour le lendemain à dix heures du matin.
J'allai voir M. de Caulincourt le soir même du 19. Il m'apprit la ruine absolue de tout ce qui avait été à Moscou, et comme il venait de passer quinze jours en tête à tête avec l'empereur, qui avait lu vingt fois tout ce qu'on lui avait mandé sur l'affaire du 23 octobre, il ne me cacha point que, quoique l'empereur mît une grande partie de cela sur le compte de l'animosité, il avait encore passablement d'indisposition contre moi. Il avait trouvé ma défense faible, il supposait qu'il y avait quelque raison pour cela. Je ne pouvais pas désirer mieux que de voir l'empereur un peu indisposé, parce que, avec des rapports clairs et naturels, on le ramenait toujours à la vérité, et alors on était près de lui dans une meilleure position qu'avant qu'on eût cherché à vous y nuire. L'empereur avait causé avec l'aide-de-camp que le duc de Feltre lui avait envoyé; et il revenait avec l'opinion du ministre de la guerre. Caulincourt m'avait servi de son mieux, et je lui en dois obligation.
Le lendemain, 20 décembre, les salons de l'empereur étaient remplis dès le matin; tous ceux qui s'y trouvaient n'y étaient pas venus aussi contents les uns que les autres.
L'empereur reçut d'abord l'archi-chancelier et ensuite les ministres, l'un après l'autre, en suivant l'ordre de leur ancienneté d'exercice, en sorte que le grand-juge et tous les autres ministres, celui du commerce excepté, passèrent avant moi.
De tous ceux qui étaient là, pas un n'eût voulu être à ma place: on avait l'air de ne pas oser me parler, pour ne pas me faire une doléance. L'empereur n'avait pas gardé chaque ministre longtemps, hormis celui de la guerre, en sorte que je ne tardai pas à être introduit. Lorsque je traversai la foule qui était à la porte du salon dans lequel était l'empereur, elle s'écarta comme pour laisser passer un convoi funèbre, qui allait prendre congé de la cour. Ce qui avait beaucoup contribué à établir cette opinion, c'était le retour à Paris du duc d'Otrante, que l'empereur avait rappelé d'Aix en Provence, où il se trouvait; tout le monde le regardait déjà comme mon successeur. Quelques amis de ma première prospérité ne m'ont rien laissé ignorer de tout ce qui s'était dit là pendant que j'étais chez l'empereur.
J'y restai deux heures moins quelques minutes, qui furent bien exactement comptées par des observateurs, qui n'étaient pas aussi bienveillants pour moi que l'archi-chancelier, qui resta dans le salon jusqu'à ma sortie.
L'empereur me demanda mille détails sur l'intérieur avant d'en venir à l'affaire de Mallet. Comme je n'avais que de bons rapports à lui faire, et que lui-même avait jugé de la vérité de ce que je lui disais par ce qu'il avait vu en venant de Mayence à Paris, il fut fort content, et particulièrement de ce que je ne lui disais de mal de personne. On n'a jamais connu en France combien on rendait l'empereur heureux en ne lui portant de plainte sur qui que ce fût. Lorsqu'il eut bien poussé à fond tout ce qu'il voulait savoir, il commença le chapitre de Mallet; il parla le premier, et d'après tout ce qu'il me disait, je jugeai par qui il avait été informé. On y avait mis de la méchanceté, car on savait toute la vérité sur des faits qu'on lui avait désignés; on n'avait cherché qu'à surprendre son opinion, et on y était parvenu.
Il me disait: «Je conçois bien que vous ayez été arrêté par cinquante hommes: il eût été à désirer pour vous que vous eussiez pu vous défendre. Au reste, je suis moi-même à la merci du chef de bataillon qui est de garde à ma porte, mais je ne comprends pas que vous n'ayez pas su que Mallet et le colonel de la cohorte se voyaient depuis longtemps, ainsi que Lahorie.»
Il était dans toutes ces idées que lui avait données la police militaire; je lui en montrai l'inexactitude en lui faisant les observations que j'ai rapportées plus haut.
Il ne voulait d'abord pas y croire, et me répétait: «Comment, avec de l'esprit, pouvez-vous me faire un conte comme celui-là?» J'insistai, et commençai à le persuader, lorsque je lui appris que le colonel de la 10e cohorte n'était que depuis peu de jours à Paris, qu'il revenait de Barcelone, où il s'était distingué, ce qui lui avait valu d'être appelé au commandement de cette cohorte, et que non seulement il n'avait pas donné de cartouches à ses soldats, mais qu'il ne leur avait pas fait mettre de pierres à feu à leurs fusils; ce qu'il n'aurait pas omis de faire, s'il avait eu part au complot. La police militaire n'avait pas mis cela dans son rapport.
L'empereur était toujours dans l'opinion que le général Lamotte avait eu part à l'entreprise de Mallet; il me désapprouvait de n'avoir pas été de l'opinion du ministre de la guerre, qui l'avait fait arrêter, et le tenait encore en prison. Je répondis à cette observation ce que j'ai dit quelques pages plus haut. L'empereur ne voulut pas admettre cette opinion sans en avoir parlé en conseil, et me dit: «Si cela est ainsi, ce sera vous qui aurez vu juste sur cette affaire.»
Le ministre de la guerre ne lui avait pas parlé de l'adjudant-général Doucet, qui avait marchandé Mallet, au lieu de courir au secours du général Hullin: au contraire il le créa général de brigade; ce qui fit dire que Doucet ne pouvait manquer de le devenir, puisque Mallet de son côté, l'avait déjà nommé.
L'empereur ne me parla jamais avec plus de bonté; il regrettait seulement que je n'eusse pu me défendre; il me disait: Cela est fâcheux; mais il n'y a pas de votre faute.
Il me demanda aussi pourquoi l'on arrivait jusqu'à moi sans trouver vingt gardes dans mes antichambres. S'il y avait eu seulement, me disait-il, un coup de fusil de lâché, toute cette troupe se serait retirée. Il avait raison; mais il fallait d'abord avoir les bras libres, «et c'est bien, lui dis-je, parce que Lahorie me connaissait d'humeur à ne pas me laisser saisir, qu'il avait pris cette précaution.
«Ensuite, lui observai-je, il y a toujours huit ou dix hommes chez moi la nuit uniquement comme guet; mais au jour, ils s'en vont; et lorsque les trois compagnies de la cohorte arrivèrent, ils venaient de sortir.»
Il ne revenait pas de ce que la garde de ma porte eût vu mettre en pièces mon cabinet, m'eût laissé enlever sans faire la moindre résistance.
Je voyais son opinion se redresser sur tout cela; il me congédia en me disant de lui envoyer le soir même M. Réal avec lequel il était bien aise de causer.
Lorsque je sortis de chez l'empereur, il fallait voir la curiosité des courtisans qui cherchaient dans mes yeux s'ils devaient m'aborder. Cependant ils auguraient bien d'une conversation qui avait été aussi longue, et c'est de ce soir-là (car il était 4 ou 5 heures du soir) que cessèrent les bruits ridicules dont j'étais le sujet depuis un mois. J'ai eu depuis plusieurs belles occasions d'en faire repentir les auteurs; je ne l'ai pas fait.
Avec la faveur reviennent les amis; je les reçus tous, et ne gardai de rancune à aucun.
L'empereur m'avait paru indisposé contre M. Pasquier, préfet de police; je le défendis courageusement, et lui fis obtenir la justice qu'il méritait: je n'eus pas grand-peine, parce que l'empereur l'estimait particulièrement.
L'empereur tint un conseil pour résoudre tout ce qui était relatif à l'affaire du général Mallet; il se fit présenter l'exposé exact de tout ce qui s'était passé, et prit la véritable opinion qu'il devait avoir de cette entreprise. Il ordonna la mise en liberté du général Lamotte, destitua cependant le préfet de la Seine, malgré tout ce que je pus dire en sa faveur; enfin il cassa la garde soldée à pied et à cheval de la ville de Paris.
Il m'ordonna dans le même conseil de lui présenter un projet d'organisation d'un corps de gendarmerie pour Paris, et de le placer entre l'autorité civile et l'autorité militaire, de manière à n'avoir rien à redouter du mauvais emploi que l'une ou l'autre de ces autorités pourrait en faire.
Le même jour, on avait reçu la nouvelle de la belle défense qu'avait faite le château de Burgos, qui avait soutenu plusieurs assauts de la part des Anglais, sans perdre un seul des ouvrages de la place. Il se trouvait dans la garnison qui le défendait un détachement de la garde soldée de Paris; le ministre de la guerre proposa à l'empereur de recréer sur ce détachement les corps que l'on licenciait à Paris; l'empereur ne le voulut pas, et me réitéra l'ordre de m'occuper sans délai du projet qu'il m'avait demandé.
CHAPITRE VII.
Impôts.—Ressources à créer.—Nouvelle armée.—Mouvement national.—Députations des départements.—Murat retourne à Naples.—Défection de la Prusse.—Conseil privé.—Opinions qui y sont émises.—Négociations par l'intermédiaire de l'Autriche.—M. de Bubna.
La malheureuse campagne de Russie était le premier événement fâcheux qui arrivait à l'empereur et à la France depuis qu'il la gouvernait; on le supporta avec courage, quoiqu'en en parlant beaucoup, et l'on fit avec générosité tous les sacrifices que le besoin de réunir une armée exigeait.
C'est à cette époque qu'on commença à voir établir des impôts qui furent perçus par des moyens illégaux. C'est aussi de cette même époque que l'on vit l'application de quelques mesures qui n'étaient pas moins arbitraires; mais l'embarras de la situation du moment avait forcé à y avoir recours.
Le mal était grand, et le temps pour le réparer était court; il fallait faire vite pour arriver à temps.
Ce serait être sévère jusqu'à l'injustice, que de juger l'empereur par les deux dernières années de son gouvernement, elles ont fourni des armes à ses ennemis, mais nous ne devons pas les imiter. Ces deux dernières années ont été remplies d'événements hors de la prévoyance humaine, et l'on y employait des remèdes hors de toutes règles; on ne s'attachait qu'à ce qui pouvait être exécuté le plus rapidement. Sans les mesures arbitraires, on n'eût pas été en état de se remettre en campagne avec autant de moyens qu'on le fit au mois de mai suivant. Il n'y avait que l'empereur qui eût l'art de tirer parti des ressources qu'il possédait et de créer celles qui lui manquaient.
Tous les convois d'armes et d'équipages militaires avaient été laissés dans les canaux de la Prusse, ainsi que dans les rivières de la Pologne, où ils étaient restés arrêtés par les glaces.
L'empereur eut à recréer un matériel d'artillerie complet avec les attelages. Il eut toute la cavalerie à remonter et la moitié de son infanterie à renouveler.
Cette situation aurait fait reculer un autre courage que le sien; mais lorsqu'il eut bien lu dans ses états de situation (c'était son expression), il mit la main à l'oeuvre, et en moins de quelques semaines il eut rassemblé les matériaux d'une nouvelle armée.
L'artillerie existait dans les arsenaux; on n'eut à acheter que les chevaux et qu'à les équiper.
On en trouva une suffisante quantité ainsi que pour remonter la cavalerie. On doubla partout les ateliers de confection d'effets militaires, et cette partie alla encore bien.
On prit les cent cohortes de la garde nationale ainsi que tout ce qui se trouvait dans les dépôts des différends régiments. On joignit à cela une levée d'hommes, et on reconstruisit une armée aussi nombreuse que l'était la première, mais qui ne pouvait lui être comparée pour l'espèce des hommes, leur force et surtout leur expérience.
L'empereur avait bien soin de faire placer dans chacun de ses nouveaux bataillons des officiers et des sous-officiers anciens que l'on tirait des corps de l'armée; mais comme cette opération avait déjà été faite plusieurs fois, ces sous-officiers n'étaient plus eux-mêmes que de bons soldats, parce que la classe des hommes de choix était épuisée. La cavalerie particulièrement n'était composée que d'enfants montés sur des chevaux aussi inexpérimentés que leurs cavaliers. La marine fut d'un très grand secours dans cette occasion; en ce qu'elle donna de suite son corps d'artillerie, qui était fort nombreux et compensa bien au-delà les pertes que l'on avait faites dans cette arme; il fournit de plus une belle division de bonne infanterie. Le mouvement national fut très beau en France. Le Piémont aussi se distingua par le zèle qu'il mit à aller au-devant de tout ce qu'on pouvait lui demander.
Il y eut de tous les points de la France des députations qui vinrent présenter à l'empereur des assurances de dévouement. On semblait un peu consolé du malheur survenu, par la pensée de saisir une occasion de montrer le zèle dont on était animé. C'était à qui fournirait quelque chose. À aucune époque de la révolution on ne fit des dons patriotiques de meilleur coeur; on donna du mouvement à toutes les classes de la population, à toutes les corporations et professions, qui contribuèrent pour un nombre déterminé de chevaux et d'équipages de guerre.
Pendant que l'empereur se donnait ainsi beaucoup de peine à Paris, on lui gâtait ses affaires à l'armée.
Le roi de Naples, non seulement n'avait pu parvenir à rallier l'armée à Wilna, mais il avait évacué cette ville et ramené l'armée en troupeau vers la Vistule. Il acheva ainsi de la perdre. On était dans le mois de janvier, et le froid était des plus rigoureux. Arrivé à la Vistule, il la quitta lui-même pour retourner à Naples, en laissant le commandement au vice-roi d'Italie. L'empereur était bien mécontent de la conduite de ce prince qui fit bien de ne pas passer par la France, car il aurait pu y rencontrer une mauvaise réception: il se dirigea par la Saxe, la Bavière et le Tyrol.
L'armée russe faisait suivre la nôtre par des nuées de Cosaques qui passaient les rivières sur la glace, en sorte que l'on ne pouvait prendre de position nulle part; aussi l'armée revint-elle successivement sur Posen, puis sur l'Oder et sur l'Elbe, qu'on ne put même pas garder.
Le contingent prussien, sous les ordres du général Yorck, était à la gauche du corps du maréchal Macdonald. Le général prussien traita particulièrement pour son corps avec le général russe qui le suivait; il conclut avec lui un armistice par lequel il mit ses troupes hors de l'état d'hostilités, exposant ainsi le reste du corps d'armée à une perte certaine. Il compromit par contre-coup le roi de Prusse son maître, qui était dans sa capitale au milieu de notre armée.
Ce fut lors de cette première défection que nous sentîmes le poids de l'ingratitude du maréchal Bernadotte, qui pouvait, en attaquant la Finlande, retenir le corps qu'il avait laissé venir en Courlande. La réunion des Suédois avec l'armée russe arriva fort mal à propos pour nous, et eut lieu pour ainsi dire, au moment où les autres souverains alliés s'empressaient de renouveler à l'empereur leurs sentiments pour lui, en chargeant des ambassadeurs extraordinaires de lui en porter l'assurance.
Le roi de Prusse désavoua la conduite de son général; il envoya un ambassadeur à l'empereur au mois de janvier; il fit condamner le général Yorck par un conseil de guerre, mais telle était la rapidité de la marche des événements, que, moins de trente jours après, il était dans les rangs de nos ennemis.
Le roi avait résisté longtemps aux instances dont il était obsédé en Prusse pour se joindre aux Russes. La droiture de son caractère le retenait encore dans notre alliance malgré les funestes résultats qu'elle ne pouvait manquer de lui amener. Il fut contraint au parti qu'il prit par les hommes de mouvement qui lui déclarèrent nettement, mais avec respect, qu'ils étaient prêts à agir avec lui comme sans lui. Le roi leur répondit alors: «Eh bien, messieurs, vous m'y forcez; mais souvenez-vous qu'il faut vaincre ou être anéanti.»
Lorsque l'empereur apprit la défection du corps prussien, il assembla un conseil privé, auquel assistèrent l'archi-chancelier, M. de Talleyrand, les ministres, le président du sénat, des ministres d'État, ainsi que plusieurs grands officiers de sa maison. Il exposa lui-même la situation des choses, fit donner lecture des pièces relatives à cet événement, et posa la question suivante: «Dans cette conjoncture, qui complique encore notre mauvaise position, me conseillez-vous de négocier pour la paix ou de faire de nouveaux efforts pour la guerre?»
J'étais en mon particulier très fâché de voir soumettre cette question au jugement de tant de monde; elle aurait du être traitée dans le cabinet de l'empereur, entre deux ou trois personnes qu'il y aurait appelées l'une après l'autre. Les conseils trop nombreux ont l'inconvénient de ne produire aucune résolution, parce que personne n'ose y émettre une opinion courageuse. Aussi à celui-là c'était à qui ne parlerait pas.
L'empereur demanda à l'archi-chancelier son opinion. Elle fut pour la paix. Mais l'empereur était accoutumé à plaisanter avec Cambacérès toutes les fois qu'il n'était pas question de législation ou de jurisprudence; il s'adressa à M. de Talleyrand, il lui demanda son opinion. M. de Talleyrand ne répondit pas aussi franchement que je l'attendais. Soit qu'il ne voulût pas parler devant tant de monde, ou qu'il eût un autre motif pour se taire, il fut de l'opinion de négocier. L'empereur lui dit: «Voilà comme vous êtes toujours: vous allez disant partout qu'il faut faire la paix; mais comment la faire? M. de Talleyrand répliqua: «Votre majesté a encore entre les mains des effets négociables: si elle attend davantage, et qu'elle vienne à les perdre, elle ne pourra plus négocier.» L'empereur, s'impatientant un peu, lui dit: «Mais expliquez-vous.» Et comme M. de Talleyrand hésitait à le faire, il ajouta: «Vous n'avez pas changé.» Puis passant de suite au duc de Feltre, quoiqu'il y eût deux ou trois personnes avant lui, il lui demanda son opinion sur la question posée: s'il convenait de négocier, ou de faire de nouveaux efforts. M. de Feltre répondit d'une voix ferme, et après y avoir réfléchi: «Je regarderais votre majesté comme déshonorée si elle consentait à l'abandon d'un seul village réuni à l'empire français par un sénatus-consulte.» L'empereur reprit: «Voilà qui est clair. Alors que faut-il faire?» dit l'empereur. «Il faut armer, sire,» répondit M. de Feltre. L'empereur, continua à recueillir les opinions, mais personne ne s'avisa d'être d'un sentiment opposé à celui qui parut lui convenir.
M. de Feltre crut avoir décidé l'opinion du conseil. Il était dans l'erreur; et dut voir comme moi, en sortant de ce conseil, combien chaque membre en particulier désapprouvait qu'on n'eût pas adopté l'opinion de Talleyrand. L'empereur avait bien raison de dire que lorsqu'il demandait l'avis de tout le monde, personne ne voulait parler, mais qu'à peine était-on sorti de chez lui tout le monde récusait ce qu'il avait dit.
Il fut donc résolu à ce conseil que l'on armerait tout ce que l'on pourrait. La corde de l'arc était déjà bien tendue, et certainement elle se serait rompue en d'autres mains que dans celles de l'empereur. L'on apprit peu de temps après la part que les Suédois prenaient à la coalition, en même temps que l'entrevue de l'empereur de Russie et du roi de Prusse, qui avait été à sa rencontre depuis Berlin jusqu'à Breslaw.
Là, il renouvela avec lui tous les traités qui l'attachaient à l'autocrate avant la guerre malheureuse qu'il nous avait faite en 1806 et 1807. Cette défection de toute la Prusse nous fit un grand mal dans l'intérieur, surtout parce qu'on en entrevoyait d'autres, et qu'alors on ferait une bien mauvaise paix, à moins qu'on achevât de ruiner la nation en efforts qui devaient tous les jours devenir d'autant plus grands que le mal augmentait, et que notre moral perdait sensiblement. Napoléon, en passant à Dresde, avait réclamé l'exécution des promesses que lui avait faites l'empereur d'Autriche. Il lui avait demandé de mobiliser un corps de la Galice et de Transilvanie, de porter ce contingent à soixante mille hommes et d'envoyer près de lui quelqu'un qui remplaçât le prince Schwartzenberg, dont la présence était utile à l'armée. «L'alliance que nous avons contractée, avait-il ajouté, forme un système permanent dont nos peuples doivent retirer de si grands avantages, que je pense que V. M. fera tout ce qu'elle m'a promis à Dresde, pour assurer le triomphe de la cause commune, et nous conduire promptement à une paix convenable.» L'Autriche, dont la jubilation s'était déjà trahie, se hâta de revenir sur ses pas. Elle fit partir M. de Bubna en toute hâte, et le chargea de fortes protestations pour Paris. Il devait prendre les idées de l'empereur sur la réorganisation du contingent et s'entendre avec lui sur les mesures qu'exigeait la mobilisation des troupes stationnées dans les provinces qui touchaient au théâtre de la guerre. Quant à la paix que voulait l'empereur, l'Autriche la désirait plus encore. «Ce n'était pas néanmoins pour la France, elle savait que sa position était toujours la plus brillante, c'était pour l'Europe, c'était pour elle-même. Les progrès de la Russie, la prépondérance que cette puissance s'efforçait de saisir l'alarmaient, et son système politique l'attachait plus étroitement encore à l'alliance après nos revers. La France, de son côté, avait aussi besoin de repos, son bonheur intérieur, celui de l'impératrice altéré par les inquiétudes de la guerre, étaient des considérations qu'un même intérêt rendait communes aux deux souverains. L'Autriche désirait donc ardemment la paix qui la laisserait dans la seule position qu'elle enviait en Europe, et qui ne pouvait que consolider la puissance de son allié. Si on voulait qu'elle agît officieusement, elle était prête, non qu'elle prétendît influer par son importance propre, mais par la force que donne un esprit de conciliation, aussi désintéressé que le sien. L'empereur Napoléon n'avait qu'à faire connaître ses vues, elle les ferait valoir: lui seul était intact, lui seul était en mesure de dicter la paix. Tout ce qu'on lui demandait, c'était de ne pas faire connaître les bases très généreuses qu'il proposait, de laisser faire le cabinet autrichien, et de presser les préparatifs pour une nouvelle campagne.
L'empereur n'était pas trop dupe de ces protestations; mais il n'avait rien de mieux à faire, il laissait dire et prenait ses mesures. Le général Bubna, de son côté, ne se prêtait qu'avec peine aux déceptions qu'il semait, et voyait semer parmi nous. Il répétait à tous ceux qui voulaient l'entendre, qu'il fallait faire la paix; il me l'a dit à moi-même sans doute pour que je le répétasse à l'empereur, et il ajoutait: «Ceux d'entre vous qui l'aiment doivent le lui conseiller.» M. de Bubna parlait comme un galant homme; il ne compromit rien de ce qu'il ne devait pas dire, mais ce qu'il conseillait n'était pas facile. Il était à Paris pendant que nous faisions tous les grands efforts qui ont recréé l'armée. Il en était étonné et concevait lui-même quelques espérances que l'on pourrait faire la paix.
CHAPITRE VIII.
Quelques mots sur les affaires d'Espagne.—Visite de l'empereur au pape.—La culotte du pape.—Générosité de l'empereur avec ses maréchaux.—M. de Narbonne nommé à l'ambassade de Vienne.—Gardes-d'honneur.—Motifs de cette institution.—Insurrection d'un de ces régiments à Tours.—Le colonel de Ségur.—M. de Nétumière.—L'impératrice est nommée régente.—Confiance de l'empereur dans M. de Menneval.—Vive apostrophe du ministre de la guerre.
L'hiver se passa en armements de toutes parts; on espérait quelque chose des négociations de l'Autriche, mais pendant qu'elles marchaient, les événements avançaient aussi.
L'empereur était encore à Paris, travaillant jour et nuit à tout ce qui pouvait augmenter ses moyens pour la campagne suivante. Avant d'en parler, je dois dire ce qui était arrivé en Espagne depuis la bataille des Aropiles.
Le maréchal Soult avait rejoint, dans le royaume de Valence, l'armée sous les ordres du maréchal Suchet, à laquelle se trouvait le roi d'Espagne. Ils marchèrent tous deux sous les ordres du roi, d'abord par Madrid, puis par le Guadarrama et Arevalo jusqu'à Salamanque, où ils avaient atteint l'armée anglaise qui s'était retirée de Burgos au bruit de la marche de ces deux armées. On dit que le soir du jour même de leur arrivée, elles pouvaient attaquer l'armée anglaise avec succès, et qu'elles ne voulurent le faire que le lendemain, mais que l'on trouva l'armée ennemie partie.
On raisonne toujours des événements après qu'ils sont arrivés. Il semble cependant que l'on ne peut adresser de grands reproches à des généraux qui ont eu la prudence de ne pas vouloir engager une action sérieuse à la fin du jour, et éviter un désordre dont ils n'auraient pas été les maîtres pendant la nuit.
Quoique l'empereur fut revenu fort tard de Russie, il fit encore un voyage à Fontainebleau où il alla voir le pape. Ils furent réciproquement bien l'un envers l'autre; ils dînèrent ensemble, et convinrent d'une partie de ce qu'on n'avait pu obtenir dans les négociations de Savonne. Le pape céda en témoignant cependant des scrupules sur les conséquences que pouvaient avoir ses concessions sur les prétentions temporelles. L'empereur le rassura et lui adressa même, pour le tranquilliser, une lettre spéciale [3]. Le saint Père parut satisfait, mais le vieillard rusait. Il demanda son conseil, c'est-à-dire les cardinaux dont il prétendait avoir besoin. L'empereur ordonna qu'on les lui rendit; mais ils ne furent pas plutôt en liberté, qu'ils remplirent de terreur la tête du saint-père et le firent revenir sur le concordat qu'il avait consenti. Il protesta et adressa à l'empereur une longue lettre pleine de componction et de réserve. L'empereur, impatienté, prit de l'humeur et ordonna que, malgré ce ridicule désaveu, le concordat fût promulgué partout et devînt loi de l'état.
[3: Voyez à la fin du volume.]
Le pape était avare, et malgré que l'ont eût pourvu amplement à tous ses besoins, il comptait fort exactement quelques douzaines de pièces d'or qu'il avait dans son secrétaire.
Il suivait le compte des moindres objets de sa toilette, depuis ses simarres jusqu'aux bas, et menu linge.
Il n'ouvrait pas un livre dans toute la journée; il s'occupait à des choses que l'on aurait de la peine à croire, si on ne l'avait pas vu: il cousait et raccommodait lui-même quelques petites déchirures qui se faisaient à ses vêtements; par exemple, il remettait lui-même un bouton à sa culotte, il lavait le devant de ses simarres, sur lesquelles il avait l'habitude de laisser tomber beaucoup de tabac, dont il faisait un grand usage [4].
[4: Voyez à la fin du volume.]
Il fallait avoir une bonne dose d'illusion pour croire à l'infaillibilité d'un souverain pontife que l'on voyait si près des misères humaines.
Il avait à Fontainebleau mille moyens d'employer son temps: il avait une bibliothèque superbe, il n'y toucha pas et ne voulut, pour ainsi dire, voir personne que les cardinaux qu'on lui avait rendus.
L'empereur fut si pressé par les événements, qu'il n'eut pas le temps de terminer cette affaire avant d'être obligé de partir pour la campagne de 1813.
Il avait fait venir quelques maréchaux d'empire à Paris pour leur faire prendre un peu de repos.
En les renvoyant prendre le commandement de leur corps, il fut, envers eux, généreux jusqu'à la magnificence. Il donna au maréchal Ney cent mille écus; au maréchal Oudinot cinq cent mille francs; celui-ci en eut deux cent mille de plus, parce que sa maison venait d'être brûlée à Bar-sur-Ornain.
À cette époque, on dénonça à l'empereur le général Lecourbe, comme cherchant à vendre ses terres pour passer au service de Russie.
Comme cela pouvait être vrai, l'empereur ordonna d'y prendre garde; c'est ce qui fit envoyer le général Lecourbe en surveillance en Auvergne, au lieu de le laisser en Franche-Comté où il était. Pour plus de précaution on mit entre les mains du général Dutailli une opposition au paiement de la terre qu'il venait d'acheter du général Lecourbe.
Avant de commencer la campagne, l'empereur envoya M. de Narbonne à Vienne, en qualité d'ambassadeur, en place de M. Otto, qui s'était un peu trop laissé prendre aux protestations de M. Metternich.
Malheureusement, lorsque M. de Narbonne arriva, l'Autriche avait déjà résolu de profiter de notre situation, pour revoir ses comptes avec nous. Les armées combinées des Russes et des Prussiens s'approchaient; nous venions de repasser l'Elbe; ils étaient entrés à Dresde, d'où le roi de Saxe avait été obligé de se retirer en toute hâte; il était venu, ainsi que ses troupes, en Bohême, sur les pressantes sollicitations de l'empereur d'Autriche, qui ne négligeait aucun moyen de le surprendre, pour le faire entrer dans la coalition contre la France.
L'empereur le voyait bien, et ce fut, je crois, particulièrement pour retenir l'Autriche et la Saxe, qu'il se hâta de partir afin de ramener la fortune de son côté. Il ne regrettait que de n'avoir pas eu un mois de plus pour faire rejoindre tout ce qui était en chemin pour l'armée, particulièrement sa cavalerie; il en avait tiré une bonne partie de celle d'Espagne. C'est à cette époque que l'on créa les régiments des gardes d'honneur, mesure contre laquelle on a cherché à soulever l'opinion: il y avait, dans la levée de ces jeunes gens, deux buts que je vais expliquer.
La nécessité d'avoir de la cavalerie était reconnue: on avait pris, pour l'infanterie, tout ce qu'offraient encore de disponible les états de la conscription; d'ailleurs les gens de la campagne ne pouvaient pas faire de suite des cavaliers. Ils ont d'ailleurs besoin du manège et de tout ce qui compose l'instruction du cavalier, que l'on n'avait pas le temps de leur donner; la classe des jeunes gens aisés, au contraire, était abondante en bons écuyers, auxquels il ne manquait que de la vocation pour être de très bons cavaliers de guerre. On observait bien que la plupart des familles auxquelles ces jeunes gens appartenaient les avaient déjà rachetés du service militaire, où qu'ils avaient satisfait entièrement à la conscription. Mais l'on révisait les listes de conscription elles-mêmes, on rappelait au tirage des hommes qui y avaient déjà satisfaits; pourquoi aurait-on ménagé la classe qui offrait le plus d'hommes propres au service militaire, lorsque l'embarras de la circonstance obligeait à être injuste envers celle qui avait moins de moyens de supporter cette charge, qui est toujours ruineuse pour les familles qui sont accoutumées à vivre du travail de leurs enfants.
Il eût sans doute mieux valu que l'on ne fût pas dans le cas d'avoir recours à une telle mesure; mais puisqu'on ne pouvait pas sortir d'embarras autrement, on était suffisamment autorisé à l'employer; elle a beaucoup indisposé, parce que toute cette jeunesse avait une nombreuse clientèle de parents qui jetèrent les hauts cris, tandis que les gens de la campagne partaient sans mot dire. On eût pu demander aux gardes-d'honneur ce qu'ils étaient de plus que les autres pour prétendre rester chez eux, lorsque toute la France courait aux armes.
Le second but était de sortir de l'état d'oisiveté des jeunes gens dont l'esprit ardent est toujours prêt aux entreprises hasardeuses, et qui pouvaient devenir dangereux dans la main d'un homme entreprenant auquel ils auraient accordé leur confiance.
Cette jeunesse des gardes-d'honneur ne fit de façons que pour quitter le toit paternel; une fois enrégimentée elle prit l'esprit militaire au plus haut degré de perfection, et hormis quatre ou cinq récalcitrants, tout au plus, sur toute la quantité des jeunes gens appelés, il ne fut besoin d'aucune mesure extraordinaire pour les faire rejoindre. On eut beau crier à la tyrannie on leva au-delà de dix mille hommes de cette classe, dont on fit quatre beaux régiments de deux mille cinq cents hommes chacun.
Celui de ces régiments, qui s'organisait à Tours, fut le seul qui devint l'objet d'une surveillance.
J'avais été informé qu'on excitait les jeunes gens qui le composaient à l'insurrection, et qu'on leur donnait les plus coupables conseils.
M. de la Rochejacquelain, qui avait servi autrefois dans la Vendée, allait et venait, paraissait souvent à Tours, dont cependant il demeurait assez loin. J'avais des informations assez précises pour me décider à prendre un parti.
J'écrivis au colonel de ce régiment des gardes-d'honneur, qui était M. Philippe de Ségur, de faire arrêter un ou deux de ces jeunes gardes que je lui désignai, et de me les envoyer à Paris.
Pendant qu'il se disposait à les faire partir, il éclata une petite insurrection parmi cette jeunesse; desquels un nommé M. de Nétumière vint chez M. de Ségur lui demander la liberté de son camarade; et sur le refus du colonel, il lui tira un coup de pistolet à bout portant. Les grains de poudre de la charge s'incrustèrent dans le visage de M. de Ségur, la balle, lui perça sa cravate, mais il n'eut pas d'autre mal.
On m'envoya le jeune de Nétumière à Paris, ainsi que ceux des autres jeunes gens que j'avais demandés: la position du premier était claire, et il n'y avait aucun moyen de le sauver; au fond ce n'était qu'un étourdi, mais il était incapable de méditer un crime. Je donnai à mes recherches la suite que je voulais. M. le duc de Feltre m'écrivit plusieurs fois de lui remettre le jeune Nétumière, afin de le faire juger; je donne à penser ce qu'il serait devenu si j'y eusse consenti. Je fus obligé, pour le sauver, de le comprendre dans l'information que je faisais faire pour ses autres camarades; par ce moyen je le retins en prison où il resta, à ma seule disposition.
Les événements de 1814 survinrent: le duc de Feltre lui eût alors plutôt donné le commandement d'un régiment qu'il ne l'eût fait rechercher par un conseil de guerre.
L'empereur, avant de quitter Paris, voulut prévenir les suites d'une seconde entreprise comme celle de Mallet. Jusqu'alors, pendant ses absences, le gouvernement avait résidé dans le conseil des ministres, présidé par l'archi-chancelier, mais il pouvait arriver qu'un ministre vînt à mourir ou à tomber malade au point de ne pouvoir s'occuper; dans ce cas, personne n'était autorisé à prendre sa signature, à moins d'un décret de l'empereur; faute de l'avoir, tout ce qui se serait ordonné dans cette branche d'administration aurait couru risque de ne pas être exécuté.
Pour obvier à cet inconvénient, il nomma l'impératrice régente, et lui composa un conseil; de cette manière il y eut un pouvoir toujours présent, qui pouvait déléguer celui dont on aurait besoin dans un cas extraordinaire. L'empereur confia cette autorité à l'impératrice avec beaucoup de grâce.
Il fit travailler pendant plusieurs jours à la rédaction d'une organisation de régence; on compulsa tout ce qui avait été fait en France aux différentes époques de l'histoire où des régentes avaient gouverné l'état; lorsque tout fut prêt, il convoqua un conseil privé auquel l'impératrice se rendit en cérémonie, accompagnée des personnes de son service d'honneur: elle vint prendre place à côté de l'empereur. Après un instant de silence on donna lecture du décret d'organisation de la régence, et de l'étendue de son autorité; le même décret faisait connaître qu'elle était confiée par l'empereur à l'impératrice. En conséquence elle prêta serment d'administrer l'État selon les lois et la constitution, et de remettre le pouvoir aussitôt que la volonté de son époux lui serait notifiée.
Après cette cérémonie, elle rentra dans ses appartements où l'empereur l'accompagna.
On fut généralement satisfait de voir l'impératrice Marie-Louise revêtue de cette autorité; on la savait bonne et sensible, on l'aimait et on l'estimait beaucoup; il ne revenait que de bonnes choses pour tout ce qui avait des rapports avec son intérieur, et on pouvait avec raison dire qu'elle avait conquis l'estime de la nation, qui avait beaucoup de bienveillance pour elle. Cela provenait de ce que dans toutes les occasions où elle devait paraître, elle ne se montrait jamais qu'accompagnée de tout ce que la plus rigoureuse bienséance exigeait. En montrant beaucoup d'égards pour le public, elle l'avait capté plus sûrement que n'auraient pu le faire les soins administratifs. Pour faciliter à l'impératrice le travail qu'allait lui donner la régence, l'empereur plaça près d'elle l'homme dans la probité duquel il avait le plus de confiance, son secrétaire intime M. de Menneval. Il s'imposa cette privation et recommanda à ce dernier de lui écrire directement tous les jours.
Avant de quitter Paris, l'empereur organisa définitivement la nouvelle garde soldée de la capitale, telle qu'elle l'est encore aujourd'hui; il fit un conseil des ministres lecture du projet d'organisation que je lui avais présenté à cette occasion, et auquel il avait fait quelques changements, puis il demanda au ministre de la guerre: «Que dites-vous de cela, monsieur le ministre de la guerre?» Celui-ci lui répondit, rouge de colère: «Sire, votre majesté est la maîtresse de faire ce qu'elle veut, mais avec un projet comme celui-là, il ne me reste plus aucun moyen d'empêcher M. le ministre de la police de se faire maire du palais, et de détrôner vous ou le fils de votre majesté.—Oh! oh! répliqua l'empereur, vous dites là une sottise, ce ne serait pas ce ministre-ci qui pourrait faire cela; et lui-même il faut bien qu'il ait des moyens contre vous, comme vous en demandez contre lui. Si vous n'avez que cette objection-là à faire au projet, je ne l'admets pas.» Et le projet passa.
Je pris la parole; je répondis au ministre de la guerre, que le premier de nous deux qui abandonnerait l'empereur ou son fils, ne serait pas moi, je ne me doutais pas que j'en verrais l'expérience aussitôt. M. de Feltre ne pensait pas à ce qu'il disait, aussi ne lui en ai-je gardé qu'une très-petite rancune; on en verra la preuve dans le chapitre suivant.
CHAPITRE IX.
L'affaire de la capitulation de Baylen devant un conseil de guerre.—Comment elle finit.—Vengeance que je tire du ministre de la guerre.—Quelques indices de troubles dans la Vendée.—Grand zèle du duc de Feltre.—La montagne accouche d'une souris.
C'est vers cette époque que l'empereur fit mettre en jugement l'affaire du général Dupont (pour sa capitulation de Baylen), parce qu'il y avait plusieurs généraux qui y étaient impliqués, et qu'il les aurait employés si une fois ils avaient été hors de cette situation. D'ailleurs, l'information de toute cette longue affaire était faite depuis longtemps, et en tardant autant à la juger, on avait l'air de vouloir agir despotiquement, en refusant aux prévenus de les mettre en présence de la justice. Leur caractère ne les rendait justiciables que d'une haute cour nationale, et avant de former ce tribunal, l'empereur voulut savoir si les prévenus étaient véritablement coupables; il ne voulut pas émettre d'opinion qui eût servi de règle à ce que chacun aurait eu à dire. En conséquence il renvoya l'affaire devant le conseil-d'état pour y être examinée, et entendre les prévenus dans leurs moyens de défense. Il fit adjoindre (pour ce cas seulement), au conseil-d'état, tous les maréchaux d'empire, qui se trouvaient à Paris. Cette cause excita l'attention publique; les faits étaient clairs et positifs, et, malgré que des relations de société eussent rendu de grands services au général Dupont, en faisant supprimer, dans le dossier du procès-verbal, plusieurs pièces qui pouvaient être à sa charge; les conséquences de l'événement de Baylen avaient été si fatales, qu'il était difficile que le ressentiment n'en fût pas vif; et il n'y a nul doute que si le conseil-d'état avait émis l'opinion qui résultait de l'exposé des faits eux-mêmes, les prévenus eussent été déclarés coupables, et conséquemment exposés à toute la sévérité d'un jugement qui eût été un grand exemple.
Puisque le conseil-d'état ne prononça pas nettement la culpabilité, ce ne pouvait être que parce qu'il avait reconnu l'impossibilité d'épargner des hommes qui avaient été les camarades de plusieurs de ses membres; et s'il les renvoya à la clémence de l'empereur, c'est qu'il était assuré de son indulgence: autrement c'eût été l'équivalent d'une condamnation.
Effectivement l'empereur n'en envoya aucun devant les tribunaux; il se contenta de faire enfermer le général Dupont, et de lui ôter les honneurs qu'il avait obtenus par d'anciens services; il renvoya du service militaire les généraux qui avaient participé à cette capitulation de Baylen, regrettant toutefois le général Vedel, pour le courage duquel il avait une estime particulière, et qu'il avait le projet d'employer à la suite de ce procès. Ce ne fut que pour être impartial qu'il le sacrifia.
Ainsi finit cette honteuse affaire de Baylen. Il faudrait être bien impudent calomniateur pour trouver tyrannique la conduite de l'empereur envers des généraux qui, hormis Vedel, avaient manqué aussi essentiellement. On pourrait, à plus juste titre, lui reprocher une bonté, qu'il a souvent poussée jusqu'à la faiblesse; il a toujours pardonné: c'était un besoin de son coeur que d'être généreux; je suis convaincu qu'il n'aurait jamais fait mourir un de ses ennemis. Et le vit-on jamais faire de la fortune de ses armes l'usage que ses ennemis ont fait de la leur contre lui? Je dois compte ici d'une anecdote qui concerne M. de Feltre.
L'enlèvement des papiers du cabinet du général Dupont, avait porté à ma connaissance plusieurs lettres du général Clarck (duc de Feltre) au général Dupont. Elles étaient toutes d'une date fort ancienne et d'Italie: en les examinant je vis qu'elles étaient des rapports que le général Clarck adressait au général Dupont sur le général Bonaparte, après que celui-ci se fut expliqué avec lui sur la nature de la mission dont il était chargé en Italie.
On se rappelle que Dupont était alors chef du dépôt de la guerre, sous le directeur Carnot, et que Clarck était sous le général Dupont, qui lui avait fait donner une commission (qui n'était elle-même qu'un masque), pour aller résider au quartier-général de l'armée d'Italie, et rendre compte des démarches et des projets ultérieurs du général Bonaparte, dans le cas sans doute où il aurait aspiré au suprême pouvoir. C'était pendant ce séjour qu'il avait écrit les lettres dont je parle. Il était encore observateur du directoire, près du général Bonaparte, lorsque le 18 fructidor renversa la faction du directoire, à laquelle il était attaché, et lui fit perdre sa faveur avec son emploi. Ce fut cependant ce général Bonaparte qu'il espionnait, même après que celui-ci eut eu avec lui une explication sur la nature de sa mission, qui l'accueillit, vint à son secours et le couvrit de sa puissance, lorsqu'il n'avait qu'à retirer la main qui lui servait d'appui pour le perdre.
J'étais le maître de ces lettres, qui déshonoraient le caractère que M. le duc de Feltre affectait de vouloir prendre exclusivement sur tout ce qui faisait profession d'être attaché à l'empereur.
Je pouvais les communiquer, et lui nuire capitalement: non-seulement je n'en ai point parlé, mais je les lui ai fait rendre. Je ne voulus ni avoir l'air d'être dominé par des ressentiments, ni altérer la confiance que l'empereur paraissait mettre dans un ministre qui lui était utile, et qui professait tout haut un dévouement exclusif à sa personne.
Il le témoigna dans une autre occasion qui se présenta avant le départ de l'empereur pour l'armée, et toujours en cherchant à prouver que sans lui la tranquillité intérieure serait troublée, qu'il n'y avait que son zèle pour le service de l'empereur dans lequel on pourrait avoir confiance. Les demandes successives d'hommes qui avaient été répétées en aussi peu de temps, avaient produit un très mauvais effet dans les campagnes; celles de l'Ouest ne se soulevèrent pas, mais il y eut de nouveau du brigandage, c'est-à-dire qu'une bande d'une quinzaine de mauvais sujets se mit à courir les chemins, tirant sur la gendarmerie et dépouillant tout ce qui possédait quelque chose. Ces misérables ayant besoin d'exciter en leur faveur une partie de la population, afin d'en être protégés, et d'en recevoir des informations sans lesquelles ils ne pouvaient pas se soutenir, ni éviter les poursuites dont ils étaient l'objet, imaginèrent de se dire royalistes, et envoyés par le roi pour organiser une armée dans la Vendée.
Ils défendirent aux jeunes gens, appelés par la conscription, de marcher, sons peine de voir les maisons de leurs parents brûlées, et eux-mêmes fusillés si l'on parvenait à les prendre.
L'apparition subite de cette petite bande fut un coup de tocsin pour toutes les branches de l'administration. On la signala de tous côtés, mais en même temps l'on était complètement rassuré sur l'état de tranquillité, que les campagnes étaient décidées à faire respecter. Il n'y eut que le ministre de la guerre qui cria tolle jusques sur les toits, disant que si on n'y prenait pas garde, les Bourbons viendraient à Paris pendant que l'empereur irait faire la campagne; il ne craignit pas de citer ce qu'un général qui commandait dans l'Ouest, lui avait mandé, qu'un gentilhomme du pays avait parcouru la contrée à cheval en cocarde blanche, cherchant, à enrôler, etc. Le bon sens suffisait pour apercevoir le ridicule de ce rapport, d'un homme qui court la campagne en cocarde blanche dans un temps où celui qui l'aurait portée n'aurait pu faire quatre pas sans être mis en pièces.
L'empereur sans accorder beaucoup de confiance à cet avis, ne le méprisa pas: il m'ordonna d'approfondir la vérité. J'appris que ce prétendu gentilhomme était un fermier habitant sur la route d'Alençon au Mans; c'était un ancien officier de la révolution, acquéreur des domaines nationaux. L'empereur leva les épaules de pitié, en voyant avec quelle crédulité on venait lui faire des rapports, qui ne tendaient à rien moins qu'à lui faire prendre des mesures de sévérité envers des citoyens paisibles, qui redoutaient plus qu'ils ne désiraient le retour des divisions intestines; car enfin la conséquence de la délation du ministre de la guerre aurait été l'arrestation de la presque totalité de l'ancienne noblesse du Maine, de l'Anjou et du Perche.
Si cette mesure ne fut pas prise, c'est que toutes les fois que l'empereur était exactement informé, il avait toujours la meilleure idée, et il était naturellement porté à l'indulgence. Que voulait donc le duc de Feltre, si lui-même n'était pas dupe du faux zèle de son informateur? rien sans doute que de manifester le sien à l'empereur en lui prouvant que, malgré l'excès de sa besogne, il portait ses regards sur tout ce qui intéressait personnellement l'empereur; et que, sans sa prodigieuse surveillance, l'empire serait à chaque moment bouleversé.
Pendant que le ministre de la guerre faisait ainsi des histoires, je menais vivement la poursuite de cette bande, qui avait paru et commis des assassinats dans le département de la Sarthe. On lui prit plusieurs individus, et on amena le reste à la soumission, sous condition qu'ils quitteraient le département. Ils y consentirent, et vinrent se rendre à la préfecture du Mans, d'où ils furent conduits dans le département de l'Yonne, et distribués dans des communes où ils se livrèrent au travail de la campagne avec assiduité. Cette petite pacification prouva que j'avais deviné juste, et que ces prétendus royalistes n'étaient autre chose que des déserteurs qui fuyaient la poursuite de la gendarmerie, contre laquelle ils se défendaient à coups de fusil.
La gendarmerie de ces contrées était excellente, et elle était commandée par le colonel Henry, qui était un homme brave et juste tel qu'on rencontre rarement. Il était propre à exécuter habilement tout ce qui était droit et honnête. On lui dut beaucoup de bien, que son caractère conciliant lui donnait le moyen de faire. Avant de partir pour l'armée, l'empereur avait appris l'évacuation de Hambourg, par le général Carra Saint-Cyr, le même qui fut malheureux à Wagram. Cet événement lui donna beaucoup d'humeur parce qu'il fut suivi d'une irruption des troupes légères ennemis qui vinrent jusque sur le Weser et l'Esler, qui les passèrent sur plusieurs points. Il envoya le maréchal Davout commander les troupes qui devaient reprendre Hambourg, et appela à l'armée le général Lauriston, qu'il avait primitivement envoyé à Hambourg, puis à Magdebourg. Les grandes armées russe et prussienne avaient passé l'Elbe à Dresde et s'avançaient vers Leipzig.
CHAPITRE X.
L'empereur quitte Paris.—Position de l'armée.—Manoeuvres de l'empereur.—Bataille de Lutzen.—Mort de Bessières.—Réflexions sur la conduite de l'Autriche.—Le général Thielmann.
L'Autriche ne s'était point encore déclarée contre nous, mais elle avait fait connaître que le contingent qu'elle avait eu dans notre armée pendant la dernière campagne, ne prendrait aucune part aux hostilités, en sorte, qu'en même temps que cela nous ôtait des moyens, les ennemis pouvaient en réunir autant et plus contre nous.
Le temps était court; les insurrections commençaient en Westphalie et dans le pays de Berg; les événements approchaient, lorsque l'empereur partit pour aller se mettre à la tête de l'armée. Il avait donné le commandement d'un corps au maréchal Marmont, et avait fait venir de Leybach en Illyrie le général Bertrand avec le reste des troupes françaises qui étaient dans son gouvernement: elles traversèrent par le Tyrol, la Bavière, et se formèrent en corps d'armée à Augsbourg, d'où elles se mirent en mouvement pour le pays de Bamberg et les bords de la Saale.
Notre armée s'était successivement retirée jusque
dans la Thuringe.
L'empereur la rejoignit et lui eut bientôt rendu sa première
audace.
Il passa quelques jours à réunir ses différends corps d'armée, et observer les projets des ennemis. Il eut bientôt jugé les généraux qu'il avait en tête.
Il était de beaucoup inférieur en nombre; ses troupes étaient médiocres; mais son génie compensait la supériorité du nombre: le succès n'était pas douteux.
Il trouva son armée dans la position suivante:
Le vice-roi, qui commandait les débris de l'armée de la campagne précédente, avait repassé l'Elbe à Magdebourg, et était venu se placer à Mersbourg. Il avait éprouvé une perte assez considérable à Halle où il repassa sur la rive gauche de la Saale. Il avait avec lui le maréchal Macdonald et le maréchal Victor. Les troupes qui venaient de France arrivaient par Weimar, et passaient la Saale sur le pont de Kësen près de Naumbourg.
Celles qui venaient d'Italie arrivaient par la
vallée du Mein, Cronach,
Schleist, Nauma et Géra.
L'empereur n'avait pas dix escadrons de cavalerie; les ennemis en comptaient plus de six cents. En revanche, nous avions une artillerie formidable.
L'empereur commença son mouvement dès qu'il apprit que l'armée russe venait au-devant de lui. Il prit sa route par Leipzig, en faisant marcher le vice-roi de Maesbourg à Marck Ranstadt, pendant qu'il suivait lui-même le grand chemin de Weissenfels Leipzig à Lutzen.
Il faut observer que la manoeuvre de l'empereur avait pour but de s'approcher des places de l'Elbe où il avait des ponts et des garnisons: c'était Torgau, Wittemberg et Magdebourg.
Le 2 mai, toute l'armée était en marche entre Weissenfels et Leipzig; sa tête avait déjà dépassé Lutzen, lorsqu'elle fut attaquée à Kaya, sur la route de Lutzen à Pégan où avaient passé les deux armées russe et prussienne, qui marchaient pour intercepter notre ligne de communication, lorsqu'elles attaquèrent le maréchal Ney, qui se trouvait posté à Kaya.
L'empereur forma sur-le-champ son armée en bataille dans l'ordre suivant: le vice-roi à la gauche, appuyant à Marck Ranstadt, avait le maréchal Macdonald avec lui. À la droite du prince, était le général Lauriston qui commandait un corps d'armée; en revenant vers la droite, se trouvaient le maréchal Marmont, puis le général Bertrand; le maréchal Mortier était en réserve avec l'infanterie de la jeune garde; le maréchal Oudinot n'était pas encore arrivé de France avec les troupes qu'il en amenait, enfin le maréchal Ney était à Kaya. L'armée avait le chemin de Weissenfels à Leipzig à dos, et le champ de bataille était traversé diagonalement par un gros ruisseau, appelé dans le pays le Flossgraben.
La clef de la position était le village de Kaya, qu'occupait le maréchal Ney, par lequel passe le chemin qui vient de Pegau à Lutzen. Si les ennemis eussent réussi à l'enlever, ils seraient venus à Lutzen, et auraient ainsi coupé l'armée française en deux parties, qui n'auraient pu se réunir que par l'autre rive de la Saale. Aussi fit-on de grands efforts pour conserver le poste qui fut pris et repris plusieurs fois dans la journée.
L'affaire avait commencé à onze heures du matin, le 2 mai 1813; à quatre heures du soir le maréchal Ney fut forcé au village de Kaya. L'empereur s'y porta lui-même, au milieu d'une grêle de mousqueterie; les troupes n'étaient point en déroute, mais elles avaient affaire à trop forte partie. Il les rallia, il se plaça à la droite du corps du maréchal Ney, d'où il découvrit les colonnes d'infanterie ennemie, dont la terre était noire. Elles marchaient de Pegau sur le chemin de Kaya, que les ennemis occupaient déjà, et par où ils allaient déboucher sur Lutzen; ce mouvement décidait de la victoire ou de la perte de la bataille: l'empereur ordonna à son aide-de-camp, le général d'artillerie Drouot, de réunir au plus vite soixante pièces de canon de la réserve, d'en prendre le commandement et de se porter le plus près possible des colonnes ennemies, de manière à les battre en écharpe par leur gauche [5]. Cette disposition fut exécutée à la lettre, et fit un tel ravage dans les colonnes ennemies, pendant une heure, qu'elles ne purent pas résister à l'attaque vigoureuse que l'empereur fit renouveler sur Kaya, par le corps du maréchal Mortier qu'il avait fait avancer de la réserve: le village fut emporté, et décida de la retraite des deux armées russe et prussienne, qui repassèrent l'Esler à Pégau et à Zwickau.
[5: Le cours du Flossgraben offrait une position avantageuse.]
Si l'empereur avait eu vingt mille hommes de cavalerie pour les faire donner vigoureusement après la canonnade de ces soixante pièces de canon, il n'y a nul doute qu'il aurait obtenu des succès qui eussent décidé de toute la campagne; mais il n'en avait pas, il fut obligé de suivre les armées ennemies en colonnes serrées.
Il était trop faible pour détacher aucun corps de son armée, sans quoi il aurait fait marcher droit à Berlin; il fut donc obligé de subordonner ses projets à ce que les ennemis pouvaient eux-mêmes entreprendre s'ils avaient autant d'infanterie et d'artillerie que lui et de plus toute leur immense cavalerie.
L'empereur fit à Lutzen, c'est-à-dire un jour auparavant, une perte qui lui fut très sensible; celle du maréchal Bessières qui fut tué d'un coup de canon à Posarna entre Weissenfels et Lutzen. Cette mort d'un aussi ancien et aussi fidèle serviteur fut un vide pour l'âme de l'empereur qui l'aimait; la fortune lui enlevait ses amis, comme si elle avait voulu l'avertir des coups qu'elle lui préparait.
Le soir de la bataille de Lutzen on fit rester l'armée dans sa formation de colonnes serrées: tant on avait peur de la cavalerie ennemie qui en effet tenta plusieurs charges à travers l'obscurité, mais elle fut si bien accueillie qu'elle ne jugea pas à propos de réitérer ses attaques. La nuit était profondément obscure, l'on n'y voyait point à dix pas, et il y avait si peu d'hommes à cheval dans l'armée, que les carrés d'infanterie avaient ordre de faire feu sur tout ce qui paraîtrait à cheval; tant on était persuadé que ce ne pouvait être que des ennemis.
Après cet événement, l'empereur renvoya de nouveau son aide-de-camp le général Flahaut près du roi de Saxe pour lui en faire part. Lorsque ce prince avait évacué Dresde, il s'était retiré à Prague et sur les instances de la cour de Vienne, il avait résolu de se retirer en Autriche, peut-être même à Vienne. L'empereur lui avait envoyé un de ses aides-de-camp avant la campagne, pour le prévenir de ce qu'il allait faire et l'engager à rester en Bohême, et y attendre les événements; cet aide-de-camp de l'empereur avait joint le roi de Saxe à Lintz en Autriche, et ce qu'il lui dit le détermina à revenir à Prague, où M. de Flahaut le retrouva.
La bataille de Lutzen nous fit un bien incalculable; elle nous préserva de nouvelles défections en Allemagne [6], et par là nous rendit une confiance que l'on n'avait plus dans l'avenir. On chanta des Te Deum partout; l'impératrice en fit chanter un à Notre-Dame, où elle se rendit en grand cortège. Elle était accompagnée de sa cour et des troupes de la garde; elle fut accueillie du public avec un enthousiasme qui tenait du délire, et lorsqu'elle entra dans Notre-Dame, les applaudissements fendaient la voûte de ce majestueux édifice.
[6: S. M. l'impératrice elle-même en témoignait une grande joie, parce que, disait-elle, cela retiendrait ses compatriotes, qu'elle soupçonnait d'être ébranlés.]
On revient vite d'une grande extrémité en France! tout le monde se regardait comme perdu avant la bataille de Lutzen, et immédiatement après l'on crut à la paix, du moins on avait l'espérance qu'elle suivrait de près un aussi glorieux événement. Cette consolation donna du courage; de tous côtés on n'admirait plus que l'habileté avec laquelle l'empereur s'était relevé d'un péril aussi imminent, en sorte que l'attachement qu'on lui vouait depuis si longtemps n'avait rien perdu de sa force ni de sa sincérité.
C'est ici le cas d'observer que si les Autrichiens, au lieu de tergiverser, nous eussent aidé du contingent qu'ils nous devaient, d'après nos traités avec eux, et qu'ils avaient exactement observés pendant notre prospérité, la paix se serait fait immédiatement après la bataille de Lutzen; car les alliés n'eussent pas couru les chances d'une nouvelle campagne, ou s'ils l'eussent faits, la cavalerie autrichienne nous aurait donné les moyens de profiter de la victoire; mais ils n'eussent eu garde de s'aventurer ainsi: s'ils n'eussent pas connu les dispositions de l'Autriche, ils n'eussent pas passé l'Elbe, peut-être même fussent-ils restés de l'autre côté de la Vistule. Ils recueillirent le fruit de la conduite qu'ils avaient eux-mêmes tenue en 1809, en ne prenant aucune part à la campagne; on appelle cela de la politique: il n'y avait pas un monarque qui aurait osé la mettre en pratique au quinzième siècle, il en aurait rougi; et il fallait arriver au dix-huitième siècle pour en voir l'exemple souvent réitéré, et perfectionné comme toutes les connaissances qui distingueront le siècle.
Il eût été plus noble à l'Autriche de refuser de marcher en Russie; elle savait où on la menait, et pourquoi on l'y conduisait; certainement si elle avait refusé de coopérer à cette entreprise; on ne l'y aurait pas obligée.—Son refus eût été noble, et eût peut-être fait abandonner l'entreprise.
Après la bataille de Lutzen, l'empereur fit marcher son armée sur Dresde, où se retirait l'armée combinée russe et prussienne. Lorsque son mouvement rétrograde fut bien prononcé, et qu'il devint évident qu'elle n'accepterait point la bataille en avant de l'Elbe, l'empereur commença à manoeuvrer pour approcher de ce fleuve sur plusieurs points. Le maréchal Ney alla le passer à Wittenberg; après quoi il vint, par sa droite, se placer à une marche en avant de Torgau. Il fut remplacé en avant de Wittenberg par le maréchal Victor.
Le général Lauriston passa l'Elbe à Torgau. Il y avait dans cette place une garnison saxonne, commandée par le général Thielmann, de la même nation. Tout dévoué aux nouvelles doctrines qui couraient l'Allemagne, cet officier refusa de livrer la forteresse aux alliés, mais courut, de sa personne, se ranger sous leurs drapeaux, dès qu'il vit que son souverain l'ouvrait aux Français.
L'empereur, avec le reste de l'armée, marcha sur Dresde, où il arriva le 9 ou le 10 de mai. Il avait été rejoint par le maréchal Soult, qu'il avait rappelé d'Espagne depuis que l'armée d'Andalousie avait été dissoute après sa réunion avec les troupes que commandait le roi Joseph.
Le pont de Dresde avait été coupé par nous dans la retraite de Varsovie sur l'Elbe en venant de Russie; les ennemis l'avaient rétabli pour passer le fleuve, et l'avaient ensuite rompu en se retirant. L'empereur le fit à son tour réparer pour y faire passer son armée. Il resta à Dresde une dizaine de jours, tant pour observer les ennemis que pour manoeuvrer et attendre les troupes qui étaient en marche pour le joindre. Le roi de Saxe revint de Prague, et entra dans sa capitale le 12 ou le 13 juin. Celui-là du moins nous resta fidèle dans la mauvaise comme dans la bonne fortune.
L'empereur fit porter l'armée vers les frontières de Silésie. La gauche, composée des corps du maréchal Ney et du général Lauriston, passa par Dobrilugk et Hoyersverda, pendant que ce qui avait passé à Dresde se portait sur Bischofsverda. Cette partie de l'armée était composée des corps du maréchal Oudinot, qui avait rejoint l'armée, du maréchal Marmont, du général Bertrand, de Macdonald, de la garde à pied et à cheval, des Saxons, et de la cavalerie venue d'Espagne et de France. Le vice-roi avait été envoyé de Dresde en Italie, où il devenait indispensable de se mettre en mesure contre les mauvaises dispositions qu'annonçait l'Autriche.
CHAPITRE XI.
Les ennemis se rapprochent des frontières de Bohême.—Armistice.—Duroc blessé à mort.—Il refuse les Secours de l'art.—Ses derniers moments.—Détails sur ce maréchal.—État des choses après la conclusion de l'armistice.
L'armée ennemie avait pris la route de Silésie, et s'était postée à Bautzen, qu'elle occupait ainsi qu'une double position en arrière, beaucoup plus forte que la première.
L'empereur la fit reconnaître. Les officiers du génie la jugèrent abordable, et rapportèrent que c'était celle-là même qu'avait autrefois occupée le grand Frédéric. «Cela est vrai, répondit Napoléon, mais Frédéric n'y est plus.»
L'armée se mit en mouvement par la gauche. L'action commença. Débordé sur la droite, rompu au centre, l'ennemi fut obligé de nous abandonner le champ de bataille.
Cette affaire, qui eut lieu dans les journées du 20 et du 21 mai, avait été précédée d'une reconnaissance qui occasionna un engagement assez sérieux entre le général Bertrand, le général Lauriston, et les corps des généraux ennemis Kleist et Barclay de Tolli, qui étaient venus pour reconnaître notre armée.
La bataille de Bautzen fut encore une action de guerre vigoureuse, en ce qu'elle mit l'armée française dans l'obligation de ne présenter que des masses d'infanterie au canon et à la mousqueterie des ennemis. Cependant ils se retirèrent, nous laissant le champ de bataille, mais rien de plus. En sorte que les affaires n'en étaient pas plus avancées.
L'armée russe et prussienne se retira par Gorlitz, Bunslau, Hanau et Liegnitz, sur Schweidnitz. Cette singulière marche des ennemis vers la frontière de Bohême était la preuve évidente qu'ils étaient en intelligence avec les Autrichiens; autrement ils se seraient exposés à une destruction complète, parce que, en nous abandonnant ainsi Breslau, ils nous mettaient à même d'arriver ayant eux sur l'Oder, s'ils avaient voulu le repasser sur le pont de cette ville. S'ils avaient eu dessein de le franchir ailleurs, nous pouvions encore nous-mêmes les devancer sur le point qu'ils auraient choisi; soit qu'ils eussent voulu défendre la Prusse dont ils se trouvaient ainsi séparés; et où ils n'avaient laissé que le corps du général Bulow pour couvrir Berlin; soit qu'ils eussent voulu couvrir la Pologne; car il faut observer que nous avions dans la place de Glogau (sur l'Oder) une garnison qui la défendait toujours; en sorte que notre gauche, c'est-à-dire le maréchal Victor, pouvait, comme je l'ai dit, arriver sur le fleuve avant les ennemis. Il était donc facile de prévoir ce qui allait survenir, d'après la position qu'avaient prise les armées russe et prussienne qui s'étaient mises à la merci de l'Autriche, et avaient abandonné la Prusse à tout ce qui pouvait être entrepris contre elle.
L'empereur ne s'abusait pas sur la position et la crise où était l'Europe; il avait proposé l'ouverture d'un congrès, où chaque puissance pût discuter ses intérêts, faire valoir ses prétentions. Ses propositions étaient restées sans réponse; mais la victoire avait tempéré les rêves de l'ambition. Les alliés acceptaient, après leur défaite, les propositions qu'ils avaient repoussées auparavant. Il se flatta qu'une trêve pourrait amener un rapprochement, et consentit à un armistice. Il était très-affecté de la perte du grand maréchal, tué le lendemain de la bataille de Bautzen. Duroc venait de le quitter pour donner un ordre relatif à son service; il causait avec le général Kirgener, lorsqu'un boulet perdu les atteignit l'un et l'autre. Il abattit roide Kirgener, et ouvrit le bas-ventre au grand maréchal, qui vécut encore trente heures, sans vouloir qu'on le pensât, disant que cela était inutile, et ne pouvait que le faire souffrir davantage. Il demandait avec instance qu'on lui donnât quelque chose pour l'aider à mourir. Et en vérité il y aurait eu de l'humanité à le faire; mais personne n'osa lui rendre ce triste service. L'empereur alla le voir et lui dire adieu. Duroc causa avec lui sans paraître occupé de sa situation. Il lui parla de la France, lui recommanda sa fille, ne témoigna aucun regret de quitter la vie, et répéta plusieurs fois qu'il n'avait rien à redouter du jugement de Dieu et des hommes; que l'on trouverait tous les comptes de son administration dans le plus grand ordre.
La visite se prolongeait; il pria l'empereur de se retirer, en lui observant que le tableau qu'il avait sous les yeux était trop pénible, et rendit l'âme quelques heures après. Le sort priva ainsi l'empereur de l'homme qui lui était le plus nécessaire, dans une circonstance surtout où son zèle, son esprit d'ordre, l'austère franchise de ses rapports, pouvaient lui être si utiles. Cette perte fut grande, ainsi que celle du maréchal Bessières; l'empereur ne la répara jamais, aussi l'entendait-on souvent rendre hommage à la mémoire de cet officier; Duroc, Duroc, s'écriait-il toutes les fois qu'une chose était mal faite ou lui déplaisait. Duroc était un ancien élève de l'École-Militaire de Paris; passé dans celle de Pont-à-Mousson lorsque la première fut supprimée, il était rentré bientôt après dans l'artillerie; il commandait l'artillerie de la place de Monaco lorsque l'empereur fut nommé au commandement en chef de l'armée d'Italie. Le général eut occasion de voir le jeune officier; il apprécia son mérite, l'emmena comme son aide-de-camp, et ne s'en sépara plus. Peu de têtes étaient aussi bien organisées que celle du maréchal Duroc; il avait un esprit prompt, analytique; il saisissait avec une sagacité rare. Quelque mal arrangé que fût un rapport, il démêlait sans effort ce qu'il renfermait.
Il avait tant d'ordre, qu'obligé de prescrire de l'armée diverses choses qui devaient se faire à Paris, il indiquait les papiers de son cabinet dans lesquels on trouverait les renseignements dont on aurait besoin pour l'exécution de ce qu'il commandait.
C'était lui qui avait établi cet ordre admirable qui régnait dans les palais impériaux, à la réparation et à l'ameublement desquels il avait présidé. Le service économique de l'intérieur de la cour était réglé comme la dépense d'une administration publique, et cependant le luxe et la somptuosité étaient étalés partout.
En offrant de suspendre le mouvement de ses troupes, l'empereur espérait se mettre en communication directe avec les Russes et se soustraire à l'intervention d'une puissance dont les projets ne lui échappaient pas. Il voulait la paix, mais il la voulait solide, honorable, fondée sur les intérêts des divers états, et non sur les convenances de ses ennemis. Aussi ne cessait-il, dans ses instructions comme dans sa correspondance, de recommander à son plénipotentiaire d'aviser aux moyens de préparer quelque ouverture direct. L'Autriche, à ses yeux, était déjà dans la coalition, il s'adressait au chef et se souciait peu de passer par l'intermédiaire d'un des membres de la ligue armée contre lui; mais tout était déjà convenu entre les souverains: ils avaient déféré la question de paix au cabinet de Vienne; c'était à lui qu'il fallait s'adresser. Ainsi déçu dans ses espérances, Napoléon se résigna et accepta la médiation. L'Autriche avait enfin obtenu ce qu'elle avait poursuivi à travers tant de ruses et d'artifices; mais quelle était notre position naturelle? Le traité de Paris subsistait-il? L'alliance était-elle rompue? Voilà ce qu'il s'agissait de déterminer. Le duc de Bassano demanda des explications à cet égard. Le comte de Metternich accourut et s'épuisa à le convaincre qu'il n'y avait pas opposition entre ces deux actes, qu'il s'agissait seulement de faire quelques réserves. Pressé de s'expliquer sur la nature de ces réserves, il déclara modestement qu'elles devaient s'étendre à toutes les stipulations qui pouvaient affecter l'impartialité du médiateur. Il abusait des mots, car placer toutes les stipulations dans les réserves, c'était annuler le traité. L'empereur, blessé de ces bas artifices, offrit de briser les liens qui paraissaient être à charge à l'Autriche. Metternich refusa; mais, passant au mode de discussion qui devait être adopté au congrès, il ne craignit pas d'afficher la prétention que la France n'y parût que par l'intermédiaire du cabinet de Vienne. L'empereur repoussa bien loin une inconvenance semblable et lui fit remettre un projet [7] où, cherchant à replacer sur ses bases l'Europe ébranlée par trente ans de guerre, et à substituer à la paix partielle une paix générale, négociée non dans le cabinet, mais à la face de l'Europe, il appelait tous les peuples, tous les partis, à débattre leurs intérêts respectifs, comme il en avait été usé à Munster, à Nimègue, à Riswich, à Utrecht, etc. Metternich n'avait pas d'objection bien plausible à opposer. Il élagua ce qu'il y avait de plus généreux dans le projet, signa le reste et se retira.
[7: 1° S. M. l'empereur d'Autriche offre sa médiation pour la pacification générale.
2° Sa dite majesté, en offrant sa médiation, n'entend pas se présenter comme arbitre, mais comme un médiateur animé du plus parfait désintéressement et de la plus entière impartialité, et ayant pour but de concilier tous les différends, et de faciliter, autant qu'il dépendra de lui, la pacification générale.
3° La médiation s'étend à l'Angleterre, aux États-Unis, au roi d'Espagne, à la régence de Cadix et à toutes les puissances des deux masses belligérantes.
S. M. l'empereur d'Autriche leur proposera les
villes de Vienne ou de
Prague pour le lieu du congrès.
4° S. M. l'empereur des Français accepte pour lui et ses alliés la médiation de S. M. l'empereur d'Autriche, telle qu'elle est proposée par l'article ci-dessus.
Elle accepte également pour le lieu des congrès celle des deux villes de Vienne ou de Prague qui sera le plus à la convenance des autres parties belligérantes.
5° Les plénipotentiaires français, russes et prussiens se réuniront dans lesdites villes, dans les cinq premiers jours de juillet, sous la médiation de l'Autriche, afin de commencer les négociations, et soit par des préliminaires, soit par une convention, soit par un traité de paix particulier, de faire cesser l'effusion de sang qui afflige le continent.
6° Si au 20 juillet l'une des deux parties belligérantes dénonce l'armistice conformément à la convention du 4 juin, les négociations des congrès n'éprouveront pour cela aucune interruption.]
L'empereur d'Autriche était venu se placer à Prague, sous prétexte d'être plus près pour les communications qu'il avait à faire à l'un et à l'autre parti, comme médiateur.
Le roi de Prusse et l'empereur de Russie avaient leurs quartiers à Schweidnitz, ils pouvaient par conséquent communiquer avec Prague autant que cela leur convenait. Cette époque aura une place si importante dans l'histoire, que l'on ne saurait entrer dans trop de détails et d'observations pour mettre le lecteur en état de juger comment sont arrivés coup sur coup les malheurs qui ont détruit le plus bel édifice de gloire qui ait été élevé par la puissance du génie.
Il y avait armistice; cette mesure était au moins la preuve que l'empereur ne se refusait pas à faire la paix, puisqu'il était le maître de ne pas accorder une suspension d'armes qui lui faisait perdre les avantages qu'il avait pris sur les armées ennemies depuis l'ouverture des hostilités. On ne pouvait pas douter, dit-on, du désir des Russes de faire la paix; cependant elle ne s'est pas faite. Voyons comment.
Les Autrichiens avaient été nos alliés dès la campagne de 1812; si elle eût réussi, elle aurait sans doute été suivie de quelques arrangements politiques préjudiciables à la Russie, et favorables à la Prusse et à l'Autriche.
Dans la situation où les choses étaient arrivées, il ne pouvait plus être question de ce projet; la paix ne pouvait se faire que sur d'autres bases; aussi il n'a jamais été dans les intentions de l'empereur de reprendre les projets de la campagne précédente, les événements de Lutzen et de Bautzen ne l'avaient pas assez avancé pour cela.
Mais si l'on croyait ne pas devoir demander de sacrifices aux Russes et aux Prussiens, il devait paraître tout au moins injuste de songer à demander à l'empereur d'en faire de son côté d'assez grands pour satisfaire tout le monde; c'était cependant ce qu'on lui proposait: et qui? des alliés qui non seulement avaient fui, et reconnu par des traités la cession des provinces qu'ils redemandaient, qui avaient marché sous ses drapeaux pour lui en acquérir de nouvelles, à la seule condition qu'il leur en reviendrait quelque part.
Si les Autrichiens n'eussent voulu que faire faire la paix, ils n'avaient autre chose à faire qu'à ne pas se mêler de la guerre, même sans rester nos alliés, puisqu'ils avaient cru pouvoir honorablement nous abandonner dans les circonstances où nous étions.
S'ils fussent restés neutres, la Prusse et la Russie étaient obligées de faire la paix. Elles étaient déjà au bout de leurs ressources, et avaient été obligées de prendre le parti de la retraite dès le début de la campagne. Elles auraient traité sur l'Oder, pour avoir des conditions plus raisonnables que celles qui leur auraient été imposées sur la Vistule ou le Niémen.
Si donc elles n'ont pas traité pendant cet armistice, c'est qu'elles étaient, comme je l'ai dit, assurées de l'Autriche. Et pourquoi avaient-elles recherché l'Autriche? Ce n'était pas pour obtenir les conditions qu'elles savaient bien qu'on ne leur refuserait pas, ni pour rejeter celles qu'on ne pourrait plus leur proposer; mais parce que l'empereur de Russie ne voulait pas s'exposer de nouveau au danger auquel il avait échappé à Tilsit et dans la campagne d'hiver précédente.
La meilleure preuve que la Russie et la Prusse étaient dans l'impuissance de refuser de traiter, c'est qu'ils s'adressaient tous deux à l'Autriche pour contre-balancer par son poids la prépondérance que l'empereur avait déjà reprise sur eux.
On parlait sans cesse de cette prépondérance, et on ne permettait pas à la France de faire d'objections à tout ce que ces mêmes puissances avaient acquis pendant qu'elle faisait sa révolution.
L'empereur de Russie, en faisant déclarer l'Autriche, a fait quelque chose de très-habile. S'il n'avait pas eu la fortune favorable, il aurait repris le chemin de ses états avec son armée, bien persuadé que les Français n'auraient pas la fantaisie de l'y suivre une autre fois, et prendraient de préférence la route de Vienne, que la même circonstance leur aurait ouverte.
Il aurait ainsi laissé ses alliés dérouler la fusée, et se serait mis hors de cause. Si, au contraire, la fortune lui avait été favorable, il aurait, au moment de traiter, ajouté à ses prétentions celles de ses alliés, qui ne pouvaient plus alors être satisfaites qu'aux dépens de la France. C'est-à-dire que cela amenait sa ruine, ce que la Russie voulait pour n'avoir plus rien à en redouter, et que, devenant la plus forte des puissances qui restaient intactes, elle était naturellement l'arbitre des destinées du monde.
C'est assurément une grande monstruosité que cette conduite de la part des gouvernements, qui n'eurent pour maximes d'État que la soumission envers la prospérité et la mauvaise foi envers l'adversité. Ces sentiments-là ne devraient jamais habiter sur les trônes, mais puisque le malheur des temps avait porté la corruption jusque-là, il fallait s'arranger de ce que l'on y rencontrait, sans chercher à triompher par de l'équité, qu'on n'écoutait plus, de ce qu'on ne pouvait pas empêcher par la force.
CHAPITRE XII.
Congrès de Prague.—Politique de l'Autriche.—L'empereur après ses victoires.—M. de Metternich.—Résultat des conférences.
L'empereur, après Lutzen, avait écrit à l'empereur d'Autriche pour proposer aux alliés la réunion d'un congrès à Prague.
Le congrès eut lieu; la Russie y envoya, comme son négociateur, un Alsacien, que nos lois ne nous permettaient pas de reconnaître comme un agent des puissances étrangères. La Prusse y envoya M. Trardenberg, qui s'attacha à l'envoyé de Russie. La France y envoya M. de Caulaincourt et M. de Narbonne, le même qui était ambassadeur à Vienne. L'Autriche y envoya M. de Metternich. L'Angleterre fit mettre en route lord Aberdeen, pour assister à ces conférences comme son ministre plénipotentiaire; mais il n'arriva pas avant la rupture de l'armistice. Ce cas paraissait avoir été prévu, car il avait aussi une mission d'envoyé près l'empereur d'Autriche, dont il prit le caractère.
Napoléon avait agréé la médiation dès le moment où, après la bataille de Lutzen, il proposa d'entrer en négociation pour la paix. Un mois s'était écoulé depuis que l'empereur avait demandé l'ouverture d'un congrès. Il faisait presser, le 15 juin, pour parvenir à la convention qui devait régler l'offre et l'acceptation de la médiation, et déclarait qu'il était prêt à la signer. Il faisait connaître en même temps, pour prévenir toutes difficultés, qu'il ne pouvait négocier que dans les formes consacrées par l'usage, et par des plénipotentiaires qui, réunis à ceux des autres puissances, échangeraient leurs pleins pouvoirs, et entreraient en explication, ce qui était une définition claire et précise d'une négociation par conférences.
M. de Metternich adhéra assez exactement à ces dispositions par une note datée du 22, qu'il remit lui-même à Dresde le 26. La question y fut de nouveau traitée, comme tenant essentiellement à celle de la médiation. On fut parfaitement d'accord. Ces mots, «Les plénipotentiaires français, russes et prussiens se réuniront,» furent choisis d'un commun accord pour instituer une négociation par des conférences, et éloigner l'idée d'un arbitrage où chaque partie aurait plaidé séparément sa cause devant le plénipotentiaire du médiateur, arbitrage contre lequel l'empereur s'était justement et fortement prononcé, et dont M. de Metternich niait que sa cour eût jamais eu la prétention. Les formes ainsi convenues furent prescrites aux plénipotentiaires français dans leurs instructions. Le comte de Narbonne était depuis longtemps à Prague: ses pouvoirs lui avaient été expédiés le 16. Les procédés et les lenteurs des ennemis et de l'Autriche, au sujet de la prolongation de l'armistice, occasionnèrent un retard de quelques jours dans le départ du duc de Vicence, qui, de son côté, jugeant sans doute les dispositions de l'étranger, et prévoyant l'événement, ne se pressait pas de partir, et élevait des incidents sur des demandes d'argent et sur d'autres arrangements économiques. Il partit enfin le 27.
L'empereur, qui avait reçu sous le sceau du secret des notions sur les engagements contractés à Trashenberg par l'Autriche avec les alliés, était parti le 25, à quatre heures du matin, pour Mayence, afin d'y régler les dispositions à faire en France, dans le cas, sinon certain, au moins probable, de la guerre, et de se mettre en mesure, même contre l'Autriche, comme il le dit, dans sa lettre du 29 juillet, au duc de Vicence. L'on voit en effet l'influence qu'exerçait sur son esprit l'aspect général des affaires.
M. de Metternich, à l'arrivée de M. de Vicence, savait l'empereur absent, et n'ignorait pas que lui seul pouvait autoriser des modifications aux formes convenues pour les négociations. Il fit son plan en conséquence; au moment où il désespérait d'empêcher le congrès de s'ouvrir, et où les plénipotentiaires français demandaient que les pouvoirs fussent échangés en commun, il repoussa la forme convenue des conférences, et mit en avant celle des transactions par écrit, appliquant fort mal à propos l'exemple du congrès de Teschen, exception unique à l'usage général, où il y avait deux médiateurs, au lieu d'un, qui négociaient ensemble, chacun représentant l'intérêt de la partie qui l'avait choisi, et où il ne s'agissait pas, comme à Prague, d'une négociation générale des grands intérêts du droit public de l'Europe, mais de la succession de Bavière. M. de Metternich, douze jours avant la déclaration de l'armistice, arrêtait ainsi dans le premier pas la négociation, par une difficulté au moyen de laquelle il forçait les plénipotentiaires français à attendre les ordres de l'empereur, qui était en France. L'Autriche, dans son manifeste écrit par M. de Gentz, avoue en quelque sorte l'artifice de son cabinet. «La forme dans laquelle les pleins pouvoirs devaient être réunis, et les déclarations réciproques entamées, objets sur lesquels il y avait déjà eu des pourparlers de tous les côtés, devint la matière d'une discussion qui fit échouer tous les efforts du ministre médiateur.»
Au reste la conduite que cette puissance tint à Prague était digne de celle qu'elle avait tenue depuis le commencement des négociations. Elle commença par mêler ses prétentions particulières à celles des autres alliés, puis elle voulut se constituer arbitre des contestations qui les divisaient, en sorte qu'il n'était plus question de terminer la première guerre, mais d'en commencer une nouvelle, en revenant sur tout ce qui avait été conclu dans les traités qui avaient suivi celui de Lunéville. Elle s'intitulait médiatrice, c'est-à-dire que, placée entre les deux parties, elle ne s'occupa des intérêts d'aucune, mais songea aux siens, se ménageant la faculté de prendre parti avec la puissance qui lui offrirait des facilités pour recouvrer à bon marché ce qui faisait l'objet de son ambition. Or, comme tout ce qu'elle avait perdu pendant les guerres qu'elle avait eues avec nous était, ou entre nos mains, ou dans celles de nos alliés, il n'en coûtait rien à l'empereur de Russie de lui en promettre le recouvrement, parce que, dans tous les cas, il n'aurait pas été forcé de le garantir, si les affaires militaires avaient mal tourné, ainsi que cela faillit arriver.
L'Autriche savait bien qu'elle n'avait de droits à ce qu'elle demandait, que par l'impuissance dans laquelle nous jetait sa conduite. Elle était forte de cela d'une part; elle l'était, de l'autre, de ce que la Russie et la Prusse n'auraient pu faire qu'une mauvaise paix sans son concours. Elle eut cela de supérieur, qu'elle connut bien sa situation et en tira parti, parce que, faisant la guerre pour la guerre, il était raisonnable de suivre le parti où il y avait le plus à gagner. On devait connaître tout cela avant d'aller à Prague combattre des arguments, et réfuter des propositions qui, quoique déloyales et même peu raisonnables, étaient celles du plus fort. Ou il ne fallait pas y aller, ou bien il fallait y porter en habileté ce qu'on n'en avait plus de prestige pour triompher de l'astuce de M. de Metternich. Mais nous étions dans une position difficile; nous devions être accablés, et pourtant l'empereur, loin d'outrer la victoire, avait toujours refusé d'accabler les vaincus. Toujours il arrêta ses triomphes, ne voulant pas, comme il le disait lui-même, pousser une nation au désespoir. Ce fut lui qui fit en Italie la première démarche pour réconcilier la révolution française avec l'Europe, et qui jeta les bases de la paix qui fut signée à Campo-Formio. Ce fut lui qui s'arrêta après les batailles de Marengo et de Hohenlinden, qui pouvaient le rendre maître de Vienne, il s'arrêta de même après la bataille d'Austerlitz, où il avait confondu la plus honteuse des agressions. Il en fit autant après Friedland, à Tilsit, de douloureuse mémoire, où il renonça à tous les avantages d'une guerre plus heureuse encore que la première, et ne poursuivit pas ses succès contre une puissance qui n'avait plus d'armée, afin de rendre la paix moins difficile, et d'assurer enfin d'une manière stable le repos de toute l'Europe. Tant de magnanimité ne méritait pas qu'on l'oubliât.
Une autre considération encore n'eût pas dû être perdue pour les souverains. Il avait calmé la fièvre révolutionnaire, et donné des lois à la démagogie qui les avait si longtemps menacés. On parlait de son insatiable ambition de gloire, de la fureur des batailles qui le tourmentait; mais il avait donné un gage de son désir de vivre en paix, en s'alliant avec la maison qui devait avoir contre lui le plus de ressentiments, et qui était celle dont il lui était le moins difficile de consommer la ruine.
Une dernière chose qu'on n'eût pas dû perdre de vue, c'est que Metternich se trouvait dans une position toute particulière. Placé entre les reproches de l'empereur d'Autriche, pour lui avoir conseillé la guerre de 1809, que la France lui attribuait aussi, et ceux de sa nation, qui avait été victime des calamités qu'elle avait attirées sur elle, il ne pouvait se dissimuler que, tôt ou tard, il éprouverait le ressentiment de la France, si jamais elle reprenait de l'influence à Vienne. Ce qu'il venait de faire, et ce qu'il avait fait en 1809, lui avait été trop préjudiciable pour qu'elle l'oubliât jamais. Il refit sa position avec son maître, en menant chaudement la négociation qui avait été commencée sans son insinuation, pour faire conclure le mariage de l'archiduchesse avec l'empereur. Il fit par là croire à la France qu'il disposait de tout à Vienne; et à Vienne, qu'il était agréable à la France. Cela fini, il eut quittance de la France; mais comme cela n'avait rien fait sur l'opinion publique en Autriche, où l'on savait qu'il n'avait pas eu la pensée du mariage, il regagna celle-ci en saisissant l'occasion de faire recouvrer à l'Autriche tout ce qu'elle avait perdu depuis dix et vingt ans.
Il ne devait pas compte des moyens qu'il employait pour y parvenir; il ne faut juger que du résultat, et il a été le plus habile.
CHAPITRE XIII.
Prétentions des alliés.—Mesures que prend l'empereur.—Le roi de Naples revient à l'armée.—M. Fouché à Dresde.—Conduite de l'impératrice-régente.—Sa recommandation au sujet des cas non graciables.
Les ennemis de l'empereur se sont plu à répandre qu'il avait été le maître de faire la paix moyennant l'abandon de Dantzig et de Hambourg. Cette assertion est fausse; les alliés redemandaient à peu près tout ce qu'ils avaient perdu, les uns par le traité de Tilsit, et les autres par le traité de Vienne, sans compter ce qu'ils n'avaient point reconnu, tel que la réunion de la Hollande, des villes hanséatiques et autres objets. Aucun d'eux ne parlait des compensations qu'ils avaient reçues, car enfin tout n'avait pas été des pertes pour eux, puisqu'ils avaient reçu des indemnités dans les mêmes traités qui concernaient ces concessions. À la vérité, ils avaient fini par être obligés de les recéder par une conséquence des autres malheurs qu'ils avaient éprouvés à la suite de nouvelles agressions de leur part; mais puisqu'il était question de rétablir l'équilibre de puissance entre les différents États, ce n'était pas le moyen d'y parvenir, car les uns auraient non seulement recouvré ce qu'ils avaient, mais même ce qu'ils n'avaient pas avant le bouleversement général dont ils avaient été les moteurs.
Je ne suis entré dans tous ces détails que pour prouver que l'empereur n'a pas eu pour faire la paix autant de facilité que ses ennemis se sont plu à le répandre et qu'on l'a forcé de faire la guerre, en ne lui offrant pas une paix complète et durable pour lui; aucune espèce de sacrifice ne lui eût coûté pour obtenir celle-là. Il avait d'ailleurs remis le soin des négociations à son ministre, et ne s'occupait principalement que de renforcer son armée, parce qu'il avait bien jugé que ses ennemis avaient résolu de miner sa puissance par la guerre. Il fortifiait Dresde, dont il avait fait sa capitale, et autour de laquelle il avait le projet de manoeuvrer, si une reprise d'hostilités suivait l'armistice; il pressurait tout ce qui pouvait lui donner un homme ou un cheval.
Il faisait fortifier Hambourg, et en tirait à peu près toutes les troupes qu'il y avait, pour les approcher de Dresde; elles furent remplacées à Hambourg par les troupes danoises, dont le gouvernement était rentré dans notre alliance depuis les batailles de Lutzen et de Bautzen.
L'empereur fit faire les plus grands efforts à tous les princes confédérés qui lui étaient encore attachés, et ne négligea rien de ce qui pouvait augmenter sa puissance physique pour qu'il en rejaillît quelque chose sur sa puissance morale.
Il rappela le roi de Naples à l'armée. Ce prince avait cru l'empereur perdu sans ressource, lorsque les batailles de Lutzen et de Bautzen le ramenèrent à son devoir. Après la campagne de Russie, il avait abandonné l'armée dont l'empereur lui avait confié le commandement, pour courir en toute hâte à Naples s'occuper de ses propres affaires; il avait eu la bonne foi de croire qu'il pourrait rester roi sans l'appui de l'empereur: l'expérience a prouvé, comme on le verra, que déjà à ce voyage qu'il fit à Naples il avait eu des rapports avec les ennemis.
La reine de Naples avait été déclarée régente du royaume avant le départ du roi pour la campagne de Russie. Elle aimait l'autorité, et avait eu besoin de celle de l'empereur pour prendre à Naples le titre qui était l'objet de son ambition. Elle faisait un bon usage du pouvoir, et eut le rare talent de l'employer à se faire aimer; elle avait la main ferme, mais le coeur si généreux, que son gouvernement n'était qu'une suite de bienfaits répandus autour d'elle; elle estimait et respectait son mari, mais elle aurait volontiers conservé son autorité sans partage, en sorte qu'elle ne nuisit point au retour du roi son époux, à un commandement qui rendait au sien toute l'étendue qu'il avait primitivement. Le roi de Naples rejoignit l'empereur à Dresde pendant l'armistice, et reprit le commandement du peu de cavalerie que nous y avions.
L'empereur avait également appelé de Paris à Dresde le duc d'Otrante (M. Fouché): on augurait de là qu'il voulait l'employer aux négociations. Je savais le contraire, l'empereur n'avait appelé M. Fouché que pour être dispensé de s'occuper de lui encore une fois d'une manière désagréable, car il était informé qu'il commençait à intriguer à Paris, et qu'il y aurait infailliblement fait faire quelques sottises, pour faire dire ensuite que, durant son administration, pareille chose ne serait pas arrivée. M Fouché était d'une nature impatiente, avait toujours besoin d'être occupé de quelque chose, et le plus souvent contre quelqu'un. Il s'était déjà rapproché de l'intérieur de l'impératrice, où il cherchait à établir son crédit pour s'en servir lorsqu'il en serait temps.
Je ne fus personnellement pas fâché de cet éloignement, qui me dispensait d'entendre davantage les condoléances des uns et des autres, qui regardaient comme impossible que M. le duc d'Otrante ne revînt pas à un poste auquel chacun le croyait exclusivement propre.
Si l'empereur ne l'eût pas appelé à Dresde, il est vraisemblable que nous n'aurions pas vécu longtemps en bonne intelligence, car j'étais bien résolu de lui faire un mauvais parti au premier pas que je lui verrais faire dans une intrigue dont le but ne pouvait être que de jeter du ridicule sur moi: nous aurions vu lequel des deux aurait gagné l'autre de vitesse. J'étais bien éloigné de partager l'opinion de ceux qui lui prêtaient tant d'habileté. Nous verrons si l'expérience a justifié mon opinion.
Le gouvernement de l'impératrice-régente était doux, et semblait fait pour la malheureuse circonstance dans laquelle nous nous trouvions. Elle présidait le conseil des ministres, guidée de l'archi-chancelier. Ce prince allait lui-même la prévenir dans son appartement, lorsque le conseil était réuni, et il la suivait jusque dans la pièce où il avait lieu.
L'impératrice avait fait ordonner que, dans le ministère du grand-juge, qui rendait compte des opérations des tribunaux, on ne lui soumît pas de cas non graciable, parce qu'elle ne voulait pas mettre son nom au bas d'un jugement quelconque, si ce n'était pour faire grâce; effectivement, elle l'a faite bien des fois; elle n'y mettait point d'ostentation; on ne prenait aucun soin de lui en faire les honneurs en répandant partout le bruit de sa bonté; on le savait par ce qui l'entourait et qui l'aimait. Elle ne faisait point de frais pour conquérir; elle était simple et naturelle; elle recevait tout ce qui cherchait à se rapprocher d'elle, mais n'aurait jamais fait quoi que ce fût pour attirer ceux qui n'y étaient pas portés naturellement.
Sans doute elle aurait eu aussi ses ennemis, comme toutes les souveraines, mais jusqu'alors elle n'était l'objet que du plus profond respect et de l'admiration générale. J'aime à répéter que, dans aucune circonstance, je n'ai été dans le cas d'avoir recours à des moyens particuliers pour la faire bien accueillir d'un public qui l'estimait particulièrement, et qui était naturellement porté à l'aimer.
Tout allait fort bien en France; on s'y taisait sur les maux que l'on avait soufferts, on comptait sur une heureuse issue des conférences de Prague, qui étaient devenues le sujet de la sollicitude générale; on était plein de l'espérance d'une paix prochaine, parce que l'armistice, qui devait expirer le 8 juillet, avait été prolongé jusqu'au 17 août. Il y avait tout lieu d'espérer que ce temps serait bien employé, et suffisant pour régler et terminer des discussions sur lesquelles il fallait bien finir par s'entendre.
C'est dans ces circonstances qu'il arriva en Espagne un désastre qui ne pouvait que nuire aux espérances de l'opinion publique en France, et embarrasser les négociations de Prague, en ce que les ennemis pouvaient tirer avantage d'une position que nous n'occupions plus en Espagne.