Anna Galore

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Le très lumineux secret I

Le septième livre

Roman


 

 

Table des matières

L’auteur

Chapitre 1 Le secret du temple

Chapitre 2 Sable

Chapitre 3 Les sept princes du Sheol

Chapitre 4 Convergences

Chapitre 5 Intrusion

Chapitre 6 Canicule

Chapitre 7 Même les ombres

Chapitre 8 La nuit d’avant

Chapitre 9 La Parole perdue

Chapitre 10 Les portes du temps

Chapitre 11 Rituel

Chapitre 12 Vitriol

Chapitre 13 Jamais mort

Chapitre 14 Crépuscule

Chapitre 15 Réminiscence

Chapitre 16 Le septième livre

Chapitre 17 Ce qui est épars

POSTFACE

TRADUCTION DES CITATIONS ANGLAISES


 

L’auteur

anna.galore@yahoo.fr

Anna Galore est née en 1962 à Cilaos (La Réunion), d’un père italien et d’une mère française. Son père l’a initiée très jeune à la plongée sous-marine, qu’elle pratique toujours régulièrement. Sa famille et elle déménagent à Toulouse lorsqu’elle a 12 ans. Elle y fait le reste de ses études et y croise la route de lamas tibétains, une rencontre déterminante dans sa vie. Pianiste confirmée, elle s’est produite pendant une quinzaine d’années avec divers groupes amateurs du sud de la France. Elle est passionnée de voyages, de cinéma, de photo, de musique et de littérature contemporaine. Elle vit actuellement près de Marseille.

Elle a écrit une première trilogie intitulée L’éternel amoureux errant, dont les volets sont Les trois perles de Domérat, Là où tu es et Le miroir noir.

Une deuxième trilogie, Reflets inachevés, est composée de La crypte au palimpseste, Le drap de soie du temps et La femme primordiale.

Le très lumineux secret, troisième trilogie, a pour volets Le septième livre, La veuve obscure et Les neuf sœurs.

L’ensemble des neuf volumes raconte un entrelacs d’histoires aux multiples échos qui se répondent et s’éclairent d’un épisode à l’autre.

Tous ces romans sont disponibles gratuitement par téléchargement sur le site web anna-galore.com

 

Les citations en anglais sont traduites à la dernière page.

 

Le présent manuscrit a été déposé à la Société des Gens de Lettres et reste la propriété de l’auteur. Son contenu, en tout ou en partie, ne peut être reproduit, modifié ou intégré dans quelque autre document ou sur quelque autre support que ce soit sans autorisation écrite de l’auteur. Seules son impression sur papier et sa diffusion sous sa forme actuelle de fichier PDF non modifié sont autorisées. En cas de doute, merci de contacter anna.galore@yahoo.fr

 

La conversion de cet ouvrage au format eBook a été faite par Rick, vous pouvez le contacter à l’adresse rick.prince57@yahoo.fr


 

 

C’est dans l’éternité que, dès à présent, il faut vivre.

André Gide


 

 

Chapitre 1 Le secret du temple

C'est lorsqu'on est environné de tous les dangers qu'il n'en faut redouter aucun.

Sun Tzu

-   Incapable ! Tu l’as tué !

Allongé sur le dos, les membres disloqués, l’architecte torturé gisait sur le sol du temple, au pied des deux immenses colonnes de granit noir de Nubie. Un étrange sourire illuminait son visage, en dépit des hématomes qui le recouvraient.

Ses yeux grands ouverts semblaient narguer les trois Seigneurs Ténébreux.

Sans la flaque de sang qui s’étalait lentement autour de son crâne en un disque carmin, il aurait pu paraître encore vivant. Malgré le calvaire interminable qu’il avait subi pendant des heures, il n’avait pas parlé. Il avait préféré la mort. Il l’avait même provoquée. La Parole ne devait pas être divulguée. Le temps n’était pas venu.

Abddôn, furieux, continuait à presser compulsivement le manche de la masse ensanglantée qui avait porté le coup fatal, faisant éclater le crâne de leur victime.

Sydon, accroupi malgré sa carrure massive, se repaissait du spectacle du corps aux multiples fractures des membres et de la cage thoracique, brisés par sa lourde équerre de chantier. Du coin de ses lèvres retroussées coulait un petit filet de bave.

Seul Haborym réalisait qu’ils venaient de perdre toute chance d’extorquer le secret du supplicié. De rage, il jeta violemment à terre la barre de fer avec laquelle il avait plusieurs fois fait suffoquer Hiram en la pressant contre sa gorge. Le bruit métallique résonna pendant plusieurs secondes dans la salle immense.

 

Hiram était mort.

 

Hiram, le bâtisseur du Temple de Salomon. Hiram, le dépositaire d’un savoir secret, transmis depuis la nuit des temps. Hiram, dont l’un des ancêtres était Hénoch, l’inventeur de l’écriture. Hiram, l’ultime descendant de Caïn et Lilith.

 

-   Il faut cacher le corps !

-   Où ? La milice de Salomon aura tôt fait de le retrouver. Hiram était l’un de ses plus proches favoris.

-   Certains courtisans prétendent qu’il a confié la Parole au roi, en cachant le Livre des Noms dans une pièce dissimulée du Temple, le Saint des Saints, là où se trouve l’Arche d’alliance. Seuls Salomon, le Grand Prêtre et Hiram en connaissent l’accès.

-   Décidément, il était d’une incroyable légèreté. Confier la Parole au Grand Prêtre ! Pouah !

-   Il nous a bien fait confiance à nous, tu ne vas pas t’en plaindre.

-   C’est dire à quel point il était naïf. Comment a-t-il pu nous croire quand nous nous sommes présentés à lui comme des Compagnons de l’Ordre des Bâtisseurs, fondé par Imhotep en personne ? Celui où il a tout appris !

-   Nous avons été plus rusés que lui, voilà tout. Ceux qui donnent trop facilement leur confiance s’exposent à être trahis.

-   Si la Parole est dissimulée dans le Temple, nous devons pouvoir la retrouver.

-   Le Temple est un labyrinthe dont bien des lieux ne figurent sur aucun plan. Hiram en a fait construire les différentes parties par des Compagnons à qui il ne donnait ses instructions que pour leurs propres apprentis. Ils ignoraient tout de ce que faisaient les autres. Seul Hiram en connaissait tous les secrets.

-   Il m’avait chargé des travaux du puits sans fond, dit Abddôn. Je suis sûr que le Livre n’y est pas.

-   Moi, j’ai conduit ceux de la crypte d’obsidienne, ajouta Sydon. Le Grand Prêtre est venu y poser un coffre. J’ai pu l’ouvrir à son insu, mais il ne contenait qu’un rouleau de parchemin vierge de toute écriture. L’accès de la crypte est désormais scellé par un piège mortel dont je ne connais pas la clef.

-   Et tu prétends en avoir conduit les travaux ? se moqua Abddôn. Tu ne vaux pas mieux que tes apprentis !

-   Et toi, c’est ta stupidité qui, comme ton puits, est sans fond, lui jeta Sydon tout en le repoussant violemment des deux mains.

Abddôn reprit aussitôt son équilibre et souleva sa masse d’un air menaçant.

-   Puisque tu aimes mon puits, tu vas y terminer ta triste vie, lança-t-il.

-   Seulement si tu m’y accompagnes, gronda Sydon entre ses dents, prêt à lui rendre coup pour coup.

-   Il suffit ! rugit Haborym. Gardez vos querelles pour plus tard ! Nous devons trouver le Livre et nous torturerons chacun des autres Compagnons s’il le faut. Certains finiront bien par parler.

Sydon et Abddôn grognèrent de contentement à cette perspective. Ils n’aimaient rien tant que de faire souffrir.

-   Mais d’abord, il faut nous débarrasser d’Hiram, reprit Haborym. Ensuite, nous reviendrons ici terminer notre travail.

-   Jetons son corps dans les marais, les crocodiles s’en feront un festin. Il n’en restera rien.

-   Non, il faut que nous puissions prouver au Maître qu’Hiram est bien mort. Nous devons cacher ses restes en un lieu où nous pourrons les retrouver.

-   Découpons-le en morceaux et dispersons-les aussi loin que possible, proposa Abddôn, les yeux ronds comme un enfant qui vient de voir une sucrerie. Nous n’aurons qu’à mettre une marque connue de nous seuls sur chacune des sépultures.

-   Une marque ? Quelle marque ?

-   Un acacia entier a été déposé chez les charpentiers aujourd’hui. Prenons-en quelques branches. Nous les planterons là où sont les restes.

Les trois hommes se regardèrent.

-   Holà, mais tu n’es pas si stupide, finalement, répondit Haborym. Enfin une idée utile. Bon, faisons vite. Il faut que nous ayons terminé avant le lever du soleil. Lorsque le chantier ouvrira à l’aube, l’absence d’Hiram sera vite remarquée et tout deviendra plus difficile. Mais nous pourrons prétexter de sa disparition pour proposer de fouiller le Temple de fond en comble en demandant à tous les Compagnons de mettre leurs connaissances en commun.

-   Tu excelles dans l’art d’utiliser les évènements à ton avantage, Haborym.

-   Oui, Abddôn. C’est bien pour cela que le Maître m’a choisi pour mener cette mission de la plus haute importance.

-   En tout cas, ce n’est pas pour ton humilité, marmonna Sydon.

-   Qu’as-tu dit ?

-   Euh… Je maudissais cette humidité.

-   Que signifie une telle absurdité ?

-   Je… je vais chercher des haches et un fagot de branches. L’atelier des charpentiers est tout près d’ici.

Il ne leur fallut que quelques minutes pour procéder à leur sinistre ouvrage. Ils se répartirent ensuite les restes macabres et les rameaux d’acacia, qu’ils enveloppèrent dans leurs capes. Avant de partir, ils nettoyèrent toute trace de leur forfait. Puis ils enfourchèrent leurs chevaux et partirent chacun dans une direction différente.

 

Au petit matin, ils étaient de retour.

Lorsqu’il devint évident, au bout de quelques heures, qu’Hiram avait disparu, rien ne se passa comme ils l’avaient prévu.

Fou de rage et de chagrin, Salomon ordonna que tous les hommes quittent le Temple sans délai et restent cloîtrés chez eux. Les habitants de Jérusalem furent tenus d’en faire autant, sous peine de mort. Seule la garde rapprochée du roi et les chiens errants continuèrent à parcourir les ruelles désertées.

Les trois assassins échappèrent à leur vigilance et parvinrent à s’enfuir loin de la ville.

Salomon fit recouvrir le Temple de milliers de voiles noirs, ainsi que son palais et toutes les maisons de la ville. Il rassembla les Neuf Vénérables, les maîtres formés par Hiram en personne, et les envoya à sa recherche. Chacun d’entre eux prit la tête d’une escouade de soldats du roi.

Jérusalem resta voilée pendant quarante jours et quarante nuits, jusqu’à leur retour. Les Vénérables demandèrent à parler au roi sans autre témoin. Même le Grand Prêtre ne put assister à leur entrevue.

Personne ne sait ce qu’ils lui dirent mais certaines portes du Temple furent soigneusement scellées et dissimulées. Puis les Vénérables partirent vers des lieux connus d’eux seuls. Le Livre d’Hiram quitta-t-il le Temple à cette occasion ? Nul autre qu’eux ne put l’affirmer ou le contredire avec certitude.

Quand les voiles noirs furent retirés, d’autres bien plus opaques étaient venus occulter le secret de la Parole perdue.

 

Hiram devint un mythe. Sa mort le rendit éternel. Il faut parfois mourir pour renaître à jamais.

Tous les rameaux plantés sur ses restes s’enracinèrent et se développèrent en acacias, simples et discrets. Peu de ceux qui les voyaient y prêtèrent la moindre attention.

 

Au fil des siècles, nombreux furent ceux qui tentèrent de retrouver le Livre d’Hiram et nombreux y laissèrent leur vie, en vain. Des croisades furent organisées pour le retrouver, sous prétexte de libérer le Temple de l’occupant turc et de ramener le Graal à la Chrétienté.

Seuls les Templiers connaissaient le but réel de ces expéditions : percer les derniers mystères du Temple, exhumer la Parole perdue et les remettre au pape en personne. Lorsqu’il le comprit, Philippe le Bel, le bien mal nommé, décida d’exterminer les moines-soldats. Il était excédé par leur refus obstiné de révéler ce qu’ils avaient découvert et enrageait de laisser un tel pouvoir supposé à l’Église. Sa cruauté fut aussi démesurée qu’inutile puisqu’en fait, le pape ne savait rien.

Suivant l’exemple héroïque d’Hiram, les chevaliers du Temple préférèrent le supplice et la mort plutôt que la révélation de leurs secrets à des personnes indignes de les apprendre ou incapables de les comprendre. Après une horrible agonie, ils périrent brûlés vifs. Pour une fois, ces bûchers-là n’étaient pas dus à l’Inquisition. Le pape ne put rien faire pour les empêcher.

 

Plus d’un croisé revenu de Jérusalem se vanta d’avoir mis la main sur le véritable trésor d’Hiram. Beaucoup trop d’entre eux pour un seul livre.

 

Du Temple de Salomon, deux fois détruit et reconstruit, il ne reste qu’un mur. Celui que les Hébreux appellent le Mur de l’Ouest et que le reste du monde surnomme, en un vieux reliquat de mépris banalisé par le temps, le Mur des Lamentations.

Sur les ruines de l’ancien temple, se tient désormais la mosquée Al Aqsa, dont le nom signifie « la lointaine ».

À plusieurs dizaines de mètres de profondeur, exactement à l’aplomb du dôme du Rocher, dans une crypte inaccessible autrefois appelée le Saint des Saints, se trouve toujours l’Arche d’alliance, transportée à travers le désert du Sinaï pendant quarante ans par les Hébreux qui quittèrent l’Égypte sous la conduite de Moïse, l’un des plus grands mages de l’histoire de l’humanité.

 

Rares sont les initiés qui connaissent les secrets qu’elle renferme. Plus rares encore sont ceux qui savent où est le Livre d’Hiram.

 


 

Chapitre 2 Sable

Le monde de l’invisible n’est invisible que parce que nous ne le voyons pas. Cela ne signifie aucunement qu’il n’existe pas. Cela veut juste dire qu’il est réel mais pas encore visible.

Jean-Gabriel Foucaud

Les murailles d’Aigues-Mortes avaient pris une couleur chaude dans la lumière rasante du soleil. À un peu plus d’un kilomètre au sud des remparts, deux énormes montagnes de sel, seul relief de la région à perte de vue, signalaient l’emplacement du site de stockage de La Baleine. Les salins brillaient de nuances surprenantes allant du violet au jaune, en passant par le mauve et l’orangé. Dans les étangs environnants aux eaux peu profondes, des groupes de flamants roses passaient leur temps à se nourrir et à effectuer leur parade amoureuse, sous l’œil indifférent de petits taureaux noirs dispersés sur les bandes de terre ferme.

Charlie, Johan et Safiya venaient de passer deux heures sur l’immense plage sauvage de l’Espiguette, quasiment déserte en ce dimanche matin de mars. Charlie avait pris ses cerfs-volants et avait montré à Safiya comment faire des loopings et des huit.

La température était particulièrement agréable, presque estivale. Lunettes noires sur les yeux et bras dénudés, ils s’attablèrent à l’un des cafés de la place Saint-Louis pour se désaltérer.

-   Je n’arrive pas à imaginer que la mer était encore là, au pied des murailles, à l’époque des croisades, dit Johan. On est à combien de kilomètres de la côte ?

-   Environ cinq kilomètres à vol d’oiseau jusqu’au port de Grau du Roi, répondit Charlie. Cela dit, certains historiens pensent que c’est en grande partie un mythe.

-   Comment ça ? Il y a bien eu des croisés qui sont partis d’ici, non ?

-   Oui, oui. Je voulais dire le fait que la mer ait reculé à ce point.

-   Attends, je ne comprends pas, intervint Safiya. Si la mer était déjà à cinq kilomètres, ils sont partis d’où, les bateaux ?

-   Ils ont vraisemblablement suivi le canal qui longe les murailles à l’ouest et qui mène jusqu’au port actuel. Ou alors un autre, parallèle, qui aurait disparu depuis, complètement ensablé.

-   Pourtant, Aigues-Mortes, ça veut bien dire les eaux mortes, non ?

-   Si, c’est vrai. C’est parce que la mer a effectivement reculé, mais sans doute pas à ce point.

Ils restèrent silencieux quelques secondes. Safiya reprit :

-   Mmmh. Dommage. Je préférais l’histoire de la mer qui recule loin des remparts une fois les croisades terminées. Un peu comme si le désert de sable où ils étaient partis combattre venait les envahir à son tour.  Un signe envoyé aux croisés, leur disant de ne plus prendre la mer pour aller massacrer d’autres êtres humains à l’autre bout de la Méditerranée. Comme une malédiction, quoi.

-   Ben, une malédiction contre des soldats envoyés par Dieu en personne… dit Johan.

-   Hé, ceux qui vivaient à Jérusalem pensaient aussi avoir été envoyés par Dieu, sauf que ce n’était pas le même Dieu, répliqua-t-elle. Après tout, la Palestine n’était pas un territoire catholique français, autant que je sache.

-   Euh… oui, vu sous cet angle…

-   Vieille histoire. Deux dieux pour des croyants qui pensaient de part et d’autre qu’il n’y en avait qu’un, ça faisait un de trop.

-   Pourtant, ces croyants partageaient exactement les mêmes personnages mythiques, enchaîna Charlie. Adam, le premier homme, se nomme pareil dans les deux traditions. Plusieurs autres sont faciles à identifier, entre la Bible et le Coran : Salomon - Souleyman, David - Dawoud, Joseph - Youssef, Jacob - Yahcoub, Moïse - Moussa, Gabriel - Gibril, et même Jésus - Isa qui est fils de la vierge Marie - Mariam.

-   Tiens, au fait, l’interrompit Johan, tu n’as plus jamais eu de nouvelles de Gabrielle ? Tu sais, ta copine rousse, la sulfureuse jeune sorcière de Domérat aux capacités sexuelles illimitées[1] ?

Assis seul à la table d’à côté, un homme au crâne lisse qui leur tournait le dos recracha sa tasse de café en manquant de s’étouffer. Johan reprit, en baissant tellement la voix que Charlie et Safiya durent se pencher vers lui pour l’entendre :

-   Oups. Je ne devrais pas dire trop fort des choses comme ça en public, ça perturbe la clientèle.

Ils pouffèrent comme des enfants.

-   En même temps, chuchota Safiya, la clientèle n’est pas obligée d’écouter tout ce qu’on dit.

-   Surtout que le monsieur est venu s’assoir juste à côté de nous après notre arrivée, alors qu’il y a des dizaines d’autres places libres plus loin.

-   L’instinct grégaire, sans doute.

-   En tout cas, murmura Charlie avec un large sourire, je ne vais peut-être pas trop continuer sur Gabrielle. Si je raconte mon inoubliable nuit de sexe no limit avec elle[2], il va faire une attaque, notre ami touriste.

-   Comment tu sais qu’il est touriste ?

-   Parce qu’il est en train de prendre un coup de soleil sur le crâne. Ce n’est pas pour rien que le vrai Camarguais a toujours un chapeau de cow-boy sur la tête.

Ils partirent d’un fou-rire irrépressible. L’homme jeta une pièce de deux euros sur sa table, repoussa bruyamment sa chaise et s’en alla sans se retourner.

-   Il n’a pas l’air content.

-   Tu crois qu’il nous a entendus ?

-   Il n’avait qu’à pas écouter, aussi.

-   C’est vrai qu’il est bien rouge, son crâne.

-   Le phare de l’Espiguette n’a qu’à bien se tenir.

-   On commande un truc à manger ? J’ai vraiment la dalle, là.

-   Johan, tu es vraiment un ventre sur pattes, des fois.

-   Oh, juste aux heures des repas.

-   N’empêche, va falloir te remettre au jogging. Tu prends du ventre depuis que tu vis avec Safiya.

-   C’est petit, ça. Petit.

-   Et puis je l’aime, moi, son ventre, ajouta Safiya.

-   Si vous êtes tous les deux contre moi, je ne peux pas lutter.

-   Je prends la salade gourmande aux gésiers et lardons, puisque c’est comme ça.

-   Safiya va t’aimer de plus en plus.

-   Ainsi soit-il, conclut Johan d’un air satisfait.

 

Après leur déjeuner, ils flânèrent au hasard des rues étroites, avant de revenir tranquillement vers le parking de terre situé au sud des grands murs.

-   C’est quand même émouvant d’imaginer que tant de gens sont partis d’ici avec la conviction de servir leur foi et ne sont jamais revenus.

-   Seulement les deux dernières croisades sont parties d’ici, répondit Charlie. Celles menées par Louis IX en personne. Parmi les croisés se trouvaient nombre de Templiers. Leur mission ne se limitait pas à libérer Jérusalem. Ils allaient chercher le Graal, dont on disait qu’il était conservé dans une pièce secrète du temple de Salomon avec l’Arche d’alliance.

-   Et ils l’ont découvert ?

-   Toutes les versions possibles et imaginables ont été racontées après leur retour. Je connais mal leur histoire, je l’avoue. Il s’est écrit tellement de mythes autour d’eux qu’il n’est pas facile d’y voir clair. Mais, si certains d’entre eux ont vraiment trouvé le Graal, ils l’ont bien caché. Soit il n’a jamais existé, soit il est toujours enfoui quelque part sous des ruines à Jérusalem ou ailleurs, soit son emplacement est connu de quelques-uns mais il est l’un des secrets les mieux gardés de la planète.

-   Si ça se trouve, il est peut-être même ici.

-   Oui, c’est exactement ce que j’ai découvert en tapant « Où est le Graal s’il vous plaît ? » sur Google Templar, la nouvelle version top secrète de Google. Ben il est planqué depuis huit siècles au pied des murailles d’Aigues Mortes, là, sous le parking et personne ne le sait.

Ils éclatèrent de rire.

-   Bon, reprit Charlie, pour le Graal, je ne sais pas mais, par contre, je ne serais pas surpris que des descendants de Templiers habitent toujours dans la région.

-   Comment ça ?

-   Les croisés étaient loin d’être tous des ascètes et ils ont dû habiter pendant des mois, voire des années, aux abords de ce port d’où ils allaient partir et où ils allaient revenir. Ils peuvent très bien y avoir connu des femmes et en avoir eu des enfants. Ou bien certains d’entre eux se sont peut-être définitivement installés ici après leur retour, pour des raisons analogues d’ailleurs. Ils ont pu y maintenir un groupe local qui a traversé les siècles, même après la persécution de leurs frères sous Philippe le Bel.

-   Maintenant que tu le dis, j’ai trouvé que le serveur du restau avait une attitude bizarre. Il faisait tout pour éviter notre regard quand on a été prêts à commander.

-   Voilà un indice fort intéressant. L’enquête progresse à grands pas.

-   Sans parler du mec au coup de soleil. Il nous espionnait pour savoir si on était au courant, pour le Graal sous le parking. J’en suis sûr.

-   T’es vraiment couillon, des fois, toi, tu sais ?

 

Au moment où ils arrivaient près de la voiture de Johan, une bourrasque de mistral souleva le sable du parking en un nuage diaphane. Ils plissèrent les yeux et se courbèrent instinctivement pour tenter de se protéger. Une Mercedes noire, garée juste à côté d’eux, démarra en crissant des pneus. Ils reconnurent sans difficulté le conducteur quand la berline passa à leur niveau. Son crâne écarlate ne laissait aucun doute.

Charlie croisa son regard pendant une fraction de seconde. Il eut une impression de déjà vu. Et d’angoisse inexplicable.

 

Claire aurait pu lui dire pourquoi, si elle avait été là. Mais elle était partie s’installer à Londres depuis déjà plusieurs mois pour un nouveau boulot. Elle aurait identifié l’homme sans hésiter. Elle en avait, elle, un souvenir aussi précis que désagréable.

Deux ans auparavant, Charlie avait failli y laisser sa peau. Alors qu’il s’était retrouvé plongé dans un étrange coma, il avait fallu toute l’aide et la puissance de Gabrielle, la sorcière transfigurée, pour réussir à le libérer d’un rituel effrayant qui aurait pu très mal se terminer[3]. Un rituel conduit par cet homme.

Par la suite, Charlie n’en avait gardé aucun souvenir conscient. Seuls vestiges à hanter sa mémoire, des cauchemars récurrents avaient traversé quelques-unes de ses nuits, sans qu’il en comprenne l’origine.

 

Dans le journal que Claire avait rédigé peu après ces évènements sinistres, elle avait écrit ces mots :

« Souvent, maintenant, quand je suis à la terrasse d’un café, ou dans la rue tout simplement, je me demande en regardant les gens passer lesquels, parmi eux, font partie de cet autre monde, celui du peuple de l’ombre. Rien ne me permet de le deviner. Ils sont là, pourtant, anodins dans leurs vêtements ordinaires, semblant vaquer à leurs occupations banales. Invisibles en pleine lumière. Insoupçonnables. »

 

Mais, en raison de ce qu’elle avait alors découvert du passé de Charlie, que ce dernier devait continuer à ignorer, elle ne lui avait jamais montré ce journal.

 

Samyr Noria, le descendant maléfique des mages noirs d’Uruk, était de retour.

 


 

Chapitre 3 Les sept princes du Sheol

One day all seven will die

All seven and we'll watch them fall

They stand in the way of love

Prince

Sydon chevaucha vers l’est sans discontinuer pendant trois semaines. Il épuisa jusqu’à la mort sa première monture. Loin d’en être affecté, il prit un plaisir mauvais à ses souffrances. Lorsqu’elle s’effondra à bout de force, il la regarda haleter faiblement puis, avec un grognement bestial, lui trancha la carotide à pleines dents pour se délecter de son sang. Il en aimait le goût, autant qu’il aimait sentir la vie quitter le corps frémissant de l’animal mourant, à chaque nouveau jet, à chaque nouvelle goulée.

À la nuit tombée, il rejoignit un village tout proche pour s’approprier un autre cheval. Sa carrure impressionnante, ses vêtements ensanglantés et son aspect repoussant eurent l’effet escompté. Les habitants effrayés le laissèrent se servir à sa guise. Lorsqu’un seul d’entre eux, plus courageux ou plus fou, tenta de s’interposer, il le saisit à la gorge et se mit à l’étrangler d’une seule main. Pendant que le malheureux était secoué de spasmes, Sydon, un sourire mauvais aux lèvres, brava d’un long regard circulaire les villageois qui s’étaient reculés à distance respectueuse.

Il remarqua parmi eux une très jeune femme, serrée craintivement contre un homme guère plus âgé. Elle était d’une grande beauté malgré ses vêtements humbles. Ou peut-être l’était-elle grâce à eux. Sa peau luisait d’une fine transpiration qui la rendait encore plus sensuelle. Elle ne devait pas avoir vingt ans. Tout ce qu’il aimait.

Laissant choir le corps sans vie de sa victime, il se dirigea droit vers le couple. Il dépassait l’homme d’une tête et la fille de deux.

-   Comment te nommes-tu, femme ?

Elle jeta un coup d’œil terrorisé à son compagnon, puis baissa son regard vers le sol, la respiration courte et les lèvres serrées.

-   Réponds-moi !

-   Tsila, lâcha-t-elle dans un souffle, sans relever la tête.

-   Et toi ?

-   Jabal, seigneur.

-   Ah, enfin quelqu’un qui me montre un peu de respect, répondit Sydon d’un ton sarcastique. Jabal, mon bon Jabal, je vais te faire un grand honneur.

-   Oui, seigneur.

-   C’est chez toi que je vais passer la nuit.

-   Chez… mais, seigneur, vous… notre demeure n’est pas digne de…

-   Allons ! Me refuserais-tu l’hospitalité ?

-   Je… non, seigneur. Vous… vous êtes le… bienvenu.

-   Je t’en remercie infiniment, railla Sydon en faisant une parodie de révérence. Je ne doute pas que vous saurez bien m’accueillir.

-   Oui, seigneur.

-   Vois-tu un inconvénient à me céder ta couche ?

-   N… non seigneur, nous… nous dormirons par terre.

-   Vous ? Pourquoi vous ?

-   Euh… pour vous laisser notre…

-   « Notre » ? Je ne parlais que de toi. Tu ne vas quand même pas obliger ta femme à dormir par terre.

-   Mais, seigneur, nous n’avons qu’une couche et…

-   Tsila ! Mais quel époux as-tu là ? Il voudrait que tu dormes dans la poussière alors que tu serais tellement mieux sur ta couche avec moi.

Elle se mit à pleurer silencieusement. Jabal paniquait de plus en plus. Il se jeta à genoux aux pieds de Sydon.

-   Seigneur, non, je vous en prie, vous ne…

-   Silence, chien ! Qui es-tu pour discuter ? Tu devrais te réjouir. Ta femme va être enfin honorée dignement par un vrai homme, misérable gueux. Assez parlé ! Debout, vermine ! Allons chez vous ! Maintenant !

 

Sous les regards des villageois tétanisés, le jeune couple s’éloigna, suivi de Sydon. À peine arrivés dans leur modeste maison, il referma la porte et poussa Jabal contre un mur. Sans lui laisser la moindre chance de se protéger, il lui brisa aussitôt les jambes de plusieurs coups de masse, indifférent à ses hurlements et aux cris terrorisés de Tsila.

Il voulait le laisser en vie afin qu’il puisse voir la suite.

Il arracha alors les vêtements de Tsila un à un, en riant de sa détresse. Comme elle tentait maladroitement de cacher sa nudité de ses mains, il les lui attrapa et les broya jusqu’à ce qu’elle finisse par laisser ses bras ballants. Il la frappa violemment au milieu de la poitrine du plat de la main, lui coupant le souffle. Elle tomba en arrière sur la couche, se maintenant assise de justesse.

En quelques secondes, il se mit nu à son tour. Son sexe en érection était étrangement coudé en son milieu et boursouflé de veinules bleuâtres. Elle manqua de s’évanouir en le voyant dressé à la hauteur de son visage, comme un cobra obscène prêt à la transpercer pour lui injecter son venin.

Il la gifla violemment et, lui saisissant les cheveux à pleines mains, il se plaqua contre sa bouche.

-   Goûte-moi ce mets de roi, ma belle. Jabal ! Regarde tout ce que ta délicieuse épouse sait faire et qu’elle ne te fera jamais !

Le calvaire dura des heures. Il la força à satisfaire son plaisir de toutes les façons les plus bestiales et brutales qui soient. Plus elle criait, plus Jabal gémissait, plus Sydon était excité. Il semblait insatiable.

Lorsqu’il en eut enfin fini, il la jeta au sol près de son époux. Se sentaient-ils coupables de l’enfer qu’ils venaient de subir sans avoir pu l’empêcher ou avaient-ils honte de se montrer leurs corps suppliciés ? Chacun des deux essayait d’échapper au regard de l’autre. Lui détournait la tête, secoué de sanglots silencieux. Elle, malgré les plaies qui brûlaient son entre-jambe ensanglanté et les ecchymoses qui couvraient son corps, tentait de se recroqueviller en lui tournant le dos.

Sydon éclata de rire et leur dit :

-   Je suis Hashmé Daï, celui qui fait périr. Vos misérables souffrances et votre fin prochaine m’emplissent de joie.

Puis il leur ouvrit à tous les deux le ventre d’un coup de lame et les allongea face à face pour que chacun voie jusqu’au bout la détresse de l’autre.

Il les regarda agoniser lentement jusqu’au dernier souffle. Ensuite, il s’endormit paisiblement.

Au petit matin, il reprit la route.

 

Deux jours plus tard, après avoir traversé un désert minéral, il parvint enfin à l’entrée du chaos souterrain du Sheol. Sa demeure. Le lieu dont il était l’un des princes.

Il descendit le chemin abrupt qui s’enfonçait dans les ténèbres et passa successivement les sept portes de pierre. Elles étaient gardées par des cohortes d’êtres blafards efflanqués, aux yeux vides et aux ongles démesurément longs. Ils semblaient s’agripper aux parois humides comme des chauves-souris obscènes. Leur puanteur était un doux fumet aux narines dilatées de Sydon. Il était de retour chez lui.

Au bout d’un long dédale de couloirs et de marches grossièrement taillées dans le roc, il arriva sous la voûte immense de la crypte des Sept Cathèdres, éclairée par des torches aux relents de corne brûlée. Ses six comparses étaient déjà là, chacun sur un trône de pierre, autour d’un imposant dolmen tabulaire, à festoyer d’un cadavre d’iguane grossièrement dépecé. Baël le vit en premier et l’interpella de sa voix rocailleuse :

-   Salut à toi, Sydon Hashmé Daï ! Je te croyais à Yérouchalaïm avec Abddôn et Haborym.

-   Je suis parti plus tôt, répondit Sydon en s’installant sur le dernier trône vide. L’architecte n’a pas voulu dévoiler son secret.

-   Tu veux dire qu’il est mort sans parler ? demanda Zopanh.

-   Abddôn a dû porter le coup de trop, répondit Purshan à la place de Sydon.

Ce dernier ne prit pas la peine d’acquiescer. Purshan avait le don agaçant de deviner les choses comme s’il y avait assisté.

-   Salomon a dû envoyer sa garde d’élite à vos trousses. Il va vouloir récupérer le corps d’Hiram.

-   Nous l’avons dispersé et dissimulé dans des lieux connus de nous seuls. Nous pouvons retrouver ces lieux grâce à un signe.

-   Un signe ?

-   Une branche d’acacia plantée sur chaque sépulture. Personne ne doit le savoir, les neuf Vénérables donneraient tout pour retrouver Hiram et pas seulement pour rassembler ses restes. Il est possible qu’Hiram ait gardé sur lui, d’une façon que nous ignorons, des indications pour localiser le Livre des Noms. Le Maître décidera de la meilleure façon d’agir.

-   Est-ce que Haborym l’a informé ?

-   Oui, il est revenu à Uruk auprès du Maître.

-   Et Abddôn, où est-il ?

-   Il a rejoint les Terres Noires du Sud.

Purshan s’approcha tout près de Sydon et renifla à plusieurs reprises.

-   Et cette petite paysanne ? Tu as dû prendre bien du plaisir.

Sydon écarquilla les yeux.

-   Tu sais cela aussi ? J’espère que le spectacle t’a plu !

-   Je n’en ai rien vu mais l’odeur de son jeune sang et de ta semence séchée me le décrivent aussi bien que si j’avais été là.

-   Tu as plus de flair qu’un chien errant.

-   La prochaine fois, Sydon, préviens-nous avant que nous en profitions, ricana Bélial, le seigneur de Shodom au visage d’ange trompeur. Il y a trop longtemps que je n’ai pas embroché une jeune femelle par sa porte la plus étroite.

-   Tu sais que la mienne t’est toujours ouverte, susurra Païmon l’androgyne en lui lançant un regard de braise.

-   Certes, mais j’avoue préférer les hurlements des filles que je déchire en les forçant à tes gémissements consentants de plaisir. Holà, mais qu’en dites-vous ? Fêtons dignement le retour de Sydon ! Allons enlever quelques filles cette nuit et ramenons-les ici pour nous amuser un peu.

-   Et quelques garçons aussi, ajouta Païmon. Des adolescents plein de vigueur dont je tirerai la sève jusqu’à les en vider.

-   Je me chargerai de les dépuceler pendant que tu t’en désaltéreras, railla Bélial.

-   De la chair ! Des cris ! Du sang !

-   Ripaille !

-   Orgie !

Ils se mirent tous à brailler, levant leurs armes, mimant des accouplements grotesques et de faux affrontements.

-   Assez ! vociféra Bleth, le seul qui n’avait pas parlé jusqu’alors.

Le silence s’installa instantanément. Tous craignaient ses colères.

-   Comment pouvez-vous penser à vous distraire alors que Sydon a échoué dans sa mission ? Il faut nous emparer du livre d’Hiram ! Où qu’il soit caché, nous devons le retrouver ! Les seules portes étroites que nous devons forcer sont celles, secrètes, du Temple de Salomon.

Personne n’osa ricaner.

Zopanh finit par dire :

-   Mais comment faire, puisqu’Hiram est mort ?

-   Sydon, gronda Beïleth, raconte-nous exactement ce que tu sais. Et n’oublie aucun détail.

 

Sydon parla pendant des heures de tout ce qu’il savait sur le Temple et sur Hiram. Il fut rarement interrompu par les questions de l’un ou l’autre. Quand il se tut, plus personne ne rêvait d’orgie.

À plus de cent pieds sous terre, dans une caverne aux abîmes insondables, les sept princes du Sheol avaient le regard grave. Toutes leurs pensées étaient tournées vers cet autre lieu secret, profondément enfoui, quelque part au cœur du Temple de Salomon, était caché le Livre d’Hiram.

Toute leur puissance et toute leur haine étaient désormais concentrées vers un seul but. Partir en quête de l’arme qui leur donnerait le pouvoir suprême.

Retrouver la Parole perdue.

 


 

Chapitre 4 Convergences

Le temps est l’image mobile de l’éternité immobile.

Platon

Depuis que la Terre tourne autour du soleil, le froid a toujours succédé au feu. Dans les premiers milliards d’années de son existence, d’innombrables volcans ont craché des flots de magma insatiables vers le vide glacial et noir qui l’entourait en permanence. Le premier de tous les miracles n’a pas été l’apparition de la vie mais celle de l’eau, en quantité suffisante pour que les océans se forment et qu’un déluge provoqué par leur évaporation finisse par créer le deuxième miracle : une fine pellicule d’air.

Par la suite, bien avant les dieux, vinrent les virus.

Dans l’immense chaudron des océans, les éruptions continues et les décharges incessantes d’éclairs monstrueux créèrent les briques élémentaires de tous les futurs systèmes vivants. Les acides nucléiques formèrent les premiers brins d’ADN. Il en fut de même pour les acides aminés qui s’enchaînèrent en protéines de plus en plus complexes. Tout cela grâce à un troisième miracle : aucun de ces assemblages n’aurait jamais pu se faire sans le rôle de catalyseur joué par l’argile.

La première des convergences.

Tout le reste n’a été qu’évolution.

L’Homme descend d’un mélange de terre et d’eau, comme le racontent les mythes fondateurs.

Très vite, il inventa la magie puis les religions, croyant ainsi pouvoir dominer les forces de la Nature ou, du moins, se protéger de ses fureurs. Elle se chargea au long des millénaires de lui rappeler qu’il n’avait aucune chance d’y parvenir. Les ères glaciaires détruisirent bien des espèces. Les réchauffements en firent apparaître des milliers d’autres. Des éruptions volcaniques violentes modifièrent également le climat. Des bouleversements encore plus gigantesques se produisirent lorsque des météorites croisèrent la route de la planète. L’une d’entre elles l’amputa, dans une collision phénoménale, d’une masse de roches qui devint ensuite la Lune. Une autre éradiqua les dinosaures comme un rien, alors qu’ils régnaient sur le monde animal depuis des centaines de millions d’années.

Peu d’espèces ont traversé les âges sans dommage. Parmi elles, les requins et les araignées, apparus deux cent millions d’années avant les dinosaures et toujours présents aujourd’hui ; ou d’autres, vivant au fond des abimes océaniques, dont l’existence restera à jamais inconnue des habitants de la surface.

 

L’Homme ne fut pas moins stupide que les sauriens géants du Crétacé. Dans son infinie suffisance, il en vint à croire, après avoir colonisé l’ensemble des terres émergées, que sa domination du monde serait éternelle.

Pourtant, des forces qui le dépassent l’élimineront tôt ou tard, comme elles l’ont fait de millions d’autres espèces depuis que la vie existe. De cela, il ne fait aucun doute. Les deux seules incertitudes sont quand et comment.

Peut-être le coup fatal viendra-t-il des plus anciens habitants de la planète. Les seuls à n’avoir jamais disparu et à s’être toujours adaptés. Ces créatures primitives et microscopiques ont causé, depuis l’aube de l’humanité, largement autant de victimes que les guerres et les massacres. Les virus. Ils étaient là bien avant les hommes. Ils seront là bien après.

À moins que la fin ne soit causée par de nouveaux changements climatiques, tels ceux qui firent disparaître presque toutes les autres variétés d’humains préhistoriques, n’en épargnant qu’une seule par miracle, la nôtre. Une bonne partie de l’Europe et de l’Amérique du Nord était alors recouverte d’une banquise de plusieurs kilomètres d’épaisseur. La température moyenne de la Terre était d’à peine quatre degrés inférieure à celle d’aujourd’hui. Et lorsqu’elle a été de deux degrés supérieure, de nombreuses régions dont l’île de Manhattan ont disparu sous plusieurs mètres d’eau pendant des siècles.

Faute de pouvoir dominer la Nature, les hommes finiront peut-être par la dérégler suffisamment pour signer leur perte. Ils semblent aveugles et sourds aux signaux qu’elle leur a envoyés tout au long de leurs errements depuis leur apparition.

Comme celui qui se produisit entre le neuvième et le quatorzième siècle. Pendant cinq cents ans, la Terre se réchauffa, allant jusqu’à des épisodes prolongés de sécheresse dans des régions habituellement tempérées. Puis, brutalement, le froid revint. En Europe, il perturba à ce point les récoltes durant plusieurs années consécutives que des famines décimèrent de nombreuses populations, sous des pluies glacées incessantes, et que des guerres se déclarèrent.

Les vestiges de cette anomalie climatique ont été retrouvés partout autour de la planète, donnant lieu à des centaines d’études d’experts. Aucune n’a apporté d’explication à ce phénomène.

Seuls des fous auraient pu y voir un mouvement d’humeur de la Terre face à l’ignominie des hommes qui s’agitaient à sa surface. Et les experts ne sont pas des fous. Quant aux historiens, ils ne sont pas climatologues. Pourtant, ils rendent tous compte d’une convergence étrange, comme il y en a eu tant d’autres depuis que la vie est apparue. Mais rares sont les humains qui les voient pour ce qu’elles sont – dans leur totalité. 

Celle-là s’est produite entre l’avènement de Charlemagne et la disparition de Philippe le Bel, après qu’il eut œuvré à la fin inique des Templiers sur les bûchers. Leur dernier maître, Jacques de Molay, était l’un de ceux qui savaient.

Il eut le temps de crier à travers les flammes :

-   Le malheur s'abattra bientôt sur ceux qui nous condamnent à tort. Dieu vengera notre mort ! Seigneurs, sachez qu'en vérité tous ceux qui nous sont contraires, par nous auront à souffrir.

________

 

Après avoir quitté Salomon, les Neuf Vénérables se réunirent à nouveau en un lieu secret. S’ils voulaient préserver l’héritage d’Hiram pour les générations à venir, il leur fallait réagir vite. Leurs heures étaient peut-être comptées.

Ils n’avaient aucun doute sur l’identité du commanditaire de l’assassinat d’Hiram. Le Livre des Noms ne devait pas tomber entre ses mains. Comme tôt ou tard le lieu où il se trouvait dissimulé serait découvert, il était indispensable de rendre indéchiffrables les clefs permettant d’en comprendre le contenu.

Ils restèrent enfermés pendant sept lunes.

Puis, par une nuit noire, ils quittèrent chacun Jérusalem dans une direction différente, sur des montures lourdement chargées. Personne ne les revit jamais.

Quand, cinq siècles plus tard, le roi de Babylone envahit et détruisit la ville sacrée à la tête de quatre-vingt-dix neuf légions, il comptait dans sa garde rapprochée un Seigneur Ténébreux, qui commandait une horde de créatures dont aucun autre guerrier n’osait s’approcher. Leur cruauté sur les champs de bataille était sans limite. Ils s’apparentaient plus à des bêtes féroces qu’à des humains. Il se murmurait qu’ils venaient d’une cité mystérieuse creusée dans les profondeurs de la terre et habitée par des démons.

Ils fouillèrent les décombres du Temple pendant des semaines. Ils en parcoururent toutes les galeries, abattant des murs, pénétrant dans des salles secrètes oubliées, retournant chaque pierre.

Ils virent, sans la reconnaître, l’Arche d’alliance, qu’ils dédaignèrent après l’avoir ouverte : elle était emplie de sable recouvrant un banal caillou noir, simple morceau de basalte.

Ils retrouvèrent la crypte d’obsidienne. Le coffre au parchemin qu’avait vu Sydon n’était plus là.

Au fond d’un puits vertigineux, ils crurent enfin avoir atteint leur but. Entouré d’un pectoral en toile de lin, un livre au coffrage d’ébène reposait là, fermé par des ferrures luisantes. Ils en forcèrent l’ouverture. Il ne contenait que des pages vierges.

Ils repartirent bredouilles.

 

Lorsque le second temple fut bâti sur les ruines du premier, personne ne retrouva l’Arche, ni le livre, ni le pectoral en lin.

 

Ce dernier ressurgit mille ans plus tard. Martianus Capella, un mage étrusque de Carthage, le portait par-dessus sa toge lors de rituels d’initiation hermétiques.

Il transcrivit son savoir sous la forme d’une encyclopédie allégorique en neuf volumes. Les deux premiers racontaient la rencontre du dieu Mercure avec son épouse nommée Philologie. Les sept suivants étaient consacrés aux Sept Arts Libéraux. Ils étaient constitués des Trois Chemins du pouvoir des mots, et des Quatre Chemins du pouvoir des nombres.

Les précieux livres se transmirent au fil des siècles par un réseau ininterrompu d’initiés. C’est ainsi qu’ils parvinrent à Bède, un moine à l’érudition sans limite, que ses disciples surnommaient le Vénérable. L’un d’eux les remit ensuite à son meilleur élève, Alcuin, qui se lia à Charlemagne au point d’en devenir son plus proche ami et confident. Cela lui permit de fonder les écoles carolingiennes. Le sens profane des Sept Arts fut la base de leur enseignement. Le sens secret ne fut compris que de ceux qui en avaient les clefs.

L’année où Charlemagne fut couronné empereur, le climat commença à se réchauffer.

La banquise fondit sur des surfaces immenses. Les Vikings profitèrent de la passe ainsi ouverte pour envahir le Groenland.

Les périodes de sécheresse se multiplièrent, provoquant ou accompagnant de nombreux bouleversements partout dans le monde. Le paroxysme fut atteint au bout de cinq siècles. Les flammes enveloppèrent Jacques de Molay.

Alors, tout bascula.

Le pape Clément V, qui avait lâchement abandonné aux griffes de Philippe le Bel l’Ordre dévoué à sa cause et à celle de son Église, mourut quarante jours plus tard. Un cancer fulgurant le brûla de l’intérieur en quelques semaines.

À l’automne, le roi périt à son tour. Alors qu’il transpirait plus que de coutume lors d’une partie de chasse, son cheval le fit chuter et le piétina jusqu’à ce que la chaleur l’abandonne à jamais. Sa mort brutale fut suivie rapidement de celles de toute sa descendance jusqu’à l’extinction définitive de sa dynastie.

 

Une température glaciale s’installa, stérilisant la terre et provoquant de nouvelles famines.

La banquise s’étendit de plusieurs milliers de kilomètres vers le Sud. Le Groenland devint un désert de glace et l’Islande perdit toutes ses forêts après des tempêtes dévastatrices.

Vinrent alors la grande peste noire et la guerre de Cent Ans. L’Angleterre, dont les récoltes étaient frappées les plus durement par le refroidissement, voulut profiter de la disparition des Capétiens pour envahir la France et ainsi accéder à plus de ressources agricoles.

Alors que les belligérants se préparaient à des affrontements aussi sanglants qu’interminables, des compagnons indifférents à ces péripéties se réunirent. Bâtisseurs inspirés de temples et de cathédrales, ils décidèrent de partager un savoir ésotérique qui sublimerait leur maîtrise technique. Ils choisirent pour socle fondateur le mythe d’Hiram, le premier d’entre eux. Ils étudièrent les secrets des Sept Arts Libéraux. Pour se protéger des persécutions, ils imaginèrent des signes de reconnaissance qui seraient révélés aux apprentis au fur et à mesure de leur initiation. Avec le temps, ils s’organisèrent en loges et utilisèrent leurs outils pour se tourner vers les constructions symboliques de temples intérieurs.

 

Les températures restèrent très basses durant treize générations. La plupart des hommes s’adaptèrent et oublièrent. Puis, comme en écho de la fin de la grande sécheresse qui l’avait précédé, le froid s’accentua encore pendant deux années consécutives, poussant à bout des populations affamées jusqu’à les amener à l’inimaginable : renverser la royauté et changer la face du monde.

Lorsque Louis XVI fut décapité, un homme dans la foule cria :

-   Tu es vengé, Jacques de Molay !

Il se dit dans certaines loges que cet homme était franc-maçon. D’autres le prétendirent templier. Peu importe à quelle fraternité il appartenait. Les deux étaient, de toute façon, étroitement liées par leurs origines, leurs valeurs et leur histoire ancestrale. L’Ordre, jamais éradiqué, avait su conserver la Parole perdue pour la remettre aux ultimes descendants d’Hiram qui sauraient l’entendre.

 


 

Chapitre 5 Intrusion

I just hang on

Suffer well

Sometimes it’s hard

So hard to tell

Martin L. Gore

Safiya raccrocha, un sourire immense aux lèvres.

-   Papa sera là demain.

-   Magnifique ! Il arrive à quelle heure ?

-   Il atterrit à 14h15. Le Caire – Roissy, Roissy – Marignane, comme d’habitude.

-   On pourrait inviter Charlie le soir ?

-   Oui, ça fera plaisir à papa. Il m’a reparlé de Charlie justement. Ils sont devenus très proches, ils s’envoient régulièrement des mails depuis leur première rencontre…

-   …et la nôtre. C’était le même soir[4].

-   Sauf que nous, j’ai l’impression que c’est depuis toujours.

-   Tu sais que je t’aime, toi ?

-   Tu sais que moi aussi ?

-   Quand tu me regardes comme ça, j’ai l’impression que tu es un enfant devant une vitrine de Noël.

Ils éclatèrent de rire. Johan reprit, les yeux brillants :

-   Tu es le plus beau trésor de l’univers.

Silence. Émotion. Désir.

-   J’ai un deal à te proposer, chuchota-t-elle.

-   Oui ?

-   Avant que tu ne me sautes dessus – et, je te préviens, je ne résisterai pas…

-   Mmmhh c’est bien que tu me préviennes.

-   …tu veux bien appeler d’abord Charlie pour voir s’il est libre demain ?

-   Et si je l’appelais après ?

-   Je savais que tu allais dire ça mais tu sais comment ça va se passer. Il est déjà tard et il sera encore plus tard après.

-   Euh, oui, tu as raison. J’appelle tout de suite. Mais vite fait, alors.

Elle lui tendit l’appareil, qu’il attrapa sans la quitter des yeux. Il pressa le 2. Le 1 composait le numéro de portable de Safiya. Charlie décrocha.

-   Salut, c’est Johan.

-   Hé, salut toi. Ça tombe bien, il faut que je te raconte un truc de dingue qui…

-   Euh, ça t’embête de me le raconter une autre fois ? Là, on est sur le point de… de, enfin, bref, faut vraiment qu’on y aille.

-   Ah ? D’accord, pas de problème. Tu m’appelais pourquoi ?

-   Anouar sera là demain. Ça te dit de venir dîner à la maison ?

-   Génial, avec plaisir ! Est-ce que

-   Cool, à demain.

-   …j’emmène quelque chose ?

Bip – bip – bip... Charlie, interloqué, regarda l’écran de son téléphone comme si la raison pour laquelle Johan était si peu disponible allait s’afficher dessus.

Safiya recula vers la chambre en commençant à ouvrir son chemisier. Johan la suivit en enlevant son t-shirt et en ouvrant son pantalon. Ils tombèrent ensemble sur le lit encore à moitié habillés et s’enlacèrent passionnément.

 

________

 

Thomas composa le numéro de Delia. L’appel bascula aussitôt sur sa messagerie. Il se rappela alors qu’elle lui avait dit, deux jours avant, que son portable était tombé en panne. Avec sa grippe, elle n’avait pas eu le temps d’aller le changer. Il hésita quelques secondes. L’appeler sur son poste fixe ? Et s’il passait plutôt la voir ?

 

________

 

Johan se battit avec le nœud d’un de ses lacets pendant que Safiya lui mordillait la nuque. Il poussa un bref cri de victoire quand il parvint enfin à se débarrasser de sa chaussure. Safiya le renversa sur le dos et s’assit à califourchon sur lui avec un cri de triomphe.

 

________

 

Allongée sur le côté droit, Delia dormait profondément, à moitié recroquevillée. Encore fiévreuse, elle s’était couchée tôt.

Elle eut un petit grognement de satisfaction lorsqu’elle sentit la main douce lui caresser les cheveux. Elle perçut, dans un demi-sommeil, le corps nu qui se collait dans son dos. Son désir monta au contact de la langue qui vint lui lécher l’oreille. Le pénis en érection s’immisça entre ses cuisses et pressa son clitoris en écartant doucement ses lèvres déjà humides. Il s’enfonça lentement en elle. Elle gémit de plaisir et cambra les reins pour faciliter la pénétration. Elle eut l’impression qu’il n’avait jamais été aussi profond. Elle se dit que faire l’amour dans une demi-inconscience était décidément très agréable. Ils commencèrent à bouger en rythme.

Son téléphone fixe sonna sur la table de nuit. En poussant encore plus son bassin vers l’arrière, elle tâtonna dans le noir pour décrocher.

-   Mmmmmallohh ?

-   Delia, c’est moi, je viens un peu aux nouvelles. Je ne te réveille pas ?

Thomas.

Elle ouvrit grand les yeux, les tempes battantes, le cœur affolé, le souffle coupé.

Thomas.

Thomas était au bout du fil.

Qui était l’homme derrière elle ?

Il lui tira violemment le bras gauche en arrière, le replia entre ses omoplates en le tordant violemment, s’allongea sur son dos, lécrasa de tout son poids. Elle se débattit frénétiquement en criant, sentant avec horreur ce sexe enfoncé en elle. Ce sexe qu’elle avait laissé entrer en elle avec délice. L’homme lui pressa un coussin sur la tête, étouffant ses cris. Elle suffoqua. Il retira soudain son pénis. Elle n’eut pas le temps de se demander pourquoi. Elle le sentit se positionner contre son anus et commencer à appuyer pour en forcer l’entrée. Elle fut prise de convulsions, fondit en larmes, mordit le drap. Il la pénétra en rugissant et se mit à lui griffer le dos de sa main libre. Elle crut s’évanouir tellement la douleur était atroce. Son hurlement strident fut à peine audible.

Elle se réveilla en sursaut.

Le chat qui dormait en travers de son visage s’enfuit avec un miaulement rageur.

Le téléphone était en train de sonner.

Elle était seule dans son lit.

Son bras gauche ankylosé était replié dans une position bizarre derrière son dos.

Un cauchemar. Un horrible cauchemar.

Elle décrocha.

-   Delia, c’est moi, je viens un peu aux nouvelles. Je ne te réveille pas ?

-   Thomas ! Que je suis heureuse de t’entendre…

-   Euh, moi aussi je suis heur

-   Je viens de faire un cauchemar atroce. Je… J’en ai encore mal… partout. Ça semblait si réel ! Pfiou, tu ne peux pas savoir comme je suis contente que tu aies appelé.

-   Tu veux me raconter ? Ça te permettra de l’évacuer plus facilement.

-   Euh… je… une autre fois, peut-être. Là, pour le moment, je n’en ai vraiment aucune envie.

-   Comme tu veux. Tu sais que je suis là. Ça va aller, tu es sûre ?

-   Oui, oui, ça va déjà beaucoup mieux. Tu m’appelles pourquoi ?

-   Eh bien, je me demandais si ça te dirait qu’on se fasse un restau tous les deux, demain soir.

-   Demain soir… Ben écoute, oui, avec plaisir. J’ai toujours un peu de fièvre mais ça me fera du bien de prendre l’air, après trois jours clouée au lit.

-   Super. Bon, tu veux que je vienne te prendre ou tu me rejoins chez moi et ensuite on sort à une seule voiture ?

-   Passe me prendre, c’est mieux. Si je me sens trop fatiguée, tu pourras me ramener, je n’aurai pas à conduire.

-   OK, à demain alors. Et je te souhaite de faire de beaux rêves, cette fois.

-   T’inquiète. N’importe quel rêve sera beau à côté de cette horreur. Merci pour ton appel.

-   Je t’aime, mon cœur. À très vite.

Elle raccrocha et lâcha un long soupir. Elle repoussa les draps, se redressa en s’adossant contre la tête du lit, resta un moment les yeux dans le vague. Elle avait mal. Elle avait toujours mal. Comment était-ce possible ? Elle baissa les yeux vers son pubis.

Tous ses pores se hérissèrent.

Une tache de sang maculait le drap.

Elle se leva et s’examina. Rien de visible sur le devant. Elle marcha d’un pas mal assuré vers la salle de bain. Elle se tortilla devant le grand miroir fixé au mur pour voir son dos. Partant de son coccyx, trois petits traits rouges parallèles remontaient sur plusieurs centimètres.

Le chat. Ce putain de rêve était entièrement de la faute du chat. La suffocation parce qu’il s’était endormi sur son visage, la brûlure d’un coup de griffes rageur au bas du dos, le sang sur le drap.

Des larmes coulèrent sur ses joues. Elle se couvrit le visage des mains et sanglota pendant plusieurs minutes, sans parvenir à se débarrasser des images atroces qui la hantaient, même si elle savait que rien de dramatique n’était vraiment arrivé.

Elle avait honte d’elle-même, honte d’avoir vécu un rêve pareil. Comment les mêmes sensations physiques pouvaient-elles être à la fois les plus merveilleuses et les plus écœurantes suivant la personne qui les procurait ? Une main qui caresse est-elle moins douce si elle est celle d’un inconnu ? L’excitation qu’elle avait ressentie au contact du sexe qui la pénétrait, pourquoi était-elle devenue révulsion en une fraction de seconde, alors que le contact physique était exactement le même ?

Elle eut envie de bras chaleureux pour la réconforter mais elle était seule, fiévreuse, désemparée. Souillée. Abandonnée.

Bon, assez.

Il fallait qu’elle se reprenne. L’apitoiement sur elle-même, ce n’était pas son truc.

Merde, ce n’était que le chat. Et un délire glauque venu de nulle part, sans doute à cause de la fièvre. Elle n’allait pas continuer à se prendre la tête indéfiniment.

Elle se tourna vers le lavabo, fit couler de l’eau froide, s’en aspergea les joues. Les yeux rougis, elle se regarda dans la glace du petit meuble au dessus du robinet, éclairée de front par les deux spots fixés au mur.

Il y eut un petit grésillement et la lumière vacilla pendant quelques secondes.

Surgi du fond des âges, un visage grimaçant se superposa fugitivement à son reflet. Il transpirait le mal.

 

Elle sursauta.

C’était lui.

Elle le savait.

Lui qui s’était allongé derrière elle.

Lui qui…

 

Un détail étrange de son rêve lui remonta à la mémoire. Quand le pénis en érection s’était glissé entre ses cuisses, il avait commencé à la pénétrer tout en restant en contact avec le bas de son bassin, de tout son long.

Comme s’il était coudé en son milieu.

 

Une nausée l’envahit. Des taches noires vinrent flotter devant ses yeux, une sueur froide couvrit son visage, son ventre se noua.

Dans un spasme irrépressible, elle se plia en deux et vomit tout le contenu de son estomac dans le lavabo.

 


 

Chapitre 6 Canicule

Si vous craignez

La chaleur humaine

J’ai bien peur que dans mon quartier

La canicule vous gêne

Marko Prince

Les retrouvailles furent chaleureuses et le dîner, délicieux. Profitant du beau temps et de la pleine lune qui se levait, tous allèrent ensuite s’installer avec des cafés sur la terrasse qui surplombait la falaise et la mer. Le ciel rougeoyait paisiblement des dernières lueurs diaprées du soleil, déjà parti au-delà de l’horizon. Il faisait chaud comme en été. Un vent léger faisait bruisser doucement les feuillages.

Johan montra à Charlie le phare du Planier à une quinzaine de kilomètres au large.

-   Tu es retourné plonger là-bas récemment ?

-   Attends, la dernière fois, c’était… hmm… il y a au moins un an.

-   L’épave du Chaouen ou le Messerschmitt ?

-   Le Chaouen. Je trouve que le Messerschmitt est vraiment sans intérêt. Alors que ce gros cargo couché sur le côté, je ne m’en lasse pas. Surtout la visite des cales, j’adore ça. Il y a un monde fou qui habite là dedans.

-   Oui, c’est vrai que c’est impressionnant. Une vraie petite ville pour nos frères poissons, avec ses quartiers, ses faubourgs, sa banlieue…

-   …et même ses coins branchés, alors que d’autres sont totalement dédaignés.

-   C’est amusant que vous aimiez particulièrement vous balader dans les épaves, dit Anouar. Un peu comme moi, en fait. Quand je tombe sur un nouveau site enfoui sous les sables, je n’ai de cesse d’en avoir visité tous les recoins[5].

-   Plongeurs, égyptologues, même combat !

Ils rirent.

-   Oui, reprit Anouar, vous explorez les vestiges des fonds des mers et moi ceux de la nuit des temps.

-   Un autre point commun, continua Johan, c’est qu’à la surface on crame sous le soleil alors que dessous, il fait toujours frais. S’il y a bien un lieu où le dérèglement climatique n’a pas de prise, c’est en descendant suffisamment profond, que ce soit sous le sol ou sous l’eau.

-   Le secteur que je fouille en ce moment, répondit Anouar, est justement consacré à une déesse très solaire. On peut même dire qu’elle est celle de la canicule, par certains de ses aspects. C’est vous dire que le problème ne date pas d’hier.

-   Je pensais justement à ça quand vous m’avez raconté vos dernières trouvailles il y a une quinzaine de jours, dit Charlie. Vous vous rappelez de la canicule en France, il y a quelques années ?

-   C’était en 2003, il me semble, dit Johan. Je crois qu’il y a eu des centaines de victimes. Vous vous rendez compte ? Dans un pays moderne, riche, avec toute l’infrastructure médicale ?

-   Ça a été bien pire que ce que tu dis, répondit Charlie. La canicule a frappé toute l’Europe de l’Ouest et elle a fait soixante dix mille morts.

-   Tant que ça ? Tu es sûr ?

-   Absolument certain. Cet été-là, la plus grosse cause de mortalité dans nos belles régions modernes a été la chaleur.

-   Oui, enchaîna Anouar, j’ai vu les mêmes chiffres sur le site de l’Organisation Mondiale de la Santé. Mais savez-vous que cet épisode de canicule n’a rien d’unique ? Il s’est produit une dizaine de fois en soixante ans. Sauf que les fois précédentes, il n’y avait quasiment pas eu de victimes. Il a suffi que la température soit d’à peine un ou deux degrés plus chaude pour que ce soit l’hécatombe. Comme il a fallu d’à peine un ou deux degrés pour qu’une passe en eau libre soit à nouveau apparue autour du pôle Nord il y a deux ans, après sept siècles de banquise infranchissable. Et on trouve encore des dirigeants politiques de grandes puissances pour nier l’existence de l’effet de serre !

-   Attendez, si les canicules dans la région ont commencé au début des années 50, ça ne pouvait pas être déjà l’effet de serre, si ?

-   Vous avez raison. Mais l’origine de ces canicules est quand même due aux agissements des hommes. Elles sont la conséquence directe de la déforestation massive du sud-est de la France, qui remonte, tenez-vous bien, au Moyen-âge. C’est tout le climat européen qui a été graduellement modifié par cet évènement. Le principal facteur de régulation de la température en été, c’est l’humidité des sols. Depuis la disparition des forêts dans la région, il suffit que l’hiver soit insuffisamment arrosé pour que l’été soit très chaud. Et depuis une ou deux décennies, avec l’effet de serre, ça ne fait qu’empirer.

-   Et pourquoi les forêts ont-elles été éradiquées ?

-   Il y a eu, au tout début du quatorzième siècle, un petit âge glaciaire, qui a duré jusqu’à la Révolution. Augmenter la surface des terres cultivables est devenu critique. De plus, le bois récupéré a permis aux paysans de se chauffer.

-   Un petit âge glaciaire ? Vous voulez dire avec des glaciers et tout ?

-   La banquise s’est étendue d’un bon millier de kilomètres vers le sud. C’est à cette époque que tout le cercle polaire s’est retrouvé pris par les glaces, en effet. En France, il a simplement fait plus froid. Suffisamment pour provoquer des famines effroyables et, par contrecoup, des guerres.

-   Et cette période froide, c’est aussi l’Homme qui l’a provoquée ?

-   Personne n’en sait rien. Elle est survenue après plusieurs siècles de sécheresse, dont on ne connait pas non plus les origines. Certains disent même que le froid s’est abattu quand les derniers Templiers ont été brûlés. Une sorte de malédiction, si vous voulez.

-   Les Templiers… C’est drôle que vous parliez de ça. Nous étions il y a deux jours en balade à Aigues-Mortes, tous les trois.

-   Tiens, au fait, où est passée Safiya ?

-   Partie prendre le frais, justement. Elle papote au téléphone avec sa grande copine Delia, sous le pin parasol.

-   Delia, bien sûr, dit Anouar. Une amie d’enfance de ma fille, tout à fait charmante. Elle est étudiante. Elle fait une thèse en histoire, sur la sédentarisation progressive des Roms depuis le début du vingtième siècle en France. Safiya et elles se connaissent depuis la maternelle. L’une est à ce point capable de continuer une phrase commencée par l’autre qu’on les prend souvent pour des jumelles. Elles ont toujours été ensemble, jusqu’à ce que Safiya arrête ses études à la fac.

-   Ah oui ? Je l’ignorais, répondit Charlie.

-   C’est vrai qu’elle n’en parle jamais, enchaîna Johan. Mais elle n’a pas toujours été caissière à Intermarché. Elle a dû prendre ce boulot quand son ex l’a plaquée, en lui laissant les deux enfants sur les bras sans aucune aide financière. Delia a poursuivi jusqu’à sa thèse, qu’elle devrait soutenir cet automne. Elles en parlent tout le temps ensemble, Safiya est toujours aussi passionnée. En tout cas, elles en ont, des choses à se dire. À chaque fois qu’elles s’appellent, il y en a minimum pour une heure. Regardez-la : et yap yap yap, et yap yap yap

Les trois hommes rirent affectueusement.

-   Anouar, reprit Charlie, vous alliez nous parler de vos fouilles à Oum el Kaab. Où en êtes-vous ?

-   Eh bien, nous avons découvert il y a quelques semaines, sous plusieurs mètres de sable, une nouvelle aile à la nécropole. Nous pensons qu’il s’agit d’un temple consacré à la déesse Hathor.

-   Qui est cette déesse ? Je n’en ai jamais entendu parler.

-   Son nom n’est pas très connu. Il signifie « la demeure d’Horus ».

-   Elle est donc la déesse du ciel ?

-   Pourquoi dites-vous cela ?

-   Eh bien, si elle est la demeure d’Horus le faucon, c’est qu’elle est le ciel, non ?

-   On pourrait l’interpréter comme ça, c’est vrai. De fait, elle est souvent confondue avec Nout, la vraie déesse du ciel. Mais là, en l’occurrence, il faut comprendre l’expression « demeure d’Horus » de façon plus symbolique. Elle est son épouse, tout simplement. Vous me direz, l’un n’empêche pas l’autre. Elle porte un disque solaire sur la tête, entouré de deux cornes comme une lyre. Le disque est encerclé par un serpent. Comme toujours chez ces divinités très anciennes, on trouve ainsi réunis le serpent, les cornes et l’oiseau puisque le « hor » de son nom a pour hiéroglyphe un faucon, Horus bien sûr. D’ailleurs, elle est parfois représentée avec un faucon sur chaque épaule.

-   Fascinant. Quels sont ses attributs ?

-   Vous ne serez pas surpris si je vous dis qu’elle est une puissance à la fois protectrice et dangereuse. Protectrice en tant que femme, symbole d’amour et de sensualité. Dangereuse parce que son disque solaire rappelle qu’elle est l’œil de Rê, c'est-à-dire l’aspect dévastateur du soleil qui brûle et qui dessèche.

-   Nous qui discutions tout à l’heure de canicule et de sécheresse…

-   Oui, c’est à elle que je pensais quand nous en parlions.

-   Et la voilà qui surgit des sables au moment où la Terre voit son climat se dérégler à nouveau.

-   Elle, pas vraiment, elle est connue depuis plus d’un siècle. Seul son temple à Oum el Kaab vient de revoir les rayons du soleil. Il ne faut pas essayer de voir des signes partout.

-   Bien sûr, mais ce temple-là n’est pas n’importe lequel.

-   Que voulez-vous dire ?

-   Oum el Kaab est bien le site où on a découvert la trace des rois Scorpions[6], les premiers de tous les rois égyptiens, non ?

-   Oui, en effet.

-   Donc, les vestiges qui s’y trouvent sont parmi les plus anciens de toute l’Égypte…

-   …et donc le temple d’Hathor que j’ai exhumé est peut-être le plus ancien de tous ceux consacrés à cette déesse, d’accord, je vous suis maintenant. Mais en faire un signe lié à la catastrophe climatique qui se profile me semble, pour le moins, totalement fantaisiste, pardonnez-moi de vous le dire.

-   Oh, ce n’était qu’une petite remarque de ma part, rien de sérieux. Pas plus que vous, quand vous avez mentionné que le petit âge glaciaire a débuté avec la fin des Templiers.

-   Joli retour de volée, répondit Anouar en riant de bon cœur. Tiens, puisque vous aimez jouer à faire des rapprochements, savez-vous que les Templiers ont un lien avec mes fouilles et donc, avec la déesse Hathor ?

-   Comment ça ?

-   Ils sont ainsi nommés, vous le savez, en référence au Temple de Jérusalem, qu’ils sont allés libérer de l’envahisseur turc au Moyen-âge lors des croisades.

-   Tiens ? Safiya a raccroché, coupa Charlie. Elle revient vers nous.

-   Ben dis donc, elle fait une drôle de tête.

-   Il est peut-être arrivé quelque chose à Delia. Charlie, tu reprends du café ?

-   Oui, merci.

-   Anouar ?

-   Avec plaisir.

Safiya vint s’assoir près de Johan.

-   Café aussi, mon amour ?

Elle lui tendit sa tasse sans un mot, l’air absent. Puis, la tenant à deux mains, elle leur tourna le dos et fixa le large. Les trois hommes échangèrent un regard furtif. Charlie relança la conversation avec Anouar.

-   Vous nous parliez du lien qui réunit les Templiers et la déesse Hathor.

-   Sous l’actuelle mosquée Al Aqsa se trouvent les ruines du temple que le roi Salomon a fait construire et où il a caché, entre autres trésors, l’Arche d’alliance.

-   Je l’ignorais mais continuez.

-   Le Temple de Salomon, selon la légende, a été conçu par un architecte mythique nommé Hiram. Il tiendrait son savoir d’une lignée de bâtisseurs de temples égyptiens, qui remontent jusqu’à Narmer le Fondateur, le roi enterré à Oum el Kaab.

-   Jolie connexion, en effet.

-   Hiram était le dépositaire de leurs secrets. Et il en est mort.

-   Comment ça ?

-   Trois hommes l’ont torturé et tué pour lui faire avouer ce qu’il savait. Mais il n’a rien révélé.

Il s’abîma dans la contemplation de la mer, devenue lisse et presque noire sous la nuit qui envahissait désormais le ciel. La pleine lune, encore basse sur l’horizon, découpait des ombres étranges entre les branches des arbres.

 


 

Chapitre 7 Même les ombres

Sais-tu que, la nuit, même les ombres ont froid ?

Li-Cam

Anouar sortit enfin de sa rêverie et rompit le silence.

-   Vous savez, j’ai souvent l’image que certains évènements forment des tresses le long du temps qui s’écoule. Comme des cheveux, ils prennent leurs racines côte à côte et par la suite, ils restent liés et s’entortillent jusqu’au bout.

Il se tut à nouveau, les yeux tournés vers un ailleurs intérieur, puis reprit :

-   Hiram descend de Caïn et Lilith. Ses meurtriers aussi. Les uns ont apporté leur lumière aux hommes. Les autres ont tout fait pour les faire sombrer dans l’obscurité. Les destinées de leurs ancêtres se sont nouées au début de l’humanité et n’ont jamais cessé de s’entremêler jusqu’à leurs descendants d’aujourd’hui. Je me demande…

 

Il s’interrompit encore.

Il plongea en pensée au tout début d’un affrontement immémorial, qu’il fit défiler de plusieurs milliers d’années en quelques secondes jusqu’à un point bien précis sur lequel il buta, perplexe.

Charlie le ramena à la réalité.

-   Anouar ? Vous vous demandez… ?

-   Pardon ? Ah oui. Je repensais à un détail assez étonnant. Avez-vous entendu parler de Rennes-le-Château ?

-   Ça me dit quelque chose, en effet, dit Charlie. C’est dans les Corbières, c’est ça ?

-   Oui, je vois où c’est, ajouta Johan. En plein pays cathare, pas très loin de Montségur. Il y a eu une histoire, là-bas, attendez, un trésor caché, c’est ça ?

-   En fait, reprit Anouar, un abbé nommé Bérenger Saunière s’est installé à Rennes-le-Château à la fin du dix-neuvième siècle. Il était d’origine modeste. Quasiment du jour au lendemain, il est devenu immensément riche. Une rumeur très populaire dit qu’il a découvert un trésor caché sous son église, peut-être celui des Templiers. D’autres pensent qu’il était simplement un escroc, qui s’est enrichi sur le dos de riches dévots. Toujours est-il qu’il devait bien connaître l’histoire des Templiers ainsi que la Kabbale, si on en juge par les nombreux symboles qu’il a disséminés partout sur les bâtiments dont il a financé la construction – deux tours, une chapelle, une villa luxueuse

-   Attendez, vous avez dit la Kabbale ? coupa Charlie.

-   L’une des tours est ceinte de vingt-deux créneaux et l’autre a un escalier de vingt-deux marches.

-   Ah oui, effectivement.

-   Excusez-moi, mais quel rapport avec la Kabbale ? interrogea Johan.

-   L’alphabet hébreu a vingt-deux lettres. La Kabbale décrit leurs multiples significations symboliques. Le nombre vingt-deux est typiquement kabbalistique.

-   Comme les vingt-deux figures du tarot ?

-   Oui et ce n’est pas un hasard. Avant d’être un jeu de cartes, le tarot était un outil divinatoire inspiré de la Kabbale.

-   Le plus surprenant à mes yeux, reprit Anouar, c’est la façon dont Saunière a fait restaurer son église. Pour une raison que tout le monde ignore encore aujourd’hui, il y a fait mettre à l’entrée une sculpture peinte, très impressionnante, d’un démon à la peau sombre et au visage effrayant, avec une grimace non pas de colère mais de jouissance mauvaise.

-   En quoi est-ce surprenant ? dit Charlie. Il y a des représentations de démons dans toutes les églises, non ?

-   Pas comme celle-là. Je ne vous parle pas d’un bas-relief plus ou moins érodé ou d’un vitrail stylisé, mais d’une statue au réalisme saisissant, qui soutient le bénitier et qui semble prête à bondir sur les visiteurs ou les fidèles.

-   Un démon qui soutient le bénitier ? J’avoue que je n’ai jamais vu ça ailleurs. Et que sait-on de lui ?

-   Il est d’origine mésopotamienne.

-   Comme la plupart d’entre eux.

-   Oui, c’est vrai. Il s’appelle shma Daëva, « celui qui fait périr », déformé en Asmodaï par les Hébreux, puis Asmodeus en latin, ce qui signifie « le souffle ardent de Dieu ». On le connait aussi sous plusieurs autres noms, comme Asmodée ou Sydonaï. On dit de lui qu’il est le gardien des trésors, ce qui confirmerait que Saunière en a bien trouvé un à Rennes-le-Château. Mais il a aussi pour réputation d’aimer la luxure, la torture, l’humiliation et la terreur. Et il est l’un des sept rois de l’Enfer, les pires démons jamais décrits. Alors l’utiliser comme porteur de bénitier…

-   Charmant, en effet. Et quel est le lien avec ce que vous disiez tout à l’heure ?

-   Comme vous le savez, mon fils Haïssam fait des fouilles en Syrie, où ont été retrouvées les traces du peuple de Nod[7]. Sur des fragments gravés qui datent d’il y a cinq mille ans environ, il a décrypté une mention à trois personnages maléfiques nommés les seigneurs ténébreux. Certains détails font penser qu’il pourrait s’agir des assassins d’Hiram. Il y a une allusion directe au Temple de Salomon. L’un des trois hommes peut être sans aucun doute identifié à Asmodaï.

-   Un homme ? Vous n’avez pas dit qu’Asmodaï est un démon ?

-   Derrière tous les mythes se trouvent des évènements réels. Ici, c’est un être humain, aux actes particulièrement noirs, qui a donné naissance au personnage du démon. Pour en revenir à l’église de Rennes-le-Château, vous comprenez maintenant où je voulais en venir : pourquoi, justement là, trouve-t-on à la fois la trace des Templiers et celle de leur pire ennemi, l’assassin de l’architecte qui a conçu le Temple ? Que signifie une telle collision, qui plus est dans une église ? Qu’est-ce que l’abbé Saunière a bien voulu montrer en installant la statue non seulement d’un démon mais de celui-là en particulier ? De quel côté était-il ? De celui des moines-soldats ou de celui des seigneurs ténébreux ?

-   Oui, je vois. Tout porte à croire que Saunière n’était pas un serviteur de Dieu très catholique, si j’ose dire. Peut-être a-t-il été un abbé normal jusqu’au jour où il a été enrôlé par des mages noirs ? Il ne serait ni le premier ni le dernier à vendre ses convictions spirituelles contre une quantité suffisante de richesses matérielles.

-   Pourquoi pas, en effet. Mais cela ne ferait que déplacer l’énigme qu’il représente : s’il a été acheté pour changer de camp, que pouvaient bien attendre ses corrupteurs en échange ? Quel était leur intérêt à eux ? Certainement pas de juste poser une statue d’Asmodaï dans cette église éloignée de tout.

-   Quel mystère étonnant ! Ça me donne envie d’aller y faire un tour, un jour ou l’autre. Après tout, ce n’est pas si loin d’ici.

-   Je savais que tu allais dire ça, dit Johan en riant.

Safiya sortit de son mutisme.

-   Il y a quelque chose qui m’échappe dans tout ce que tu viens de nous dire, papa. Comment sais-tu que l’un des trois seigneurs qui ont tué Hiram était justement Asmodaï ?

Malgré son air absent, elle n’avait donc rien loupé de tout ce qui s’était dit. Charlie et Johan se lancèrent un clin d’œil discret. Ils étaient soulagés de voir qu’elle était à nouveau égale à elle-même. Enfin.

-   Sur les gravures déchiffrées par Haïssam, ce personnage est décrit en train de… euh, de pratiquer le genre d’horreur dont il semble se délecter. Mais il n’est peut-être pas très utile que je…

-   Anouar, arrêtez de tourner autour du pot, nous ne sommes pas des enfants.

-   Comme vous voulez. Hé bien, voilà : il aime à violer les jeunes femmes qui ont le malheur de croiser sa route. Avec une grande sauvagerie.

Elle frissonna. Les images terribles du cauchemar que venait de lui raconter Delia se bousculèrent dans son esprit en un éclair. Néanmoins, elle poursuivit :

-   Euh… C’est horrible, bien sûr, mais… en quoi est-ce que cela l’identifie, lui plutôt qu’un autre ?

-   Pour parvenir à ses fins, l’une de ses techniques favorites avec sa victime est, comment dire, particulièrement sordide.

Il se racla la gorge.

Elle eut la sensation d’entendre les mots qui allaient suivre avant qu’Anouar les prononce.

-   Il a le pouvoir de se glisser sous une forme agréable dans son rêve, pendant son sommeil

 

Elle devint livide, laissa échapper un petit cri.

Johan la regarda, les yeux ronds.

Le murmure des arbres cessa. Le vent venait de s’arrêter.

Charlie réalisa immédiatement que cela devait avoir un lien avec son coup de fil.

Il voulut le faire comprendre à Anouar mais celui-ci termina sa phrase alors que toute la nature, autour d’eux, paraissait se figer dans une immobilité parfaite.

 

-   …et, pardonnez-moi si ce détail vous choque, mais il est dit que son pénis en érection est courbé comme un arc, ce qui est l’un des attributs bien connus d’Asmodaï.

 

Les mains de Safiya se crispèrent si violemment sur la tasse qu’elle se cassa en faisant un bruit sourd. Elle ne sentit ni la brûlure du café qui gicla entre ses doigts, ni les coupures qui se mirent à saigner.

 

Elle avait froid, horriblement froid, comme si l’intérieur même de son corps venait de geler.

L’ombre de la branche d’un grand if vint griffer son visage de dizaines d’épines noires. La pelouse à ses pieds sembla se couvrir de givre dans la lueur blafarde de la pleine lune qui s’élevait lentement au dessus de la cime des arbres.

 

Venant d’un terrain voisin, le hennissement d’un cheval affolé résonna dans la nuit.

 


 

Chapitre 8 La nuit d’avant

Come on, Lord, you better run

Be a long dark night

Before this thing is done

John Fogerty

Enguerrand ne put réprimer un frisson après le départ de son mystérieux visiteur.

Grand, vêtu de noir, l’étranger à la peau mate et aux yeux gris de loup se nommait Ad-Dajjal. Il se disait l’émissaire du prince régnant sur Ard Al Sawad, la Terre Obscure, dont la capitale était l’antique Uruk. D’une voix grave et posée, il était venu lui présenter un marché incroyable.

-   Merci de me recevoir, chambellan. Mon maître, Al-Malik Al-Aqtam, m’a chargé de vous dire qu’il est disposé à remettre à votre roi Philippe la plus sainte des reliques, pour vous, Chrétiens. Il s’agit d’une coupe qui a appartenu au prophète Issah. Celui que vous nommez Jésus.

Enguerrand manqua s’étrangler.

-   Le Graal ? Vous avez le Graal ? Comment cela se peut-il ?

-   Vous savez qu’à Jérusalem, sur les ruines du Temple de Soliman, deux fois bâti et deux fois réduit à néant, une grande mosquée s’élève depuis maintenant un siècle. Ses fondations permettent d’accéder, par un dédale complexe de couloirs et de puits, à des salles souterraines jusqu’à une profondeur de plus de cent coudées. La plupart sont récentes, d’autres plus anciennes. Certaines datent même du premier Temple. Parmi les artisans affectés aux travaux de la mosquée se trouvaient des hommes de mon peuple. En abattant un mur vieux de mille ans, ils ont découvert une chambre totalement close. Elle contenait une coupe, posée sur un autel de pierre. Il s’agit sans aucun doute du Graal. Mon prince en est l’actuel dépositaire.

-   Foutaises ! coupa brutalement Enguerrand. Croyez-vous que je vais accepter ainsi n’importe quelle faribole ? Je ne sais rien de vous et vous me racontez une histoire extravagante. Qu’est-ce qui me prouve que vous dites vrai et, pour commencer, comment pouvez-vous savoir qu’il s’agit bien du Saint Graal ?

Ad-Dajjal vrilla ses yeux gris dans ceux du chambellan, qui finit par détourner le regard. Il répondit d’une voix toujours aussi calme.

-   La coupe est en orichalque, un alliage unique de couleur carmin dont parlent des textes anciens. Vous ne trouverez aucun forgeron qui en connaisse le secret. Il requiert de faire fondre de l’or et d’y adjoindre un sang pur, sinon le mélange brunit et devient friable[8]. Lorsqu’Issah fit couler son sang dans le calice d’or, celui-ci devint brûlant et se transforma aussitôt en orichalque. Il s’agit d’un miracle dont personne ne pourrait contrefaire le résultat.

Désarçonné, Enguerrand resta un instant sans voix. Était-il possible que cela fût vrai ? Il se ressaisit. Il ne fallait pas que l’émissaire jouisse trop de son trouble. Il reprit sa morgue habituelle.

-   Je vérifierai cela. Nous avons d’excellents forgerons. Nous verrons bien si ce que vous affirmez sur cet alliage est vrai.

-   Permettez-moi de vous y aider. Il se trouve que le pied du calice a été légèrement ébréché quand le mur s’est effondré. Mais le fragment qui s’est détaché a été conservé. Pour mieux vous convaincre, je l’ai apporté avec moi. Le voici.

Ad-Dajjal sortit de son manteau une bourse soigneusement nouée. Il l’ouvrit et en tira un petit triangle métallique, à la fois brillant et d’un rouge intense. Il le posa sur la table qui les séparait.

Enguerrand regarda la relique, fasciné. Il n’avait jamais rien vu de pareil. Elle semblait illuminée de l’intérieur. Était-ce réellement un bout du Graal, touché par le Christ lui-même et fait en partie de son sang ?

-   Vous pouvez le garder et le montrer à vos forgerons… ou à votre roi. Considérez que c’est un acompte, ajouta-t-il avec un sourire narquois.

Enguerrand ne releva pas l’allusion à sa cupidité sans limite. Cette fois, il était sérieusement ébranlé. Et comme il était aussi manœuvrier que dépourvu de scrupules, il vit immédiatement l’avantage considérable qu’il pourrait tirer de la situation, si le Sarrazin disait vrai.

Philippe le Bel menait depuis des années une lutte frontale contre la papauté pour être reconnu comme le premier représentant de Dieu, au-dessus de l’Église. Il n’avait pas hésité à accuser le précédent pape d’hérésie et à le faire arrêter puis exécuter discrètement, une fois le prélat jeté dans une geôle bien gardée. Il avait contraint le nouveau pape, Clément V, à quitter Rome pour s’installer en France et ainsi mieux le contrôler, sans toutefois parvenir à en prendre le dessus. Si le Graal tombait entre ses mains, il pourrait prétendre le tenir de Dieu lui-même. Même le pape s’inclinerait. Et le roi imposerait sans conteste sa suprématie sur toute la Chrétienté.

Et si lui, Enguerrand, était celui par qui tout cela arrivait, il deviendrait l’homme le plus puissant et le plus adulé du royaume de France après Philippe, éclipsant même ce fanatique illuminé de Guillaume de Nogaret dans les faveurs du roi.

-   Admettons que vous disiez vrai. Que voulez-vous en échange ? De l’or ? Des pierres précieuses ? Des terres ? Quel est votre prix ?

-   Le prince Al-Aqtam dédaigne les richesses matérielles. Il ne s’intéresse qu’aux trésors de l’esprit.

Enguerrand éclata d’un rire gras mais s’interrompit rapidement. Ad-Dajjal lui lança un regard glacial et poursuivit, impassible.

-   Mon maître est à la recherche d’un livre. Un simple livre, écrit par des païens bien avant la venue du Christ, donc sans valeur pour vous. Et ce livre, vous pouvez l’obtenir plus facilement que nous.

-   Comment cela ? Où se trouve-t-il ?

-   Nous avons de bonnes raisons de croire qu’il est détenu par les chevaliers de l’Ordre du Temple.

-   Les Templiers ? Fichtre ! Si vraiment ils ont ce livre, il ne sera pas aisé d’en prendre possession. Ils disposent de quinze mille hommes solidement armés et cultivent le secret. Bien sûr, nous pourrions dépêcher des espions parmi eux pour découvrir où il est conservé mais par où commencer ? Ils occupent des dizaines de commanderies, sans parler de toutes les caches dont nous ne savons rien et…

-   Eh bien, arrêtez-les tous. Vous saurez les faire parler, j’en suis sûr.

-   Les arrêter tous ! Croyez-vous qu’ils se laisseront faire ? Et sur quel motif ? Ils jouissent de la protection du pape, l’oubliez-vous ?

-   Je me suis laissé dire qu’ils étaient des sodomites et qu’ils forniquaient entre eux lors de leurs tenues de chapitres.

-   Quoi ?

-   Une vile calomnie, certainement. Mais si elle se répandait… Il serait fort surprenant qu’une telle abjection reste impunie. Le pape lui-même les renierait. De plus, comment le roi pourrait-il les laisser continuer à détenir le trésor immense qu’ils ont amassé, depuis qu’ils gèrent les plus grandes fortunes de France et d’Angleterre

-   Vous êtes vraiment

-   Oui ? répondit posément Ad-Dajjal.

-   …un redoutable stratège. Vous aurez très vite des nouvelles de ce livre. À propos, comment s’appelle-t-il ?

-   Nous pensons qu’il est dissimulé parmi d’autres ouvrages, des leurres aux titres trompeurs, tous plus pompeux et inutiles les uns que les autres. Il s’agit d’un document très ancien, il sera probablement sous formes de tablettes gravées, peut-être de rouleaux de parchemin, à moins qu’il n’existe désormais sous forme d’un vrai livre réalisé par des copistes. Quelle que soit son apparence, lorsque vous interrogerez les Templiers, demandez leur de vous dire où se trouve le Livre des Noms. Peut-être l’appellent-ils également le Livre d’Hiram.

-   Bien, ce devrait être simple. Je pense que mon roi sera enchanté de se débarrasser d’eux, quoi qu’il en soit. Leur pouvoir et leur arrogance l’insupportent au plus haut point depuis déjà longtemps. Tout de même, si je puis me permettre…

-   Oui ?

-   Pourquoi tenez-vous tant à avoir ce livre ?

-   Pourquoi tenez-vous tant à avoir le Graal ?

Enguerrand éclata de rire et leva les mains en signe de reddition. Ad-Dajjal sourit à nouveau, se leva, s’inclina légèrement et sortit sans un mot de plus.

Sur le plateau de chêne, le bout de métal rouge luisait de façon hypnotique.

 

Toutes les tentatives des forgerons réquisitionnés par Enguerrand pour reproduire l’orichalque échouèrent. Convaincu désormais qu’il détenait un morceau du vrai Graal, il alla présenter toute l’histoire à Philippe le Bel.

Quelques jours plus tard, dans le plus grand secret, le roi dépêcha des messagers vers tous ses sénéchaux et ses baillis, qui prirent connaissance avec stupeur de son ordonnance, leur demandant de procéder à l’arrestation des Templiers à l’aube du vendredi 13 octobre. Les chevaliers devaient tous être arrêtés le même jour, afin qu’ils n’aient aucune chance d’organiser leur contre-attaque ou leur fuite.

Même Jacques de Molay, le maître de l’Ordre, fut capturé au petit matin, dans l’enceinte du Temple à Paris. Il n’opposa aucune résistance.

Il ne sembla même pas surpris.

Il avait été prévenu la nuit précédente du sort funeste qui l’attendait. Un simple valet de la Cour, après avoir longtemps hésité, était venu lui raconter l’entrevue d’Enguerrand avec le roi. Il y avait été présent, parmi d’autres serviteurs à qui nul n’avait prêté la moindre attention. Profondément remué par l’ignominie des propos échangés, il avait fini, in extremis, par préférer l’honneur à une loyauté dont il ne percevait plus le sens.

Jacques de Molay savait qu’il n’était plus temps de prévenir ses frères dispersés à travers le royaume. Il décida de sauver l’essentiel, au sacrifice de sa vie et de celle de ses proches.

À la nuit tombée, deux chevaliers quittèrent le Temple à la tête d’un cortège de cinquante chevaux et de trois chariots couverts de paille. Ils emportaient plusieurs dizaines de coffres remplis, pour la plupart, d’or et de pierres précieuses. L’un d’entre eux contenait un trésor bien plus inestimable, soigneusement enveloppé de plusieurs couches de cuir.

 

Le lendemain, à peine les Templiers furent-ils emprisonnés que les tortures commencèrent, suivies rapidement des premiers bûchers pour tenter de faire paniquer les survivants.

Aucun ne parla.

Jacques de Molay réussit à gagner plus de six ans, alternant faux aveux et rétractations, jusqu’au jour où le roi, excédé, décida de sa mise à mort. On dit qu’un homme à la peau mate et aux yeux gris vint le torturer une dernière fois la veille de son exécution. Il n’eut pas plus de succès que les bourreaux qui l’avaient précédé. Il regarda, furieux, le dernier maître de l’Ordre se consumer dans les flammes.

 

Beaucoup d’or fut retrouvé dans les commanderies et aussitôt confisqué. Des miettes par rapport à ce qui avait pu être mis en lieu sûr la veille de la grande rafle. La Cour en vécut pourtant fastueusement pendant sept ans.

Philippe le Bel n’eut pas le temps d’en profiter. Ses rêves de grandeur s’interrompirent prématurément sous les sabots de son cheval.

Enguerrand perdit ce jour-là son protecteur et se retrouva sans défense face aux nombreux ennemis que lui avaient valus ses intrigues incessantes et ses moyens peu scrupuleux de s’enrichir. Leur haine se déchaîna sans retenue. Il fut jeté dans un cachot suintant d’humidité, en attendant que les nouveaux maîtres du jeu imaginent une bonne raison de l’y avoir emprisonné et décident de son sort.

Le nouveau roi Charles, fils de Philippe, penchait pour le faire bannir et l’exiler sur l’île de Chypre. Sa fin fut bien plus tragique.

Alors qu’il était pris de fièvres et de nausées, à la fois grelotant et brûlant en attente de son jugement, il vit la porte de sa geôle s’entrouvrir en grinçant. Enveloppé d’une grande cape noire, un homme à la silhouette élancée s’avança et murmura d’une voix grave :

-   Vous êtes pathétique, chambellan.

Ses yeux gris semblaient luire dans la demi-obscurité.

-   Ad-Dajjal ! Comment êtes-vous venu jusqu’ici ? Sortez-moi de là, par pitié !

-   Par pitié ? Excusez-moi, chambellan, j’ignore le sens de ce mot, y compris dans ma langue natale. Et quand bien même, pour quelle raison vous extirperais-je de cet égout puant qui ressemble tant à votre âme ?

-   Je vous en prie, il faut m’aider, je ne veux pas croupir ici jusqu’à ma mort, je suis malade, j’ai besoin de… 

-   Vous n’avez pas respecté votre parole.

-   Que… comment ? Mais c’est faux ! J’ai agi exactement comme convenu !

-   Vraiment ? Et où est mon livre ?

-   Vous savez très bien que les Templiers n’ont pas parlé !

-   En effet. Vous avez échoué.

-   Nous avons fait tout ce qui était possible ! Nous les avons arrêtés, torturés, brûlés, exterminés !

-   Vous ne me parlez que de détails sans importance, répondit tranquillement Ad-Dajjal en chassant une poussière imaginaire de son épaule. Vous deviez me donner le livre et vous ne l’avez pas. Que pensez-vous qu’a dit mon prince en l’apprenant ?

Il prit une voix minaudeuse :

-   « Ce n’est pas grave. L’important, c’est que le chambellan ait fait de son mieux. »

-   Je… vous…

-   Je vais vous dire ce qu’il m’a dit, reprit Ad-Dajjal d’une voix glaciale. Il m’a dit que vous méritiez la même fin que ces cloportes à croix rouge, puisqu’en fin de compte ils ont été plus forts que vous.

-   Non… non… vous ne…

-   Allons, je vous rassure, au moins m’a-t-il accordé la vie sauve. Au fait, puisque vous n’avez pas le livre, je peux maintenant vous dire quelque chose qui va vous faire rire.

-   Me faire rire ?

-   Nous n’avons jamais eu le Graal. Je n’en reviens toujours pas que vous ayez pu croire cette fadaise.

-   Vous… mais… le… l’éclat d’orichalque…

-   Oh, ça… Une broutille. Nos prêtres maîtrisent le secret de l’orichalque depuis la nuit des temps. Ils en sont les inventeurs. Le sang qui donne les meilleurs résultats est celui de jeunes filles vierges qu’on égorge au dessus du creuset où l’or est fondu.

-   Vous êtes répugnant… Damné imposteur !

-   Holà, messire, savez-vous que vous avez failli m’impressionner ? Imposteur, c’est ce que signifie mon nom en arabe. Malheureusement, vous ne parlez pas arabe, n’est-ce pas ? Sinon, vous l’auriez su dès notre première rencontre. Seulement, voilà : vous êtes inculte, comme tous ceux de votre peuple. Les Templiers, eux, parlaient ma langue. Mais ils étaient de vrais guerriers, qui savaient que la première des armes est de connaître son adversaire. Finalement, ce qui les a perdus, c’est d’ignorer que le coup fatal viendrait de leur roi et de leur pape. Jamais ils n’auraient imaginé être trahis par leurs plus puissants protecteurs, ceux-là même pour qui ils combattaient. Et c’est moi que vous trouvez répugnant… Peut-être dois-je le considérer comme un compliment. Allons, assez bavardé. Je ne vais pas vous accabler plus longtemps. Soyez soulagé, je vais accéder à votre demande. Je vais vous faire sortir de là.

-   Vous allez… C’est… c’est vrai ?

-   Je vais vous dire comment.

-   Je… oui… oh merci, merci… je…

-   Je me suis laissé dire que vous auriez utilisé la sorcellerie pour vous enrichir et devenir le favori du roi. Vous l’auriez même envoûté au point de le convaincre d’exterminer les Templiers.

-   Quoi ? Mais…

-   Une vile calomnie, certainement. Mais si elle se répandait…

-   Attendez, vous ne pouvez pas, ce n’est pas vrai, vous avez dit que vous alliez me faire sortir de ce…

-   Eh bien, oui, vous allez sortir. Je n’ai qu’une parole, savez-vous ? Dès que vos talents de sorcier parviendront aux oreilles du jeune roi, vous reverrez l’air libre. Le jour où vous serez conduit au bûcher.

-   Nooooooooooon !

-   Je vous salue, chambellan. Je viendrai vous voir brûler avec plaisir.

 

Enguerrand eut de la chance.

Il fut pendu.

Sans doute s’agissait-il d’une dernière faveur de l’évêque qui le condamna pour sorcellerie. Il faut dire que ce dernier était son propre frère, Jean de Marigny.

Sa fin fut ainsi bien moins douloureuse et lente que la crémation. La dernière chose qu’il vit, quand ses vertèbres cervicales se rompirent, fut les yeux gris glacés d’Ad-Dajjal qui le fixaient.

Son corps resta exposé pendant deux ans au gibet de Montfaucon. Puis un procès posthume le disculpa et ses restes furent enfin mis en terre. Le remords tardif de ses persécuteurs ne fut pas totalement inutile. Au moins ses enfants héritèrent-ils de ses biens.

Quant à Ad-Dajjal, il avait quitté la France depuis longtemps.

 


 

Chapitre 9 La Parole perdue

L’Esprit de vérité vint et nous détacha du monde. En le contemplant, nous y voyons l’univers. Il nous montre qu’il existe deux ordres : l’ordre de la Lumière et l’ordre des Ténèbres.

Mani

Safiya leur raconta d’une voix tendue le cauchemar de Delia. Puis elle les pria de bien vouloir l’excuser, elle préférait se retirer. Johan proposa de l’accompagner, ce qu’elle accepta immédiatement. Charlie et Anouar se retrouvèrent seuls sur la terrasse.

-   Vous pensez qu’elle a rêvé d’Asmodaï ? demanda Charlie.

-   Ça m’en a tout l’air, en effet.

-   Mais comment expliquez-vous ça ? Je veux dire, d’après ce que nous a dit Safiya, c’est une personne d’humeur joyeuse, légère, pas du tout tournée vers les idées noires. De plus, elle ne s’intéresse absolument pas aux mythes et elle est totalement athée. Comment a-t-elle pu imaginer les, euh, particularités physiques d’un démon dont elle n’a jamais pu entendre parler ? Même vous, vous les ignoriez avant qu’Haïssam ne vous les décrive.

-   Voyons, Charlie, vous avez déjà eu des expériences analogues, en rêvant de choses qui se révélaient être bien plus que des rêves mais bien des visions de scènes passées ou des prémonitions. Vous m’avez même expliqué votre théorie à ce sujet.

-   Oui, des sortes d’échos à travers le temps, que ce soit vers le passé ou l’avenir. Des mirages qui se forment au dessus de notre horizon temporel.

-   Exactement. Si Delia a vraiment rêvé d’Asmodaï se glissant dans son lit sous une apparence agréable – celle de son compagnon – pour ensuite abuser d’elle, cela a dû être très perturbant. Et ce le sera encore plus si Safiya lui explique que c’était plus qu’un rêve.

-   Selon vous, pour quelle raison a-t-elle eu justement ce rêve-là ? Ne serait-ce pas tout simplement un fantasme érotique qui a mal tourné ?

-   Je ne saurais vous le dire. Mais, s’il s’agit bien d’une prémonition, l’explication viendra tôt ou tard.

-   Vous voulez dire qu’Asmodaï en personne va venir la voir ?

-   Là, vous allez trop vite, répondit Anouar en éclatant d’un rire sans joie. Et puis, il ne s’agit pas forcément d’elle. Il se peut qu’elle n’ait été qu’un medium, une antenne qui a capté quelque chose. Cela ne veut pas dire qu’Asmodaï va débarquer chez elle ou chez quelqu’un qu’elle connait. Un de ses successeurs, par contre, pourquoi pas ? Ce ne serait pas la première fois que cela arrive.

-   Comment ça ?

-   Vous m’avez raconté que vous avez déjà eu maille à partir avec des descendants des mages noirs[9]. En fait, vous en croisez vraisemblablement à longueur d’année sans même le savoir.

-   C’est ce que vous vouliez dire tout à l’heure quand vous parliez des descendants d’Hiram et de ceux de ses meurtriers ?

-   Oui. Il ne s’agit pas de descendants biologiques, bien sûr, mais spirituels. Ceux qui veulent apporter plus de lumière et ceux qui essaient de tirer le monde vers l’obscurité. Ils s’affrontent depuis toujours, à travers les plis du temps.

-   Les fils de la lumière contre les fils de l’ombre, si on peut dire.

Anouar fixa Charlie en haussant les sourcils, mi-amusé et mi-surpris, avant de dire :

-   Voilà qui nous ramène à Abydos et à Horus.

-   Pardon ? Je ne vous suis pas.

-   Permettez-moi de vous parler d’un culte particulier, rendu à Osiris pour célébrer sa victoire sur la mort. Il s’agissait de fêtes et de processions qui se tenaient une fois l’an, à Abydos.

-   À quelle époque de l’année ?

-   Nous n’avons malheureusement encore aucune information à ce sujet. Mais je ne serais pas surpris qu’elles aient coïncidé avec un moment très particulier aux yeux de tous, en relation peut-être avec le cycle de crues du Nil et des récoltes, voire un évènement plus cosmologique tel qu’un solstice ou une conjonction astrologique.

-   Si ces fêtes symbolisaient l’immortalité, c’est probable en effet.

-   Oum el Kaab est encore loin d’avoir livré tous ses secrets, nous finirons vraisemblablement par élucider ce point un jour ou l’autre. Ce que nous connaissons, par contre, avec un luxe de détails, c’est le déroulement du rituel lui-même. Tout commençait par la Sortie d’Oupouaout hors du Temple.

-   Oupouaout ? Je n’en ai jamais entendu parler.

-   Oupouaout est nommé « celui qui ouvre les portes » ou « celui qui montre le chemin ». Il est représenté sous la forme d’un chien blanc, souvent accompagné d’un serpent. Il s’agit d’une divinité très ancienne, dont le culte a fini par sombrer dans l’oubli en raison de sa ressemblance trop marquée avec Anubis, qui n’a pourtant pas les mêmes attributs. Oupouaout est le fils d’Osiris, il sort du Temple pour protéger la dépouille de son père, tué et coupé en morceaux par Seth. Il ramène le corps dans le Temple et Osiris devient le dieu des défunts. Puis Oupouaout ressort en précédant son père, à qui la foule rend hommage en contemplant sa perfection. La procession se rend jusqu’au lac d’Abydos et Osiris monte à bord d’une barque qui va le conduire au royaume des Morts. L’eau symbolise le passage d’un monde à l’autre. Sur l’autre rive, Osiris finit par atteindre le lieu de sa sépulture, à l’abri de tous les regards. On l’appelle la Demeure de l’Or et elle est vraisemblablement située quelque part à Oum el Kaab. Vous imaginez à quel point je rêve de la découvrir un jour.

-   Vous pensez qu’elle existe vraiment ?

-   J’en suis certain. Trop d’éléments convergents le font penser. Vient alors le point culminant du rituel, trois jours plus tard : le retour d’Osiris, sous la forme d’une statue d’or. Un prêtre jouant le rôle d’Horus lui dit « Viens à moi ! » et Osiris ressuscite. La foule exulte de joie, ainsi que les défunts.

-   C’est extraordinaire. Les détails sont, bien sûr, différents mais la ressemblance avec le mythe de la résurrection du Christ est frappante.

-   Oui et les similarités vont bien plus loin, mais je vous en reparlerai une autre fois. Le cérémonial se termine par le défilé triomphal d’Osiris, à l’issue duquel Horus est désigné comme son héritier légitime. Une remarque, au passage : le nom du premier des rois Scorpions à avoir pris le titre de pharaon était Horus. Ses successeurs sont appelés les Suivants d’Horus. C’est vous dire à quel point le mythe est intimement lié à la réalité historique.

-   Il y a quelque chose qui m’échappe. Vous n’avez fait aucune mention d’Isis. C’est pourtant elle qui a ramené Osiris d’au-delà de la mort, et non Horus, conçu justement grâce à sa résurrection.

-   Ah, Charlie, vous êtes vraiment extraordinaire ! Oui, vous avez raison de le souligner : comment se fait-il qu’elle n’apparaisse pas dans cette célébration alors que c’est elle qui a redonné la vie à Osiris après en avoir rassemblé les restes épars ? Hé bien, voyez-vous, elle est là, au centre de tout mais rappelez-vous que tout ceci est métaphorique et que les détails d’un mythe changent en fonction de l’éclairage qu’on souhaite lui donner. Ici, Isis est en quelque sorte remplacée par deux autres divinités féminines qui ont un rôle majeur à Abydos : Tefnout, la déesse de l’eau à tête de lionne, et surtout Hathor.

-   Hathor ? Celle dont vous venez de découvrir le temple ?

-   Précisément. Horus est la vraie clef de ce rituel. Tout tourne autour de lui. Hathor est son épouse. Isis, sa mère, est absente, afin de mettre en avant sans équivoque la transmission et, par là même, la pérennité. D’une certaine façon, Hathor est la nouvelle Isis, celle qui règne aux côtés d’Horus.

-   Je vois. Cela ne veut pas dire qu’Isis est renvoyée à l’oubli mais que cette célébration est avant tout celle de la victoire de la vie sur la mort.

-   …et de la lumière sur l’ombre. C’est d’ailleurs la même idée qu’ont repris les francs-maçons en s’appelant entre eux les fils de la lumière.

-   Les francs-maçons ? J’avoue que je n’en connais quasiment rien. Il s’agit d’une sorte de société secrète qui défend des valeurs humanistes universelles, c’est ça ?

-   Oui, sauf qu’elle n’est plus vraiment secrète depuis longtemps, la plupart de ses secrets étant largement accessibles à tout le monde au travers de milliers de livres ou de sites web. Disons qu’il s’agit d’un ésotérisme : peu importe que les clefs soient exposées aux yeux de tous, seuls ceux qui savent les comprendre et les intégrer peuvent avancer sur la voie de l’éveil.

-   Comme toutes les spiritualités, finalement.

-   En effet. Il ne suffit pas de lire un livre sur le bouddhisme ou le soufisme pour atteindre un état supérieur de conscience.

-   Bien sûr. Mais pour revenir à l’expression « fils de la lumière », pourquoi me parliez-vous justement des francs-maçons ? Tous les mystiques pourraient s’appeler ainsi, non ?

-   Dans ce cas spécifique, il ne s’agit en rien d’un hasard. Leurs racines sont étroitement entremêlées à celles des Templiers et plongent dans un passé plus lointain encore. Le mythe fondateur de la franc-maçonnerie est le meurtre d’Hiram.

Charlie écarquilla les yeux et laissa échapper un soupir d’étonnement.

-   Anouar, vous me donnez le vertige et ce n’est pas la première fois. Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur Hiram ? Vous disiez qu’il a un lien avec Abydos.

-   Ce n’est pas impossible, en effet. Hiram tenait son savoir d’une lignée de prêtres remontant jusqu’aux tout premiers rois d’Égypte.

-   Ce qui sous-entend qu’il était bien plus qu’un simple architecte, je suppose.

-   Bien plus, oui. Salomon, dont certains textes disent qu’il a aussi vécu en Égypte avant d’arriver à Jérusalem, avait fait appel à lui en toute connaissance de cause.

-   Salomon ? En Égypte ?

-   Bien avant d’être roi, il avait, en tout cas, atteint un niveau d’accomplissement que tous les prêtres du monde connu d’alors respectaient. N’oubliez pas qu’il était l’unique dépositaire de la plus sacrée de toutes les reliques, l’Arche d’alliance, et que lui seul avait le droit de prononcer le nom imprononçable de Dieu.

-   Un savoir et un pouvoir qu’il partage avec Lilith[10].

-   C’est vous dire l’étendue de son élévation spirituelle. Quant à Hiram, il était le détenteur de la Parole.

-   La parole ? Quelle parole ?

-   La Parole. Lorsque les Juifs désignent Dieu, ils l’appellent HaChem, Le Nom. Et Moïse s’adresse à son peuple en lui disant : « Chema Israël, Adonaï Elohenou », « Écoute Israël, l’Éternel est Un », une prière aussi centrale au judaïsme que l’est le Nôtre-Père pour les Chrétiens ou la Fatiha pour l’Islam. Chem, le nom. Chema, écoute. Les noms ont d’abord été quelque chose qui se dit et non quelque chose qui se lit. Le langage a précédé l’écriture. Et surtout, les noms ont précédé, voire créé, ce qu’ils ont désigné.

-   « Au commencement était le Verbe ».

-   Exactement. Quel est-il, ce Verbe qui a permis, en le nommant, de créer l’Univers dont nous faisons partie ? Ce secret phénoménal a été transmis jusqu’à Hiram par une chaîne ininterrompue de grands initiés, remontant au plus fascinant de tous les couples.

-   Adam et Eve ?

-   Non. Caïn et Lilith. Adam et Eve ont subi. Caïn et Lilith ont agi. Attention, je ne prétends pas qu’ils ont vraiment existé ; ça, c’est une question de foi et de croyances, je l’estime secondaire puisque les détails varient largement d’une culture à une autre. Quand je parle de ces créatures des origines, je me place à un niveau purement symbolique qui, lui, est universel. Hiram a pour plus ancienne aïeule la première de toutes les divinités, la Femme Primordiale, celle devant qui même Dieu tremble. Et par elle, Hiram connaissait la vérité ultime sur la création du monde et la puissance de l’esprit. Cela lui donnait le plus grand de tous les pouvoirs.

-   Et c’est pour cette raison qu’Asmodaï et ses comparses s’en sont pris à lui.

-   Vous avez tout compris. Les trois seigneurs ténébreux ont essayé, pour le compte de leur maître, d’extorquer à Hiram les secrets dont il aurait pu faire la plus épouvantable des armes de destruction et de souffrance.

-   Leur maître ?

-   Ils agissaient forcément pour quelqu’un. Il y a dans l’histoire de cette région, et plus généralement de l’humanité, un combat permanent entre un ordre des lumières et un ordre des ténèbres. Une telle constance suppose une volonté supérieure et organisée.

-   Vous pensez à Dieu contre Satan ?

-   Quelque chose de ce genre, oui, même si vous pensez que Dieu et Satan n’existent que dans l’imagination de ceux qui y croient. Des archétypes suprêmes, en quelque sorte, dont les noms changent d’une culture à une autre. Les Chrétiens, par exemple, appellent le Mal absolu Satan ou l’Antichrist.

-   L’Antéchrist, vous voulez dire.

-   Ah, cela, c’est un vieux débat. Dans toutes les langues en dehors du français, on le nomme l’Antichrist, celui qui est l’opposé du Christ. Mais chez vous, il est appelé Antéchrist, celui qui, au moment de l’Apocalypse, va venir avant le Christ. Chez les Musulmans, il se nomme Ad-Dajjal, l’Imposteur, ce qui recouvre assez bien les deux sens. Les anglo-saxons l’appellent d’ailleurs souvent the Great Deceiver, le Grand Trompeur. Chez les Hindous, c’est beaucoup plus subtil. Kâli est la déesse-mère, elle est destructrice. Son nom signifie la Noire et a la même racine que Kala, le Temps, qui lui aussi détruit toute chose. Mais, en même temps, Kâli est la déesse créatrice, amante de Shiva le dieu blanc qui, sans elle, n’est qu’une enveloppe vide. Elle est son énergie vitale. Lui aussi est à la fois destructeur et créateur.

-   Kâli ressemble fortement à Lilith, dans toute sa complexité.

-   Oui, et vous ne devez pas être étonné puisque la signification profonde en est la même. Vous êtes familier de l’idée que la puissance n’est ni bonne, ni mauvaise. Tout dépend de son utilisation. Hiram le savait mieux que tout autre. Aucune torture n’aurait pu le conduire à livrer à ces fils de l’ombre les clefs de la Parole. Il a succombé sans un mot. Et depuis, ses adversaires et nous sommes à la recherche de la Parole perdue.

-   Nous ?

-   Je suis franc-maçon. Je vous demande de ne pas en faire mention à qui que ce soit. Safiya est au courant, bien sûr, et Johan aussi, par la force des choses. Si je vous en parle, c’est parce que, d’une certaine manière, vous l’êtes aussi, par votre érudition et surtout vos valeurs, même si vous n’en connaissez aucun enseignement ou rituel. Vous êtes ce que nous appelons un maçon sans tablier.

-   Je vous remercie de votre confiance.

Anouar resta silencieux. Ce fut Charlie qui reprit.

-   Est-ce que le corps d’Hiram repose également dans une sépulture qui reste à découvrir, comme celle d’Osiris ?

-   Non. Les circonstances de leur mort sont cependant similaires. Osiris comme Hiram ont été découpés en morceaux, éparpillés ensuite le plus loin possible. Toutefois, dans le cas d’Osiris, Isis est parvenue à en rassembler les restes pour lui redonner vie. Les multiples sépultures d’Hiram, par contre, n’ont jamais été retrouvées. On sait seulement qu’elles ont été marquées d’une branche d’acacia mais des acacias, il y en a partout. D’un mythe à l’autre, le symbole reste, bien entendu, le même : éparpiller le corps pour mieux détruire le divin. En vain : ce qu’il y a d’immortel, chez Osiris comme chez Hiram, ce n’est pas leur chair. L’esprit, lui, ne peut être dispersé là encore, je me place à un niveau symbolique. Une poterie brisée est toujours une poterie, même si nos yeux ne la voient plus. Il reste l’image de la poterie, le concept de la poterie, qui est bien plus que la somme de ses morceaux ou que le mélange de terre et d’eau utilisé par le potier. Son esprit, en quelque sorte. Son néter, diraient les prêtres égyptiens. À chacun, devant les fragments, de faire le travail mental qui reconstituerait le pot, pas seulement sa forme mais son harmonie, ce supplément qui fait toute la différence entre un joli objet et un moins réussi ou une motte d’argile informe. Le seul vrai Temple est celui que nous portons à l’intérieur de nous-mêmes. Il contient tous les secrets. À nous de les découvrir et nous atteindrons le divin. À nous d’apprendre, seuls ou auprès de maîtres qui l’ont fait avant nous, comment pétrir la motte informe qu’est notre âme ignorante ou comment emboîter les fragments de nos apprentissages successifs pour en faire la plus achevée des poteries. Vous qui êtes proche du bouddhisme tantrique, vous appelez ce chemin de lumière la voie du Diamant. D’autres, qu’ils soient des croyants ouverts ou des athées éclairés, en feront une description différente et le nommeront autrement. Tous relèvent de l’anagogie, l’élévation vers le divin, qu’il soit une forme transcendante et immanente ou qu’il réside au fond de nous, dispersé, enfoui. René Guénon, grand explorateur de l’âme s’il en est, a tout dit en une seule phrase : « Rassembler ce qui est épars, c’est retrouver la Parole perdue. »

 


 

Chapitre 10 Les portes du temps

Lorsqu’une porte se ferme, il y en a une qui s’ouvre. Malheureusement, nous perdons tellement de temps à contempler la porte fermée que nous ne voyons pas celle qui vient de s’ouvrir.

Alexander Graham Bell

Abou Ifren sentait que la fin était proche.

Il avait atteint l’âge exceptionnel de 80 ans. Comme la reine Didon, pensa-t-il avec un sourire. Didon, la fondatrice légendaire de Qart-Adashet, la Nouvelle Ville, nom que les Romains avaient déformé en Carthage.

La fille aînée du roi Belos de Tyr y avait été exilée douze siècles plus tôt par son propre frère, converti à la cause des Ténébreux pour assouvir sa soif de pouvoir. Elle avait pu emporter, de justesse, le précieux trésor des neuf Vénérables. L’un d’entre eux était son grand-oncle, revenu à Tyr, la ville natale d’Hiram, après l’assassinat de ce dernier et l’élaboration de leur stratégie pour protéger le Livre des Noms des forces obscures qui étaient prêtes à tout pour s’en emparer.

Didon n’avait pas seulement été une grande reine. Elle était également la première femme à avoir obtenu le rang de Vénérable Prêtresse de l’Ordre secret auquel avait appartenu Hiram. Sa connaissance et sa maîtrise des rites anciens l’avaient amenée jusqu’à l’initiation suprême : celle qui lui avait permis de survivre à son enveloppe corporelle et d’atteindre l’immortalité. Elle était alors devenue la déesse Tanit et avait pris pour compagnon le dieu Ba’al Hamon.

Du moins était-ce ce qu’Abou avait appris lorsque lui-même avait rejoint l’Ordre à l’âge d’à peine 21 ans. Au cours des deux décennies qui suivirent, il progressa d’initiation en initiation jusqu’au grade de prêtre d’Hermès le Trois Fois Grand. Ses guides lui avaient alors remis les précieuses reliques, récupérées par les neuf sages dans le Temple de Salomon pour les préserver des Ténébreux : le pectoral en lin, le parchemin de la crypte d’obsidienne, les clefs permettant de déchiffrer le Livre des Noms et les instructions pour en assurer la protection et la transmission à ceux qui en seraient dignes.

Abou Ifren aimait le secret. Il n’avait aucun goût pour les plaisirs vains de l’égo. La banalité de son nom valait, à elle seule, le plus opaque des anonymats. Des dizaines d’autres hommes dans la région s’appelaient comme lui, tous originaires de la tribu des Banou Ifren, aussi connus sous le nom d’Ifrendi ou Afridi, que les Romains avaient transformé en Africa. Il ne voulait laisser au commun des mortels aucune trace de son passage, aucun indice permettant de reconstituer sa vie. Il allait pourtant écrire un livre qui resterait dans l’Histoire, Les Noces de Mercure et de Philologie, le conte allégorique en neuf volumes qui dissimulait le secret du Livre des Noms.

Comme bien des auteurs avant et après lui, il décida de prendre un pseudonyme. Et, comme bien des auteurs, il s’amusa à y cacher les clefs qui permettraient de l’identifier aux yeux de ceux pour qui cela comptait. Il le créa en associant les noms de trois divinités intimement liées : Mars, Janus et Saturne.

C’est ainsi que Martianus Capella passa à la postérité et qu’Abou Ifren resta à jamais inconnu.

Martianus était une simple contraction euphonique de Mars-Janus.

Capella signifiait « la petite chèvre » en latin. Le sobriquet était une allusion directe à l’animal tutélaire de Saturne, le dieu adoré et craint des Carthaginois sous le nom de Ba’al Hamon, l’époux de Didon déifiée. Abou Ifren, qui n’avait jamais connu de femme, avait souvent eu des rêves érotiques où la reine mythique jouait le premier rôle. Son élévation spirituelle nempêchait ni les fantasmes, ni l’autodérision.

 

Pour un ésotériste, un et un et un font toujours beaucoup plus que trois. La trinité qu’il avait assemblée était porteuse de sens multiples superposés qui dépassaient largement chacun de ses constituants. Ils se répondaient et s’illuminaient les uns les autres en un entrelacs vertigineux. Ensemble, ils présidaient au temps.

 

________

 

Saturne était le fils d’Ouranos le Ciel et de Gaïa la Terre.

Aux yeux des profanes et des ignorants, il était un dieu apparemment paradoxal, à la fois dévoreur de nouveau-nés et protecteur de la fécondité et des récoltes. Le culte qui lui était rendu dans certaines contrées était terrifiant : les premiers-nés de chaque famille lui étaient sacrifiés, parfois par le feu.

Mais en fait, pour les hermétistes tels qu’Abou Ifren, Saturne représentait le passage entre la fin d’un cycle et le début d’un nouveau, et donc l’initiation. Il n’y avait ainsi nul paradoxe dans ses attributs : la mort des premiers-nés suivie de la germination des graines semées devait se comprendre de façon symbolique et non au premier degré. Les sacrifices atroces commis en son nom étaient un dévoiement horrible, qui devait plus à la stupidité et à la cruauté humaine qu’à une volonté du dieu.

Renié par son fils Jupiter et chassé du ciel, Saturne était devenu le symbole du temps qui passe et du vieillissement.

Il se mit à parcourir la terre. C’est ainsi qu’il rencontra Janus, le plus ancien dieu du Latium. Ils se lièrent d’amitié et créèrent ensemble l’Âge d’Or, durant lequel tous les êtres vécurent égaux et en paix. Saturne montra ainsi à nouveau toutes les qualités de ses origines, celles d’un dieu solaire, de justice et de paix.

 

Janus partageait avec Mars une autre particularité. Ils avaient été les gardiens successifs des portes du temps.

Les premiers hommes de la terre de Nod mesuraient le déroulement de l’année à partir des phases de la Lune, emblème entre tous de la Mère Première. Les saisons se suivaient en une ronde immuable de treize lunaisons. Et l’année nouvelle s’ouvrait le premier jour de Mars. Hiram était né ce jour-là.

Puis vint, en Égypte, l’avènement du dieu Rê. L’ère de la Lune allait devoir laisser la place à celle du Soleil. Après la mort d’Hiram, les neuf Vénérables transcrivirent sur le parchemin de la crypte les circonstances dans lesquelles la transition se produirait, telles qu’ils les avaient lues dans les astres.

Ils prédirent qu’un jour Seth le guerrier surgirait du pays des morts pour tenter une fois encore de détrôner Horus. Mais Hathor, conseillée par Ishtar, le séduirait et il se soumettrait devant la puissance de Rê. Le ciel s’embraserait pour faire reculer les ténèbres. Le dieu belliqueux serait condamné à errer à la lisière de la nuit et du jour, d’où il verrait éternellement l’aube poindre sans jamais retourner à la lumière. Alors, Oupouaout montrerait à l’humanité le chemin qui conduit aux clefs de l’éveil à travers les brumes de la confusion.

Le parchemin fut transmis de main en main jusqu’à Sosigène d’Alexandrie, l’astrologue personnel de la jeune Cléopâtre, sœur et épouse du pharaon Ptolémée. Il était également un astronome réputé, qui avait observé les révolutions de la planète Mercure. Et il avait la charge de la bibliothèque d’Alexandrie, où plus de dix mille ouvrages étaient rassemblés, dont certains étaient d’une grande rareté.

Lorsque Jules César envahit l’Égypte, l’érudit comprit que la prophétie était en train de se réaliser : l’armée romaine avait surgi de l’ouest, le pays des morts ; Hathor devait désigner Cléopâtre, épouse symbolique d’Horus ; César le guerrier était habité par Seth, ou plutôt par Mars, son avatar latin.

Le dictateur romain fit arrêter Ptolémée, âgé d’à peine treize ans. Cléopâtre revint alors du pays de Nod, où elle s’était réfugiée après qu’un ministre du pharaon à la solde des Ténébreux ait tenté de la faire assassiner. Pendant son bref exil, elle avait résidé à Ninive, dans le grand temple d’Ishtar. Nul ne sait ce qu’elle y apprit. Mais à son retour en Égypte, Ptolémée mourut noyé et elle séduisit César, qui la reconnut comme la nouvelle reine d’Égypte.

L’ère du Soleil était imminente.

Sosigène réfléchit à la meilleure façon de le faire savoir à tous les frères et sœurs de son Ordre, où qu’ils se trouvent, sans pour autant rien révéler aux profanes et encore moins aux Ténébreux, qui le découvriraient bien assez tôt.

Il exécuta alors le plus habile des stratagèmes pour inscrire durablement l’évènement dans la vie des générations à venir. Seul un astronome aussi brillant que lui pouvait imposer une telle révolution : lier la course du temps à celle du Soleil.

Les saisons ne s’ancreraient plus sur les lunaisons mais sur les solstices et les équinoxes.

Mars, le dieu guerrier, ne serait plus celui qui se lance à l’assaut d’une nouvelle année. Il ne garderait que son rôle de sentinelle entre la fin de la nuit hivernale et l’aube du retour à la vie.

Les portes du grand cycle seraient désormais tenues par Oupouaout, celui qui montre le chemin.

Restait à convaincre César de proclamer le nouveau calendrier. Il n’eut aucun mal à jouer de sa vanité. Il lui suffit de faire miroiter la renommée éternelle que cela vaudrait au dictateur avide de laisser sa marque dans l’histoire.

Tout juste eut-il besoin de substituer à Oupouaout la divinité latine qui en avait les mêmes attributs : Janus, le premier de tous les dieux à surgir du chaos originel. Ses deux visages regardaient l’un vers le passé et l’autre vers l’avenir. Il était le dieu des portes, des passages, des initiations. Celui qui montre le chemin. Le mois le plus froid de l’hiver portait déjà son nom, Januarius. Il devint le premier de l’année solaire, celui qui mène des brumes à la lumière. Et le dernier mois fut celui de Saturne et des fêtes joyeuses qui lui étaient consacrées pour célébrer l’Âge d’Or.

C’est ainsi que l’année commença le premier janvier. Mars céda sa place à Janus pour ouvrir les portes du temps et à Saturne pour les refermer avant qu’un nouveau cycle ne commence.

 

Alors que César se préparait à revenir à Rome, Sosigène apprit qu’il envisageait de piller les trésors de la bibliothèque d’Alexandrie. Il crut y voir la main occulte des Ténébreux. Il soupçonnait plusieurs proches du despote d’en faire partie ou d’être sous leur influence.

Il fit déménager en une seule nuit, dans le plus grand secret, les ouvrages les plus précieux.

Pour dissimuler leur disparition, il mit lui-même le feu à la salle des cartulaires. Elle contenait des milliers de rouleaux de papyrus, qui répertoriaient depuis des siècles les informations cadastrales de toute l’Égypte.

Les flammes détruisirent tout le bâtiment, embrasant le ciel nocturne et parachevant la prophétie. Sur le promontoire au bout de la jetée, le phare majestueux sembla n’être plus qu’un vulgaire tison.

Une caravane d’apparence anodine transporta sans encombres le trésor subtilisé jusqu’à Abydos.

 

________

 

Abou Ifren prit une dernière fois l’antique parchemin dans les mains. L’oracle s’était réalisé avec une exactitude remarquable. La feuille de vélin avait ensuite été désencrée du mieux possible et un nouvel oracle avait été calligraphié par dessus. Abou en connaissait le texte par cœur depuis longtemps. Il le relut encore et encore, essayant d’en percer le sens au-delà des mots terribles qu’il contenait.

Des heures sombres se préparaient, des destins seraient ballottés, des peuples entiers disparaitraient, des brasiers seraient allumés, des glaciers avanceraient puis reculeraient. Il appartenait à d’autres de découvrir en quelles circonstances.

Abou remit le parchemin dans son coffret. Il regarda ses mains ridées, avec un sourire doux. Il avait accompli sa tâche pour aider ses frères à faire un pas de plus vers la lumière. Son temps parmi les vivants arrivait à son terme. Il avait aimé chaque instant de sa vie mais il se réjouissait encore plus de ce qui l’attendait.

Oui, le plus beau était à venir.

Il ne craignait pas la mort. Elle n’était pour lui qu’une initiation de plus. Une simple porte à passer. Il avait l’éternité devant lui. Le cycle suivant pouvait commencer.

Dans un demi-sommeil, il laissa ses pensées vagabonder. Il allait bientôt rencontrer Tanit et cette fois, pour toujours. Il sentit une boule de chaleur au creux de son ventre. Et si ses rêves avaient été des visions ? Si c’était elle qui venait vraiment le visiter et non lui qui s’imaginait des choses ? Après tout, elle ne faisait plus qu’une avec Ishtar-Lilith, l’insatiable amante qui rentre dans les songes des hommes pour…

La bougie qui l’éclairait vacilla, le tirant de sa rêverie.

Un homme sans âge, au visage lisse d’ange encadré de longs cheveux blancs, se tenait devant sa porte. Il venait prendre possession du livre d’Abou, du pectoral de lin et du palimpseste sibyllin.

Il emporta les précieux objets au-delà des mers, jusqu’en Gaule. Ils continuèrent ensuite chacun leur route, pour être utiles le moment venu au cours des siècles qui suivirent.

C’est ainsi que le palimpseste fut recueilli par un moine helvète avant d’être dissimulé à nouveau dans une crypte, en plein cœur du causse Méjean [11].

Les Noces de Mercure parvinrent à Bède le Vénérable, qui les transmit à Alcuin, qui les rendit connues de tous mais comprises de peu.

Le pectoral de lin fut remis, beaucoup plus tard, à un alchimiste rosicrucien.

 


 

Chapitre 11 Rituel

Les morts se dressent dans leur tombe et articulent en paroles fatales le vent de la nuit qui siffle dans leur crâne.

Eliphas Lévi

Hughes était complètement enfoui sous un amoncellement de cartons d’emballage. Rien ne permettait de deviner sa présence. Déjà onze ans qu’il vivait dans la rue. Qu’il survivait, plutôt. Il y a mille façons de devenir SDF. Toutes ont pour point commun d’être une chute.

Pour lui, c’était différent. Il avait tout laissé volontairement, son métier, ses amis, son bien-être, tout.

Pour sauver sa vie. Heureusement, il n’avait ni femme, ni enfants. Ils auraient été les premières victimes. Du jour au lendemain, il avait purement et simplement disparu sans rien dire à personne.

Quoi de plus invisible qu’un sans-abri ? Ses persécuteurs avaient totalement perdu sa trace. Après tout ce temps, il se sentait enfin soulagé. Les dangers de la rue n’étaient rien à côté de ce à quoi il avait échappé.

 

Deux heures du matin. Il dormait en pointillé, comme chaque nuit. Aucune angoisse particulière, juste l’habitude. Il entendit des pas s’approcher puis s’éloigner. Il se rendormit.

Il rêva d’un paysage de montagne, splendide et apaisant. Le ciel était d’un bleu immaculé, la température estivale. Il était allongé au bord d’un petit torrent, bercé par le clapotis de l’eau. Un grand rapace planait très haut dans le ciel, décrivant des cercles centrés sur lui. Hughes le reconnut : un gypaète. Il était immense, il devait bien faire trois mètres d’envergure. Le soleil s’assombrit, la montagne disparut. Il ne restait que lui, allongé sur le dos au milieu d’un désert de pierre aride et glacé. Et l’oiseau qui se rapprochait inexorablement.

Il rouvrit les yeux. Quelque chose d’étrange était en train de se passer. Pourquoi entendait-il toujours l’eau du ruisseau s’écouler ? Soudain, il réalisa : quelqu’un était en train de pisser sur ses cartons. Putain, ça devait être ce vieux taré de Dédé, encore bourré, qui venait se soulager là, exprès pour l’emmerder. Hughes, furieux, se redressa d’un coup, faisant voler les cartons dans tous les sens.

Il comprit tout de suite que quelque chose n’allait pas. La silhouette qui se dressait face à lui n’était pas du tout celle, bouffie, de Dédé. L’homme était grand, droit, bien bâti. Pas le moins du monde effrayé ou surpris par l’apparition d’Hugues, il se reboutonnait tranquillement le pantalon.

Ce n’était pas normal. Pas normal du tout.

L’adrénaline afflua dans tout son corps.

Il fallait qu’il se barre.

Vite.

Très vite.

 

Il n’eut pas le temps d’esquisser un geste.

 

Avec une rapidité et une violence sidérantes, l’inconnu lui balança un coup de pied en travers de la poitrine. Hughes retomba à genoux, le souffle coupé, les yeux exorbités. Merde, une saloperie de skinhead qui voulait casser du clodo.

Il ne fallait pas qu’il panique. Il analysa la situation à toute vitesse. Le skin était seul, personne d’autre dans la rue. Il n’avait pas de barre de fer ou de batte de base-ball, sinon il s’en serait déjà servi. Avec un peu de bol, le facho se contenterait de le tabasser vite fait et se tirerait. Surtout s’il était bourré, ce qui devait être le cas pour qu’il pisse sur un tas de cartons, comme ça, en pleine rue. Hughes avait très vite appris que, dans ce genre de galère, la meilleure solution était de se laisser tomber par terre, de se mettre en boule en se protégeant la tête et les couilles du mieux possible et d’attendre que ça passe en évitant de gémir pour faire croire qu’on avait perdu connaissance. Rien n’excitait plus un agresseur que de voir sa victime se débattre et de crier.

Hughes roula au sol en position fœtale, ferma les yeux et attendit, crispé, le coup suivant.

Rien.

Il regarda prudemment en écartant les mains. L’homme le toisait, immobile. Il ne semblait pas bourré du tout, en fait. Et il portait un costume. Pas vraiment le look skin. Putain, qu’est-ce qu’il voulait, cet enfoiré ?

Quand l’inconnu se mit à parler, Hughes sut que ses pires cauchemars venaient de le rattraper.

-   Tu voudrais changer de route, revenir au croisement d'avant ou à celui d'encore avant. Ou peut-être même plus loin encore. Mais tu ne peux pas. Ce qui est accompli ne peut être changé. La route qui est faite ne peut pas se défaire. À quel moment as-tu pris la mauvaise direction? Peu importe, tu n'as plus le choix. L'as-tu jamais eu, d'ailleurs...

Hughes laissa échapper un gémissement. Venues de nulle part, deux autres silhouettes menaçantes se dressaient désormais de part et d’autre de son agresseur.

-   Tu arrives dans une ruelle étroite. Tu n'en distingues pas le bout mais tu sens qu'il est beaucoup trop proche. Tu te demandes ce qu'il y a juste après. Une nouvelle avenue dégagée? Une dernière impasse au mur infranchissable? Une échappatoire à travers un champ de ruines?

-    Pitié, s’il vous plaît, je… vous devez vous tromper de… je ne suis pas… je ne suis qu’un cloch

L’homme lui décocha un nouveau coup de pied, puis un autre, puis un autre. Hughes hurla en entendant ses os craquer. Le gypaète… Le gypaète… Le vautour qui brise les os de ses victimes pour en sucer la moelle

-   Tu n'aurais pas cru que le crépuscule arrive aussi vite. Tu rêves d'un soleil à nouveau au zénith. Mais pourquoi le ciel est-il si noir? Tu ne veux pas avancer mais le feu passe au vert et le flot t'entraîne. Tu comprends enfin que tu n'as jamais rien contrôlé. Tu as froid. 

Dans un brouillard rouge, Hughes, recroquevillé au sol, vit qu’ils étaient désormais sept, formant un demi-cercle autour lui. Le plus à gauche entama une incantation lente et grave, dans un dialecte venu d’un autre âge.

 

Malka marrhaaaaaah

 

Les autres reprirent en chœur.

 

Malka marrha

Klyla mawta

Zawna guera

Rashoukta shemmsha

Qwara bahhra tina ktawa oup !

 

Hughes reconnut les mots, même s’il ne les avait jamais entendus prononcés de cette façon. Avant sa fuite vers le monde de la rue, il avait été un brillant archéologue et avait consacré une bonne partie de sa vie à déchiffrer les manuscrits de Qumran.

C’était de l’araméen. Le sens des mots ne fit qu’accentuer sa terreur.

 

Roi du mal

Couronne de la mort

Vacarme du temps

Soleil sombre

Maudis la lumière et le livre de boue !

 

Deux mains se rivèrent autour de son cou comme des serres. Les doigts semblaient traverser sa trachée tellement ils appuyaient fort.

La litanie se poursuivit.

 

Azabta houbba

Qiada shayyna

Tcherata barta !

Gawara qtila !

Gawara kedhabhra !

 

Amour abandonné

Bonheur brûlé

La femme est déchirée !

Que l’homme soit tué !

Que l’homme soit détruit !

 

Par-dessus la mélopée, la voix glaciale de son agresseur résonna à nouveau :

-   Tu voudrais que tout ça s'arrête. Si c'est un rêve, tu aimerais bien te réveiller. Si c'est la réalité, tu aimerais bien t'endormir.

Hughes sentit qu’il perdait connaissance. Tout devint noir. Il fut agité de soubresauts, eut le temps de se dire qu’il arrivait aux dernières secondes de sa vie mais soudain l’étau se relâcha. Dans un réflexe bien plus efficace que le peu de conscience qui lui restait, il aspira douloureusement une grande goulée d’air.

-   Tu sais que ta fin est proche. Elle va pourtant te sembler interminable.

L’homme sortit une fiole de sa poche et aspergea le visage du SDF. Les giclées d’acide déchirèrent la chair avec un grésillement écœurant. Des fumerolles s’échappèrent des plaies. Hughes hurla d’une voix suraiguë.

 

Tcherata barta !

Gawara qtila !

Gawara kedhabhra !

Tcherata barta !

Gawara qtila !

Gawara kedhabhra !

 

L’un des hommes sortit une masse de sous son manteau. Un autre, un gourdin à la tête bardée de clous. Un troisième, une grosse chaîne métallique qu’il fit cliqueter en la laissant glisser le long de son bras. Une torche s’enflamma en crépitant.

 

Demma rwaya !

Saoulons-nous de son sang !

 

Rwaaayaaaaaaaah !

 

La fureur des seigneurs du Sheol se déchaîna.

 


 

Chapitre 12 Vitriol

Visita Interiora Terrae Rectificandoque Invenies Occultum Lapidem.

Formule alchimique

Thomas devait retrouver Delia dans la soirée. Finalement, elle lui avait proposé de venir manger chez elle plutôt que de sortir. Quand il l’avait rappelée le lendemain, elle n’avait toujours pas voulu lui raconter son cauchemar au téléphone. Elle préférait le faire quand ils se verraient. Et elle n’envisageait certainement pas de lui en dévoiler les détails au beau milieu d’une salle de restaurant, même à voix très basse.

Médecin légiste depuis peu, Thomas travaillait à mi-temps à l’Institut médico-légal de l’hôpital de la Timone. Il allait consacrer son après-midi à disséquer le cadavre d’un SDF arrivé la nuit précédente.

L’homme d’une soixantaine d’années avait été, de toute évidence, torturé à mort. Il était sérieusement défiguré par ce qui semblait être des giclées d’acide. L’état de ses lèvres et de sa langue laissait supposer qu’il avait été forcé à en ingérer. Ses yeux n’étaient plus que des globes décolorés, ses joues paraissaient avoir été labourées, ses poils et ses cheveux étaient racornis. Il en avait aussi reçu sur les bras et les mains, signe classique d’une position de défense pour tenter de protéger son visage. Son corps portait de nombreuses cicatrices et autres contusions diverses jamais soignées, comme souvent chez les sans-abri. Il était marqué également de traces de coups récents.

Et il n’y avait pas que les lésions dues à l’acide. Le SDF avait subi une strangulation. Ses jambes étaient brûlées au troisième degré. Elles étaient couvertes de cloques et la peau partait en lambeaux. L’odeur de chair carbonisée était encore très présente.

Qui pouvait être assez barbare pour avoir voulu brûler vif ce pauvre homme après l’avoir martyrisé à ce point ? Pour le dépouiller de quel trésor dérisoire ?

Si Thomas éprouvait de la compassion pour la victime, il ne ressentait par contre aucune répulsion pour ce qu’il s’apprêtait à faire. Il avait choisi sa voie depuis l’adolescence et n’en avait plus dévié depuis. La vue de la peau brûlée lui rappela justement l’époque où sa vocation était née, de façon peu banale pour un futur chirurgien, avec la lecture du livre « La sorcière » de Michelet. Il avait alors découvert, totalement fasciné, que ces femmes étaient les premières guérisseuses de l’Histoire, dont le savoir remontait aux origines de l’humanité, et non des personnes malfaisantes ou des charlatanes.

Thomas appuya fermement le scalpel près de la clavicule droite et descendit jusqu’au sternum puis obliqua jusqu’au pubis et enfin, termina la classique incision en Y en un dernier trait allant du sternum à l’autre clavicule. Il écarta les chairs pour découvrir la cage thoracique et la cavité abdominale, remarqua plusieurs côtes enfoncées et de gros hématomes. Il commença à découper le péritoine pour prélever les viscères, tout en laissant ses pensées suivre leur cours.

Loin d’être des remèdes inefficaces de bonne femme, les plantes et autres substances naturelles que les sorcières avaient identifiées et utilisées de façon empirique s’étaient révélées être des médicaments puissants, redécouverts des siècles plus tard par les premiers chimistes médicinaux.

La pharmacopée moderne en était largement pourvue. L’aspirine était dérivée de l’acide salicylique présent dans les feuilles de saule, que mâchaient les matrones romaines migraineuses à l’époque de César. Le taxol, puissant anticancéreux, était extrait de l’écorce de l’if. La vinorelbine, un autre antitumoral, venait, elle, des pétales d’une pervenche poussant à Madagascar, la vinca rosea. Les meilleurs traitements contre les jambes lourdes étaient tirés du houx ou des pépins de raisin.

Les médicaments les plus puissants pour soigner certaines maladies neurodégénératives et les dérèglements cardiaques étaient synthétisés à partir de venin de cobra, d’araignée ou de scorpion.

Sans parler de l’opium, obtenu à partir de fleurs de pavot, et de son principal dérivé, la morphine, capable d’endormir n’importe quelle douleur ; des feuilles de coca permettant aux messagers incas de courir pendant des jours sans dormir et sans ressentir de fatigue ; du cannabis devenu récemment un merveilleux analgésique sur ordonnance contre les douleurs cancéreuses.

La liste était sans fin. Tous ces produits naturels et bien d’autres, qui avaient valu le bûcher à des dizaines de milliers de femmes au Moyen Âge, étaient désormais en vente dans les pharmacies ou à la disposition des praticiens dans les hôpitaux.

Quant aux fondateurs de la médecine, ils étaient, pour la plupart, des alchimistes avant tout : Ramon Lull, Albert le Grand, Paracelse – Thomas connaissait leur histoire dans tous ses détails.

Il sépara progressivement le gros intestin du reste des viscères et vit plusieurs adénomes qui s’étaient développés sur l’intestin grêle. Par association d’idées, l’étrange fin d’Arnaud de Villeneuve lui revint à la mémoire.

Condamné pour hérésie et pratique de la magie, ce médecin de Montpellier avait dû son salut au pape Clément V, qui lui était, en effet, redevable. Là où une pléthore de charlatans n’avait réussi qu’à faire empirer l’état du souverain pontife, Arnaud l’avait soulagé de douleurs insupportables quelques années plus tôt. Cela lui avait permis de poursuivre en toute quiétude et discrétion ses travaux d’alchimiste.

Pourtant, il connut une mort tragique à cause, justement, du pape. Lorsque ce dernier fit à nouveau appel à lui, ravagé par un cancer des intestins après avoir trahi les Templiers en les abandonnant aux bûchers de Philippe le Bel, Arnaud périt noyé dans le naufrage du navire qui le conduisait auprès de son patient le plus célèbre.

L’eau tua ainsi celui qui pouvait éteindre tous les feux et le pape mourut dans la même souffrance que ceux qu’il avait laissés brûler vifs.

 

Thomas glissa une main sous les boyaux du cadavre pour les retirer lorsqu’il sentit au milieu du côlon transverse une boule ferme, de la taille d’une petite noix. Un kyste ? Une tumeur ?

Il se pencha et incisa la paroi colique avec curiosité. En effet, ça ressemblait à un kyste de belle taille, recouvert d’une membrane fibreuse et blanchâtre. Il pensa aux gros nids faits par les araignées ou les chenilles dans les branches de certains arbres. Bizarre.

C’était dur comme un caillou. Et, encore plus surprenant, il ne tenait à rien. Comme s’il avait dérivé jusque , plusieurs années auparavant, jusqu’au creux le plus bas au niveau de la troisième lombaire puis n’avait plus bougé, échoué au milieu des villosités.

Soudain, il sut.

Non. Ce n’était pas un kyste.

C’était un bézoard.

 

-   Qu’avez-vous trouvé ?

Thomas sursauta. L’homme chauve aux yeux gris de loup s’était approché si furtivement qu’il aurait pu aussi bien se matérialiser à côté de lui instantanément, comme dans un vieux film de fantômes.

-   Commissaire Noria ? Vous… euh… Je ne vous avais pas entendu entrer.

Sans savoir pourquoi, Thomas se sentait toujours mal à l’aise en sa présence.

-   Que tenez-vous ? répondit Samyr de sa voix glaciale.

-   Un bé… euh, une sorte de kyste. Il se trouvait dans la partie médiane du côlon transv...

-   Ça ne ressemble pas à un kyste.

-   Justement, c’est ce que j’étais en train de me dire. En fait, on dirait… Commissaire, savez-vous ce qu’est un bézoard ?

-   Mieux que vous ne l’imaginez.

-   Ah bon ? Vous connaiss

-   Ce qui m’étonne, c’est que vous, vous sachiez ce que c’est.

-   Eh bien, j’avoue que je n’en avais jamais vu avant aujourd’hui, mais j’ai lu des livres qui...

-   Des livres ? Quels livres ?

-   Ne vous moquez pas mais il s’agit de livres anciens qui parlent d’alchimie.

-   Voyez-vous ça. Et ils disent quoi, vos livres anciens, sur les bézoards ?

Par automatisme après tant d’années d’études, Thomas répondit comme s’il s’agissait d’une question de cours pour un examen.

-   Un bézoard est une sorte de poche qui se forme naturellement dans les viscères pour englober un corps étranger impossible à digérer. Pour les alchimistes, il s’agit d’un objet aux propriétés médicinales puissantes. Il préserverait son détenteur de la plupart des poisons. Les plus anciens ont été retrouvés en Syrie et on les appelait des pierres de fiel.

-   Oh mais dites-moi, vous êtes un peu moins godiche que je ne le croyais.

-   Hé, pourquoi êtes-vous aussi méprisant ? Ce n’est pas parce que je débute que…

-   Ouvrez-le.

-   Quoi ?

-   Ouvrez le bézoard.

-   Euh, oui, bien sûr.

Thomas le posa sur la table d’autopsie, appliqua doucement son scalpel de manière à ne pas toucher à ce qui devait forcément se trouver à l’intérieur. La lame crissa comme si des grains de sable étaient enchâssés dans l’épaisseur de la membrane dure. Alors que Thomas allait séparer les deux moitiés, Samyr le bouscula sans ménagement pour s’en emparer, indifférent au regard courroucé du jeune médecin. Il le porta à hauteur des yeux et l’entrouvrit doucement.

La lumière du scialytique fit jaillir un reflet rouge surprenant.

Samyr eut un petit rire narquois et murmura :

-  Visita interiora terrae rectificandoque invenies occultum lapidem. Au pied de la lettre.

-  Hein ? C’était quoi, cette lueur rouge ? Il y a quoi à l’intérieur ?

-  Ça ne vous regarde pas. Pièce à conviction pour mon enquête.

Et il referma le poing sur sa prise.

Thomas remarqua alors sur les phalanges de Samyr les mêmes traces d’acide que celles qui constellaient le cadavre. Serait-ce lui qui… ?

-   Vous vous êtes fait mal, commissaire ? dit-il d’une voix tendue en les montrant du doigt.

Samyr le transperça du regard et répondit d’une voix calme :

-   Vraiment très observateur, le petit docteur. Mais épargnez-moi vos allusions à deux balles. Flic, c’est un métier et ce n’est pas le vôtre.

Thomas rougit violemment. Samyr poursuivit :

-   Il y avait une bouteille de vitriol près du corps. Je m’en suis renversé dessus par mégarde en l’attrapant. Vous me conseillez quoi, docteur, pour soulager ça ?

Il avait insisté lourdement sur le mot « docteur ». Sans attendre de réponse, il pouffa brièvement avant de reprendre son air froid et impénétrable, tourna les talons et quitta la pièce.

 

Thomas se retrouva seul. Il se rendit compte, seulement à ce moment-là, que son dos dégoulinait de sueur malgré la climatisation.

 

Le mot « vitriol » dansait devant ses yeux. Et il savait exactement pourquoi. Ses lectures lui en avaient appris le sens initial depuis déjà pas mal d’années. Il ne s’agissait pas simplement d’un synonyme populaire de l’acide sulfurique, mais des initiales de la phrase latine prononcée par Samyr : « Visita Interiora Terrae Rectificandoque Invenies Occultum Lapidem ». Visite les entrailles de la terre et en rectifiant tu trouveras la pierre cachée. Son sens était, bien entendu, symbolique. La locution décrivait la recherche spirituelle à laquelle tout initié doit procéder pour découvrir au fond de lui-même le plus précieux des trésors.

Mais dans le cas précis du sans-abri et de son bézoard, elle s’appliquait au premier degré. Ou, pour reprendre les mots de Samyr, au pied de la lettre, en effet.

 

Il termina l’autopsie aussi vite qu’il le put et revint à son petit bureau. Il lança aussitôt une recherche sur internet, en essayant tous les mots-clefs qui lui semblaient avoir un rapport de près ou de loin avec « bézoard », « alchimie » et « rouge ».

Il tomba immédiatement sur l’un des livres les plus mystérieux jamais édités, le Mutus Liber ou Livre Muet, qui exposait en quatorze planches ce que l’auteur décrivait en exergue comme "le livre sans parole, dans lequel est toutefois présenté en figures hiéroglyphiques la totalité de la philosophie hermétique, sacrée pour Dieu miséricordieux et trois fois grand, s'adresse uniquement aux fils de l'art et le nom de son auteur est Altus". Les gravures, superbes, montraient sous forme de symboles ou de scènes plus explicites les différentes étapes du travail de l’alchimiste. Elles ressemblaient, par leur style, aux figures du tarot de Marseille.

Il parcourut rapidement un article de Wikipedia expliquant que le mot alchimie venait de l’arabe al kimia, qui dérivait du grec khemeia, « l’art de fondre les métaux ». Lui-même provenait de l’égyptien kemit, qui signifie « noir ». Et de l’arabe kama, « tenir secret ». Le lien profond entre ces trois sens lui échappa. Il ne connaissait pas l’histoire d’Hiram, maître forgeron, expert dans l’art de fondre le bronze, alliage de cuivre et d’étain dont le secret de la dureté réside dans les quelques pourcents d’arsenic noir ajoutés au mélange.

Il se rappela, par contre, que le Grand Œuvre passait par trois étapes : l’œuvre au noir, l’œuvre au blanc et l’œuvre au rouge, du nom de chacune des couleurs prises successivement par le mélange secret maintenu en ébullition dans l’athanor pendant plusieurs années.

Le rouge, couleur de la pierre philosophale.

Et de l’orichalque. Mais ça, Thomas ne pouvait pas le savoir.

 

Le faux fragment du Graal, qui avait mené les Templiers à leur mort terrible, venait d’être repris par les Ténébreux. Après une traque longue de sept siècles, le descendant d’une lignée oubliée l’avait rendu, en même temps que sa vie, à ceux qui ne donnent jamais rien, hors la souffrance.


 

Chapitre 13 Jamais mort

Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé.

William Faulkner

Thomas arriva chez Delia vers 20 heures. Il se sentait encore énervé par l’attitude méprisante de Samyr et frustré de ne pas avoir pu examiner tranquillement le contenu exact du bézoard. Cela le perturbait tellement qu’il ne pensait même plus à la raison pour laquelle Delia l’avait fait venir chez elle : lui parler de son cauchemar. À peine eut-elle ouvert la porte de son appartement qu’il alla directement s’assoir sur le canapé du salon, lui faisant tout juste un petit baiser rapide sur les lèvres au passage. Alors qu’elle le regardait, éberluée, il se servit une bonne rasade de la bouteille de tequila posée là pour l’apéro et partit dans une longue tirade plus ou moins intelligible, qui se termina par « non mais qu’est-ce qu’il se croit, ce mec, à débarquer comme ça et à me traiter comme une bouse et… »

-   Tu parles de toi, là ? interrompit Delia, passablement exaspérée.

-   attends, tu l’aurais vu, il… euh, hein ?

-   Tu entres chez moi, tu me vois à peine et tu débites tes petits problèmes comme si je n’existais pas. Donc, je te demande : est-ce que c’est de toi-même que tu parles quand tu dis « qu’est-ce qu’il se croit, ce mec, à débarquer comme ça et à me traiter comme une bouse » ?

-   Je… merde… je suis désolé, Delia… euh, tiens, je te sers un verre de…

-   Oh, mais qu’il est gentil. Il m’offre à moi un verre de mon alcool, chez moi. Ça y est, il vient de réaliser que je suis là, moi aussi. Comme c’est touchant.

-   Oh, je t’en prie, pardon, je suis désolé. J’ai vraiment eu une après-midi de chiotte à cause de ce putain de commissaire, tu sais, le mec odieux dont je t’ai déjà parlé une ou deux fois. Il m’est tombé dessus en plein milieu de l’autopsie d’un pauvre mec qui a été… euh… vaut mieux pas que je te raconte, enfin, bref, je, euh tu ne veux vraiment pas que je te serve quelque chose à boire ?

-   Bonne idée, la même chose, mets une bonne dose. Parti comme c’est, je sens que je vais en avoir encore plus besoin. Merde, je te fais venir chez moi pour que tu m’aides à surmonter un truc horrible et toi, tu ne penses qu’à tes petits soucis de boulot. Tu me gaves carrément, là !

-   Delia, calme-toi, je t’ai dit que je suis désolé. Moi aussi j’ai mes petits soucis, comme tu dis. Bon, allez, tchin et cul sec, ça va nous faire du bien à tous les deux.

-   Ouais, c’est ça, on va reprendre tout au début et pour commencer, tu me fais un vrai baiser sinon je me jette par terre, je trépigne et je pleure.

Ils éclatèrent d’un rire libérateur et se jetèrent dans les bras l’un de l’autre pour une longue étreinte. Puis ils attrapèrent leur verre, les cognèrent pour trinquer et les vidèrent d’un trait. Thomas ne put réprimer une quinte de toux. Delia s’esclaffa joyeusement et remplit à nouveau les deux verres. Cette fois, ils s’assirent côte à côte, enfin détendus. Après avoir bu une gorgée de plus, elle commença à raconter son cauchemar.

Lorsqu’elle arriva au passage où elle avait réalisé que ce n’était pas Thomas dans son lit, il faillit lui lancer une petite vanne égrillarde mais se retint à temps. De toute évidence, elle l’aurait très mal pris.

Une fois qu’elle eut terminé, par contre, il n’avait plus aucune envie de plaisanter. Très pâle, il vida son verre et se resservit aussitôt. Elle avait posé le sien et regardait droit devant elle, plongée à nouveau dans ce moment d’horreur. Il finit par dire :

-   Ecoute, Delia, je comprends que ça t’ait impressionnée mais il faut te ressaisir, ce n’est qu’un cauchemar, tout va bien maintenant, nous

-   C’est plus qu’un rêve.

-   Quoi ?

-   Je me souviens encore de chaque détail. Chaque détail ! Putain, quand on rêve, on oublie quasiment tout une fois qu’on se réveille, non ?

-   Euh, la plupart du temps, oui, mais des fois, si on se le rejoue juste après, on en garde un souvenir plus précis, simplement parce qu’on y a repensé une fois bien éveillé. Tu l’as raconté à quelqu’un, en dehors de moi ?

-   À Safiya. Je l’ai appelée juste après, tellement je me sentais mal.

-   Eh ben voilà, c’est pour ça que tu t’en souviens : parce que tu en as parlé juste après.

-   Tu crois ? C’est… ça semblait tellement… réel !

-   Ah ça, heureusement que ça ne l’était pas !

-   Je…

-   Quoi ? Tu le sais, non, qu’il n’a rien à voir avec la réalité, ce rêve ?

-   Oui, oui… mais pourtant, j’ai toujours mal à mon… euh… comme si… enfin, tu comprends, quoi.

-   Mais tu m’as dit que c’était le chat qui t’avait écorchée pendant que tu dormais.

-   Le chat ah oui, ça doit être le chat.

-   Comment ça « ça doit être » ? Qu’est-ce que tu veux que ce soit d’autre ? Tu ne vas quand même pas croire qu’un mec venu de je ne sais pas où, et encore moins un démon maléfique, est vraiment entré dans tes rêves pour te violer, non ?

-   Hé, ne me crie pas dessus comme ça ! C’est déjà pas drôle pour moi !

-   Pardon, pardon, mais quand même, réponds : tu es bien consciente que ce n’est qu’un rêve ? Hein ?

-   Je… désolée, ne me prends pas pour une folle mais je… je ne suis pas sûre de ce que je crois ou pas. Quand il m’a enfoncé son… sexe tout tordu dans l’anus, ça m’a tellement déchirée…

-   Non ! Rien ne t’a déchirée ! Et tu veux que je te dise pourquoi ? Parce que tu n’as pas été pénétrée ! Tu as juste été égratignée par ton chat au bas du dos ! Ce n’est pas un mec qui t’a fait mal, pas un démon non plus ! C’est ton chat !

-   Je le sens… je sens que j’ai mal en dedans… à l’intérieur…

-   Mais non ! C’est ton imagination qui reconstruit tout ça ! Tu fais de l’autosuggestion, c’est tout ! Tu sais quoi ? Il faudrait peut-être que tu fasses quelques séances chez un psy. Ça te ferait du bien, j’en suis sûr. Je peux t’avoir un rendez-vous à La Timone, si tu veux.

-   Et voilà, je suis à deux doigts d’être internée chez les dingues, maintenant. Super sympa.

-   Delia, j’essaie de t’aider. Voir un psy, ça ne veut pas dire être barje, n’exagère pas, non plus. Alors ? Qu’est-ce que tu en penses ?

-   Ecoute, je… j’y réfléchis un peu, d’accord ? Je laisse passer quelques jours. Et après, je te dis.

-   Bien. Très bien. On fait comme ça.

-   Voilà, oui. Bon, on parle d’autre chose, d’accord ? Raconte-moi un peu ce qui t’a mis dans un état pareil cet après-midi. Et tu m’évites les détails trop macabres, OK ? C’est pas trop mon truc, moi, le charcutage des macchabées. Je ne sais vraiment pas comment tu fais pour… bref, raconte !

-   Oh ben la nuit dernière, les flics nous ont amené le corps d’un SDF, plutôt dans un sale état. Il a été torturé avant de succomber à ses blessures faites avec du... euh, vaut mieux que je ne t’en dise pas plus. Bref, je fais mon examen externe et ensuite je l’ouvre pour voir si je trouve autre chose. Et là, je tombe sur un truc rarissime : un bézoard.

-   Un quoi ?

Thomas lui expliqua et raconta la suite : Samyr qui le bouscule et lui prend le bézoard des mains, la lueur rouge qui en jaillit brièvement, les quelques infos glanées sur le web.

Par contre, il ne fit pas état de son début de soupçon sur le fait que le commissaire lui-même aurait pu être le bourreau du SDF. D’abord, il ne voulait pas paraître ridicule aux yeux de Delia après avoir déjà essuyé les sarcasmes de Samyr. Ensuite, il aurait fallu qu’il mentionne les lésions au vitriol et ça, c’était tout simplement hors de question, elle en aurait été trop horrifiée. Sans parler des jambes brûlées.

La suite de la soirée se passa sur un mode beaucoup plus détendu. L’alcool y était pour quelque chose mais aussi le fait que chacun des deux s’était débarrassé, au moins provisoirement, de ses soucis respectifs.

Pendant le dîner, Thomas raconta à Delia captivée des anecdotes, petites et grandes, sur les alchimistes et la recherche de la pierre philosophale. La conversation dévia ensuite sur les grands rêves qui avaient hanté les populations de l’époque : l’eau de Jouvence pour une vie éternelle, les philtres d’amour pour séduire l’être cher inaccessible, la panacée pour guérir de toutes les maladies.

Tout en parlant, Thomas appréhendait un peu la façon dont les choses se passeraient une fois le repas terminé. Est-ce que Delia aurait envie de faire l’amour avec lui, après son viol imaginaire ? Pour éviter tout risque de la mettre mal à l’aise, il pensait lui dire au moment du café qu’il devait retourner bosser à l’hôpital. Il verrait bien comment elle réagirait. Si elle se montrait soulagée, il partirait. Si elle paraissait déçue, il resterait.

Mais tout se déroula beaucoup plus simplement. En apportant les tasses fumantes, Delia proposa à Thomas de les accompagner d’un petit verre de calva. Puis d’un autre. Ils se retrouvèrent dans la chambre sans même s’en rendre compte.

Thomas se montra le plus tendre possible. Il ne voulait faire aucun geste qui puisse sembler un peu trop dominateur. Et, bien entendu, il n’avait aucune intention de se mettre derrière elle à un quelconque moment pendant leurs ébats.

Ce fut elle qui lui tourna le dos et se plaqua contre lui. Sans doute avait-elle besoin de revivre cette partie précise de son rêve mais, cette fois, en sachant que le vrai Thomas était bien avec elle. Elle voulait exorciser sa peur, comme quelqu’un qui tombe de cheval et remonte aussitôt.

Lorsqu’il la pénétra par derrière, l’excitation de Delia augmenta nettement. Elle se mit à haleter de plus en plus fort. Il accéléra les mouvements de son bassin, sentant lui aussi venir l’orgasme. Elle lui cria de continuer, encore, encore, encore.

Ils furent submergés en même temps par l’explosion de plaisir, qui diffusa en ondes successives d’extase depuis leurs sexes unis jusqu’au bout de leurs mains et de leurs pieds, jusqu’au sommet de leur crâne, jusqu’au fond de leur âme.

Une pensée, à la fois prévisible et saugrenue, traversa pourtant l’esprit de Thomas.

Pourvu que le téléphone ne sonne pas.

Delia pensa la même chose au même moment.

 

Le téléphone ne sonna pas.

 

Thomas resta couché en chien de fusil contre le dos de Delia. Ils se murmurèrent des mots doux pendant qu’il lui caressait doucement le visage et le ventre.

Le chat vint les rejoindre sur le lit. Il était coutumier du fait. Il devait sentir que c’était le moment le plus propice pour récupérer quelques câlins au passage. Ou alors, il était simplement sensible à l’amour qui flottait autour d’eux. Il s’allongea près de leur tête et se mit aussitôt à ronronner, les yeux fermés.

Ils commencèrent à plaisanter doucement sur ce qui n’était plus qu’un mauvais souvenir sans importance.

-   Tu fais vachement mieux l’amour qu’un démon, chuchota-t-elle.

-   Oui, on me l’a souvent dit.

-   Ah bon ? Qui ? Je veux les noms.

-   Désolé, je ne donne jamais ce genre d’information.

-   Je vois. Monsieur est un gentleman.

-   Parfaitement. Et en plus, j’ai un pénis bien droit, moi, madame.

-   Oui, c’est vrai, là il est bien droit, je confirme.

-   Je ne dérange pas, au moins ?

-   Vous voulez rire, cher monsieur, tout le plaisir est pour moi.

-   Arrête-moi si je dis une bêtise mais ça n’a pas l’air de te faire trop mal, là.

-   Attends, laisse-moi réfléchir. Non, pas mal du tout, en effet.

-   La prochaine fois, je te propose de rêver uniquement de moi, c’est mieux.

-   La prochaine fois, je te propose de le refaire en vrai, c’est encore mieux.

-   Excellente idée, prenons nos agendas et fixons une date.

-   Une seule date ? Je vais peut-être rappeler mon démon, finalement.

-   Oh ! C’est petit, ça.

-   Rien de personnel, hein ? C’est purement sexuel.

-   Oui, bien sûr, je comprends. Et moi qui croyais que tu n’aimais pas son zizi tordu.

-   En fait, maintenant que j’y repense, j’ai quelques idées de trucs marrants à faire, avec son zizi tordu…

-   Ah ben là, forcément, je ne peux pas lutter.

-   Surtout que, dans le genre zombie-forces-du-mal, il était plutôt sexy, en fait, avec son crâne lisse et ses yeux gris délavés.

 

Thomas sentit ses poumons se vider totalement de leur air. Il eut l’impression de tomber dans un puits sans fond.

 


 

Chapitre 14 Crépuscule

Où est le chemin qui conduit au séjour de la lumière? Et les ténèbres, où ont-elles leur demeure?

Job, 38, XIX

Des milliers de petits cubes de verre étaient éparpillés autour de lui, renvoyant à l’infini la lueur bleutée du gyrophare.  Ce fut la première chose qu’il perçut consciemment. Il était tête en bas, maintenu au siège par la ceinture de sécurité. Le pare-brise avait volé en éclat et la voiture gisait sur le toit.

Il sentit des picotements partout sur le visage. Oui, bien sûr, il devait avoir la peau criblée de verre. Ses souvenirs revinrent en volutes de plus en plus nettes.

Il avait quitté l’appartement de Delia vers deux heures du matin, trop remué pour rester. Même si du temps s’était écoulé depuis son dernier verre et s’il ne se sentait pas ivre, il savait qu’il avait pas mal bu. Il s’était donc appliqué à rouler sagement malgré les rues désertes. Alors, comment… ah oui… il se souvenait… il s’était arrêté à un feu rouge. Il aurait pu le griller sans problème, il n’y avait personne en vue, ni d’un côté, ni de l’autre, à part quelques voitures garées. Il avait attendu tranquillement le vert puis passé la première.

Ensuite, quelque chose l’avait heurté de plein fouet.

 

Sa vue était brouillée par des gouttelettes de sang. Il voulut s’essuyer les yeux du revers de la main mais elle ne bougea pas d’un millimètre. Une décharge de douleur lui traversa l’épaule et irradia le long du bras et du dos. Il lâcha un cri rauque.

-   Tu ferais mieux de ne pas bouger.

Une silhouette floue se tenait immobile à moins de deux mètres de lui.

-   Qui… co… commissaire ? C’est vous ? Oh merde…

-   Ta joie de me retrouver me va droit au cœur. Dis-moi, quelle idée t’a prise de griller le feu alors que j’arrivais justement sur ta gauche ?

-   Je… non, je ne l’ai pas gri…

-   Ma voiture n’a quasiment rien, tu te rends compte ? Heureusement que c’est celle du boulot, avec le pare-choc renforcé à l’avant. Par contre, la tienne, elle a salement pris.

-   Le f… feu… il était v-v-vert ! Et la rue était vide !

-   Maintenant que tu me le dis, j’ai peut-être oublié d’allumer mes phares quand je t’ai vu t’avancer sur le carrefour.

-   Qu... vous… vous m’attendiez ! Espèce de sal…

-   Mais ne t’inquiète pas pour moi, surtout. Bien entendu, je déclarerai qu’ils étaient allumés et que j’avais le feu vert. Ce sera notre secret.

-   Enfoiré ! Je… Je… Qu’est-ce que vous faites ?

Samyr s’était approché tout prêt de l’habitacle défoncé, une petite flasque en métal à la main. Il en aspergea Thomas. Du whisky.

-   Et en plus, tu es dans un état d’ébriété prononcée. Pfiou, quelle haleine !

Thomas sentit la panique l’envahir. Il se mit à haleter violemment. Il allait mourir. Samyr allait le tuer, comme il avait tué le clodo. Il allait le tuer à cause du bézoard. Il ne voulait laisser aucun témoin direct.

-   Comm… commissaire… vous ne… pouvez pas faire ça…

-   Ah bon ? Pourquoi ?

-   Vous savez que… vous… n’échapperez pas à…

-   Attends, attends, chut ! Tu entends ? Ecoute !

-   Qu… quoi ? Je ne…

-   Ah ? Toi non plus tu n’entends rien ? Pas de sirènes hurlantes qui approchent ? Pas de flics partout qui sécurisent le périmètre ? Pas de coup de fil au Parquet pour discuter de la marche à suivre ? Personne de l’Identité Judiciaire pour relever des indices ? Mais non, bien sûr ! Tout cela n’est qu’un banal accident. Tragique, certes. Mais banal. Et en plus, l’un des deux conducteurs, celui qui s’en sort par miracle sans une égratignure, est justement OPJ, ça c’est de la chance, non ? Un officier de la police judiciaire assermenté, qui va expliquer à ses chers collègues comment le petit légiste de la Timone lui a coupé la route, en grillant un feu rouge complètement bourré, avant de faire trois tonneaux. Et de succomber sans que je ne puisse rien y faire.

-   Nooon… je… s’il vous plaît, non…

-   Je me suis demandé à quel moment tu finirais par repartir de chez ta délicieuse amie. J’ai eu un peu peur de devoir poireauter toute la nuit pour rien. Au fait, tu lui as raconté ta petite découverte de l’après-midi, histoire de frimer pour lui donner encore plus envie de se faire sauter ?

-   N… non ! Non ! Je ne… lui ai rien dit… elle a… horreur que je… lui parle des… autopsies… ça la… dégoûte… elle ne sait… rien… pour le… bézoard… je vous jure… rien du tout…

-   Oh, comme c’est touchant. Très chevaleresque. Chapeau, vraiment. Dommage que je n’arrive pas à te croire. Ah, au fait, je suis repassé à ton boulot dans la soirée, après ton départ. J’ai supprimé tes divagations sur le bézoard dans ton rapport d’autopsie. Je crois que c’est plus sage. Inutile de rendre les choses compliquées alors que tout le monde s’en fout, de ce clodo. Même au centre 115, ils n’ont pas été foutus de dire qui il pouvait bien être. Il ne leur a jamais donné son nom. Impossible de prévenir qui que ce soit pour remonter à son identité : pas de papiers sur lui, pas d’empreintes au FAED[12], aucun délit connu. Quant à ses plombages, on ne va pas se farcir tous les dentistes de la région un par un pour si peu. Inutile de te dire que personne n’a l’intention de passer des années à enquêter. D’ici deux jours, tout le monde l’aura oublié. Il finira à la fosse commune, comme la plupart des autres de son espèce. Pour ta copine, par contre, c’est une autre histoire. Il faut que je réfléchisse un peu. Bon, tu sais quoi ?

-   Je… que…

-   Je vais aller la voir pour en parler avec elle.

-   N… non… ne…

-   Mais si, ça me donnera l’occasion de faire sa connaissance. Ne le prends pas mal mais figure-toi que j’ai rêvé d’elle il y a quelques jours. C’était après avoir vu ces photos  que tu as dans ton bureau. Celle où elle est de dos en maillot et se retourne vers toi est vraiment très suggestive, tu sais. Elle a vraiment un joli petit cul. Tu ne dois pas t’emmerder avec elle, mon salaud. Et, bon, tu sais ce que c’est, forcément ça m’a fait fantasmer. Je ne te fais pas un dessin. Je ne vais quand même pas aller jusqu’à te raconter mon rêve, tu pourrais mal le prendre tel que je te connais. C’est un peu trop intime. Chaud brûlant, même, tu vois ce que je veux dire. Enfin, bref, tout ça pour dire que je me ferai un plaisir d’aller chez elle pour lui annoncer la triste nouvelle de ton accident. Il me tarde, j’avoue. Je suis sûr qu’elle est encore plus explosive en vrai. Surtout qu’elle sera quand même plutôt remuée en apprenant ce qui t’est arrivé. Il faudra la consoler, la soutenir. Toi qui la connais, tu me conseilles quoi, comme angle d’attaque ?  ? Tu m’écoutes ? Tu ne dis plus rien ?

Thomas avait perdu connaissance depuis déjà plusieurs secondes. Une grosse tache rouge s’était formée au niveau de son ventre.

Samyr haussa les épaules et poursuivit, indifférent.

-   Bon, puisque tu refuses de m’aider, hé bien j’improviserai. Tiens, je sais : je lui raconterai mon rêve. Mieux, je lui montrerai. Je lui dirai « voilà, alors vous, vous vous allongez là, sur votre lit, dos à la porte et ensuite moi, j’arrive et… » comme dans une reconstitution pour une enquête, tu vois ? Si elle ne veut pas coopérer, je la bousculerai un peu, hein. Allez, ne fais pas la tête, qu’est-ce que ça peut te foutre ? Tu ferais mieux de profiter du peu qui te reste à vivre. Tu es croyant ? Non ? Oui ? Aucune importance, de toute façon. Quoi que tu croies, tu es loin de la vérité. Très loin. Si tu penses que tu vas trouver la lumière, tu n’as pas fini de chercher le chemin. Bon, je t’ennuie avec mes considérations métaphysiques. Si, si, je vois bien.

 

Thomas contempla la plaine verdoyante qui s’étendait à perte de vue. Il ne sentait plus aucune de ses blessures. Il flottait, sans poids, dans le vent léger qui faisait délicatement onduler les herbes hautes.

Le ciel était immaculé, la température douce. Il se tourna vers l’ouest. Le crépuscule allait laisser place à la nuit et il voulait admirer le jour finissant jusqu’au bout.

Le disque énorme du soleil couchant semblait projeter des coulées d’or en fusion sur les quelques nuages qui bordaient l’horizon. Il aurait bien voulu que Delia admire ce spectacle superbe à ses côtés. Mais elle devait dormir.

D’où venait ce grondement qui montait du sol ? Était-ce le son de la rotation immuable de la Terre, comme une énorme boule de pierre roulant sur des pavés ?

Il ne s’était jamais senti aussi bien.

 

-   Écoute, je passe vraiment un moment agréable avec toi mais je ne vais pas non plus rester là toute la nuit. Et puis, on va se retrouver dans quelques heures à ton boulot. Sauf que, cette fois, tu seras sur la table. Je vais enfin savoir ce que tu as vraiment dans le ventre, ha ha ha ! Désolé, ce n’est pas de très bon goût, d’accord, mais je n’ai pas pu m’empêcher. Comme on dit chez moi, « Tcherata barta, gawara qtila, gawara kedhabhra ». Ça veut dire… oh, peu importe, tu ne m’écoutes même pas.

 

Samyr recula de trois pas, alluma tranquillement une cigarette, tira une longue bouffée.

 

Dans une demi-inconscience, Thomas vit le bout incandescent se superposer sur le soleil puis s’en détacher et voler lentement vers lui en tournoyant.

L’horizon tout entier devint carmin. Le soleil explosa silencieusement comme une supernova et remplit tout son champ de vision.

 

Les flammes l’encerclèrent instantanément. Il ne pensa même pas à hurler. Ses poumons brûlants furent incapables d’expulser son dernier souffle.

 

Les ténèbres l’engloutirent.

 

________

 

Delia se réveilla en sursaut, sans savoir pourquoi. Le réveil lumineux affichait 02:50. Elle contempla la symétrie parfaite des barrettes de diodes bleutées, comme deux corps allongés en chien de fusil qui se tournent le dos. Elle alluma sa lampe de chevet et se redressa en s’appuyant au mur. Le chat ne bougea même pas, profondément endormi sur l’un des coussins. Elle entendit une sirène au loin.

Elle était en nage, pourtant l’air de la nuit était plutôt frais. Elle avait la gorge complètement desséchée.

En se levant pour aller boire, elle buta sur quelque chose qui glissa sous le lit. Elle se mit à quatre pattes pour voir ce que c’était. Le téléphone de Thomas. Il l’avait oublié en partant. Elle le ramassa et le regarda un moment.

Elle eut envie de revoir les photos d’eux prises dix jours plus tôt. Pour fêter le premier anniversaire de leur rencontre, Thomas l’avait invitée à dîner à l’une des meilleures tables de Marseille, l’Épuisette, sur la corniche face au château d’If et des îles du Frioul. La soirée avait été parfaite, la cuisine succulente et l’ambiance euphorique. Ils avaient même parlé de se mettre à chercher un appart assez grand pour vivre vraiment ensemble.

Delia navigua à travers les menus jusqu’à l’icône « Images ». Le premier cliché qui s’afficha fut le plus récent pris par Thomas. Il datait d’à peine quelques heures. Elle le regarda, interloquée, sans comprendre ce qu’il montrait. Et soudain, elle réalisa que ce qu’elle voyait était un tatouage. La peau ridée et sale sur laquelle il était tracé ne pouvait être que celle du SDF au bézoard, même si Thomas n’avait pas mentionné ce détail lorsqu’il lui avait raconté son autopsie.

Deux hommes sur un seul cheval. Elle avait déjà vu ça quelque part. Elle composa le numéro de portable de Safiya et lui envoya la photo par MMS avec un petit mot. Son père saurait sûrement ce que cela signifiait.


 

Chapitre 15 Réminiscence

Le symbole demeure, mais quand l’esprit s’est retiré, il n’est plus qu’une forme vide.

René Guénon

Safiya se réveilla vers 5 heures pour préparer le petit déjeuner. Anouar devait prendre le premier vol du matin pour repartir au Caire. Elle lança le café et mit quelques tranches de pain à griller. Puis elle alluma son portable et vit, interloquée, le message de Delia s’afficher.

Son père, encore ensommeillé, arriva dans la cuisine à ce moment-là et l’embrassa sur la joue. Elle lui tendit l’appareil.

-   Le sceau des Templiers ? Tu reçois des drôles de messages, toi, pendant la nuit.

C’est alors qu’il réalisa vraiment ce qu’il voyait.

-   Tiens, c’est curieux ça, on dirait… on dirait… ça me rappelle… non, ce n’est pas possible ! Après tout ce temps ! C’est… c’est incroyable ! Ce tatouage ! Je sais qui le porte ! Hughes ! Ça alors ! C’est Hughes ! Safiya, qui t’a envoyé ça ?

-   Delia, tu sais, mon amie qui a eu le cauch

-   Quoi ? Mais c’est impossible ! Hughes n’a jamais montré ce tatouage à personne. Moi-même, je l’ai vu complètement par hasard, une seule fois, il y a bien quinze ans, un soir où il avait beaucoup bu et où j’ai dû le déshabiller pour le coucher. Comment est-il possible que ton amie ait cette photo ?

-   Euh… je ne sais pas, moi. Peut-être que Delia le connait, ton Hughes. Qui est-ce ?

-   Hughes Depaillins. Non, elle ne peut pas le connaître. C’était un vieil ami, un grand archéologue, que plus personne n’a jamais revu depuis huit, non, attends, pas huit, dix ans ! Dix ans… Disparu du jour au lendemain. On se parlait quasiment tous les jours et tout d’un coup, plus rien, évaporé de la surface de la Terre, comme ça !

Il claqua des doigts.

-   On l’a cherché partout. Un mystère total. Quand c’est arrivé, il n’était même pas sur un site de fouilles éloigné de tout, où il aurait pu lui arriver malheur. Non, il travaillait chez lui, tout simplement, sur je ne sais plus quel parchemin trouvé à Qumran. Il m’avait dit qu’il en avait pour des semaines et qu’il n’envisageait pas de bouger tant qu’il ne serait pas parvenu à le déchiffrer. Sauf qu’un jour, il n’a plus répondu à aucun appel ni ouvert sa porte à qui que ce soit, pas même à moi. À force d’insister auprès de la police, une patrouille a fini par venir perquisitionner. L’appartement était désert. Aucun signe de quoi que ce soit, tout était bien rangé. Il y avait même de la nourriture dans le frigo. Par contre, le parchemin avait disparu. Et Hughes aussi. Et comme il n’avait pas de famille proche et qu’un adulte a le droit de partir où il veut quand il veut, les flics ont rapidement laissé tomber. Pas de plainte, pas de trace de lutte, pas d’indice de quoi que ce soit d’inquiétant, ils n’avaient aucune raison d’en faire plus. Dossier classé sans suite. J’ai fini par me dire qu’il devait être mort. Son souvenir s’est effacé petit à petit dans ma mémoire. En fait, je n’avais plus pensé à lui depuis des années. Mais quand vous m’avez raconté votre promenade à Aigues-Mortes l’autre jour, tout m’est remonté à la mémoire.

-   Notre promenade à Aigues-Mortes ? Quel rapport avec ton ami ?

-   C’est là qu’il vivait quand il était en France. Il avait acheté son appartement dans un petit immeuble ancien, tout près de la place Saint-Louis.

-   Ah oui ? C’est sur cette place qu’on a pris un café, avec Johan et Charlie, et justement, on parlait des Templiers et des croisades.

-   Ce n’était pas un hasard s’il avait choisi d’habiter là. Comme tu l’as sans doute deviné, si Hughes portait un tatouage pareil, c’est qu’il se sentait particulièrement concerné par tout ce qui touche à lhistoire de ces gens-là. Et pour cause : il m’avait dit qu’il était le dernier descendant vivant du fondateur de l’Ordre, Hughes de Payns, dont il portait quasiment le même nom. Son rêve était celui de tous les Templiers et de bien des archéologues : retrouver l’un des objets les plus extraordinaires qui soient – l’Arche d’alliance et, surtout, son contenu. Je crois qu’il le ressentait même comme une sorte de mission sacrée. Nous avons eu des discussions innombrables à ce sujet. Il semblait en savoir long sur le fameux trésor des Templiers, disparu la veille de la mort de Jacques de Molay. Il m’a même dit que le fleuron le plus précieux de ce trésor n’était pas l’or ou les bijoux mais un livre intitulé le Livre des Noms. Un livre mythique, dont j’avais déjà entendu parler bien des fois dans mes propres recherches, aussi bien archéologiques que spirituelles. Rends-toi compte, Hiram en personne l’a peut-être tenu dans ses mains. Un livre convoité par bien des gens. D’ailleurs, Hughes m’avait dit se sentir surveillé. Pas par de simples malfaiteurs. Non, des personnes beaucoup plus sombres. J’en parlais justement l’autre soir avec Charlie. Une sorte de confrérie maléfique, engagée dans une lutte sans fin, commencée avec la construction du Temple de Salomon. Quand Hughes a disparu, je me suis posé des questions, comme tu l’imagines. Même s’il avait noirci les choses et exagéré des détails, ce qui lui arrivait était sans doute lié à ce qu’il savait. Ou croyait savoir.

-   Ce livre… en quoi est-il si important ?

-   Il est supposé donner les clefs de l’Univers et de la vie à ceux qui savent en comprendre le contenu. S’il tombait dans les mauvaises mains, il pourrait être utilisé comme une arme effroyable, à la puissance illimitée. C’est du moins ce que j’ai compris.

-   Tu crois vraiment qu’un simple livre pourrait donner autant de pouvoir à qui que ce soit ?

-   Oh, j’ai eu exactement la même réaction que toi quand Hughes m’en a parlé. Je lui ai dit que, sans vouloir en dénigrer la valeur historique, il s’agissait sans doute tout simplement de considérations mystiques, symboliques, comme on en lit souvent dans les textes anciens. Il m’a répondu que ça n’avait rien à voir et qu’il savait de quoi il parlait. Ce livre-là allait beaucoup plus loin que tous ceux que je pouvais connaître. Il n’était pas juste un livre mais le livre, celui qui contient la clef de tous les autres. Quand un descendant direct des Templiers affirme une chose pareille, je l’écoute forcément d’une oreille très attentive, surtout qu’Hughes n’avait rien d’un exalté. J’ai insisté pour qu’il m’en révèle plus. Il s’est lancé dans… écoute, nous en reparlerons une autre fois. Pour le moment, il faut absolument que ton amie me dise comment elle a eu cette photo. Appelle-la, s’il te plaît.

-   Euh, oui, bien sûr, mais…

Elle regarda sa montre, l’air gêné. Anouar la coupa sèchement.

-   Maintenant.

-   D’accord, d’accord, mais il est vraiment tôt, je vais sans doute la réveiller.

-   Hé bien, tu t’en excuseras, c’est ton amie, non ? Tu te rends compte ? Il faut que je sache ! C’est Hughes qui est là !

-   D’accord, d’accord, comme tu veux.

À la cinquième sonnerie, le portable de Delia bascula sur messagerie. Safiya coupa et appuya deux fois sur la touche d’appel pour recomposer le numéro. Cette fois, Delia répondit au bout de trois sonneries.

-   Mmmhh qu’est-ce qui te prend… il fait encore nuit, tu m’as réveill

-   Oui, oui, désolée, je sais qu’il est un petit peu tôt mais ton MMS a l’air d’avoir beaucoup d’importance pour mon père. Je te le passe.

-   Mademoiselle ? Pardonnez cette intrusion matinale mais il s’agit effectivement d’un sujet extrêmement important. D’où vient cette photo ?

Delia perçut la tension dans la voix d’Anouar. Secouée par un frisson, elle se sentit soudain totalement réveillée.

-   Je l’ai trouvée sur le portable de mon ami. Il l’a oublié chez moi cette nuit quand il est reparti.

-   Et lui, savez-vous où il a pu prendre la photo ?

-   Il est médecin légiste. Il s’agit sans doute du cadavre qu’il a eu entre les mains hier. Un SDF battu à mort. Il avait un drôle de truc dans le ventre, avec un nom bizarre, je ne sais plus comment ça s’app

-   Battu à mort. Hughes… Hughes était encore vivant il y a quelques heures. Et il était là, tout près. C’est horrible. Je l’ai cru mort pendant dix ans, puis vivant il y a quelques minutes et maintenant… c’est comme s’il venait de mourir une deuxième fois.

-   Ah, vous le connaiss… euh… je suis désolée, je…

-   Qu’est-ce qui a pu l’effrayer au point de se cacher ainsi pendant autant de temps… Un SDF, vous dites ?

-   Oui, c’est ce que m’a dit Thomas.

-   Thomas ?

-   Mon ami.

-   Votre ami, oui, bien sûr. Et c’est quoi, ce que vous appelez un drôle de truc dans le ventre ?

-   D’après ce que j’ai compris, une sorte de kyste avec un bout de métal rouge dedans. Mais Thomas a employé un autre mot.

-   Vous voulez dire un bézoard ? Fascinant…

-   Oui, c’est ça ! C’est le mot qu’a utilisé Thomas !

-   Du métal rouge ? Vous voulez dire rouillé ?

-   Non, non, rouge vif, étincelant.

-   Quoi ? Merde ! Euh, désolé… Vous êtes sûre ?

-   Ben, c’est ce que m’a dit Thomas.

-   Et il l’a toujours, ce bout d’orich ce bout de métal ?

-   Non, le commissaire qui assistait à l’autopsie l’a pris. Un type détestable, il parait.

-   Où puis-je joindre Thomas ?

-   Il sera à l’IML vers…

-   L’IML ?

-   L’institut médico-légal. Il y sera vers 10 heures, je pense.

-   Je voudrais le joindre maintenant.

-   À cette heure-ci ? Ben, il est rentré dormir chez lui. Comme c’est moi qui ai son portable, il faut que vous l’appeliez sur son fixe. Safiya a son numéro.

-   Bien. Merci. Encore toutes mes excuses de vous avoir réveillée aussi tôt. Au revoir, Delia.

Il raccrocha sans attendre sa réponse. Cette fois, Safiya n’essaya pas de discuter. Elle composa le numéro de Thomas. Elle laissa sonner pendant un temps interminable, jusqu’à ce que la ligne soit coupée.

Anouar murmura quelque chose d’inaudible. Il paraissait avoir vieilli de dix ans en quelques secondes.

Il dit à sa fille, qui le regardait d’un air inquiet :

-   Je ne pars plus. Je prendrai le vol de demain. Il se passe quelque chose de… Rappelle Delia immédiatement. Je crois qu’elle est en danger.

-   En danger ?

-   Il faut qu’elle sorte de chez elle tout de suite. Dis-le lui. Tout de suite.

-   Hé, doucement, je la connais, elle va complètement paniquer si je lui demande un truc pareil.

-   Je veux qu’elle panique ! Elle doit quitter son appartement et même Marseille ! Vite ! Dis-lui aussi de t’appeler lorsqu’elle sera en sécurité.

 

Delia s’habilla en moins de trois minutes.

À 5 h 48, elle était en bas de l’immeuble.

À 5 h 52, sa voiture s’engageait sur la voie rapide en direction de la sortie nord de Marseille.

À 5 h 54, Samyr se garait devant chez elle, observait avec satisfaction qu’aucune lumière n’éclairait ses fenêtres et en déduisait qu’elle dormait encore.

À 6 h précises, il sonnait à sa porte, se délectant par avance de l’effet qu’il allait produire et de tout ce qu’il comptait faire ensuite avec elle. Comment allait-elle lui apparaître en ouvrant la porte, à la fois ensommeillée et inquiète d’être tirée du lit de cette façon ? Serait-elle en chemise de nuit ? Ou peut-être nue, enveloppée d’un simple peignoir ? Il imagina ses larmes quand il lui annoncerait la mort de Thomas. Il imagina son effroi quand il toucherait sa peau. Il eut un début d’érection.

À 6 h 03, après avoir sonné longuement et frappé à la porte plusieurs fois, il comprenait enfin que Delia n’était plus là.

Comment était-ce possible ? Qui l’avait prévenue ? Qui pouvait savoir ?

Il poussa un rugissement de bête et claqua violemment la porte du plat de la main avant de repartir, furieux et frustré.

 


 

Chapitre 16 Le septième livre

Un autre livre existe encore ; mais celui-là, bien qu’il soit en quelque sorte populaire et qu’on puisse le trouver partout, est le plus occulte et le plus inconnu de tous, parce qu’il contient la clef de tous les autres.

Eliphas Lévi

Charlie se réveilla un peu avant 7 h. Il s’était endormi tard mais cela ne le gênait pas. Il n’avait besoin que de cinq à six heures de sommeil par nuit.

Après sa soirée avec Anouar, il avait fait quelques recherches sur internet autour du mythe d’Hiram, de la franc-maçonnerie et des Templiers. Il était très vite tombé sur le livre mystérieux écrit par Martianus Capella, Les Noces de Mercure et de Philologie, et avait reconstitué son parcours étonnant de la Tunisie à l’Angleterre, puis son arrivée à la cour de Charlemagne. Bien qu’ayant quelques bases en latin, il était loin d’avoir le niveau nécessaire pour lire une telle somme dans sa version originale. Heureusement, il en existait une traduction anglaise, publiée à la fin des années soixante-dix, qu’il avait pu se procurer en trois clics. Il l’avait reçue la veille et s’était immédiatement plongé dans sa lecture. Il y passa une bonne partie de la nuit.

Il remarqua très vite que la fresque allégorique était composée de deux sortes de textes. Certains étaient profonds, voire obscurs. D’autres semblaient d’une légèreté et d’une trivialité déplacées. L’auteur y déployait des traits d’humour plutôt surprenants dans un ouvrage ésotérique. Charlie eut l’intuition que cela avait un sens, qu’il s’agissait d’un procédé délibéré.

De toute évidence, Martianus maîtrisait totalement sa langue et son sujet. Pour le peu de sa vie qui était connu, il avait la réputation de posséder une immense culture spirituelle. Certains le disaient même grand prêtre d’Hermès. Bien que berbère, il parlait un latin parfait et sans doute trois ou quatre autres langues, comme le grec, l’hébreu et l’araméen. Imagine-t-on un pape écrire une encyclique truffée de mots d’esprit ? Existe-t-il la moindre trace d’humour dans le Livre des Morts égyptien ? Non, bien sûr. Alors, pourquoi Martianus s’était-il lancé dans l’écriture d’une encyclopédie du savoir de son époque en choisissant un tel angle ?

Sur les neuf livrets qui composaient son œuvre, sept décrivaient les fondements de la connaissance : les trois disciplines basées sur les mots – grammaire, dialectique et rhétorique – puis les quatre basées sur les nombres – géométrie, arithmétique, astronomie, harmonie. Les sept arts libéraux.

Mais que venaient faire là-dedans les deux premiers tomes, consacrés dans leur totalité à une farce tragi-comique sur les tribulations amoureuses du dieu Mercure à la recherche d’une épouse ?

Il ne pouvait pas s’agir d’un hors-sujet.

Martianus voulait attirer l’attention sur quelque chose de fondamental.

 

Une clef.

 

Il décrivait, à qui saurait les lire, les instructions permettant de découvrir le sens occulte des sept volumes qui suivaient.

 

Charlie se demanda si Anouar avait déjà embarqué. Il attrapa son téléphone et l’appela.

Un quart d’heure plus tard, il était face à lui, dans la cuisine de Safiya. Johan les avait rejoints. Anouar avait simplement dit à Charlie qu’il avait différé son départ, sans mentionner sa conversation avec Delia.

Tout le monde était assis autour de la grande table en chêne. Une grande cafetière trônait au centre et chacun avait sa tasse fumante à la main.

Anouar connaissait bien sûr Les Noces de Mercure dans tous ses détails. Il écouta Charlie lui raconter ses impressions, d’une oreille d’autant plus attentive qu’il partageait cette idée depuis déjà longtemps. Une clef, oui, probablement, mais laquelle ?

Charlie réfléchit quelques instants puis poursuivit :

-   Ce qui me frappe, dans toute l’introduction, c’est deux choses. La première, c’est que l’histoire de Mercure et de sa femme est complètement déplacée. Pourquoi Martianus Capella a-t-il choisi d’inventer une fable aussi tordue pour introduire un sujet aussi sérieux que la description technique des sept arts libéraux ? Voilà un dieu, Mercure, qui décide d’épouser Philologie, une mortelle. Jupiter lui donne son accord à condition qu’elle reçoive auparavant l’apothéose, c'est-à-dire qu’elle soit elle-même élevée au rang de déesse. Après avoir traversé sept sphères célestes, elle atteint le royaume des dieux. Et que fait son nouvel époux ? Il lui offre sept jeunes filles qui vont tout faire pour la séduire. Avouez qu’il s’agit là d’une drôle de façon de commencer une vie de couple. Les sept adolescentes symbolisent, bien sûr, les sept disciplines décrites ensuite mais quand même, quelle métaphore incongrue ! D’ailleurs, Martianus lui-même le souligne. Le dernier vers de sa petite fable est : « Ainsi donc le mythe prend fin ». Il ne peut pas dire plus clairement que tout ce qui précède n’a rien d’une inspiration mystique ou d’une révélation. Le lecteur ne doit surtout pas le prendre au pied de la lettre mais à un niveau symbolique.

-   Jusque là, je vous suis parfaitement. J’en ai la même analyse. Et quelle est la deuxième chose qui vous a frappée ?

-   La mention répétée du chiffre sept. Je sais bien que c’est un chiffre volontiers utilisé dans toutes sortes de religions et de textes ésotériques mais là, il revient de façon tellement insistante qu’il doit y avoir une raison bien précise.

-   Vous pensez à quelque chose en particulier ?

-   Je ne sais pas trop, non… Peut-être que Martianus veut attirer notre attention sur le septième art ?

-   L’harmonie ? Pourquoi pas, en effet, mais…

-   …mais vous n’y croyez pas.

-   Vous ne trouvez pas qu’il s’agirait là d’une solution un peu trop évidente ?

-   Oui, c’est vrai. Écrire un conte aussi absurde pour en arriver à faire comprendre que ce qui compte le plus, c’est l’harmonie, ce serait vraiment…

-   …peu digne d’un hermétiste aussi brillant que lui.

-   Voilà, oui. Il a dû construire son œuvre de façon bien plus subtile si vraiment il voulait y cacher un secret.

-   Et nul doute que c’est le cas.

Johan, qui suivait jusque-là la conversation sans mot dire, intervint :

-   Il y a un truc qui me semble bizarre.

-   Oui ?

-   Vous dites que l’introduction, la fable sur Mercure, n’est là que pour nous donner la clef qui permet de décrypter le reste. Ce n’est pas ce qu’elle raconte qui compte mais la façon dont elle est racontée.

-   Continuez.

-   Pourquoi Martianus a-t-il jugé utile de l’écrire en deux volumes ? Pourquoi pas un seul ? Je ne connais aucun livre « normal » dont l’introduction prenne deux chapitres.

Anouar eut un grand sourire. Charlie regarda Johan, sidéré.

-   J’ai dit une bêtise ? demanda ce dernier d’une petite voix.

-   Tu es génial ! répondit Charlie. Mais oui, bien sûr ! Si Martianus l’a fait, c’est forcément exprès ! Quand je pense… Ah, je suis trop bête de ne pas avoir vu ça plus tôt !

-   Oh, tu sais, reprit Johan faussement modeste, je n’ai aucun mérite. C’est un truc classique en informatique.

-   Quoi ? Quel truc ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

-   Ben, c’est un simple décalage. Quand tu veux ranger une suite d’informations à partir d’une adresse-mémoire bien précise, il te suffit d’indiquer en tête de combien tu veux te décaler par rapport à l’origine.

-   Et en français normal, ça veut dire quoi ? dit Anouar.

-   Que le premier art libéral est rangé à la troisième place, le deuxième à la quatrième, etc.

-   Ce qui veut dire que si le secret de Martianus est bien à la septième position…

-   …c’est qu’il se cache dans le cinquième art.

-   Grammaire, dialectique, rhétorique, géométrie, arithmétique. Le septième livre est celui de l’arithmétique. Anouar, qu’en pensez-vous ?

-   Et vous ?

-   Que voulez-vous dire ? interrogea Charlie, décontenancé par cette réplique.

-   Admettons que vous ayez vu juste. Le secret se trouve dans le livre sur l’arithmétique. Nous voilà bien avancés. Nous savons qu’un secret est là mais nous ne savons pas lequel. Alors, comment peut-on découvrir de quoi il s’agit ?

-   Euh… je ne sais pas. Peut-être Martianus a-t-il décrit des indications relatives à la Kabbale ? Comme interpréter le sens des mots d’après leur valeur numérique ou…

-   Vous croyez ?

-   Non, pas vraiment, je l’avoue. J’imagine que tous les gens un peu cultivés de l’époque savaient déjà ce genre de choses. Et, quoi qu’il en soit, de nos jours, n’importe qui peut avoir accès à ce genre de « secret » en surfant sur internet.

-   En effet.

Safiya se mit à sourire. Johan était aussi perplexe que Charlie. Anouar sirota tranquillement son café.

Charlie finit par reprendre la parole.

-   Avons-nous fait une erreur quelque part en concluant que notre petit jeu de piste aboutissait au livre sur l’arithmétique ?

-   Une petite, mais ce n’est qu’un détail.

-   Que… vous voulez dire que vous savez ce que Martianus

-   Charlie, Johan, vous venez d’avancer de façon remarquable en très peu de temps dans la résolution de cette petite énigme mais, ne le prenez pas mal, vous suivez un sentier qui a déjà été parcouru des milliers de fois depuis quinze siècles.

-   Et ce sentier, vous savez exactement où il mène.

-   N’importe quel franc-maçon le sait.

Il n’y avait rien de cassant dans la façon dont Anouar venait de parler. Il n’avait nulle intention de froisser les deux hommes. Il s’était exprimé avec beaucoup de douceur dans la voix. Safiya étouffa un petit rire. De toute évidence, elle savait où son père voulait en venir. Anouar poursuivit.

-   Permettez-moi de vous raconter la suite. Martianus ne manque pas d’humour. Il nous mène par le bout du nez jusqu’à l’arithmétique, comme pour mieux nous dire : « Vous croyez que c’est si facile que ça et qu’il suffit de savoir compter jusqu’à sept ? »

-   Vous voulez dire qu’il joue avec nous ?

-   Oui. Voyez-vous, dans les textes anciens repris par la franc-maçonnerie, il y a une phrase dont personne ne connait l’origine. Elle remonte vraisemblablement à Martianus lui-même. Elle apparait dans un rituel maçonnique. Le vénérable demande : « Que signifie ce G ? » Et le compagnon répond : « La Géométrie ou la Cinquième Science. »

-   La géométrie ou la cinq… Ça y est, je comprends. Vous voulez dire que le vrai cinquième art libéral n’est pas l’arithmétique mais la géométrie ?

-   Oui. Martianus a interverti la géométrie et l’arithmétique dans l’ordre qu’il a utilisé pour décrire les arts libéraux. Mais il a fait savoir par une autre voie, peut-être uniquement orale, qu’en fait la cinquième science était la géométrie. Qu’elle devait être à la cinquième place et pas à la quatrième. Voyez-vous, je l’ai depuis longtemps suspecté de l’avoir mise à la quatrième position pour qu’elle se retrouve au centre des sept arts : elle est précédée des trois premiers et suivie des trois derniers, comme s’il avait voulu que tout pointe vers elle. Une telle symétrie n’a pas pu être fortuite. D’ailleurs, rien n’est fortuit dans ce qu’a écrit Martianus. Mais pour autant, la tradition maçonnique nous confie qu’elle est la cinquième science. Le vrai septième livre est celui qui décrit la géométrie. La science qui a permis à Hiram de construire le temple de Salomon. Le socle symbolique sur lequel repose tous les enseignements ésotériques de la franc-maçonnerie.

 

Mille questions se bousculèrent dans la tête de Charlie. Avant qu’il ne parvienne à en exprimer une seule, le téléphone de Safiya se mit à vibrer bruyamment sur la table. C’était Delia.

 

Elle avait roulé sans discontinuer. Elle venait de s’arrêter quelques minutes pour appeler, comme promis. Le soleil se levait au dessus du grand étang de Vaccarès. Elle était presque arrivée. À peine avait-elle raccroché que son portable sonna. Numéro masqué, ce n’était pas donc pas Safiya qui rappelait. Elle hésita quelques secondes, puis prit l’appel. Un fonctionnaire de police lui demanda de rester en ligne.

La voix glaciale de Samyr lui annonça que Thomas avait été victime dans la nuit d’un accident de la circulation, auquel il n’avait pas survécu. Elle jeta en hurlant son appareil devant elle comme s’il était devenu brûlant. Il vola en éclats sur la chaussée. Elle hurla encore et encore, regardant partout autour d’elle sans plus rien voir.

Samyr étouffa un juron et rappela l’opérateur. La communication avait été trop courte mais il obtint une localisation approximative.

Il prit aussitôt la route.

Le cauchemar de Delia débutait à peine.

 


 

Chapitre 17 Ce qui est épars

La vérité est un grand miroir tombé du ciel qui s'est brisé en mille morceaux. Chacun en possède un petit morceau et croit détenir toute la vérité.

Jalal Ud Din Rûmî

Avant de repartir en Égypte, Anouar raconta à Charlie, Johan et Safiya tout ce que son ami disparu lui avait confié.

-   Hughes m’a affirmé avoir tenu le Livre des Noms dans ses mains. Cela s’était passé au fond d’une crypte dissimulée sous les ruines d’un château cathare, dans un lieu nommé Albedun à l’histoire chargée de mystères. Ses premiers seigneurs étaient des Parfaits. Ils disposaient d’une fortune immense depuis leur retour des Croisades. Avaient-ils ramené de Jérusalem plus que de simples richesses matérielles ? Lorsque l’Inquisition massacra leurs frères, ils furent inexplicablement épargnés de toute persécution. Encore plus surprenant, Simon de Montfort en personne habita les lieux pendant des mois, mais en laissant ses occupants hérétiques continuer à y vivre sans aucune entrave.

-   Peut-être attendait-il quelque chose d’eux ?

-   On peut se le demander. Il semble avéré qu’il ne les a jamais ni brutalisés, ni même emprisonnés. J’imagine qu’au-delà de la haine qu’il éprouvait pour les Cathares, il avait de bonnes raisons de penser qu’il devait s’attirer la bienveillance de ceux-là. Il n’avait pourtant rien d’un ange.

-   Une telle clémence de sa part est incroyable, en effet.

-   Et ce n’est pas tout. Plus tard, le château d’Albedun devint une commanderie. Lorsque l’Ordre tomba, le même miracle incompréhensible se répéta : les Templiers qui vivaient furent les seuls de France à n’être jamais inquiétés, comme si le lieu bénéficiait d’une protection hors du commun, très supérieure en tout cas à la rage destructrice de Philippe le Bel.

-   Est-il possible que les armées du roi aient simplement ignoré l’existence de cette commanderie ou négligé de s’y rendre ? Elle était peut-être isolée dans une région peu accessible, du moins à l’époque.

-   Aucune idée, je l’avoue. Bref, toujours est-il qu’une nuit, Hughes reçut la visite d’un certain Geoffroy, un homme très âgé qu’il connaissait depuis sa plus tendre enfance et dont il m’avait parlé bien des fois. Une sorte de guide spirituel, d’après ce que j’ai compris. Geoffroy avait besoin de lui pour traduire un document antérieur à la Bible. Il lui donna les instructions nécessaires pour se rendre jusqu’à la crypte cachée d’Albedun. Là, un inconnu vêtu de la cape templière l’attendait. Il tenait un paquetage de cuir, visiblement très ancien. Il le déplia et découvrit un coffret, dont il actionna un verrou au mécanisme complexe. À l’intérieur se trouvait un rouleau de parchemin. L’homme le tendit à Hughes, qui en parcourut les premières lignes. De l’araméen. Il traduisit sans difficulté les deux premières phrases : « Voici les noms qui précèdent toute chose et toute vie. Voici les noms qui peuvent créer ou détruire. » Venait ensuite une énumération de mots qu’Hughes pouvait lire et même prononcer, mais dont il ignorait le sens. L’homme reprit le parchemin, visiblement déçu de ne pas avoir de solution à cette énigme. Avant de repartir, à la fois surexcité et perplexe, Hughes eut pour ordre formel de ne jamais divulguer les mots inconnus, sous quelque forme que ce soit. Plusieurs mois plus tard, Geoffroy mourait. Hughes voulut revoir le parchemin. Il revint sur place. Il retrouva sans difficulté l’accès dérobé de la crypte. Mais elle était vide. C’est à partir de sa deuxième visite à Bézu qu’il commença à se sentir suivi.

-   Bézu ?

-   C’est le nom du lieu-dit où se trouve Albedun. Il s’agit de deux formes du même mot, en fait.

-   Il avait une idée de qui le suivait ?

-   Une certitude. Voyez-vous, Bézu est à quelques kilomètres à peine d’un lieu bien plus célèbre : Rennes-le-Château. Hughes était convaincu que la fameuse statue d’Asmodaï dans l’église de l’abbé Saunière marquait la présence sur ces lieux des descendants des Ténébreux. Il pensait même qu’ils s’étaient installés en même temps que Simon de Montfort et que, depuis, ils observaient tout ce qui s’y passait. C’est sans doute ce qui leur a permis de voir arriver, deux siècles plus tard, les trois chariots qui avaient quitté le Temple de Paris, la veille de l’arrestation de Jacques de Molay. Le fameux trésor des Templiers que bien des gens ont cherché à Rennes-le-Château avait en fait été mis à l’abri à Albedun, le lieu considéré par ceux qui en connaissaient l’histoire étrange comme le plus sûr du monde connu.

-   Si tel est le cas, pourquoi n’ont-ils pas pris Albedun par la force ? Ils ont dû avoir de multiples occasions de le faire.

-   Je l’ignore. Toujours cette mystérieuse protection ?

-   Attendez, vous croyez vraiment que le château bénéficiait d’une sorte de force surnaturelle qui...

-   Mon expérience d’égyptologue me fait penser à quelque chose de bien plus prosaïque. Peut-être savaient-ils tout simplement que le lieu était piégé en cas d’intrusion, de sorte à réduire en miettes ce qu’ils convoitaient. Quoi qu’il en soit, ils ne sont jamais entrés dans le château. Leur seul espoir était de trouver quelqu’un qui sache en sortir le Livre. À tort ou à raison, ils ont pensé qu’Hughes le pouvait et il est devenu leur proie. C’est pour cela qu’il a tenté de disparaître de leur vue, en se fondant dans l’anonymat d’une vie de clochard.

-   Mais ils l’ont retrouvé.

-   Oui… Le plus pathétique, c’est qu’ils l’ont tué pour rien. Il n’avait aucune idée de comment retrouver le parchemin. Ses gardiens ont dû être incroyablement prudents pour parvenir à le conserver jusqu’à maintenant. S’il renferme les secrets les plus fondamentaux de notre existence même, espérons pour l’humanité qu’ils ne commettent jamais d’erreur.

 

________

 

Tôt ou tard, tout le monde commet des erreurs.

Le sachant, lorsque les Neuf Vénérables se retrouvèrent après la mort d’Hiram, ils imaginèrent de transmettre le Livre des Noms aux générations futures sous une forme qui le mettrait à l’abri de défaillances humaines. Mieux, elle rendrait le précieux document impossible à s’approprier.

Ils décidèrent de l’éparpiller en fragments dont aucun n’aurait son vrai sens en l’absence de tous les autres.

Ils inscrivirent les fondements de leur idéal lumineux dans un nouveau calendrier lié à la course du Soleil, dont chaque jour, chaque semaine et chaque mois seraient porteurs de symboles profonds. Sosigène fut celui qui eut l’honneur de l’exposer aux yeux de tous, le moment venu.

Ils transmirent par des voies détournées à toutes sortes de créateurs – peintres, poètes, musiciens, sculpteurs – les indications, au fil des âges, qui leur permettraient de glisser dans leurs œuvres les messages les plus profonds.

Ils organisèrent le savoir en sept arts libéraux qu’Abou Ifren révéla au monde plusieurs siècles plus tard, sous le pseudonyme de Martianus Capella.

Ils disséminèrent des indices, à première vue anodins, qui conduisaient à la compréhension des lois de la Nature. Ceux qui les ignorèrent provoquèrent plus d’une fois sa colère. Ceux qui les comprirent découvrirent comment soigner et vivre en harmonie.

Ils semèrent les graines qui devaient donner naissance aux mouvements spirituels porteurs de paix et d’amour. La franc-maçonnerie et la rose-croix furent de ceux-là.

Ils rédigèrent un parchemin volontairement incompréhensible, qui servirait de leurre pour détourner l’énergie des Ténébreux vers une cible sans importance. Ce subterfuge serait la cause de bien des morts. Ils considérèrent que l’enjeu ultime le justifiait.

Ils donnèrent à quelques initiés, sans qu’aucun n’en ait la totalité, les clefs de leur stratégie.

Les secrets les mieux gardés sont ceux visibles de tous. Encore faut-il savoir quoi regarder et percevoir les différents éléments qui composent l’image complète.

 

Vient alors le temps de rassembler ce qui est épars.

 


 

 

 

 

 

 

 

 

F I N

de la première partie

 


 

POSTFACE

Ce roman est mon septième. Son titre n’a pas d’autre origine. Restait ensuite à imaginer une histoire qui lui corresponde, aventure ludique et sérieuse à la fois.

Tous les évènements climatiques et la plupart des faits historiques qui trament le récit sont authentiques. J’ai joué à glisser, dans les lacunes de ce qui en est connu, les éléments fictifs qui ont construit l’intrigue.

Les différents éléments relatifs à la franc-maçonnerie ont été écrits en liaison étroite et stimulante avec une franc-maçonne qui aime particulièrement le chiffre sept. Je lui suis redevable de bien des apports, améliorations, voire idées que je n’aurais jamais eues sans elle. Je reste seule responsable d’éventuelles imprécisions qui lui auraient échappé. Les deux volets qui suivront celui-ci pour composer la trilogie « Le très lumineux secret » aborderont d’autres aspects maçonniques, toujours sous son regard bienveillant. Je la remercie à bien des égards pour tous les trésors précieux qu’elle m’offre depuis que je la connais.

Les francs-maçons partagent un point commun avec les Templiers : le Temple de Salomon. Les premiers y situent le mythe fondateur de la mort d’Hiram. Les seconds en ont fait la raison même de leur existence. De ce fait, relier les uns aux autres au travers d’une filiation spirituelle n’est en rien un contresens.

Dans le premier chapitre, j’ai repris de très près le mythe d’Hiram, tel qu’il peut être trouvé dans une quantité innombrable de livres ou de sites web, si ce n’est qu’aux trois « mauvais compagnons », j’ai substitué d’imaginaires seigneurs ténébreux, dont les noms s’inspirent directement de ceux de démons de la Bible appelés les rois de l’Enfer.

Sydon, également connu sous les noms d’Aëshma Daëva, Asmodaï ou Asmodée, est largement décrit tout au long du récit. La forme particulière de son pénis est une invention de ma part. Abddôn vient d’Abaddôn le Destructeur, souverain du Puits sans Fond. Haborym est habituellement représenté chevauchant un dragon ou une vipère. Les autres seigneurs du Shéol (l’Abîme en hébreu) apparaissent quelques pages plus loin. Ce sont Baël le rusé à la voix rauque, Zapan dont on ne sait quasiment rien, Pursan qui voit le passé, le présent et l’avenir, Byleth, féroce et colérique, Belial le plus dissolu des démons, adoré par les habitants de Sodome et Paymon, l’androgyne ambigu.

Le Livre d’Hiram ou Livre des Noms a été créé pour les besoins de l’intrigue.

Les Neuf Vénérables, leurs actions et leur descendance sont le fruit de mon imagination. Leur nom provient du titre que porte la personne à la tête d’une loge maçonnique.

Toujours dans le chapitre 3, les prénoms du couple infortuné, Tsila et Jabal, font allusion à deux personnages de la Genèse. Lémec, descendant direct d’Hénoch, prend deux femmes, Ada et Tsila. Ada a pour fils Jabal père de tous les bergers. Tsila a pour fils Tubalcaïn le forgeron, allusion directe à Hiram.

La brève histoire de la Terre qui ouvre le chapitre 4 reflète l’état actuel des connaissances sur le sujet, y compris le rôle crucial de l’argile dans l’apparition de la vie. Des changements climatiques majeurs sont survenus à l’époque de Charlemagne, puis à la mort de Jacques de Molay et jusqu’à la Révolution. Cette dernière est la conséquence ultime de la période dite de « petite glaciation » qui a provoqué plusieurs famines et guerres.

Le temple de Salomon était supposé abriter, entre autres trésors, l’Arche d’alliance et un pectoral de lin. Le livre en neuf volets nommé « Les noces de Mercure et de Philologie » a été écrit par Martianus Capella pour décrire les sept arts libéraux. Le parcours de cette encyclopédie allégorique depuis Carthage jusqu’à son adoption par Charlemagne sur les conseils d’Alcuin, qui le tenait de Bède le Vénérable, est authentique.

Les dialogues des chapitres 6 et 7 sont entièrement basés sur des faits réels, à deux exceptions près : aucun temple d’Hathor n’a été retrouvé à ce jour dans la nécropole d’Oum el Kaab et rien ne permet de savoir quelle pouvait bien être la forme du pénis d’Asmodaï, imaginée pour les besoins de l’intrigue, de même que l’est sa propension à pénétrer dans les rêves des jeunes femmes pour abuser d’elles. Cela étant, Hathor était vraiment une divinité majeure d’Abydos, d’après de nombreux vestiges retrouvés sur place. La description du culte d’Osiris au chapitre 9 provient de travaux publiés par des égyptologues.

Toujours au chapitre 7, sont évoqués les mystères de Rennes-le-Château. Leur solution au chapitre 17 est de mon cru, elle est purement liée à l’intrigue. Au passage, je salue amicalement Élisandre, animatrice du forum Hérésie, qui vit dans cette commune mythique et y possède une librairie nommée Mutus Liber, en référence au livre alchimique dont il est question au chapitre 12.

Le personnage d’Ad Dajjal, qui apparait au chapitre 8, est fictif. Par contre, la fin funeste d’Enguerrand de Marigny, chambellan et proche conseiller de Philippe le Bel, est totalement véridique. Ad Dajjal se présente comme l’émissaire de Al-Malik Al-Aqtam, ce qui signifie tout simplement le Roi Obscur en arabe. Ard Al Sawad, la Terre Obscure, est l’un des noms anciens donnés aux terres marécageuses entre le Tigre et l’Euphrate, en raison de leur couleur sombre. Le delta du Nil porte un surnom similaire, pour les mêmes raisons.

Le chapitre 10 est consacré à Martianus Capella. On ne sait quasiment rien de lui, si ce n’est qu’il a écrit « Les Noces de Mercure et de Philologie », qu’il était d’origine berbère, qu’il ne manquait pas d’humour et qu’il était vraisemblablement hermétiste. Connaître si peu de choses d’un personnage aussi important est une vraie aubaine lorsqu’on écrit une fiction. J’ai pu ainsi inventer en toute liberté les moindres détails de sa vie. Il en a été de même pour Sosigène, l’astronome égyptien au service de Cléopâtre qui a conçu le calendrier solaire adopté par Jules César – toujours utilisé de nos jours à quelques détails près.

Au chapitre 14, les détails techniques relatifs à l’intervention des forces de l’ordre sur une scène de crime et aux moyens mis en œuvre pour identifier la victime m’ont été donnés par un ami policier prénommé David. Je tiens à le remercier chaleureusement pour sa disponibilité et sa contribution.

À la fin du chapitre 16, la vie de Delia va connaître des bouleversements importants. Ils seront racontés dans « La veuve obscure », deuxième volet de la présente trilogie.

Dans le dernier chapitre, l’histoire sidérante à plus d’un titre du château d’Albedun est véridique.

 

La photo qui sert d’illustration à ce roman montre la déesse Hathor, telle qu’on peut la voir au Metropolitan Museum de New York.

 

Depuis la mise en ligne de mon précédent livre, j’ai cessé de fréquenter les forums pour ne plus me consacrer qu’à mon blog (annagaloreleblog.blogs-de-voyage.fr), né quelques jours après une Saint-Valentin mémorable, où des masques surprenants sont tombés. Les faux amis ont disparu de mon horizon. Les vrais suffisent largement à remplir mes très riches heures sur le net.

Je dois à mes livres de belles rencontres virtuelles ou réelles, certaines depuis mes débuts et d’autres bien plus récentes.

Je tiens à remercier de leur présence chaleureuse Zaza, Voiedorée, Bloody Mary, Lazuli, Michel Rauscher, Phil Passani, Éric Fabre-Maigné, Réginelle, Lison, Ronron, Vanessa du Frat, Olivier Goujon, Swadisthana, Jayshree, Julien, Fred, Sylvie Chéreau, Catherine, Startine, Lyla, Monilet, Feuilllle, Boudufle, Zeno, Allart, Meley, Lucius, Slay, Chwip et beaucoup d’autres qui me pardonneront de ne pas les citer.

Un merci très spécial à Anti, Miss You et Adele Riner pour avoir assuré la relecture du manuscrit. Les deux premières sont également, à mes côtés, co-rédactrices des articles qui alimentent le blog.

 

Merci à tous mes lecteurs, partout autour du monde et aux sites qui relaient la diffusion de mes livres, comme Livres pour Tous, Bookinalex, eBooks Gratuits, Pitbook, Web Information, France Télévisions, Fluctuat et Kenroswal.

 

Ce roman est dédié à Stéphanie, la Femme Primordiale, mon éternel sentier.

 

A.G.

30 Octobre 2008

 


 

TRADUCTION DES CITATIONS ANGLAISES

 

 

Chapitre 3

 

One day all seven will die

 

All seven and we’ll watch them fall

They stand in the way of love

 

 

 

Un jour tous les sept mourront

Tous les sept et nous les verrons tomber

Ils font obstacle à l’amour

 

Chapitre 5

 

I just hang on

Suffer well

Sometimes it’s hard

So hard to tell

 

 

 

 

J’attends, c’est tout

Bien souffrir

Parfois c’est dur

Si dur à dire

 


 

 

Chapitre 8

 

Come on, Lord, you better run

 

Be a long dark night

 

Before this thing is done

 

 

 

 

Allons, Seigneur, vous devriez courir

Que la nuit soit longue et noire

Avant que cela ne soit accompli

 

 


[1] Voir Les trois perles de Domérat et Le miroir noir.

[2] Voir Les trois perles de Domérat.

[3] Voir Le miroir noir.

[4] Voir La femme primordiale.

[5] Voir La femme primordiale.

[6] Voir La femme primordiale.

[7] Voir La femme primordiale.

[8] Voir Le drap de soie du temps.

[9] Voir Le miroir noir et Le drap de soie du temps.

[10] Voir Les trois perles de Domérat.

[11] Voir La crypte au palimpseste.

[12] Fichier Automatique des Empreintes Digitales

Le septième livre
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