Anna Galore

le sommeil Rodin

Le très lumineux secret II

La veuve obscure

Roman


 

Table des matières

L’auteur

Chapitre 1 Enceinte du soleil

Chapitre 2 Elle attend

Chapitre 3 Les fils du vent

Chapitre 4 Peur

Chapitre 5 L’incube

Chapitre 6 Vukodlak

Chapitre 7 La forêt ensanglantée

Huit Nuit

Chapitre 9 Protection

Chapitre 10 Mère

Chapitre 11 Confiance

Chapitre 12 La porte de toute merveille

Chapitre 13 Sous la surface

Chapitre 14 La fureur et les cris

Chapitre 15 Soleil noir

Chapitre 16 L’île sans limite

Chapitre 17 L’enfant de la veuve

POSTFACE

LES COULISSES DE L’ÉCRITURE

TRADUCTION DES CITATIONS ANGLAISES


 

L’auteur

anna.galore@yahoo.fr

Anna Galore est née en 1962 à Cilaos (La Réunion), d’un père italien et d’une mère française. Son père l’a initiée très jeune à la plongée sous-marine, qu’elle pratique toujours régulièrement. Sa famille et elle déménagent à Toulouse lorsqu’elle a 12 ans. Elle y fait le reste de ses études et y croise la route de lamas tibétains, une rencontre déterminante dans sa vie. Pianiste confirmée, elle s’est produite pendant une quinzaine d’années avec divers groupes amateurs du sud de la France. Elle est passionnée de voyages, de cinéma, de photo, de musique et de littérature contemporaine. Elle vit actuellement à Nîmes.

Elle a écrit une première trilogie intitulée L’éternel amoureux errant, dont les volets sont Les trois perles de Domérat, Là où tu es et Le miroir noir.

Une deuxième trilogie, Reflets inachevés, est composée de La crypte au palimpseste, Le drap de soie du temps et La femme primordiale.

Le très lumineux secret, troisième trilogie, a pour volets Le septième livre, La veuve obscure et Les neuf sœurs.

L’ensemble des neuf volumes raconte un entrelacs d’histoires aux multiples échos qui se répondent et s’éclairent d’un épisode à l’autre.

Tous ces romans sont disponibles gratuitement par téléchargement, au fur et à mesure de leur sortie, sur le site web anna-galore.com

 

Les citations en anglais sont traduites à la dernière page.

 

Le présent manuscrit a été déposé à la Société des Gens de Lettres et reste la propriété de l’auteur. Son contenu, en tout ou en partie, ne peut être reproduit, modifié ou intégré dans quelque autre document ou sur quelque autre support que ce soit sans autorisation écrite de l’auteur. Seules son impression sur papier et sa diffusion sous sa forme actuelle de fichier PDF non modifié sont autorisées. En cas de doute, merci de contacter anna.galore@yahoo.fr

 

La conversion de cet ouvrage au format eBook a été faite par Rick, vous pouvez le contacter à l’adresse rick.prince57@yahoo.fr


 

 

Une île au large de l'amour
Posée sur l'autel de la mer
Satin couché sur le velours

Jacques Brel


 

 

Chapitre 1 Enceinte du soleil

Notre situation peut être perçue comme le paradis ou l’enfer. Tout dépend de notre perception.

Pema Chödrön

Enceinte… Je suis enceinte. Déjà quinze jours de retard et mes seins qui me font mal, pas besoin d’acheter un test pour faire le diagnostic. Thomas s’est tué dans un accident de voiture[1] juste après m’avoir laissé ce souvenir de lui. Merde ! Je ne peux pas garder ce bébé, ce n’est pas possible, c’est trop lourd, je ne pourrai jamais y arriver toute seule. Un bébé, il faut qu’il ait aussi son père et puis, putain, c’est trop tôt pour moi, j’aurais bien laissé passer encore quelques années avant d’en avoir un ou même plusieurs mais là, il faudrait d’abord que je rencontre un autre mec et que…

Mais qu’est-ce que je raconte, moi, n’importe quoi ! Thomas est mort il y a à peine un mois, ça me brûle de l’intérieur en permanence, j’ai mal, j’en pleure encore tous les jours et je pars dans un délire où je me vois déjà en couple avec un autre mec que j’aimerais, avec qui je vivrais, dont je voudrais avoir un bébé mais merde, je suis nulle, pourquoi pas aussi la maison, le jardin et le chien alors que je crois que ça me ferait gerber si un mec osait simplement s’approcher de moi aujourd’hui, même pour m’offrir un café, rien que de penser qu’il fantasmerait sur moi et qu’il poserait ses sales mains sur mon corps et qu’il se collerait contre moi pour me… assez !

Putain, c’est assez pénible comme ça, déjà que je me terre depuis des semaines à cinquante bornes de chez moi, en pleine Camargue, tout ça parce qu’un barjot veut me… veut me quoi, en fait ? J’en sais rien, putain, j’ai juste paniqué quand Safiya m’a dit d’aller me planquer sans lui dire où j’étais, la parano totale, mais bon, avec mes cauchemars qui n’arrêtent pas où ce… ce… ce démon vient me prendre par derrière, dans mon lit, pendant mon sommeil, avec sa bite toute tordue qui me déchire quand il… putain, des fois je me dis que c’est lui qui a tué Thomas et je sais bien que ça n’a pas de sens, hein, je le sais, je veux dire je ne suis pas si folle, ce n’est pas parce qu’un mec me viole toutes les nuits dans mes rêves qu’il existe vraiment et qu’en plus il a tué Thomas et que maintenant il me course et il me cherche partout pour me passer vraiment sur le corps parce que putain, s’il existe vraiment, je crois que je ferais aussi bien de me flinguer.

Oh là ! Faut que je me calme, faut que je respire, faut que je me pose un peu, que je me reprenne.

Je respire. Je respire.

Bon.

Alors.

Mes cauchemars, ma parano, mes idées foireuses, c’est dans ma tête. Peut-être pas seulement mais là, pour le moment, on va dire que ce n’est rien d’autre qu’un grand délire qui me bouffe. Une accumulation de stress. Et pas qu’un peu. Donc, histoire de souffler un peu, on va commencer par lâcher du lest ma petite Delia, OK ? OK.

Déjà, je vais avorter.

Le bébé, ça, c’est du réel à 100%. Je ne le garde pas. Clair et net. Ce n’est même pas un bébé, d’ailleurs. Même pas un fœtus. Juste quelques cellules informes.

Allez, action. Elle est où, la gynéco le plus proche ? Oui, la gynéco. Je veux une femme, là. J’ai trop les nerfs en vrac pour qu’un mec me fasse allonger et écarter les cuisses, même s’il a une blouse blanche. J’ai mes limites, hein.

Google, pages jaunes, gynécos, hop, voilà. Dr Sarah Manoukian. Une femme qui se prénomme Sarah et qui exerce aux Saintes-Maries-de-la-Mer… cool ! En plus, Manoukian, c’est à la fois arménien et rom. Ça vient de manushiam, ça veut dire les gens en hindi, c’est le mot qui a donné manouche. Pas étonnant que les parents aient appelé leur fille Sarah. Sarah, la Vierge Noire, la sainte que tous les Roms d’Europe viennent honorer le 24 mai en pèlerinage. Et aussi les Camarguais, en plus petit comité, en octobre. Oui, décidément, ça me plaît beaucoup.

Les Roms, c’est mon sujet de thèse, ça fait des années que je travaille sur eux, enfin sur ceux qui se sédentarisent. C’est bien pour ça que je suis venue directement ici quand j’ai fui Marseille il y a un mois. Je sous-loue ce petit appart depuis deux ans, tout près des Saintes, grâce à ce que m’a légué papa. J’ai tout ce qu’il me faut : un PC, une Livebox, une chambre, un séjour, une cuisine, une salle de bain avec un grand bac à douche et des tonnes de doc pour ma thèse.

Amusant quand même, pour une gynéco de porter le nom d’une vierge. Tiens, je vais mieux, moi, je recommence à faire de l’humour. Juste avec moi-même, mais bon, c’est un début. Où est-ce que j’ai mis mon nouveau portable ? J’ai éclaté le Motorola par terre tellement j’ai eu mal quand ce flic détestable m’a appris la mort de Thomas. Là, j’ai racheté un Nokia, hyper plat, et du coup, je l’égare tout le temps. Ah, le voilà.

 

________

 

J’ai rendez-vous après-demain. J’en serai presque à six semaines mais je me sens déjà beaucoup mieux parce que, bientôt, ce sera fini. Cette nuit, j’ai réussi à me réveiller juste avant que l’homme de mon cauchemar ne se couche contre moi. J’étais heureuse comme tout. Une petite victoire. Il n’est pas revenu quand je me suis rendormie. J’ai fait ma première grasse mat’ depuis une éternité.

 

________

 

Sarah Manoukian est une nana géniale. Douce, drôle, rassurante. On a accroché tout de suite. Quand elle m’a proposé de faire une petite échographie pour voir, je ne me suis pas bien rendue compte, j’ai dit d’accord, si vous voulez. Elle a étalé le gel sur mon ventre en me prévenant que ça allait être un peu froid. Puis elle a posé le capteur sur ma peau et a commencé à le faire glisser un peu partout, en s’arrêtant quand elle voyait quelque chose qui l’intéressait sur l’écran. J’ai remarqué une sorte de petite tache pulser régulièrement. C’est là qu’elle a mis le son.

J’ai entendu battre le cœur de mon bébé.

Mon bébé.

 

________

 

En ressortant, je suis allée marcher au hasard, dans les ruelles des Saintes. Je me suis retrouvée près de l’église. La porte était ouverte. Je suis entrée. Mue par une force aussi douce qu’irrépressible, je voulais aller voir Sarah la Noire, ou plutôt Sara e Kali, comme l’appellent les Roms en hindi. Sa présence a toujours eu un effet apaisant sur moi. J’ai descendu les marches donnant accès à la crypte au plafond voûté, sous l’autel.

Des dizaines de cierges brûlaient, il faisait très chaud. Richement vêtue de tissus multicolores brodés de fils d’or et coiffée d’un diadème, la statue de Sarah était là, au fond de la crypte, à droite. Son visage typé rappelait ses origines.

Bien avant d’être annexée par l’Église catholique, elle était une divinité païenne, comme la plupart des centaines d’autres vierges noires connues, d’ailleurs. Une déesse antique qui favorisait la fertilité, archétype maintes fois décliné de la Mère Primordiale. Les ancêtres des Roms vivaient au nord de l’Inde et étaient adeptes du chamanisme. Sarah, quel que soit le nom qu’elle portait là-bas, était l’un des héritages de ce temps-là, qu’ils avaient toujours conservé malgré leur histoire souvent tragique et leurs multiples migrations. Quand les Roms étaient devenus chrétiens, Sarah aussi.

La légende officielle disait qu’elle était arrivée là avec les trois Maries – Marie-Magdala, Marie-Jacobé et Marie-Salomé. Peu après la mort du Christ, elles avaient été chassées de Palestine et abandonnées sur une barque au large des côtes de Camargue. Elles étaient accompagnées, entre autres, de Lazare le ressuscité et de Joseph d’Arimathie qui avait emporté avec lui le Graal. Le lieu où les exilés avaient abordé allait devenir les Saintes-Maries-de-la-Mer.

Une variante racontait que Sarah n’était pas sur la barque avec eux mais les attendait là, sur la plage. Cette version-là me fascinait. Je ne pouvais m’empêcher de la rapprocher d’un fait historique – avéré, lui. Avant que le village ne soit bâti, le lieu était connu des Romains. Une place forte s’y trouvait, vraisemblablement entourée d’eau, le niveau de la mer étant plus haut il y a deux mille ans. Les murs épais abritaient un temple égyptien, appelé dans les textes latins l’ancien oppidum de Râ. Il n’existe plus aucune trace des cérémonies qui pouvaient y être célébrées, ni même de qui l’avait construit là et pourquoi. Je parierais beaucoup sur le fait que l’église actuelle a été bâtie sur son emplacement, tellement c’est un schéma récurrent dans l’histoire de la chrétienté.

La crypte était-elle le dernier vestige du temple ? Sarah était-elle l’ultime avatar d’une divinité qui y avait été célébrée ? J’étais habitée depuis déjà longtemps par une intuition, qui était devenue petit à petit une certitude. La couleur de la peau de Sarah montrait à quel point elle aimait Râ.

Oui, la présence de Sarah en ce lieu avait un lien direct avec celle du temple égyptien qui y était dressé, ce temple consacré au soleil. Tout me le soufflait. Dire que Sarah attendait les trois Maries et leurs compagnons sur la plage, n’était-ce pas une métaphore au sens évident ? Les disciples du Christ étaient arrivés là, et pas ailleurs, parce qu’ils avaient vu de loin les fortifications qui entouraient le temple. Et lorsqu’ils l’avaient enfin atteint, une statue de Sarah – ou de la déesse rebaptisée plus tard comme telle – les attendait, brillant de toute sa gloire sous les rayons de Râ.

 

Là, dans cette crypte désormais enfouie sous une église, je me tenais peut-être sur le lieu même où Sarah se dressait, deux mille ans plus tôt, baignée de lumière.

Au centre des anciens murs du temple.

Au cœur de l’enceinte du soleil.

 


 

Chapitre 2 Elle attend

Elle attend comme un coup de foudre

Le règne des anges innocents

Jean-Jacques Goldman

Le désert, à perte de vue.

Le soleil écrase tout, énorme boule de feu au zénith. Le ciel semble blanc tellement il est lumineux. Sous l’abri relatif d’un olivier rabougri qui survit là par miracle, la jeune bergère à la peau tannée plisse les yeux.

Elle attend.

Elle sent le temps s’arrêter à chaque fois qu’elle est là, dans ce décor minéral rien ne bouge en dehors des vapeurs de chaleur qui déforment doucement les lignes de fuite. Elle laisse ses pensées planer autour d’elle dans l’air surchauffé, puis s’évaporer en silence.

Elle attend en rêvant des anges.

Un bêlement bref la ramène au réel. Ses brebis chétives se nourrissent chichement de rares brins d’herbe jaunie, dans le lit asséché de l’oued. Elles sont encore loin d’être rassasiées, elles ne voudront pas rentrer au village avant plusieurs heures.

Elle remarque un point noir à l’horizon. C’est une tempête de sable en formation. Passera-t-elle au loin ou va-t-elle se rapprocher ?

Elle plisse les yeux. Le point noir grossit. Il devient une tache qui s’étire comme pour séparer la terre du ciel.

Elle sort de sa rêverie à regret. Il faut qu’elle agisse.

Si les bêtes sentent le danger avant d’être ramenées et enfermées dans leur enclos, elles vont s’éparpiller et s’égarer à jamais. Elle ne peut pas risquer de les perdre. Sa survie et celle de ses proches en dépendent. Il ne reste plus grand-chose à manger. Les soldats du roi David ont rapidement épuisé les maigres réserves de la tribu lorsqu’ils ont établi leur campement aux abords du village à la précédente nouvelle lune. Elle aurait pu les détester pour cela. Mais parmi eux se trouve Talmaï bar Anakim, un archer au regard doux, beau comme personne, qui dépasse tous les autres d’une bonne tête.

Elle est boiteuse. Elle s’est résignée depuis longtemps à ne jamais connaître l’amour. Pourtant, Talmaï semble ne pas prêter attention à sa disgrâce. Souvent, quand leurs regards se croisent, il lui sourit. Elle sent alors ses joues devenir cramoisies. Elle se détourne aussi vite qu’elle le peut, une boule de chaleur au creux du ventre.

Hier, au crépuscule, elle est allée chercher de l’eau au puits boueux situé au creux d’un amoncellement rocheux, à une heure de marche. Talmaï l’attendait là, comme surpris par sa propre audace, aussi gauche qu’elle.

Elle veut revivre ce moment.

Malgré le vent chaud chargé de sable qui précède l’arrivée de la tempête et commence déjà à griffer sa peau, elle essaie d’arrêter le temps encore une fois.

Elle ferme les yeux.

Talmaï est près du puits, avec elle. Ils échangent quelques mots anodins, ils rient de se voir tous les deux bredouiller, elle rougit quand il effleure ses cheveux, elle frémit quand il caresse ses joues empourprées du dos de la main, elle gémit quand il la serre doucement contre lui. La nuit tombe sur leurs corps nus enlacés, secoués d’extases. Puis ils rentrent furtivement chacun de leur côté, le cœur empli de rêves.

Elle n’a pas beaucoup dormi. Alors que l’aube n’est plus très loin, elle finit par sombrer dans un sommeil profond. Trop profond. Quand elle se réveille et qu’elle sort de chez elle, les soldats ne sont plus là. Un vieil homme lui dit qu’ils sont partis très tôt et qu’il faut s’en réjouir parce qu’il ne reste presque plus rien à manger au village. Elle balbutie une réponse inintelligible et fait volte face en baissant la tête pour cacher les larmes qui montent à ses yeux.

L’avenir qu’elle imaginait déjà avec Talmaï glisse entre ses doigts comme du sable fin et disparait à jamais.

Le sable… Le nuage grossit à l’horizon. Cette fois, elle en est sûre, il arrive droit vers elle. Il forme désormais un mur, puis une falaise gigantesque qui avance d’un bout à l’autre de l’horizon dans un fracas épouvantable.

Elle tente de rassembler ses bêtes affolées le plus vite possible et de les pousser sur le chemin du retour. Par bonheur, le petit troupeau prend instinctivement la direction du village. Un jeune agneau terrorisé fait soudain un écart et part sur la droite, vers les falaises.

La bergère se jette à sa poursuite en claudiquant, au milieu d’un dédale de plus en plus chaotique de pierres aussi tranchantes que brûlantes. Elle est très vite lacérée de coupures qui zèbrent ses jambes. Le front de la tempête se rue sur elle, il fait plusieurs centaines de mètres de haut, elle crie, terrorisée, et court, court à la recherche d’un abri de fortune. En se jetant maladroitement dans une anfractuosité, elle trébuche et heurte violemment de la tête la roche dure.

Tout devient noir.

L’enfer se déchaîne sur son corps inconscient.

Un calme sans limite l’envahit. Elle voit une jeune femme inanimée disparaître petit à petit sous les tourbillons des grains de sable semblables à un immense essaim de frelons furieux. Elle réalise que c’est elle-même qu’elle voit. Elle a la sensation d’être suspendue dans les airs. Elle n’a pas peur, elle ne se demande pas comment cela est possible, elle ne ressent même pas d’étonnement. Elle regarde son propre corps qui gît quelques mètres plus bas, c’est tout. Malgré l’ouragan, une bulle silencieuse et limpide l’entoure et la protège. Elle ne s’est jamais sentie aussi bien. Elle s’élève de plus en plus haut. En dépit de la tempête qui est partout, elle voit distinctement le petit agneau qui s’est terré, tout tremblant, à deux pas de l’endroit où elle a chuté. Elle regarde plus loin. Elle aperçoit chacune des brebis qui courent vers le village et, là-bas, les membres de sa tribu calfeutrés chez eux. Elle entend tout ce qu’ils disent. Loin de former une cacophonie, leurs dizaines de paroles superposées sont parfaitement intelligibles.

Elle se dit alors pour la première fois que, peut-être, elle est morte.

Oui, elle en est certaine : elle est morte, en train de s’envoler vers le Paradis.

Et c’est infiniment doux.

Elle s’élève toujours plus et voit, très loin, la troupe de soldats. Malgré la distance, elle distingue tous les détails jusqu’aux petits accrocs sur leurs vêtements et elle entend tout ce qu’ils disent. Talmaï n’est pas avec eux. Il est plus loin, parti en reconnaissance. Il avance avec précaution dans une gorge étroite. C’est un guet-apens, elle le sait. Il est soudain cerné de guerriers emplis de haine. Ils semblent à peine humains, avec leur peau livide et leurs ongles comme des griffes. Leur chef monte un cheval noir. Il ne porte pas de casque, comme s’il se savait invincible. Il est totalement chauve et a un regard de mort. Talmaï lui fait face avec bravoure. Le seigneur aux yeux gris sourit, lève sa hache à double lame et l’abat sur l’archer, fendant son crâne en deux, dans un jaillissement de sang. Talmaï s’effondre. Il est mort avant d’atteindre le sol.

Pourquoi cela ne la rend-elle pas triste ? Sa sérénité ne fait que croître.

Elle se sent aspirée vers le haut, par un tunnel plus sombre que la plus sombre des nuits mais qui pourtant lui semble le plus doux endroit du monde. Elle s’y enfonce à une vitesse vertigineuse.

Elle se souvient de tous les instants de sa courte vie, même les plus insignifiants, dans les moindres détails.

Elle se souvient des minutes qui ont précédé sa naissance, dans le fracas lancinant du cœur de sa mère et les coups de boutoir des contractions finales.

Elle se souvient de toutes les vies qu’elle a vécues avant celle-ci.

Elle se souvient de l’époque où elle était une liane, une prairie, un étrange animal marin, une météorite enfouie sous une banquise immense, un fleuve, un océan, une galaxie, toutes choses dont elle n’a jamais même soupçonné l’existence et encore moins l’apparence.

Elle est l’Univers.

Une lueur minuscule apparaît au loin, grandit, envahit tout son champ visuel.

Le Paradis, elle en est sûre, c’est le Paradis.

La lumière est faite d’amour pur, total. Tout est doré. Des cascades d’eau cristalline s’écoulent au milieu de plantes luxuriantes. Des anges volent autour d’elle et lui sourient.

Elle s’approche d’une source qui semble encore plus merveilleuse que toutes les autres, elle veut boire le nectar qui en jaillit.

Juste au moment où elle va le faire, Talmaï surgit devant elle. Sa blessure hideuse a disparu, son visage intact exprime un bonheur immense. Elle rit et tente de le pousser pour pouvoir boire à la source. Il la retient avec une douceur ineffable et murmure :

Tu vas devoir repartir. Ton heure n’est pas arrivée. Cette source est celle de l’Oubli. Dès que tu auras bu, tu ne te rappelleras plus rien de ce que tu as vu ici.

Quoi ? Je ne veux pas repartir ! Je veux rester ici avec les anges et avec toi !

Il faut que tu retournes auprès des tiens. Ton destin n’est pas encore accompli.

Mais pourquoi oublier ? Je veux leur raconter ! Il faut qu’ils sachent comme tout est beau ici !

Fais-moi confiance et bois.

À contrecœur, elle accepte et trempe ses lèvres dans la liqueur délicieuse. Aussitôt, elle est aspirée à toute vitesse en arrière jusqu’à l’endroit où elle a perdu connaissance.

La tempête est terminée. Elle voit la forme oblongue de son corps presque entièrement dissimulé sous le sable apaisé. En criant de douleur, elle se sent le réintégrer, comme si elle enfilait un vêtement trop étroit et trop rêche. À peine a-t-elle repris possession d’elle-même qu’elle se redresse en toussant pour cracher tout le sable qui a envahi sa bouche et ses narines. Elle prend conscience de la plaie qui défigure son visage.

Elle se met debout avec difficulté. Est-elle morte et ressuscitée ou a-t-elle longuement déliré après avoir perdu connaissance ?

Un bêlement plaintif retentit tout près d’elle. Le petit agneau sort en titubant de l’endroit exact où elle l’a vu se cacher lorsqu’elle est sortie de son corps.

Une sérénité infinie l’emplit. Elle a tout oublié de ses vies antérieures mais elle se souvient de l’essentiel.

Elle sait que Talmaï est mort. Elle sait qu’il est au Paradis.

Elle ne ressent aucune tristesse. Le jour venu, elle l’y rejoindra.

Elle n’a plus qu’à attendre.

Elle aime attendre.

Elle sait autre chose.

Un peu de Talmaï vit toujours en elle. Elle est enceinte de lui.

Elle sait aussi ce qui va arriver quand elle retournera auprès de sa tribu.

Les Nephtali diront qu’elle a déshonoré sa tribu quand ils verront son ventre s’arrondir. Ils décideront de ne plus jamais l’appeler par son nom. Ils penseront qu’ainsi elle sera vite oubliée de tous.

 

Pour eux, Sarah ne sera plus que la Veuve.

 

Neuf mois plus tard, elle mettra au monde son fils.

Elle l’appellera Hiram.

 


 

Chapitre 3 Les fils du vent

Nous n’avons inventé aucun alphabet, aucune religion […]. Nous n’avons eu aucun grand poète héroïque, aucun législateur, aucun roi pacificateur, aucun chef de guerre, aucun mythe universel. Nous sommes le mythe.

Tchalai

Stuck in my head again

Feels like I’ll never leave this place

There’s no escape

I’m my own worst enemy

Linkin Park

Tony Lautari traversa la petite cour écrasée de soleil et entra dans la cuisine. Il fit chauffer pour la dixième fois, dans une casserole cabossée, du café préparé le matin. Il se versa un verre du liquide noir brûlant, ajouta deux sucres, sirota une gorgée et repartit s’installer dans le séjour minuscule qui donnait sur la rue. Sa guitare l’y attendait.

Au moment où il s’assit, Rajko Vasilescu passa la porte grande ouverte. Il semblait de mauvaise humeur. Il s’assit et maugréa :

J’ai revu la gadji. Elle sortait de la crypte de Sainte Sarah. Elle m’a encore posé plein de questions.

La petite de Marseille ?

Oui, celle qui fait des études sur nous. Comme si nous étions des animaux exotiques.

Tu exagères. Elle n’est pas méchante, elle nous respecte. Pourquoi lui reproches-tu de vouloir mieux nous connaître ?

Elle est comme tous les gadjé ! Ils décident si nous sommes bons ou mauvais, si nous sommes nomades ou sédentaires, si nous devons habiter ici ou là ! Ils scolarisent nos enfants et, au passage, ils leur enlèvent leur culture et leurs racines ! Et encore, quand ils ne décident pas de les mettre dans des classes « spéciales » ! Ils nous laissent dans leurs villes un bout de parking avec un seul point d’eau comme s’ils nous faisaient un cadeau royal et nous en chassent ensuite sous prétexte qu’on a posé nos déchets où on pouvait !

Tu as raison, les gadjé sont souvent comme ça avec nous. Mais la petite Delia, elle n’a rien fait de tout ça. Tu ne peux pas lui reprocher d’être responsable de tous les gadjé.

Ils ne se gênent pas, eux, pour nous mettre tous dans le même panier dès que quelque chose leur déplait. Un Rom qui vole, c’est tous les Roms qui sont des voleurs. Un Rom qui réussit, c’est une exception. Pourtant, ça fait longtemps qu’il y a des Roms médecins, enseignants, avocats, juges, chefs d’entreprise, prêtres, journalistes, officiers, politiciens, citoyens ! Exactement comme eux ! Mais rien à faire, il faut voir comme ils nous parlent, ceux qui veulent bien nous parler : en articulant soigneusement, en utilisant des mots simples, comme si nous étions tous des demeurés, des illettrés, des sauvages ! Bien sûr que ceux d’entre nous qui voyagent font des petits boulots comme avant – les vanniers, les musiciens, les maquignons, les réparateurs de voiture, tout ce qu’on peut faire juste pour un temps avant de partir ailleurs. Et alors ? C’est mal ? De toute façon, ils ne se sentent jamais bien avec nous, les gadjé. Soit ils nous méprisent ou nous craignent, soit ils nous parlent avec condescendance et veulent à tout prix nous apprendre comment nous laver, comment prier, comment nous intégrer, comment monter des orchestres typiques. Quand vont-ils comprendre que nous ne sommes pas des übermensch, des sous-hommes ! Nous sommes des hommes, des mensch, des manush, comme eux. Nous n’avons rien à prouver, nous sommes un peuple ancien. Nous n’avons pas cherché nos souffrances ni  nos persécutions.

Rajko, tu sais que je pense comme toi sur bien des points. Oui, les gadjé nous ont fait souffrir, nous ont méprisés et ont même essayé de nous exterminer quand le plus sanguinaire d’entre eux a fait déporter deux millions d’entre nous pour les torturer sans raison jusqu’à la mort. Mais les rejeter tous en bloc, c’est perpétuer le malheur qui nous englue. Nous ne pouvons espérer vivre un jour enfin en paix que si nous nous ouvrons à ceux d’entre eux qui nous voient comme leurs égaux. Et la petite gadji, elle est de ceux-là. Tu le sais.

Il te reste du café ?

Oui, il y en a du chaud à la cuisine.

Pendant que Rajko allait se servir, Tony attrapa sa guitare et commença à jouer les premières notes de Minor Swing, l’un des chefs-d’œuvre du plus célèbre de tous les Roms, Django Reinhardt. Il aimait bien Delia. Il la trouvait belle, douce et ouverte. S’il avait eu vingt ans de moins, il lui aurait sûrement fait la cour – il ignorait qu’elle avait eu un compagnon et que ce dernier était mort tragiquement quelques semaines auparavant. Quand il savait qu’elle allait venir le voir, il se coiffait soigneusement, choisissait sa plus belle chemise, préparait du café frais, répétait pour la dix millième fois son morceau de guitare favori pour le lui jouer avec une apparente décontraction. Il ne nourrissait aucun espoir particulier mais il se disait que ça ne pouvait pas faire de mal de rêver un peu et de lui donner envie de revenir le plus souvent possible. Il vivait seul depuis déjà huit ans, il avait bien le droit.

Tony, comment peux-tu avaler ça ? Il a tellement été bouilli et rebouilli, ton café, qu’il est complètement imbuvable, même si on mettait toute une boîte de sucre dedans.

Ah, tu trouves ? Moi, il me convient comme il est. J’en referai plus tard mais pas avant de finir celui-là. Il en reste facilement pour quatre ou cinq fois.

Il se remit à jouer. À peine avait-il égrené quelques notes que Delia entra dans la pièce et lança joyeusement :

Bonjour Tony ! Tiens, Rajko, vous êtes là aussi ? Décidément, nous nous croisons partout aujourd’hui.

Rajko grommela quelque chose d’indistinct et but une gorgée de son verre de café, en plissant des yeux tellement il était infect.

So si ande tigaja ? grinça t-il.

Qu’y a-t-il dans la casserole ? Du café, bien sûr, répondit Delia en riant.

Elle s’approcha de Tony et ils se firent trois bises. Rajko sembla trouver cette marque de familiarité encore plus amère à supporter que le café.

Delia, quelle bonne surprise ! Ça fait des semaines que je ne vous ai pas vue. Attendez, je vais aller faire du café frais.

Rajko avala de travers, toussa et lui lança un regard furieux.

Rajko, je te laisse tenir compagnie à notre petite Delia ?

Là, c’en était trop pour lui.

J’allais justement partir. Mais je suis sûr que ta petite Delia sera enchantée de venir avec toi pendant que tu re-prépares de ton délicieux café.

Indifférent au regard oblique que lui jeta Delia, il sortit en marmonnant « notre petite Delia » d’un air dégoûté.

Tony, sur un petit nuage, semblait n’avoir rien remarqué de l’attitude de Rajko. Il se réjouissait même, en toute innocence, de l’aubaine de son départ qui allait lui permettre de se retrouver seul avec elle.

Passez devant, vous connaissez le chemin. Alors, racontez-moi, que me vaut le plaisir de votre visite ?

Il la suivit en admirant discrètement sa silhouette gracieuse et ses hanches aux formes aguichantes.

Vous avez toujours été adorable avec moi, alors je tiens à partager mon bonheur avec vous.

Tony, un grand sourire aux lèvres, jeta le contenu noirâtre de la casserole dans l’évier, fit couler de l’eau et la mit sur le feu pour la faire bouillir, pendant qu’elle attrapait le paquet de café sur une petite étagère près de la cuisinière.

Je sors de chez le docteur Manoukian.

Ah oui ? Vous avez rencontré Sarah ? Je la connais depuis qu’elle est toute gamine. Si vous l’aviez vue danser, à l’âge de six ans, quand son père et son oncle jouaient de la guitare, elle était vraiment belle comme un ange avec ses petites robes traditionnelles. Vous êtes allée lui parler pour votre thèse ?

Tony ? Je suis enceinte.

Il se figea et sentit une onde glacée traverser tout son corps.

Vous êtes encein… euh… vous êtes sûre ? Enfin, je veux dire…

Oui ! Oui ! J’ai vu mon bébé à l’échographie ! J’ai entendu son cœur battre !

Un béb et merd euh… excusez-moi, Delia, c’est l’émotion. Félicitations, c’est une magnifique nouvelle ! Le papa doit se sentir très heureux aussi.

Hé bien, en fait, je ne vous en ai jamais parlé mais… il est décédé il y a quelques semaines.

Oh Dieu du ciel ! Je suis désolé !

Sans même y réfléchir, il la serra dans ses bras pendant un long moment. Il n’avait plus aucune arrière-pensée déplacée. Il n’avait qu’une envie, c’était de lui donner toute son affection. Pour la première fois depuis sa fuite de Marseille, Delia se sentit protégée. Il relâcha son étreinte.

Que lui est-il arrivé ? Racontez-moi.

Un accident de voiture. Juste la nuit où… enfin, vous comprenez…

Venez, allons nous asseoir. Vous allez me parler de tout ça.

Elle lui raconta tout[2].

Sa dernière soirée avec Thomas, pendant laquelle il lui avait parlé de l’autopsie d’un mystérieux SDF qui portait en tatouage un symbole templier et dont le corps cachait un bézoard.

Son insomnie au milieu de la nuit à l’heure où, sans doute, il était en train d’agoniser au milieu d’un carrefour.

L’appel à l’aube d’Anouar, le père de Safiya sa meilleure amie, lui enjoignant de fuir au plus vite sans dire où elle irait.

Sa panique.

Sa décision d’aller se cacher aux Saintes, près des Roms qu’elle côtoyait depuis des années.

Le coup de fil de Samyr, le commissaire sinistre que Thomas détestait, lui annonçant la mort de son compagnon avec une froideur effrayante.

Son désespoir, silencieux et solitaire, pendant plusieurs semaines et son retour à l’envie de vivre avec l’annonce de sa grossesse par Sarah Manoukian.

Puis elle se tut. Tony réfléchit longuement en silence. Il se leva, partit vers la cuisine, revint avec deux verres de café, en tendit un à Delia. Elle en but une gorgée.

Il est très bon, votre café.

Merci. Il faudra que vous disiez ça quand Rajko est là.

J’ai l’impression qu’il ne m’aime pas beaucoup.

Oh, ne faites pas attention. Il n’est pas méchant. Vous savez bien que beaucoup de Roms ont, disons, des réticences vis-à-vis des gadjé. Bon, écoutez-moi bien Delia. Je suis très touché de la confiance que vous me témoignez. Je veux que vous sachiez que, si vous avez besoin de quoi que ce soit, je serai là et mes amis aussi. Si on peut vous aider pendant que votre bébé prépare sa venue, on le fera, vous pouvez en être sûre. Quant au danger qui pèse peut-être sur vous, si vous avez le moindre soupçon, la moindre crainte ou simplement envie de parler, n’hésitez pas à venir me voir. Quand on a peur, il n’y a pas pire ennemi que soi-même. Et désormais, vous avez charge de vie, en plus de vous-même. Avec nous, vous serez protégée de tout. Même de ce flic, là, comment s’appelle-t-il déjà ?

Samyr Noria.

Samyr Noria. Bien. Comme ça, je le saurai, si je tombe sur lui. Mais vous savez, nous les Roms, on a l’habitude des flics trop curieux. On saura vous cacher s’il le faut. Nous sommes les fils du vent. Rien n’est plus insaisissable que le vent.

 


 

Chapitre 4 Peur

Le normal se fait monstrueux.

Le bénéfique, maléfique.

Lao Tseu

Delia quitta Tony soulagée. Elle connaissait suffisamment les Roms pour apprécier pleinement la protection dont elle allait désormais bénéficier. Avant de rentrer chez elle, elle décida de faire un détour par la plage, malgré les bourrasques violentes du mistral, plutôt désagréables, qui traversaient sans difficulté son chemisier trop léger. Elle se félicita d’avoir choisi de mettre un jean plutôt qu’une jupe, malgré le retour des températures plus douces après quelques semaines plutôt froides.

Au moment où elle déboucha sur le front de mer, un couple de touristes l’aborda pour lui demander, avec un fort accent flamand, où se trouvait la crypte de Sarah la Noire. Tenant d’une main sa chevelure soulevée par le vent, elle commença à leur expliquer le chemin. Elle réalisa devant leur air perplexe que leur vocabulaire français ne devait pas dépasser de beaucoup les mots bonjour, s’il vous plaît, au revoir et merci. Elle essaya de passer à l’anglais. Ils répondirent en allemand, qu’elle ne parlait pas. L’homme lui tendit alors un guide de la région, ouvert à la bonne page. Lâchant ses mèches emmêlées pour saisir le petit livre, Delia se mit à leur montrer du doigt le trajet sur le plan.

Alors qu’ils étaient tous les trois penchés sur la carte, Delia dos à la voie qui longeait la mer, un crissement de frein brutal la fit se retourner. À une trentaine de mètres, une Mercedes noire venait de piler pour laisser passer un gamin qui courait après un ballon. Le chauffeur ouvrit sa fenêtre et se mit à réprimander le jeune garçon, qui s’éloigna, pas plus impressionné que ça.

Ses longs cheveux volant dans tous les sens, Delia se tourna à nouveau vers les touristes pour terminer ses indications. Samyr enclencha la première et arriva lentement à leur niveau, leur jetant un coup d’œil  indifférent.

Alors que la berline passait derrière elle, Delia réprima un frisson. Elle repensa à un dicton local qui dit que le mistral est à la fois une bénédiction et une malédiction ; bénédiction parce qu’il chasse tous les nuages vers la mer au-delà de l’horizon, ce qui vaut à la région son ensoleillement envié de tous, dix mois par an ; malédiction parce que ce vent, qui peut souffler à plus de cent km/h, est formé d’un air glacial venant du nord – c’est-à-dire, pour les habitants du Languedoc et de la Provence, de tout ce qui se situe au dessus d’Avignon.

La Mercedes accéléra progressivement et poursuivit sa route. Delia tapota du doigt l’emplacement de l’église sur le plan et sourit aux touristes. Ils articulèrent des remerciements approximatifs et partirent.

À nouveau seule, elle se tourna vers la mer. En ce milieu d’après-midi, le soleil était encore haut, sur sa droite. Le ciel était d’un bleu parfait, sans aucun nuage. La plage était déserte. Malgré le froid, la vue avait tout pour être idyllique.

Pourtant, quelque chose l’oppressait.

Le sable se soulevait en petits nuages tourbillonnants. La surface de l’eau avait un aspect étrange : repoussées par le fort vent du nord, les rangées de vaguelettes partaient vers le large au lieu de venir vers la côte.

Elle eut la sensation vertigineuse que, si elle s’approchait trop du bord, la mer l’aspirerait. Son malaise ne fit que s’amplifier lorsqu’elle vit trois grandes mouettes la survoler en silence et, les ailes immobiles, glisser rapidement vers l’horizon jusqu’à disparaître, comme avalées par un invisible trou noir.

La bouche sèche, le ventre noué, elle perçut la pulsation des veines sur ses tempes. Elle eut la vision d’être au bord d’un abîme sans fond, où le vent violent s’engouffrait et allait finir par la faire chuter. Elle sursauta, sortant de ses divagations morbides.

Elle regarda à gauche.

Pas âme qui vive.

Elle regarda à droite.

La Mercedes était arrêtée à trois cents mètres de là. Ses feux arrière luisaient comme deux yeux rouges. Puis s’éteignirent.

Elle perçut distinctement le craquement de la boîte de vitesse malmenée. Les lumières blanches des feux de recul s’allumèrent.

 

La peur agit sur le cerveau plus vite que n’importe quelle pensée consciente. Elle a une priorité absolue sur tout le reste. Le plus aguerri des soldats ne peut réprimer un sursaut si une simple guêpe surgit soudain devant ses yeux – même en sachant, par expérience, que l’insecte ne s’approche de lui que par curiosité et sera reparti sans le toucher dans les secondes qui suivent.

La peur d’abord, la réflexion ensuite.

 

Sans qu’elle ne puisse dire pourquoi, l’adrénaline se rua dans son corps.

Delia tourna les talons vers la ruelle devant laquelle elle se trouvait et, en deux pas, disparut entre les maisons. Puis elle courut. Elle commença à se morigéner intérieurement d’avoir eu une réaction pareille mais elle ne ralentit pas pour autant. Peut-être le chauffeur faisait-il simplement une manœuvre parce qu’il s’était trompé de route. Mais peut-être pas. Elle n’avait aucune envie d’attendre calmement que la Mercedes arrive à sa hauteur pour en avoir le cœur net. Vraiment aucune.

Elle était tout près de chez elle. Elle passa le porche d’entrée du petit immeuble, après avoir jeté un bref coup d’œil derrière elle pour être sûre que personne ne la voyait. Elle monta quatre à quatre les marches jusqu’à son appartement, glissa nerveusement la clef dans la serrure en poussant des petits gémissements affolés, ouvrit, entra, referma, verrouilla la porte, tendit l’oreille.

Rien. Pas un bruit.

Elle attendit un peu que sa respiration se calme puis s’approcha tout doucement de la fenêtre qui donnait sur la rue. Elle regarda à travers le rideau en voile semi-transparent, en restant suffisamment en retrait pour que sa silhouette ne soit pas visible de l’extérieur.

Personne.

La rue était vide.

Si, quelqu’un.

Un homme.

Delia sentit son cœur s’emballer à nouveau, malgré tous ses efforts pour se contrôler.

L’inconnu parcourait la rue lentement, en regardant les façades de part et d’autre. Oui, bon, et alors. Ça pouvait très bien être un touriste. Elle n’avait aucune idée de la tête du chauffeur de la Mercedes, de toute façon. Elle l’avait à peine aperçu quand il avait gueulé après le gamin. Alors qu’est-ce qui prouvait que c’était lui ? Et pourquoi quiconque la poursuivrait-elle, comme ça, après l’avoir croisée, en plein jour ? La voiture avait dû louper un croisement et faire marche arrière pour reprendre la bonne route. Le mec dans la rue n’avait aucun rapport avec tout ça et encore moins avec elle. Il se baladait, c’est tout. Il avait bien le droit, non ? Voilà. C’était n’importe quoi de paniquer à ce point pour un rien.

Il passa sous la fenêtre, tourna dans la ruelle suivante à droite. Oui, un touriste. Ou un promeneur. Un type sans importance qu’elle ne verrait plus jamais.

Delia poussa un soupir de soulagement. Elle se sentit vraiment très bête. Elle était trop émotive. Peut-être, se dit-elle, était-ce une attitude protectrice exagérée vis-à-vis du bébé qu’elle portait ? Ou une hyper-sensibilité due au traumatisme entourant la mort de Thomas ? Il faudrait qu’elle en parle avec le docteur Manoukian.

Elle alla vers l’évier remplir un grand verre d’eau. Elle le but à moitié et le posa sur la petite table. Il fallait qu’elle soulage sa vessie. La banalité d’aller le faire finit de la calmer.

Deux minutes plus tard, elle revenait dans le séjour. Elle jeta un coup d’œil machinal par la fenêtre en passant devant.

Elle faillit hurler. L’homme était là à nouveau, remontant la rue dans l’autre sens. Son allure, sa façon de marcher, de scruter chaque entrée et chaque fenêtre comme s’il pouvait voir à travers – non, ça ne pouvait pas être un touriste.

Il cherchait quelque chose de précis. Ou plutôt quelqu’un. Et pas n’importe qui. Il la cherchait elle, elle en était sûre, même si cela semblait totalement irrationnel.

 

Elle se remémora, en une fraction de seconde, le cauchemar qui la hantait quand elle était petite fille, celui où elle était perdue, par une nuit noire, au milieu d’une forêt immense couverte de neige.

Le loup approchait pour la manger et elle n’avait aucun endroit pour se cacher. Pour lui échapper, elle se mettait à grimper aux branches basses d’un sapin, montait jusqu’à six ou sept mètres, le cœur battant à tout rompre, puis elle attendait, recroquevillée, en se demandant si les loups aussi savaient grimper aux arbres.

C’était alors que le loup surgissait d’un buisson. Il était terrifiant, énorme. Il s’approchait, posait ses pattes sur le tronc, la fixait, la gueule entrouverte montrant des crocs monstrueux et une langue pendante qui salivait.

Puis il bondissait vers elle, elle perdait l’équilibre, elle tombait vers sa gueule béante en poussant un cri strident… et elle se réveillait en nage.

Elle allumait alors toutes les lumières et tentait de résister au sommeil le plus longtemps possible. Heureusement, quand elle finissait par sombrer, le loup ne revenait pas du reste de la nuit.

 

Là, elle ne dormait pas. Mais c’était pareil. Les détails étaient différents mais c’était pareil. Elle n’était pas petite, elle était grande. Ce n’était pas la nuit, c’était le jour.

Les arbres de son cauchemar étaient devenus des immeubles, la neige avait laissé place au sable, la branche sur laquelle elle se trouvait était son appartement. Pour venir l’attraper, le loup n’avait qu’à prendre les escaliers. Car cet homme, au pied de chez elle, c’était le loup, elle en était sûre. Il avait réussi à quitter le pays des rêves, celui où elle lui échappait chaque fois, juste au dernier moment. Il l’avait retrouvée. Il voulait la manger. Il attendait de le faire depuis trop longtemps.

Il était là, dans la rue, avec ses yeux gris glacés et sa démarche de prédateur. C’était lui, c’était forcément lui. Lui qui la pourchassait pendant son sommeil quand elle était petite. Lui qui, des années plus tard, avait remplacé une terreur d’enfant par une d’adulte, en la violant, au plus profond de songes trop réels, quelques jours avant la mort de Thomas. Lui qui avait recommencé des dizaines de fois depuis.

Lui qui la harcelait depuis toujours dans les brumes du sommeil sans qu’elle ne sache pourquoi. Lui qui voulait désormais la rattraper, non plus en rêve mais en vrai, pour lui faire subir les pires horreurs, dans une explosion finale de souffrance, jusqu’à ce qu’elle succombe et meure.

Le loup voulait la dévorer. Le loup voulait la tuer. Et surtout, avant, le loup voulait qu’elle ait mal.

 

Samyr tourna ses yeux métalliques vers la fenêtre de Delia. Ses narines frémirent comme s’il pouvait sentir son odeur.

Un voile noir obscurcit la vue de la jeune femme. Le soleil ne pouvait rien contre cette nuit-là. Il lui semblait que le tintamarre de son cœur était audible à des kilomètres à la ronde. Le loup l’entendait forcément, elle en était sûre.

Il partit tranquillement, sans se retourner, jusqu’à disparaître de sa vue.

 


 

Chapitre 5 L’incube

Par des démons pareils, les actes sexuels de l'impureté la plus honteuse sont commis, non pour le plaisir mais pour l'infection du corps et de l'âme de ceux dont ils se font incubes et succubes.

Malleus Maleficarum

Safiya fixa son écran, interloquée. Cela faisait des heures qu’elle s’était mise à chercher sur le web des informations sur ce que pouvaient bien vouloir dire les cauchemars récurrents de Delia et, plus elle progressait de lien en lien, plus elle sentait que quelque chose de très sombre tournait autour de son amie.

Après la fuite de Delia[3], les deux femmes étaient restées en contact grâce aux mails qu’elles échangeaient régulièrement. Pour éviter tout risque d’être repérées, elles avaient créé des nouveaux comptes de messagerie, aux pseudos d’une banalité totale, chez des fournisseurs d’accès différents de ceux qu’elles utilisaient auparavant. Et, de plus, elles prenaient soin de ne jamais mentionner dans leur correspondance la moindre allusion au lieu où vivait Delia.

Au début, Safiya lui avait suggéré d’aller voir un psy pour se débarrasser de ses rêves obsessionnels. Mais Delia refusait absolument de quitter les Saintes et le cabinet le plus proche était à Arles. Elle n’imaginait pas faire la route régulièrement pendant des semaines ou des mois, elle se serait sentie trop exposée.

Safiya relut le dernier mail de Delia. Il racontait son affolement lorsque cet inconnu l’avait suivie dans les ruelles des Saintes jusqu’au pied de chez elle. Il décrivait sa sensation terrifiante d’être redevenue une petite fille poursuivie par le loup.

Safiya avait pensé qu’il s’agissait d’un simple accès de panique, qu’elle avait interprété un enchaînement de faits anodins comme quelque chose de menaçant : un conducteur qui cherchait sa route avait fait demi-tour, s’était garé, avait parcouru à pied des rues à la recherche d’un lieu quelconque puis était reparti à sa voiture – et alors ? Et puis, la peur du loup, hein… Elle n’avait quand même plus l’âge.

Pour lui remonter le moral, Safiya avait alors commencé à surfer d’un site à l’autre, espérant y glaner des éléments, afin de calmer un peu ses angoisses. Son but était avant tout de dédramatiser tout ça.

Elle avait commencé par regarder ce qui se disait sur Le petit chaperon rouge, espérant y trouver des généralités sur le côté à la fois puéril et universel de cette fable. Mais lorsqu’elle se mit à lire l’interprétation qu’en faisait Bruno Bettelheim, elle blêmit.

Selon le psychanalyste, le conte symbolisait l’attitude perverse d’une jeune fille sur le point de devenir pubère. Le rouge était une allusion au cycle menstruel. Le village représentait l’enfance et la maison de la grand-mère, l’âge adulte. Entre les deux, il fallait traverser la forêt, lieu de tous les dangers, de toutes les agressions. La mère du Petit Chaperon Rouge avait beau lui indiquer le droit chemin, la fillette se laissait aborder par le Loup, incarnation du prédateur sexuel. Elle avait alors un comportement pour le moins ambigu, puisqu’elle l’allumait littéralement en lui disant où la retrouver et comment se débarrasser de l’autorité adulte qui pourrait empêcher leurs ébats : la grand-mère. Ensuite, elle finissait au lit avec le Loup, en toute connaissance de cause – qui pouvait croire sérieusement qu’elle puisse le confondre avec sa grand-mère ! Il n’avait plus alors qu’à l’étreindre pour se mettre à la « manger », ce qui voulait dire la violer. Elle réalisait bien trop tard qu’elle était allée trop loin et n’en réchappait que de justesse.

Safiya soupira. Elle n’avait pas vu les choses de cette façon. En tout cas, ce n’était pas avec ce conte qu’elle allait rassurer Delia. Mais aussi, quelle idée avaient les parents d’entretenir ainsi des peurs d’un autre âge en leur racontant des histoires pareilles ! Un conte de fée, ça ? En quoi était-il merveilleux et réconfortant ? Cannibalisme, agression, viol, et puis quoi encore ! Pas étonnant que, devenus ados, les gamins soient autant attirés par les films d’horreur. Alors, que Delia ait une réminiscence de cauchemars de loups en voyant l’inconnu soi-disant à ses trousses était, somme toute, une association d’idées pas si surprenante.

Safiya décida alors de prendre la question sous un autre angle : trouver des articles qui expliquent ce que sont les cauchemars et surtout pourquoi il est naturel d’en avoir, sans en faire une montagne. Elle commença par le point de départ le plus simple : Wiki.

L’illustration de l’article, un tableau de Johan Heinrich Füssli, était mystérieuse. Une sorte d’animal velu était posé, accroupi, sur la poitrine d’une jeune femme qui semblait bien plus évanouie de frayeur que simplement endormie. Un cheval au regard halluciné complétait la scène.

L’étymologie du mot cauchemar indiquait qu’il était perçu, dès le Moyen-âge, comme une oppression sur la poitrine ou l’estomac, causée par un fantôme. C’est cette sensation d’être étouffé par une créature maléfique qui donnait naissance à des rêves terrorisants. L’un de ses dérivés, quauquemaire, signifiait sorcière.

Mais ce qui frappa le plus Safiya, c’est que chez les Latins – qui avaient des cauchemars comme tout le monde – un mot très différent était utilisé. Il décrit la même sensation d’oppression mais la précise dans un sens parfaitement explicite.

Incubus.

Celui qui se couche dessus.

Un démon masculin qui profite du sommeil des femmes pour les abuser sexuellement.

Dans la Genèse, une allusion à peine voilée y est faite, évoquant les fils de Dieu qui descendent sur Terre pour s’accoupler avec les filles des hommes.

 

« Lorsque les hommes eurent commencé à se multiplier sur la face de la Terre, et que des filles leur furent nées, les fils de Dieu virent que les filles des hommes étaient belles, et ils en prirent pour femmes parmi toutes celles qu'ils choisirent.[…]Les géants étaient sur la terre en ces temps-là, après que les fils de Dieu furent venus vers les filles des hommes, et qu'elles leur eurent donné des enfants : ce sont ces héros qui furent fameux dans l'antiquité. […] L'Éternel se repentit d'avoir fait l'homme sur la terre, et il fut affligé en son cœur. Et l'Éternel dit: J'exterminerai de la face de la terre l'homme que j'ai créé… »

 

Safiya se souvint alors de la discussion entre son père et Charlie, le soir où elle avait fait la connaissance de Johan[4]. Anouar avait parlé du Livre d’Hénoch, un texte apocryphe qui ne figurait plus que dans le canon de l’Église éthiopienne orthodoxe et nulle part ailleurs, sans doute parce qu’il était beaucoup trop sulfureux. Les fils de Dieu s’étaient fait extorquer, par les filles des hommes, des pouvoirs bien peu angéliques.

Elle retrouva sans difficulté le passage qui décrivait la même scène, avec des détails bien plus explicites que ceux de la Genèse :

 

« Quand les enfants des hommes se furent multipliés dans ces jours, il arriva que des filles leur naquirent, élégantes et belles. Lorsque les anges, les enfants des cieux, les eurent vues, ils en devinrent amoureux. Et ils se dirent les uns aux autres : choisissons-nous des femmes de la race des Hommes et ayons des enfants avec elles. Et ils se choisirent chacun une femme, et ils s’en approchèrent, et ils cohabitèrent avec elles. Et ils leur enseignèrent la sorcellerie, les enchantements, et les propriétés des racines et des arbres. Et ces femmes conçurent et elles enfantèrent des géants… »

 

C’est ainsi que naquit la sorcellerie et que les anges trop lubriques furent déchus. Ils devinrent les premiers incubes. Leur semence donna naissance à des enfants pas comme les autres. La Genèse les appelle des héros, au sens grec du terme : des êtres mi-hommes mi-dieux. L’accouplement se faisant au cœur de la nuit, en possédant des femmes dans leur sommeil, celles qui furent fécondes donnèrent la vie à des enfants sans père.

Plusieurs eurent un destin exceptionnel, tel le sorcier le plus célèbre de tout le Moyen-âge, Merlin l’Enchanteur. Dans un poème épique écrit au XIIIème siècle, Robert de Boron, l’écrivain mystique qui décrivit le premier le Graal comme une relique emportée par Joseph d’Arimathie dans son « Estoire du Graal », fait dire à Merlin :

 

« Sache que je suis le fils d'un démon qui a possédé ma mère par ruse. Les démons qui peuvent engendrer s'appellent les Incubes et vivent dans les airs. »

 

Safiya pensa aussi immédiatement à deux autres enfants mythiques nés d’une mère sans père, même si dans leur cas il n’y avait aucune connotation négative à leur filiation – au contraire. Le premier était Hiram, l’architecte du Temple de Salomon, surnommé le Fils de la Veuve et figure fondatrice de la franc-maçonnerie. Le second était le prophète le plus connu de l’humanité toute entière, Jésus de Nazareth.

Elle se rendit compte très vite que bien d’autres personnages, entre réalité historique et légendes, partageaient cette particularité. Moïse, sauvé des eaux, qui devint un mage aux pouvoirs illimités et amena son peuple libéré jusqu’aux terres de Canaan. Horus, fils posthume d’Osiris, le dieu faucon protecteur de l’Égypte. Mithra, fils de la déesse Anahita alias Ishtar, dont le culte fut si populaire qu’il faillit détrôner le christianisme naissant. Sargon, fondateur du royaume d’Akkad, fils d’une grande prêtresse en théorie chaste qui le confia au fleuve, comme Moïse.

Dans une tonalité beaucoup plus sombre, elle repensa à la lignée de sorcières toutes prénommées Gabrielle[5], dont Charlie lui avait parlé. Pendant des siècles, chacune d’entre elles avait été mise enceinte par un homme ramené au rôle de simple reproducteur avant d’être assassiné de façon plus ou moins violente – à l’exception du dernier, Charlie lui-même, mais cela, il l’ignorait et donc Safiya aussi.

Elle revint à son écran pour poursuivre ses recherches.

Les Grecs dénommaient le cauchemar par un mot qui signifiait « se jeter sur » et décrivaient déjà des démons mâles « qui étouffent les femmes et leur font outrage pendant leur sommeil ».

Arrive le temps des inquisiteurs. Un traité nommé Malleus Maleficarum leur sert de guide pour confondre, selon eux, les adeptes de la sorcellerie et les torturer des façons les plus atroces qui soient. Il y est expliqué que le mot femina (la femme) est formé de fe et de minus (foi mineure), ce qui est bien sûr faux mais permet de justifier leur hantise à voir dans toute femme une sorcière potentielle, à la sexualité débridée. Les incubes y tiennent bonne place et sont décrits comme des sortes d’intermédiaires : la semence qu’ils délivrent aux femmes qu’ils possèdent provient d’hommes, à qui elle est volée lors de rêves érotiques provoqués par une succube, l’équivalent féminin de l’incube.

 

« D’où l’engendré est fils non du démon mais d’un homme. »

 

Et, pour Martin Antonio Delrio, un jésuite fanatique qui recommandait d’être sans pitié pour les accusées de sorcellerie, même s’il s’agissait d’enfants, la sensation chez une femme « d'un pesant fardeau sur la poitrine » lors d’un cauchemar devait être mise sur le même plan qu’un « démon qui veut faire force à sa pudicité ».

 

L’obsession à voir dans tout mauvais rêve fait par une femme l’intrusion obscène d’un incube est si fermement ancrée dans les esprits qu’elle finit par aboutir au XVIIème siècle à une conséquence hallucinante. Dans un dictionnaire publié à cette époque, pour la première fois, le mot « cauchemar » est défini comme étant le terme médical à employer pour remplacer le terme latin « incubus ».

 

« Cauchemar - Nom que donne le peuple à une certaine maladie ou oppression d'estomac, qui fait croire à ceux qui dorment que quelqu'un est couché sur eux : ce que les ignorans croyent estre causé par le malin esprit. En latin : Incubus. »

 

L’incube n’est plus la cause du cauchemar. Il est le cauchemar. Et tout cauchemar devient ainsi, implicitement, le résultat d’une rencontre avec un incube – ou une succube, dans le cas de ceux vécus par les hommes.

 

Là, Safiya se sentit sérieusement ébranlée. La boucle était bouclée, d’une cohérence terrifiante. Du Loup, métaphore de l’agression sexuelle et centre de toutes les peurs nocturnes des enfants, elle était arrivée au cauchemar, nom moderne des incubes qui possédaient les femmes dans leur sommeil, voire les fécondaient à leur insu.

Il allait falloir trouver vraiment autre chose si elle voulait rassurer Delia. Enfin, se dit-elle, au moins elle n’est pas enceinte.

 

Sa messagerie bippa.

Delia, visiblement surexcitée, lui annonçait sa grossesse.

 


 

Chapitre 6 Vukodlak

Under the moonlight,

You see a sight that almost stops your heart
You try to scream

But terror takes the sound before you make it
You start to freeze

As horror looks you right between the eyes
You're paralyzed

Rod Temperton (Thriller)

Le lendemain, Delia rendit à nouveau visite à Tony. Une fois le petit cérémonial de la préparation du café accompli, ils vinrent, comme d’habitude, s’assoir dans la pièce qui donnait sur la rue.

Elle lui raconta sa panique de la veille. Elle lui décrivit son poursuivant du mieux qu’elle put, en insistant sur son regard et sa démarche.

Tony, vous allez peut-être penser que je deviens folle tellement il me fait peur mais, quand j’ai vu cet homme passer en bas de chez moi, j’ai eu la sensation qu’il est celui qui me traque depuis toujours.

Comment ça ? Quelqu’un vous traque depuis toujours ? Vous vous rappelez l’avoir vu à d’autres moments de votre vie ?

Eh bien… oui et non. Pas vraiment vu mais… Tony, aviez-vous des cauchemars quand vous étiez petit ?

Oui, bien sûr, comme tout le monde.

Quel genre de cauchemar ?

Oh, vous savez, la peur du loup, rien de très original.

Ah. Oui, rien de très original, bien sûr. Mais… Non, rien. C’est moi qui me fais tout un délire à partir de trois fois rien.

Attendez, attendez, vous alliez dire quoi ? Pourquoi m’avez-vous demandé si je faisais des cauchemars, gamin ?

Oh, rien. C’est stupide. J’ai eu l’impression que… ne vous moquez pas de moi, hein ?

Je ne me moquerai pas de vous. Dites-moi.

Je… moi aussi, quand j’étais petite, j’avais des cauchemars avec un loup mais… comment dire… c’était toujours le même loup et mon cauchemar se passait toujours de la même façon. C’était pareil, pour vous ? Vos cauchemars ?

Pfou ! Je serais incapable de vous dire, je ne m’en souviens plus.

Il prit la casserole de café et remplit à nouveau leurs deux verres.

Ben justement, moi, je m’en souviens, dans tous les détails. Voilà, c’est ça qui est bizarre, non ? Je veux dire, des cauchemars, j’en ai eu d’autres et ceux-là, moi non plus je ne saurais pas vous les raconter. Alors que celui avec le loup, si. Je le faisais souvent. Quand je me réveillais, je me rappelais de tout. Et, à chaque fois, il se déroulait exactement de la même façon. Vous voyez ce que je veux dire ? Et ce loup qui tentait de me dévorer, je suis sûre que c’est aussi l’homme dont je rêve depuis quelques mois, celui qui me…

Elle s’interrompit. Pouvait-elle confier un secret aussi intime à Tony ? Bien sûr, ce n’était pas comme s’il s’agissait de viols réels. Ils ne se produisaient que dans ses rêves. Mais bon, quand même, il était plutôt prude, ça risquait de le choquer, il allait forcément l’imaginer nue en train de…

Celui qui vous quoi ?

Qui me viole. Je dors sur le côté, je sens quelqu’un se glisser derrière moi dans mon lit, je crois que c’est Thomas, il se met à me caresser, ça m’excite, il me pénètre, je trouve ça très agréable et là, quelque chose se passe et je comprends que ce n’est pas Thomas, parce que le téléphone sonne et c’est Thomas au bout du fil, et c’est horrible et je me débats et je crie et… et… je me réveille.

Elle avait tout sorti d’une traite, les yeux fixés droit devant elle, sans regarder Tony. Il s’était figé, sa casserole de café à la main, la bouche légèrement entrouverte, les joues rouge vif. Elle lui jeta un coup d’œil furtif, se demandant quoi faire, envahie par une gêne soudaine.

Il déglutit, posa la casserole sur une petite table, resta silencieux.

Je… je vous ai choqué, je suis… je suis désolée, je n’aurais pas Je… écoutez, je vais… je vais y aller, merci pour le caf…

Non, ne partez pas.

Il avait parlé d’une voix éraillée. Il se racla la gorge.

Restez, je vous en prie. Ça va, ne vous inquiétez pas, je suis un grand garçon. C’est juste que je ne m’y attendais pas du tout. Je vous remercie de votre confiance.

Je… vous… vous en pensez quoi ?

Qu’est-ce qui vous fait croire que le loup et votre… votre agresseur ne font qu’une seule et même personne ?

Je ne saurais pas vous le dire. C’est juste que… je le sais, c’est tout. Je sais que c’est lui. Et je sais aussi que l’homme qui m’a suivi a un lien avec tout ça. Il a les mêmes yeux.

Comment ça ? Les mêmes yeux que qui ?

Eh bien que celui qui vient dans mes rêves me…

Justement. Il est dans votre dos, non ? Comment pouvez-vous voir ses yeux ?

Je… je les ai vus. La première fois que c’est arrivé, je les ai vus. Après m’être réveillée, je suis allée dans ma salle de bain pour m’asperger d’eau froide et là, l’ampoule a grésillé et j’ai vu son visage dans le miroir se superposer au mien pendant une fraction de seconde. Des yeux de loup. Les yeux du loup. Celui de mes cauchemars d’enfant. Les yeux du type dans la rue. C’est lui, depuis toujours, c’est lui. Homme ou loup, je sais que c’est lui.

Un vukodlak.

Quoi ?

Un vukodlak. Vous avez vu un vukodlak. Un homme-loup.

Que… attendez, vous… vous voulez dire un loup-garou ? Comme dans les mythes du Moyen-âge ?

Ces mythes ne sont pas sortis de nulle part. Laissez-moi vous raconter une histoire. Comme vous le savez, nous, les Roms, nous sommes originaires du nord de l’Inde et notre longue migration vers l’Europe a commencé il y a un millier d’années. Sur notre route, nous avons croisé bien des peuples différents : les Perses, les Pachtounes qu’on appelle maintenant les Afghans, les derniers Mongols qui rebroussaient chemin pour rentrer chez eux, les Arméniens, les Ottomans, les Égyptiens, les Caucasiens, les Tatars, les Slaves… Nous avons traversé la Valachie, la Transylvanie, toutes ces terres qui ont autrefois abrité, dit-on, des créatures effrayantes.

Les vampires.

Oui, les vampires. Les gens qui habitaient là les nommaient les vukodlaks et ils utilisaient le même mot pour désigner les hommes-loups. Je ne sais pas trop pourquoi.

Peut-être parce qu’ils transmettent eux aussi leur malédiction en mordant leurs victimes ?

Non, non, ça, c’est une invention sortie de la tête du premier cinéaste américain à avoir réalisé un film de loup-garou !

Ah bon ?

Oui, les vukodlaks ne transmettent rien du tout en mordant des humains. Ils les dévorent. Et ils sont les ennemis jurés des vampires, même si les deux lignées sont des créatures du Diable. On peut devenir vukodlak à la suite d’une malédiction jetée par un sorcier qui pratique la magie noire ou par un autre vukodlak. En tout cas, quand on en devient un, on vit plusieurs centaines d’années, si on peut appeler ça vivre.

Mais, euh, Tony, vous… vous y croyez vraiment, à tout ça ?

Peu importe ce que je crois. Je vous raconte simplement ce qu’on dit sur eux.

D’accord, pardonnez-moi, continuez.

En fait, je vais vous répondre. Je ne sais pas ce qu’il y a de vrai ou d’imaginaire dans toutes ces histoires. Par contre, ce que je peux vous affirmer de façon certaine, c’est que partout où nous sommes passés depuis mille ans, absolument partout, on nous a parlé d’hommes-loups. Depuis les Mongols jusqu’aux Grecs, des Espagnols aux Scandinaves, des Afghans aux Français. Ils ont été vus partout. Mon grand-père me disait…

Il resta un moment silencieux, replongé dans son passé.

Votre grand-père ?

J’étais tout petit garçon, je devais avoir peut-être six ou sept ans. Mon grand-père m’a un jour parlé des vukodlaks et il m’a dit : « Tu sais, j’en suis venu à croire que notre longue errance, à nous les Roms, a débuté à cause d’eux. Ils nous harcelaient et nous avons fini par fuir. Comme ils venaient de l’Est, nous sommes partis vers l’Ouest. Mais partout où nous sommes allés, ils étaient arrivés avant nous. Alors, nous avons continué notre migration sans fin, toujours plus vers l’Ouest. Et eux, ils se glissaient parmi les hommes, pour attiser leur haine de l’étranger et nous persécuter. » Pour lui, d’Attila à Hitler, tous les fous sanguinaires qui ont ravagé les terres allant de l’Asie à l’Europe étaient des vukodlaks ou des traîtres à leur solde, prêts à se damner pour un peu de pouvoir. Je ne dis pas qu’il a raison, mais c’est ce qu’il pensait. Vous savez comment nous appelons la période où les Nazis ont tenté de nous exterminer.

Porajmos.

Oui, Porajmos. La dévoration. Il n’y avait rien d’humain dans ce que nous avons subi. Rien d’humain. Ces gens-là avaient l’aspect d’humains mais ils étaient des bêtes plus féroces que n’importe quelle bête. Alors, si vous voulez que je vous dise le fond de ma pensée, pour moi, oui, les vukodlaks existent vraiment et depuis très longtemps, peut-être depuis aussi longtemps que nous, les vrais hommes. Moi, je crois en Dieu et je crois au Diable. Mais même si vous n’y croyez pas, ça n’a pas d’importance. Vous pouvez penser que tout ce qu’on a pu dire sur leurs pouvoirs surnaturels n’est pas forcément vrai, qu’est-ce que ça change ? Cette créature vous poursuit depuis votre enfance, c’est vous-même qui le dites. Et je suis prêt à parier que c’est l’un d’entre eux.

Il y eut à nouveau un long silence. Delia, bien qu’athée, se sentait sérieusement ébranlée. Tout ce que lui avait dit Tony était totalement fou. Des loups-garous ! Et puis quoi encore ! Et pourtant…

Elle finit par se ressaisir, en tentant de plaisanter.

Bon… Je fais quoi, alors ? Je file chercher un exorciste ? Je fais un stock d’eau bénite et de balles en argent ? Je me terre dans un couvent ?

Le couvent, dans votre état, je ne suis pas très sûr que ce soit une bonne idée.

Ils éclatèrent de rire. Tony reprit :

En tout cas, une chose est sûre, c’est que votre poursuivant a ses limites.

Pourquoi ?

S’il était vraiment doté de pouvoirs surnaturels, il vous aurait déjà tuée depuis longtemps.

Je suppose que je dois trouver ça rassurant.

Ou alors, c’est qu’il attend quelque chose de vous.

Quelque chose de moi ? Mais quoi ? En plus, si c’est ça, il est incroyablement patient, vu qu’il a commencé à me tourner autour depuis que je suis tout petite.

Ce n’est pas une question de patience, à mon avis. Vous devez représenter à ses yeux quelque chose de vraiment important. De crucial, même.

Juste quand je commençais à me sentir un peu mieux, là, je ne me sens plus rassurée du tout. Je suis même terrorisée ! Surtout que plus ça va, plus il se rapproche. Au début, il se glissait dans mes cauchemars d’enfant. Ensuite, il est devenu un cauchemar d’adulte, dans lequel il est passé à des horreurs bien plus concrètes que de juste me faire « bouh, je suis le loup ». Et maintenant, il est là, en vrai, jusque dans ma rue. Putain, merde, il veut quoi, bordel ? Euh, désolée, je…

Non, pas de problème, je comprends. Écoutez, je vous ai promis ma protection. Je vais parler à certains de mes amis de notre conversation. Pas tous les détails, euh, intimes, ça ne regarde personne. Juste l’essentiel : un vukodlak vous traque. Nous l’empêcherons de vous nuire. Vous et votre enfant à venir.

Delia blêmit.

Une idée effroyable était en train de se former dans son esprit.

D’une voix mal assurée, les mains agitées de tremblements irrépressibles, elle se mit à gémir :

Mon enfant… Mon bébé… Et si… Et si c’était lui que le vukodlak voulait prendre ? Et si c’était cela qu’il attendait depuis ma naissance – que je donne la vie à cet enfant ? Et si… oh merde… et si c’était ce… ce monstre qui m’avait fécondée, et non Thomas ? Peut-être qu’il est vraiment venu me prendre, nuit après nuit ! Peut-être que je n’ai pas tout rêvé ! Est-ce que cet enfoiré s’est débarrassé de Thomas pour que personne ne puisse vérifier s’il était bien le père ? Je suis enceinte de qui, bordel ? Tony ? Est-ce qu’il a pu faire ça ? Dites le moi. Dites-moi s’il a pu faire ça. Et pourquoi ? Pourquoi moi ?

 


 

Chapitre 7 La forêt ensanglantée

Pain, unlike pleasure, wears no mask.

Oscar Wilde

En observant les troupes ottomanes qui se rapprochaient des frontières de la Valachie, le prince Basarab se remémora les six longues années de captivité vécues à Constantinople avec son frère Radu. Six années pendant lesquelles ses geôliers l’avaient violé à de multiples reprises, jusqu’à une nuit, plus noire que toutes les autres.

Il avait été amené jusqu’au palais du sultan Mourad, déshabillé, jeté à terre. Des entraves courtes, passées entre la pliure de ses coudes et celle de ses genoux, le forçaient à rester en permanence le dos arrondi. Mourad en personne était venu abuser longuement du jeune homme, mêlant son sperme à celui de ses quarante janissaires, vêtus de peaux de loup, qui tous, l’un après l’autre, l’avaient sodomisé. Leurs hurlements de plaisir avaient couvert ses cris de douleur. Il avait fini par perdre connaissance bien avant la fin de son calvaire.

Le lendemain, un garde vint ouvrir la porte de la cellule où il gisait, épuisé, pour lui dire qu’il était libre de partir. Il apprit par la suite que son père avait signé la paix avec le sultan le matin même de son supplice. L’orgie bestiale dont il avait été la victime était la façon choisie par Mourad de célébrer l’évènement avant de le libérer.

À son retour, Basarab parvint à hériter du trône de son père, au prix de nombreuses péripéties, qui coûtèrent la vie à d’autres prétendants moins déterminés que lui. Quatorze années s’écoulèrent. Quatorze années à polir tous les détails de la façon dont il se vengerait de ses bourreaux. Quatorze années à consacrer une part importante de son temps à tout savoir de leur histoire.

 

________

 

Safiya avait enfin réussi à joindre son père au téléphone. Il était à nouveau en pleines fouilles près du site d’Abydos.

Elle l’interrogea sur les symboles et l’imaginaire liés au loup.

Le mythe du loup-garou est extrêmement ancien. Il est probablement originaire de la Mongolie qui est, comme tu le sais, la terre où est né le chamanisme. Les chamanes pratiquaient des rituels pour communier avec la Nature. Ils avaient coutume de se transformer mentalement en animaux et, parmi eux, en loups. Ils se couvraient de leur peau, imitaient leurs hurlements et s’identifiaient totalement à eux. Il n’est pas impossible que certains chamanes en transes soient allés jusqu’à se jeter sur les personnes assistant à la cérémonie, voire jusqu’à les tuer et à les dévorer, au moins en partie. Ce genre de comportement très violent a été observé plus d’une fois lors de rituels chamaniques récents, par exemple en Afrique.

Tu vois, avec des histoires comme la bête du Gévaudan, j’aurais juré que les loups-garous étaient une légende typiquement occidentale. Tu ne penses pas qu’elle a pu naître à plusieurs endroits du globe, de façon indépendante ? Après tout, la peur du loup, c’était on ne peut plus naturel, dans l’Antiquité et au Moyen-âge, avec les forêts immenses qui couvraient une bonne partie de l’Europe.

Oui, c’est vrai. Mais, tu sais, il y a de telles similitudes entre toutes ces descriptions d’hommes-loups qu’il ne serait pas surprenant qu’elles aient toutes la même origine.

Et comment des rituels mongols auraient-ils diffusé aussi loin de chez eux ?

Que sais-tu de Gengis Khan ?

Euh… c’était un empereur mongol qui a dû envahir pas mal de territoires autour de son pays ?

« Pas mal », c’est peu dire. En partant de la steppe où vivait son clan, Gengis Khan a créé le plus grand empire qui ait jamais existé sur Terre. À son apogée, il s’étendait de la Chine à l’Europe Centrale. Il est considéré comme le fondateur de la Mongolie en tant que nation, là où cohabitaient auparavant une quarantaine de tribus indépendantes. « Gengis Khan » est un surnom, un titre qui signifie le Souverain Océanique, bien à l’image de l’immensité des territoires qu’il a conquis. Son vrai nom était Temüjin. Tiens, en tant que franc-maçonne, tu seras intéressée par trois anecdotes à ce sujet. La première, c’est que l’étymologie de ce nom suggère qu’il descend d’une famille de forgerons.

Tu veux dire qu’il aurait un lien avec Hiram ?

C’est peut-être un raccourci trop rapide. Il n’y a aucune trace du fait que l’un de ses ancêtres aurait accompli quoi que ce soit qui rappelle le mythe d’Hiram.

Comme, par exemple, d’avoir forgé deux colonnes du temple d’un grand roi ayant vécu en direction du soleil couchant ?

Anouar gloussa joyeusement à cette proposition.

Ah, si l’histoire des civilisations disparues était aussi évidente, il n’y aurait plus besoin d’archéologues comme moi ! Mais bon, sérieusement, avoue que ce détail est tout de même fascinant.

En effet ! Tu as dit trois anecdotes. Quelles sont les deux autres ?

Le lieu réel de sa sépulture est inconnu.

Ne me dis pas qu’il a aussi été découpé en morceaux puis éparpillé, comme Hiram ?

Personne n’en sait rien mais, en l’occurrence, ce ne serait pas surprenant. N’oublie pas que le bouddhisme est né en Mongolie et qu’on y pratiquait les funérailles célestes.

Que veux-tu dire par là ?

Eh bien, son cadavre a pu tout à fait être découpé en morceaux…

…comme Hiram, donc…

…et offert aux vautours.

Alors là, rassembler ce qui est épars n’est pas prêt d’arriver !

Ils éclatèrent de rire.

Quoi qu’il en soit, reprit Anouar, le mausolée élevé en son honneur ne contient pas son corps.

D’accord. Bon, et la troisième anecdote ?

Devine qui sont ses ancêtres mythiques ?

Un loup-garou et une chamane ?

Hé, tu m’impressionnes ! Tu n’es pas tombée loin. Son père sera un esprit qui avait pris la forme d’un loup. Le Loup Bleu. Il féconda sa mère Alanqo’a, la Biche Blanche, qui était veuve.

 

________

 

La Valachie payait un lourd tribut aux Turcs en échange de la paix. Les émissaires du sultan se rendaient chaque printemps au palais de Basarab, pour réclamer leur dû.

Jusqu’au jour où le prince décida que l’heure de la vengeance était venue.

Mehmed, le fils de Mourad, était devenu sultan à son tour. Quand ses émissaires arrivèrent à la salle d’audience, Basarab leur ordonna froidement d’enlever leur turban et de se prosterner devant lui. Comme ils refusaient avec morgue, il leur dit :

Alors, gardez-les à jamais !

Ses hommes se jetèrent sur eux et plantèrent de longs clous à travers les turbans à coups de masse, transperçant leur crâne. Ils s’effondrèrent. Puis il fit jouer des musiciens pendant des heures pour que la forte escorte des émissaires, qui campait aux abords du palais, ne soupçonne rien. Les mille guerriers qui la composaient étaient d’autant plus insouciants que de nombreuses prostituées valaques venaient de les rejoindre. Ils furent surpris dans leur sommeil, deux heures avant l’aube. La plupart d’entre eux furent faits prisonniers. Ceux qui résistaient trop furent massacrés. Quelques-uns purent s’échapper, sans savoir que leur fuite faisait partie du plan imaginé par Basarab.

Les semaines passèrent.

 

________

 

La symbolique du loup est restée très présente en Turquie. Cela n’a rien de surprenant, la plupart des Turcs étant d’origine mongole.

Les Turcs, des Mongols ?

Oui, il n’y aucun doute à ce sujet. Ce sont les descendants des guerriers partis de Mongolie, qui ont traversé le continent d’est en ouest sous la conduite de Gengis Khan. Les peuplades turques sont d’ailleurs réparties bien au-delà des frontières actuelles de la Turquie. Les terres où elles vivent sont comme des lambeaux de l’ancien empire mongol : Tatarstan, Azerbaïdjan, Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizistan, Turkménistan, Grèce – même si aucun Grec ne serait près à l’accepter – et une bonne partie des Balkans. Le mot « Turquie » lui-même est d’origine mongole : l’un des clans qui a rallié Gengis s’appelait Tu-kiu.

J’ignorais tout cela, je l’avoue.

Oh, tu sais, bien des gens l’ignorent, même si les historiens et les ethnologues ont écrit des centaines de livres sur le sujet. Toujours est-il que, partout où l’empire mongol s’est étendu, le mythe des hommes-loups est apparu. En Turquie, le loup est même devenu, ou plutôt redevenu devrais-je dire, un symbole identitaire, avec l’apparition il y a une quarantaine d’années d’un mouvement ultranationaliste qui a pris pour nom les Loups Gris, une allusion directe aux origines légendaires de Gengis Khan.

 

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Les éclaireurs de Basarab vinrent enfin l’informer que les troupes envoyées en représailles par le sultan n’étaient plus qu’à deux jours de marche des frontières de la Valachie. Ils étaient au moins trente mille hommes, lourdement armés.

Le prince ordonna alors l’émasculation de tous les prisonniers. Il prit part en personne aux mutilations, se barbouillant du sang qui giclait et exhortant ses hommes à faire de même. Les plaies des malheureux furent ensuite cautérisées au fer rouge. Basarab avait besoin qu’ils restent encore un peu en vie.

Les suppliciés furent transportés jusqu’à une plaine que l’armée du sultan devait forcément traverser. Là, Basarab les fit exécuter de la plus terrible des manières.

Quand les guerriers turcs surgirent quelques heures plus tard avec Mehmed à leur tête, ils furent saisis par une vision d’épouvante.

Des centaines de pieux se dressaient devant eux, en une forêt sanglante et horrifique. Les prisonniers avaient été dénudés et empalés, certains encore agités de soubresauts obscènes. Sur leurs épaules avait été fixée une peau de loup, maintenue par des clous.

Profitant de l’effet de surprise, Basarab fit charger ses propres soldats, qui attendaient en embuscade. Les Turcs furent défaits. Les plus chanceux parvinrent à fuir. Les autres agonisèrent longuement. Les supplices qu’ils subirent furent d’une cruauté sans limite. Les Valaques les écorchèrent, leur arrachèrent les yeux, les brûlèrent avec de la poix enflammée ou de l’huile bouillante, les mutilèrent de tout ce qu’ils pouvaient trancher en les gardant en vie, avant de les embrocher à leur tour sur des milliers de pieux supplémentaires aux pointes soigneusement effilées. Ceux qui n’y trouvèrent pas place furent enterrés vivants.

 

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Par la suite, l’empire ottoman, du nom de son fondateur le sultan Otman, a succédé à l’empire mongol. Il a fini de répandre le mythe du loup-garou en Europe. Il s’est, en effet, étendu jusqu’aux portes de Vienne, englobant toute la région des Balkans et faisant payer des tributs à des pays comme la Moldavie, la Valachie et la Transylvanie.

Hé, est-ce que ce n’est pas la région où a vécu le vrai comte Dracula ?

Oui, en effet. Sauf qu’il n’était pas comte, mais prince.

Et c’est ainsi que les loups-garous ont rencontré les vampires.

Tu ne crois pas si bien dire ! Le voïvode Vlad Basarab, plus connu sous le nom de Draculea, c'est-à-dire le Dragon, en raison de son appartenance à l’Ordre des Dragons créé par son père, a été un farouche combattant des Turcs. Il en a d’ailleurs massacré des dizaines de milliers, lors d’une bataille d’une cruauté rare où il les a tous faits empaler.

Empaler ? Quelle barbarie !

Certes, mais en l’occurrence, il n’a fait que leur rendre la pareille. Ce sont les Turcs qui ont inventé ce supplice, qu’ils infligeaient volontiers aux Chrétiens. Vlad en a ramené l’idée à son retour de Constantinople, où il a été emprisonné pendant des années par le sultan, lorsqu’il était jeune.

Une vengeance démesurée…

Oui. À la suite de ce carnage effroyable, la rumeur a fait de lui un être maléfique se régalant du sang de ses ennemis, d’autant que Drac signifie Diable. Et c’est aussi depuis qu’est née la légende selon laquelle les loups-garous sont les ennemis jurés des vampires.

 

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Depuis une petite butte qui surplombait l’effroyable champ de bataille, attablé devant la forêt de pals, Vlad savoura sa revanche en buvant une coupe emplie du sang recueilli sur l’herbe détrempée.

À dater de ce jour, il entra dans l’Histoire sous le nom de Vlad Teppes, l’Empaleur,  et, dans la légende, sous celui de Dracula le Vampire.


 

Huit Nuit

Dors ma belle, dors
Des jardins je t'apporte à l'instant le sommeil

Nâzim Hikmet

Delia était tellement paniquée que Tony ne put lui refuser de la raccompagner chez elle et d’y rester pour la nuit afin de la rassurer. Lorsqu’elle se retira dans sa chambre, il enleva ses chaussures et s’installa sur le canapé du petit séjour, avec à portée de main une cafetière pleine à ras bord. Il alluma la petite télé, réglant le son au minimum. Après avoir regardé une sitcom sur M6, il tomba, en zappant, sur un documentaire diffusé par Arte où différents personnes débattaient de l’existence d’une langue-mère ancestrale, qui aurait été parlée par les premiers humains avant leurs grandes migrations et leur colonisation progressive de la Terre.

L’un d’entre eux en était convaincu, faisant remarquer que les populations indo-européennes partageaient de très nombreuses racines linguistiques communes. Tony dressa l’oreille – qui peut se dire plus migrant et plus indo-européen qu’un Rom ! À titre d’exemple, l’intervenant citait les différentes façons de dire « mère » ou « maman » dans une multitude de langues : toutes incluaient le son « ma » plus ou moins déformé.

Une linguiste, sceptique, lui objecta que cela n’était pas une preuve, puisqu’il s’agissait là du tout premier son qu’un bébé est capable de prononcer dès sa naissance pour dire qu’il a faim. Rien de surprenant, donc, à ce que partout autour du monde, cette racine soit associée à la personne qui le nourrit – sa mère.

Le premier répliqua :

Vous avez raison, c’est un cas un peu particulier. Mais alors, comment allez-vous expliquer une ressemblance entre deux mots qui, a priori, désignent des choses très différentes ?

Que voulez-vous dire ?

Vous convenez qu’il n’y a pas de lien évident entre les mots huit et nuit, à part leur prononciation.

En effet. Et ils ressemblent aussi à luit, suit, fuit ou puits. Et alors ?

Alors, les mots huit et nuit semblent toujours dériver l’un de l’autre, dans toutes les langues indo-européennes, exactement de la même façon, nuit étant formé par l’adjonction de la lettre N  devant le substantif  huit. En occitan, huit se dit uèch et nuit, nuèch. En italien, huit se dit otto et nuit, notte. En espagnol, ocho et noche. En portugais, oito et noite.

Allons, vous savez bien que ces langues ont toutes des racines latines, vos exemples ne prouvent rien.

Certes, à eux seuls, ils ne seraient guère probants mais comment expliquez-vous que cela continue d’être vrai dans tout un ensemble d’autres langues ? En allemand, acht et nacht. En anglais eight et night. En breton, eizh et noz. En suédois, aetta et natta. Opt et noapte en roumain, ueit et nueit en gascon, ut et nuy en wallon, eut et neuit en piémontais, uit et nuit en picard. Et il y en a d’autres, voulez-vous que je continue ?

Mais… euh… peut-être que cela traduit un lien qui nous échappe. Comme pour le bébé avec le son « ma ».

Et quel rapport voyez-vous entre huit et nuit, d’un point de vue étymologique ? Ne serait-il pas plus simple d’admettre qu’il n’y en a aucun et que les ressemblances linguistiques que je viens d’énumérer sont tout simplement un des multiples vestiges d’une langue-mère commune à prendre en considération comme tous les autres universaux de langage ?

Pour ma part, intervint un troisième homme, j’ajouterai une autre dimension à vos explications si vous le permettez.

Un bandeau fit apparaître son nom et indiqua qu’il était spécialiste de symbolisme. Il poursuivit :

La Genèse raconte que le monde a été créé en sept jours. Huit symbolise ce qui se passe après et, comme vous le savez, après, ça se passe mal. Huit, c’est l’inconnu, la crainte, le nouveau cycle donc aussi bien la mort que le début d’une nouvelle vie, avec tout ce que cela comporte d’appréhension. Dans la Kabbale, la huitième lettre est Heth, qui représente la frontière entre deux mondes, la séparation entre ce qui est et ce qui n’est pas, la limite entre l’avant et l’après, le passage entre le réel et l’imaginaire, le concret et l’imprévisible, le connu et l’inconcevable. Pour les Chaldéens qui, comme chacun sait, étaient d’éminents astrologues, la huitième maison est celle qui régit l’invisible, le mystère, les crises, les dons de quelque nature qu’ils soient, les héritages non matériels de pouvoirs tels que « passer » le feu, c'est-à-dire guérir les brûlures. Cette maison ou secteur du zodiaque symbolise également la sexualité, les angoisses, les agressions, les cauchemars. Huit, c’est la nuit, ce qui veut dire la peur, la mort et, bien sûr, le sexe.

Bien que passionné par ce qu’il apprenait, Tony sentit qu’il s’assoupissait. Il pressa à regret le bouton off de la télécommande, se leva, s’étira et se dirigea vers la fenêtre entrouverte qui donnait sur la rue déserte, nappée de la lueur dorée d’un réverbère.

Tout était calme.

Il se dirigea sans bruit vers la chambre et passa la tête par la porte entrebâillée. Couverte d’un simple drap, Delia dormait profondément, tournée vers lui, les traits détendus. Il admira pendant quelques secondes la beauté de son visage puis repartit vers le séjour se servir une dernière tasse de café. Après l’avoir bue, il ôta son pantalon et sa chemise, ne gardant que son caleçon. Il s’allongea sur le canapé et se borda à moitié dans la couverture légère que lui avait donnée Delia.

Il éteignit la lumière et ferma les yeux.

Un gémissement le fit se redresser.

Avait-il rêvé ? Non, un autre. Ça venait de la chambre.

Il repoussa la couverture et en trois enjambées silencieuses, il fut à nouveau à l’entrée de la chambre. Il se détendit aussitôt : elle rêvait, mais ça n’avait pas l’air d’un cauchemar. Il aurait même juré que c’était plutôt sensuel.

Il se sentit un peu bête d’être là, les bras ballants, à regarder la jeune femme se mordiller la lèvre inférieure et pousser des petits soupirs très suggestifs. Trop suggestifs, s’il en croyait la pression qui commençait à se manifester sur son caleçon. À ce moment-là, elle se tourna vers le mur, en tirant le drap au passage. Ce qui dénuda totalement ses fesses.

Tony déglutit, hypnotisé par la croupe qui l’avait si souvent fait rêver et qu’il voyait là, nue, à moins de deux mètres, pour de vrai, plus belle que n’importe lequel de ses fantasmes. Machinalement, il glissa une main sous son caleçon. Il devait bien y avoir dix ans qu’il n’avait pas eu une telle érection. Et lui qui croyait que c’était une question d’âge. Non, ce n’était qu’une question de désir.

Il commença à se caresser doucement. Quel mal y avait-il à se faire un petit plaisir ? Ce n’était quand même pas comme s’il lui manquait de respect en tentant de la toucher pendant son sommeil. En tout cas, il ne se sentait pas la force de détacher son regard de cette vision inespérée. Et, pensa-t-il, il ne dérangeait personne en continuant à se masturber.

Comme pour l’encourager, Delia remua lascivement son bassin et poussa un nouveau gémissement. Tony écarquilla un peu plus les yeux et accéléra la cadence. Il se demanda furtivement si leur double montée de plaisir n’en faisait qu’une – après tout, elle était bien en train d’avoir des pensées érotiques, elle aussi. Alors pourquoi ne serait-elle pas en train de s’imaginer avec lui ? Non, c’était stupide, il était bien trop vieux pour qu’elle ait de telles pensées à son égard. Mais cela lui était vraiment égal, si elle voulait bien garder cette position pour encore quelques minutes, peut-être même moins.

C’est alors qu’elle replia une de ses jambes et cambra les reins, laissant entrapercevoir la forme bombée de son sexe.

Tony sentit le plaisir monter d’un coup.

Il n’eut que le temps de courir vers les toilettes avant d’éjaculer à longs traits dans la cuvette des WC. Il parvint de justesse à étouffer un râle d’extase. Il se sentit plutôt fier d’y parvenir.

Il se mit à rire silencieusement. Il se sentait comme un ado qui découvre les joies du plaisir solitaire et, en même temps, comme un enfant qui vient de voir une fille nue en regardant par le trou de la serrure. Si c’était comme ça à chaque fois, il viendrait bien veiller sur Delia tous les soirs. Il regarda son pénis détendu avec affection, presque comme pour le féliciter de la qualité inattendue des sensations qu’il venait de vivre, après tant d’années de léthargie totale. Il se rendit compte seulement à ce moment-là que, dans sa précipitation, il avait laissé la porte des toilettes grande ouverte.

Il tendit l’oreille.

Pas un bruit, elle ne s’était pas réveillée.

Il ferma néanmoins la porte et poussa le loquet. Inutile de tenter le Diable. Il soulagea sa vessie avec un sourire béat, faisant au passage glisser les traînées de sperme vers le fond de la cuvette. Il se dit qu’il valait quand même mieux qu’il tire la chasse, même si ça faisait un peu de bruit. Il ne voulait surtout pas que Delia remarque quoi que ce soit, si par hasard elle se levait dans la nuit. Il rabattit le couvercle pour étouffer un peu plus le bruit, actionna le mécanisme et attendit que le réservoir soit à nouveau rempli.

Puis il revint dans le séjour.

L’appartement était toujours silencieux.

Il préféra ne pas regarder à nouveau dans la chambre de Delia, ça aurait vraiment été du vice. Après tout, se dit-il, lorsqu’il s’y était rendu, il n’avait pas fait exprès de se retrouver en situation de voyeur. Il n’était allé jeter un coup d’œil que parce qu’il avait entendu du bruit. Ce n’était pas sa faute si elle s’était retournée à ce moment-là et ensuite… eh bien, les choses s’étaient enchaînées. Il avait juste réagi comme il l’avait fait, sans vraiment y penser, voilà tout. Il n’avait rien fait de mal et elle ne s’était aperçue de rien. D’ailleurs, plus aucun son ne provenait de la chambre.

En s’allongeant sur le canapé, il se demanda comment s’était terminé son rêve à elle. Peut-être bien qu’elle avait aussi atteint son plaisir en dormant. Peut-être qu’elle y était arrivée en même temps que lui. Cette idée le rendit encore plus euphorique.

Il remarqua alors que quelque chose était différent. La rue. Elle était plongée dans l’obscurité. La seule lumière qui rentrait désormais par la fenêtre du séjour était celle de la Lune. Sans doute les éclairages de ville étaient-ils coupés au-delà d’une certaine heure.

Un chien aboya tout près, à plusieurs reprises. Puis il se mit soudain à glapir et Tony l’entendit déguerpir en courant. Il se releva et alla à la fenêtre.

Tout était sombre.

Il attendit un peu que ses yeux s’accoutument. Et puis, il le vit. Un grand berger allemand s’avançait lentement, la truffe au ras du sol, jusqu’à une tache de lumière formée par la pleine Lune au milieu de la rue, où il s’arrêta et s’assit.

Le sang de Tony se glaça.

Ce n’était pas un berger allemand. Son pelage était gris, sa silhouette efflanquée facilement identifiable.

Le loup redressa sa gueule entrouverte vers l’astre livide et hurla longuement.

Un cri de terreur retentit dans la chambre.

Tony se précipita. Delia était recroquevillée sur son lit contre l’angle des murs, le drap repoussé en boule. Indifférente à sa nudité, elle fixait la fenêtre, les yeux exorbités.

Il est revenu ! Il est revenu !

 


 

Chapitre 9 Protection

Oh a storm is threatening

My very life today

If I don’t get some shelter

Oh yeah, I’m gonna fade away

Mick Jagger

Rajko était, comme souvent, d’une humeur massacrante.

Tu me dis que tu as vu un loup cette nuit ? Dans une rue des Saintes ?

Oui, un loup, j’en suis sûr.

Il n’y a pas de loup en Camargue. C’était forcément un chien.

Non, c’était un loup, je te dis.

Et qu’est-ce que tu y connais en loups, toi ?

Suffisamment pour ne pas les confondre avec des chiens.

Et ce… loup, il t’a vu ?

Non, enfin je ne crois pas.

Il ne t’a même pas senti ?

Je n’étais pas dehors.

Comment ça ? Tu étais chez qui, alors ?

Qu’est-ce que ça peut te faire ? Tu es de la police ?

Tony, tu étais chez qui à 2 heures du matin ? Pas la gadji, j’espère ?

Hé bien, si ! Parfaitement que j’étais chez elle ! Et arrête de l’appeler « la gadji », elle a un nom, elle s’appelle Delia.

Tu dors chez la gadj… tu dors chez cette fille, maintenant ? Tu couches avec elle ?

Tony sentit le rouge lui monter aux joues. Il se tourna en faisant mine de regarder dans sa casserole s’il restait du café. 

Ah mais, tu vas arrêter avec tes questions ? N’importe quoi, c’est ridicule.

Tu couches avec elle ! Ne te fous pas de moi !

Je vais refaire du café.

Tu me prends pour un imbécile ! Tu passes la nuit chez la gadji, comme ça, pour rien ? Et pourquoi ? Pour la regarder dormir, peut-être ? Tu habites à huit cents mètres de chez elle ! Qu’est-ce que tu peux bien foutre toute la nuit chez la gadji si ce n’est pas pour coucher avec elle ? Si tu crois que je ne vois pas comment tu mates son petit cul trop maigre quand elle vient chez toi !

Tu… tu dis n’importe quoi, je…

C’est ça, oui, dis-moi que tu n’en a rien à foutre, de son cul ! Non mais, tu crois que je ne te vois pas ! Et elle, comme elle te fait sa belle à le tortiller sous ton nez, son popotin, rien que pour t’allumer sans vergogne ! Une traînée, oui ! Tu devrais avoir honte ! À ton âge ! C’est ça qu’il te faut pour arriver à t’exciter ? Une gadji qui pourrait être ta fille ?

Tony frappa la table violemment avec la casserole et hurla :

Ça suffit ! Tu m’entends, Rajko ? Tu arrêtes ça, maintenant !

Rajko sursauta, livide. Il ouvrit et ferma la bouche plusieurs fois mais, devant la fureur de Tony, décida finalement de se taire. Ce dernier reprit :

J’étais chez elle parce qu’elle me l’a demandé. Quelqu’un la poursuit. Et en plus, elle fait des cauchemars… euh… qui la perturbent.

Rajko n’osa pas demander quel genre de cauchemar. Cela évita à Tony d’esquiver. Jamais il n’aurait révélé à qui que ce soit la nature particulièrement intime de ce que Delia lui avait confié.

Je vais refaire du café.

Rajko ne put retenir une grimace. Tony sourit. La tension retomba.

Je vais en faire du frais.

Je t’accompagne.

Ils se rendirent tous les deux dans la petite cuisine. Rajko rinça la casserole et la remplit d’eau propre qu’il mit à bouillir sur la gazinière pendant que Tony attrapait la boîte de café et en versait quelques cuillères dans un filtre, qu’il posa sur la vieille cafetière cabossée.

Quelques minutes plus tard, ils revinrent dans la pièce principale et se versèrent deux verres bien pleins. Rajko but une première gorgée et son visage s’illumina d’un sourire satisfait.

Délicieux. Un nectar. Tu vois, quand tu veux…

Ils rirent de bon cœur.

Allez, reprit-il, raconte-moi la suite de ton histoire.

Oui, alors, j’en étais où… Ah oui, donc, voilà, comme elle était paniquée, j’ai accepté de passer une nuit avec euh, je veux dire, chez elle. Pour la rassurer, c’est tout. Et, bon, alors qu’elle dormait dans sa chambre et que j’en profitais pour la regarder, euh, la télé, je j’allais m’endormir et j’ai entendu du bruit dehors. Un chien qui couinait de terreur et qui s’enfuyait. Alors, j’ai jeté un coup d’œil par la fenêtre et j’ai vu ce loup. Il s’est assis, là, juste en bas de chez Delia et il a hurlé à la Lune. On aurait dit… On aurait dit qu’il venait chercher quelque chose. Ou plutôt, qu’il l’avait trouvée.

Et… et ensuite ?

Ensuite, il est parti. En trois foulées, il n’était plus là.

Tu… euh… tu es sûr que tu n’as pas juste rêvé ?

Écoute, je me le suis vraiment demandé pendant une seconde, ça tu peux me croire. Mais Delia a entendu le cri du loup, elle aussi. Ça l’a réveillée et elle était terrorisée, là, sur son lit.

Il s’interrompit un instant, la vision de Delia, nue, flottant devant ses yeux. Il s’en était fallu de peu qu’il cède à son envie de faire deux pas de plus pour la serrer dans ses bras, tellement il aurait voulu la protéger. Qu’y a-t-il de plus attirant, de plus irrésistible, de plus érotique qu’une personne à la fois belle, dénudée et terrorisée ? Quelqu’un dont on peut être le sauveur, le héros, le chevalier servant ?

La sentir contre lui. Il secoua la tête. Non, juste la protéger. Mais quand même, ce corps sublime s’il avait pu sentir sa chaleur… coller sa peau contre la sienne… sa peau…

Tony ? Ça va ?

Euh, oui, pardon, je repensais à sa p…, euh, sa panique. Elle disait : « Il est revenu, il est revenu ». Elle était comme une enfant. Comme une enfant qui vient de faire un mauvais rêve, tu vois. Sauf que je le voyais, moi, le loup. Et je ne dormais pas, j’étais bien réveillé quand j’ai entendu le chien. Je venais juste d’aller aux toilettes pour, euh, pour pisser.

Pourquoi elle disait ça, « il est revenu » ? Elle l’a déjà vu, ce loup ?

Eh bien, oui et non. Elle… ses cauchemars…

Elle fait des cauchemars avec un loup ?

Oui, voilà, c’est un peu ça.

Tony, tous les enfants font des cauchemars avec des loups, tu en as sûrement fait, moi aussi, ça n’a rien d’extraordinaire. Bon, ce n’est plus une enfant mais quand même, de là à penser qu’un loup va vraiment venir la chercher…

C’est… c’est différent pour elle. D’abord, comme tu le dis, elle n’est plus une enfant. Et puis, des fois, elle voit un loup et des fois, c’est un homme mais, dans son rêve, elle sait que l’homme et le loup ne font qu’un.

Un vukodlak ?

Ça y ressemble bien. En plus, le type qui l’a suivie, enfin c’est ce qu’elle croit en tout cas, bref, ce type, elle pense que c’est celui de son cauchemar.

C’est peut-être quelqu’un qu’elle connait et qu’elle n’aime pas. Ou quelqu’un dont elle a peur, à cause de quelque chose qu’il lui aurait fait. Du coup, elle mélange un peu tout dans ses rêves.

C’est un peu ça, sauf qu’elle l’a d’abord vu en rêve. Et quand elle l’a vu en vrai, c’était le même visage que dans son rêve.

Tu me fous les jetons, là.

Je voulais t’en parler mais je ne t’ai pas revu depuis qu’elle m’a dit ça. Elle pense qu’elle sait qui est cet homme. Un flic de Marseille, qui serait responsable de la mort de son ex-compagnon et qui aurait envie de la… enfin, qui aurait des vues sur elle. Tu me comprends.

Tu as raison, on dirait vraiment une histoire de vukodlak.

Ce n’est pas tout.

Comment ça ?

Le chien. Je l’ai retrouvé en repartant de chez elle, ce matin à l’aube. Il était dans la ruelle d’où venait le loup. Mort, saigné à blanc. Son cou était presque tranché, tellement il avait été mordu profondément.

Rajko resta pensif pendant un moment. Puis il dit :

Il faut aider ton amie. Elle n’a aucune chance toute seule.

Tony sentit un poids s’envoler de sa poitrine. Enfin la réaction de cœur, d’humanité, de protection qu’il attendait mais n’osait plus espérer.

Merci, Rajko. Merci de l’avoir appelée mon amie. Et merci de penser qu’il faut l’aider.

 

________

 

Aux confins de la Mongolie septentrionale, au cœur d’une forêt de mélèzes si épaisse que peu de guides savent la traverser sans s’y perdre, se trouve le lieu de la Terre le plus éloigné de toutes les mers.

La tribu qui vit là ne compte plus qu’une centaine de personnes. Ils se nomment les Tsaatan. Dans cette contrée dépouillée de tout, ils survivent grâce aux rennes, dont ils prélèvent le lait, mangent la viande et utilisent les peaux.

Alors qu’ils ont une espérance de vie inférieure à cinquante ans, Zhelmaïa leur doyenne vient de dépasser son cent-troisième hiver. Elle est chamane depuis toujours, comme l’était sa mère, et la mère de sa mère, et ainsi de suite aussi loin que remonte la mémoire des hommes.

Pour basculer hors des illusions du réel, elle joue de son kobyz, la viole chamanique qui lui sert à la fois de porte, vers les mondes auxquels ses rituels ancestraux lui donnent accès, et de monture, qu’elle enfourche pour les parcourir.

En regardant le miroir fixé à l’intérieur de la caisse de résonance tendue d’une peau de renne, elle communique avec les aruakh, esprits des anciens qui lui montrent le passé mais aussi les possibles. Ce sont eux qui l’ont nommée Zhelmaïa, « rapide comme le vent ». Quand elle vole à travers les airs, elle n’a plus d’âge.

 

Au moment où, à sept mille cinq cents kilomètres de là, Tony et Rajko finissent leur café, Zhelmaïa se réveille au milieu de la nuit. Elle revient d’un voyage chamanique de plusieurs jours dans des contrées qu’elle n’a jamais vues avant, où les ancêtres l’ont menée, à califourchon sur son kobyz.

Zhelmaïa est souvent accompagnée, dans ses périples spirituels, par ses deux animaux protecteurs, un grand loup bleu et une saïga femelle, antilope dont les cornes symbolisent la fertilité.

Dans le monde réel, les loups sont les prédateurs des saïgas, mais pas dans ceux où va Zhelmaïa. Le loup y représente une force bienveillante et protectrice. La saïga est l’archétype de la mère universelle. C’est pourquoi ils forment le couple mythique dont est issu le plus grand conquérant de l’humanité, l’immense Temüdjin, dit Gengis Khan. Et c’est pourquoi ils sont les esprits tutélaires de Zhelmaïa.

Alors comment se fait-il qu’après des milliers de voyages plus merveilleux et enrichissants les uns que les autres, d’où elle a toujours ramené du bien pour ceux de son clan ou d’autres venus la voir de plus loin, la vieille femme ait vu cette fois ce qu’elle a vu : un loup comme aucun autre, empli de haine, qui a mis des millénaires pour atteindre une mer lointaine, vers le soleil couchant, à la poursuite d’une saïga terrorisée, qu’il veut posséder dans un but abominable.

 

Et, pour la première fois de sa très longue vie, Zhelmaïa se sent perdue.

Elle a peur.

 


 

Chapitre 10 Mère

Prendre les démons pour des démons, voilà le danger. Les savoir vains, voilà le chemin.

Milarepa

Iselda était l’une des rares gitanes de la communauté à vivre encore dans une roulotte traditionnelle, autrefois peinte de couleurs bariolées mais depuis longtemps délavée par le soleil et le vent de la Camargue. Elle était installée loin de tout, près du marais de Sigoulette, sur une langue de terre bordée de bruyères et d’ajoncs, au fond du chemin qui partait du mas de Cacharel et serpentait vers le nord, le long du grand étang de Vaccarès. Rajko était son petit-fils. Il lui apportait une fois par semaine de la nourriture et de l’eau. Il lui arrivait de venir en 4x4 mais, le plus souvent, il se faisait prêter une monture par un ami du mas et parcourait à cheval les trois kilomètres séparant la route du bout de terrain où résidait sa grand-mère.

Certains disaient d’Iselda qu’elle avait largement dépassé cent ans. Ses sourcils étaient pourtant toujours noirs. Quant à ses cheveux, plus personne ne les avait vus depuis une éternité. Ils étaient en permanence cachés par un foulard sombre relevé d’un liseré rouge, noué en une coiffe aux replis complexes.

Elle fumait à longueur de journée une pipe grossière et son visage était un champ de rides. Il ne serait venu à l’idée d’aucun Rom de l’appeler par son prénom. Pour tous, elle était Mère.

Tony et Rajko étaient arrivés en fin de journée et l’avaient saluée respectueusement. Comme il était d’usage, ils s’étaient enquis de sa santé et de ses besoins éventuels. Elle les avait ensuite écoutés exposer la vraie raison de leur venue. Elle ne les avait pas interrompus une seule fois. Quant ils se turent, elle tira plusieurs fois sur sa pipe, les yeux tournés vers le miroir lisse de l’étang.

Dans les lueurs chaudes du couchant, les flamants roses faisaient lentement les cent pas, plongeant de temps à autre leur tête sous la surface. Le silence n’était froissé que par le grésillement du tabac quand Iselda aspirait une nouvelle bouffée.

Elle finit par poser sa pipe sur la table à côté d’elle. Au même moment, comme s’il s’agissait d’un signal, les flamants s’envolèrent tous ensemble et passèrent au-dessus de la roulotte, déjà hauts dans le ciel rouge, en formant un grand V qui pointait vers le soleil sur le point de disparaître.

Iselda, le regard toujours au loin, prit enfin la parole.

Tony, qu’est-ce qui te fait penser que le loup en bas de chez la gadji… comment s’appelle-t-elle déjà ?

Delia.

Delia. Qu’est-ce qui te fait penser que le loup en bas de chez Delia est le même que celui de ses cauchemars ?

Euh… que voulez-vous dire, Mère ?

Delia t’a dit qu’elle a fait des cauchemars depuis toute petite avec un loup qui veut l’attraper, c’est ça ?

Oui, Mère.

Et, depuis quelques mois, elle rêve d’un homme. Il se glisse dans son lit, elle croit que c’est son ami, il la prend par derrière, elle comprend que ce n’est pas son ami et elle se réveille. J’ai bien compris ?

Oui, Mère, mais justement elle…

Sans tourner les yeux vers lui, Iselda leva la main pour lui faire signe de se taire et poursuivit.

Elle pense que cet homme est le loup de son enfance, je sais. Et pourquoi pense-t-elle une chose pareille ?

Cette fois, Tony ne se risqua pas à dire un mot. De fait, elle répondit à sa propre question.

Parce qu’elle a vu, dans la rue, un homme aux yeux gris qui l’a suivie jusqu’à chez elle et qu’elle a reconnu le visage de son agresseur imaginaire. Est-ce bien ça ?

Perplexe, il laissa passer deux à trois secondes. Et là, devait-il parler ?

Est-ce bien ça ?

Euh… oui, Mère. C’est exactement ça.

Bon. Je comprends que Delia fasse le lien entre son poursuivant aux yeux gris et l’agresseur de ses cauchemars, qu’il soit sous forme de loup ou d’homme. Je comprends que tu soupçonnes cet homme d’être un vukodlak. Je ne dis pas que tu as raison de le croire, je dis juste que je comprends. Mais cet homme, pourquoi serait-il le loup que tu as vu dans la rue ?

Tony jeta un coup d’œil à Rajko, qui lui fit discrètement non de la tête. Il resta silencieux. Bien lui en prit.

Nous, les Roms, avons dû quitter notre terre il y a près de mille ans pour fuir le mal et, depuis, nous avons erré sans cesse, rejetés de tous et souvent haïs sans raison. Un homme fou a même voulu nous détruire tous et, quand il s’est mis à le faire, aucun gadjo ne s’est dressé à nos côtés pour nous défendre. Secrètement, tous se réjouissaient de notre disparition prochaine. J’ai bien connu ton grand-père, Tony. Un charmeur, celui-là… Il jouait de la guitare mieux que personne et sa voix en a fait fondre plus d’une. Il s’en est fallu de peu que… Enfin, tout cela est bien lointain mais disons que j’aurais pu être ta grand-mère aussi.

Tony et Rajko se regardèrent d’un air entendu. Ils connaissaient cette histoire par cœur et elle n’avait pas été pour rien dans l’amitié solide qui les unissait. Même s’ils avaient du mal à l’imaginer en regardant Iselda, ils savaient qu’elle avait été autrefois une jeune femme à la beauté sublime et au tempérament de feu, que bien des hommes avaient convoitée.

Mais je m’égare. Tu sais ce qu’il disait. Pour lui, les vukodlaks ont toujours été nos pires ennemis. Si tu veux connaître le fond de ma pensée, je crois que ton grand-père était un bel homme mais il était aussi un peu simplet.

Mère !

Oui, simplet ! Ton grand-père avait peut-être raison de penser que notre errance a commencé à cause de vukodlaks. Peut-être. Mais de là à les voir partout, allons ! Porajmos a commencé bien avant la guerre. Ce sont les Français qui ont conçu les premières lois contre nous et qui ont fait le lit où Hitler n’a plus eu qu’à s’allonger. D’ailleurs, Porajmos a continué après qu’il ait été vaincu. La paix est revenue mais nous, les Roms, sommes restés enfermés dans les camps pendant encore un an avant que quelqu’un ne pense à nous relâcher enfin. Tous ces gadjé qui se disaient des libérateurs n’étaient pourtant pas des vukodlaks. Personne ne les forçait à faire durer notre supplice. Personne. Ils n’étaient quand même pas des vukodlaks, eux aussi ? Ou alors, c’est que tous les gadjé le sont ? La réalité, c’est que dès la nuit tombée, quand ton grand-père quittait une roulotte où il n’aurait pas dû se trouver, sa peur de se faire surprendre ravivait sa peur des vukodlaks. Il en voyait dans chaque ombre suspecte, comme toi tu penses en avoir vu un aussi.

Je l’ai vu, de mes yeux vu !

Tu n’as pas vu un vukodlak. Si tu en avais vu un, tu ne serais pas là pour m’en parler ce soir. Un vukodlak est beaucoup plus fort qu’un humain ou qu’un loup. Il aurait pu te sauter à la gorge d’un bond, même à la hauteur où tu te trouvais. Oh !

Elle éclata d’un rire joyeux suraigu. Toutes ses rides se réorganisèrent autour de sa bouche grande ouverte.

Que… quoi ? finit par lâcher Tony. Qu’est-ce que vous trouvez de drôle à ça ?

Elle le regarda en continuant à rire puis finit par dire :

Tu as vu quelque chose qui t’a fait peur, alors que toi aussi tu étais dans une roulotte où tu n’aurais pas dû être. Tu as l’esprit tellement obscurci par les fariboles que te racontait ton grand-père et par ton désir lubrique pour cette gadji que tu as aussi peu de jugeote qu’un enfant.

Tony fit une drôle de grimace. Est-ce que cela se voyait tant que ça ? Ou était-elle capable de lire dans les pensées, comme on le disait ? Dans ce cas, elle devait tout savoir de sa soirée, dans les moindres détails, y compris les plus scabreux. Il se sentit penaud, en espérant qu’il ne s’agissait là que d’une légende. À tout hasard, il essaya de se concentrer sur le motif à fleurs de la toile cirée ornant la table devant lui, afin de cacher aussi profondément que possible ses souvenirs les plus inconvenants. Iselda reprit enfin son sérieux.

Les loups sont comme les humains. Certains sont mauvais, et les vukodlaks sont de ceux-là. D’autres, la plupart sans doute, sont indifférents à nos destinées. Mais ce que n’a jamais voulu croire ton grand-père, c’est que certains sont nos protecteurs. Oui, nos protecteurs. Ils sont là pour rétablir l’équilibre immanent de tout ce qui est vivant.

Les deux hommes échangèrent à nouveau un regard. Rajko déglutit. Tony sentit un frisson le parcourir.

Depuis toujours, à chaque fois que le mal se dresse quelque part, le bien lui fait face. Tôt ou tard. Même nous qui sommes l’un des peuples les plus méprisés de la Terre, nous avons eu de grands créateurs parmi nous, des hommes célèbres et reconnus dans le monde entier. Tout n’est pas encore parfait dans nos relations avec les gadjé, loin de là mais le temps des persécuteurs est passé. Malgré toutes les épreuves qui se sont abattues sur nous, nous sommes toujours là et notre condition s’améliore peu à peu.

Elle se tut. Ses yeux se fermèrent, disparaissant dans les rides. Aucun des deux hommes n’osa faire le moindre mouvement ou dire quoi que ce soit. Plus d’une minute s’écoula. S’était-elle endormie ? Non, elle rouvrit les yeux.

Le loup que tu as vu devant chez ton amie n’était pas le vukodlak qui la poursuit. Il est venu là pour veiller sur elle et sur le bébé qu’elle porte. Rien n’est plus vulnérable que la veuve sur le point d’enfanter. Sarah  la Noire a été l’une d’entre elles. Marie, mère de Dieu, aussi. Et bien d’autres encore. Je ne sais pas qui est ton amie Delia et je ne sais pas qui deviendra son enfant. Mais je peux te dire qu’elle n’est pas n’importe quelle femme. Un vukodlak veut son malheur depuis toujours. Un autre loup la protège. Il l’a fait savoir en hurlant à la Lune pour être entendu de tous. Elle ne doit plus avoir peur de lui. Il donnera sa vie pour elle s’il le doit.

 

Iselda ferma les yeux à nouveau et étendit lentement ses bras, l’un vers l’est, l’autre vers l’ouest. Au coeur d’une steppe glacée, Zhelmaïa fit de même. Et, dans une mesa aride d’Arizona, en plein territoire Hopi, la vieille Angwusnasomtaqa ferma le cercle ainsi tracé autour de la Terre.

Les trois Mères s’unirent par l’esprit.

L’équilibre venait de se rétablir. La frontière fluctuante du monde obscur avec le monde lumineux reprit son tracé normal. Rien ne garantissait qu’elle serait préservée très longtemps de nouvelles tentatives d’invasion. Mais ce moment de respiration était un soulagement.

Iselda sourit avec une tendresse infinie.

 

L’enfant de la veuve peut venir. Elle sera mère. Les signes sont là.

 


 

Chapitre 11 Confiance

Nous devons apprendre à abandonner nos défenses et notre besoin de contrôler et faire totalement confiance à l'Esprit pour nous guider.

Sobonfu Somé

Le lendemain après-midi, Tony rendit visite à Delia pour lui raconter ce qu’avait dit Iselda. Du moins, ce qu’il jugea utile de lui dire.

Il ne mentionna pas le lien mystérieux entre les trois Mères, dont il ne savait rien ou presque et qu’il aurait été bien en mal d’expliquer, même à quelqu’un d’aussi ouvert que Delia. À la limite, elle aurait été plus inquiète encore de tout ce que cela sous-entendait.

Il ne fit pas non plus allusion au moment où elle s’était moquée de lui et de son désir inavouable.

Il se contenta de lui parler de la certitude de la Mère sur la nature bienveillante du loup venu la veille dans sa rue.

Delia était loin de se sentir convaincue.

Elle est bien gentille, votre Iselda, mais ce n’est pas elle qui a eu tous ces cauchemars et qui a vu ensuite débarquer un loup en bas de chez elle ! Surtout qu’ici, en Camargue, il n’y en a pas, des loups ! Qu’est-ce qu’elle croit ? Que la prochaine fois, je vais descendre et aller dehors le caresser entre les oreilles ? Il faut peut-être que j’achète aussi des croquettes pour le nourrir, tant qu’elle y est ?

Ecoutez, Delia, je comprends votre scepticisme mais Mère ne se trompe jamais, il faut lui faire confiance. Ce loup est là pour vous protéger.

Vraiment ? Puisque vous êtes si sûr que ça, vous êtes prêt, vous, à sortir le voir s’il revient cette nuit ?

Tony ne se demanda pas une seconde ce qu’il ferait ou pas. La seule pensée qu’il eut fut que Delia venait de lui proposer implicitement de passer une nouvelle nuit chez elle. Alors, le loup, ça n’arrivait qu’après. D’ailleurs, rien ne disait qu’il allait revenir. Par contre, ce qui était certain, c’est qu’à nouveau il allait se trouver dans la position du protecteur, pour ne pas dire du héros, aux yeux de la jeune femme. Elle le confortait dans le rôle gratifiant de l’homme fort et rassurant qu’elle accueillait dans son intimité pour veiller sur elle. Et il aimait ça.

Peut-être même qu’il aurait à nouveau l’occasion de la contempler en train de dormir. En tout bien tout honneur, cette fois. Juste pour le plaisir des yeux.

Avant que tout autre pensée plus précise et moins noble ne lui vienne à l’esprit, il se hâta de répondre :

Oui, oui, sans hésiter. S’il revient ce soir, je sors pour vous montrer qu’il n’y a rien à craindre de lui.

C’est vrai ? Vous le feriez ?

Vous pouvez compter sur moi. J’ai une confiance totale dans ce que dit Mère. Et, s’il ne revient pas, nous passerons de toute façon une soirée agréable entre amis.

Vous êtes vraiment adorable. Je suis très touchée par tout ce que vous faites pour moi. C’est… c’est tellement gentil de votre part.

Euh… ce n’est rien, rien du tout, je vous assure. Je le fais avec plaisir.

Il ne se disait pas moins qu’il préfèrerait autant ne pas avoir à faire preuve de bravoure. En repensant au loup hurlant à la Lune, il ne put réprimer un frisson et une crispation fugitive de la bouche. Heureusement, Delia ne remarqua rien. Il reprit son expression nonchalante habituelle, pour bien montrer qu’il n’éprouvait aucune inquiétude. Être un héros, c’est sympa. Mais c’est quand même plus facile quand il n’y a pas de danger.

Il proposa d’aller faire quelques courses ensemble tant que la superette était ouverte. Était-ce une envie, pas si inconsciente que ça, de pousser un peu plus loin sa relation avec elle vers celle d’un vrai couple ? Il ne l’aurait pas nié, même s’il s’agissait avant tout, pour lui, de dissiper par un peu de normalité son appréhension de la soirée à venir. Et ce n’était pas l’apparition du loup qui le rendait le plus nerveux, mais plutôt le mélange de désir et de honte à l’idée de reproduire l’enchaînement érotique de la veille. Tout serait tellement plus simple s’il ne ressentait rien pour elle. Ou si elle tombait amoureuse de lui. Il haussa les épaules. Cette dernière hypothèse lui semblait tout simplement ridicule.

Pourquoi haussez-vous les épaules, Tony ?

Hein ? Euh… Non, rien, je… euh… je pensais que j’aurais dû prendre du café chez moi, ça nous aurait évité d’en acheter, vous… euh… vous n’en avez plus.

Ah oui, vous avez raison, tiens. Oh, ce n’est pas grave, on peut en reprendre, vous savez.

Euh… oui, bien sûr. Allez, ce soir, c’est moi qui vous fais la cuisine. Je me débrouille bien, vous savez.

Vous allez me faire votre célèbre ragoût de hérisson ? Il doit m’en rester deux ou trois au frigo.

Ils éclatèrent de rire.

Sans vouloir vous décevoir, reprit-il, je pensais à une recette plus conventionnelle, même si elle est exotique. Un plat indien que ma mère m’a appris quand j’étais adolescent.

Il me tarde de goûter ça. J’adore la cuisine indienne. On fera les hérissons une autre fois.

Oui, c’est meilleur quand c’est bien faisandé, de toute façon.

Ils continuèrent à plaisanter pendant qu’ils poussaient à deux leur mini-chariot à la superette, sans prêter attention aux quelques regards surpris par le couple curieux qu’ils formaient.

Lorsqu’ils montèrent leurs emplettes jusqu’à l’appartement de Delia, Tony sentit son pouls s’affoler au moment où elle lui dit :

Ah, faire les courses, c’est quand même plus sympa à deux.

 

Quelques heures plus tard, Delia traquait les derniers grains de riz au curry encore accrochés au fond du plat en pyrex. Tony n’était pas peu fier d’un tel succès. Il étouffa un rot discret et jeta un coup d’œil à la bouteille de vin. Il n’en restait plus une goutte. Malgré sa grossesse, Delia s’était autorisée une petite exception et en avait bu deux verres, largement de quoi l’aider à se détendre complètement.

Il se leva pour préparer un café. Pendant que l’eau s’écoulait à travers le filtre, il débarrassa la table et commença à faire la vaisselle, malgré les protestations un peu pâteuses de Delia, qui finit par s’affaler sur le canapé avec un sourire béat.

Quand Tony revint avec les tasses fumantes, elle s’était assoupie. Il pouffa et la regarda, attendri. Il réfléchit quelques secondes. Elle semblait très bien comme ça et rien ne pressait. Il s’assit à califourchon sur l’une des chaises et sirota tranquillement son café. Puis il alla la secouer doucement jusqu’à ce qu’elle se réveille et l’aida à marcher jusqu’à sa chambre. Elle marmonna quelques mots incompréhensibles et se laissa tomber sur le lit, où elle s’endormit presque instantanément. Il n’essaya pas de la border, la température était suffisamment douce et il ne voulait surtout pas la toucher sans nécessité. De plus, il préférait autant qu’elle reste toute habillée. Il ne serait pas tenté d’essayer d’entrevoir à nouveau des parties de son corps trop affolantes.

De retour au séjour, il but la deuxième tasse. Le café était encore chaud. Il se mit à rêvasser, allongé sur le canapé, laissant filer ses pensées. Deux nuits de suite chez Delia, quand Rajko apprendrait ça… Est-ce que Mère le voyait ? Il lui fit un petit coucou en regardant le plafond. Tu vois, Mère, je suis sage, elle dort dans son coin, je reste dans le mien, tu pourrais me montrer que tu m’approuves. Rien ne se passa. Pas le moindre courant d’air, pas de signe lumineux, pas de voix chuchotée, rien. Peut-être qu’Iselda dormait, elle aussi. Ou alors qu’elle voyageait très loin, dans un de ses mondes surnaturels, habité par allez savoir quelles créatures. Il préférait ne pas essayer de les imaginer. Est-ce que vraiment un loup errait aux abords de la petite ville ? Et cet homme qui recherchait Delia, que faisait-il, à cet instant ? Peut-être n’était-il qu’un inoffensif touriste égaré, finalement. Un type dont le regard inquiétant était dû simplement au fait qu’il s’était paumé et qu’il scrutait partout autour de lui. Le bon côté, c’est que grâce à lui, Tony s’était plus rapproché de Delia en quelques heures que dans toutes les années précédentes à la côtoyer. Il l’avait même vue nue et s’était envoyé en l’air, dans sa chambre ou presque. Bon, ça, il n’allait sûrement pas en parler à qui que ce soit mais quand même, si on lui avait dit qu’une telle chose puisse arriver ne serait-ce que deux jours auparavant, il ne l’aurait jamais cru. Alors, même si elle avait paniqué à tort avec ce type dans la rue, il n’allait pas s’en plaindre. Sauf que, malgré tout, le loup, il existait vraiment. Ça, ce n’était pas le fruit d’une imagination trop fertile de Delia ou d’une paranoïa provoquée par trop de stress, entre sa grossesse et ses cauchemars. Il l’avait bien vu, non ? D’ailleurs, c’était sans doute ce que Delia était en train de regarder par la fen

Delia ? Vous… vous êtes réveillée ? Euh… je… je crois que je me suis un peu endor

Chhhttt

Il… il est là ?

Elle ne répondit rien. Elle fixait la rue, à moitié dissimulée derrière le petit rideau en voile. Tony se leva et s’approcha. Merde. Le loup. Il était là, debout au milieu de la rue, tourné vers la mer. Il humait l’air devant lui, en baissant la tête par petits hochements de haut en bas, les pattes avant à moitié repliées, l’arrière-train redressé. Avait-il repéré quelque chose qui s’approchait ? Ou plutôt, quelqu’un ? Il ne semblait pas agressif, ses babines étaient détendues.

Et puis, il s’assit et ne bougea plus. Il semblait monter la garde. Le lampadaire le plus proche éclairait parfaitement le pelage clair de son poitrail.

Tony se demanda s’il était bien raisonnable de descendre, comme il l’avait promis, pour démontrer à Delia que l’animal était sans danger. Après tout, pourquoi prendre un risque pareil ? Ils étaient bien plus en sécurité dans l’appartement fermé. Le tout, c’était de le dire à Delia d’une façon telle qu’elle ne le prenne pas pour un lâche ou un fanfaron qui avait frimé un peu vite devant elle tant qu’il n’y avait pas de danger mais qui se dégonflait au moment où il fallait passer à l’acte. Il devait présenter les choses de sorte à être rassurant, sûr de lui mais soucieux de la protéger avant tout. Oui, voilà, responsable, quoi. Il s’apprêtait à parler quand Delia fit une chose insensée.

Elle ouvrit la fenêtre en grand.

Le loup tourna la tête vers elle et la fixa longuement.

Delia lui rendit son regard, avec un large sourire.

Le loup s’allongea sur le sol, sans la quitter des yeux.

Devant Tony totalement interloqué, elle fit volte-face, marcha sans hésiter vers la porte de l’appartement, sortit. Quelques secondes plus tard, elle était dans la rue et s’approchait de l’animal.

Il ne bougea pas.

Elle s’assit par terre, à côté de lui et le caressa. Il se roula sur le dos, comme un chien familier, pour mieux profiter des câlins qu’on lui prodigue. Tony, subjugué, regardait la scène depuis la fenêtre, la mâchoire inférieure pendante.

Au bout de quelques minutes, pendant lesquelles le rire enfantin de Delia retentit plusieurs fois, le loup se releva. Après avoir humé doucement la main tendue de Delia, il partit en trottinant et disparut rapidement.

La jeune femme fixa un long moment le point où il s’était fondu dans l’obscurité, espérant le voir revenir. Puis, à regret, elle remonta dans son appartement. Tony se jeta sur elle quand elle passa la porte et la serra dans ses bras, tellement il était ému. Elle se laissa faire, les yeux fermés et le cœur léger, jusqu’à ce qu’il relâche son étreinte.

Delia, comment… comment avez-vous su que le loup ne vous ferait pas de mal ?

C’est ce qu’avait dit Mère, non ?

Oui, mais… mais vous n’étiez pas très convaincue et je le comprends, d’ailleurs. C’était un sacré risque à prendre, on aurait dit que, tout d’un coup, vous avez su qu’il serait amical avec vous.

C’est exactement ce qui s’est passé. Je l’ai su. Ou plutôt, je devrais dire que je l’ai vu.

Vous avez vu quoi ? Qu’il ne vous agresserait pas ? Mais… comment ? À son attitude ?

Non, non, pas son attitude, je n’y connais rien, moi, aux loups. Mais ce que j’ai vu m’a indiqué de façon certaine que ce loup-là n’était pas celui qui me pourchassait. Et donc, je me suis simplement dit que Mère devait avoir raison.

Qu… je ne comprends rien ! Comment pouviez-vous savoir que ce n’était pas le même loup ? Il avait un signe distinctif dont vous ne m’avez pas parlé ?

Elle éclata de rire. Elle semblait s’amuser beaucoup de la perplexité de Tony.

Oh oui, on peut dire ça comme ça, oui, un signe distinctif !

Elle n’arrivait plus à s’arrêter de rire. Tony commença à se sentir vexé. Est-ce qu’elle se moquait de lui ?

Excusez-moi. Je… ce n’est rien contre vous, vous êtes quelqu’un pour qui j’ai beaucoup d’affection mais c’est tellement drôle, ça va vous faire rire aussi.

Elle prit une grande respiration et parvint à se calmer.

Hé bien voilà. Si j’étais si sûre de moi, c’est parce que ce loup… n’est pas un loup.

Quoi ?

Non. Ce n’est pas un loup. C’est une louve.

Hein ? Une louve ? Mais comment vous le savez ?

Allons, Tony, vous devez bien savoir, vous aussi, quel est le signe distinctif visible entre un mâle et une femelle, non ?

Tony se sentit devenir carmin. Puis il s’esclaffa à son tour et Delia avec lui. Enfin, il comprenait.

Une louve ! Aucun risque, en effet, qu’elle puisse être le grand méchant loup des cauchemars de Delia. S’il était si effrayant, c’était avant tout en raison de ce fameux signe distinctif. Et quelle meilleure protection contre un loup qu’une louve. Mère devait bien rire, elle aussi, de cette façon parfaite de rétablir l’équilibre à tous points de vue. Tony comprenait mieux, désormais, pourquoi elle avait dit que tous les signes étaient là.

Et il perçut également toute l’importance de sa présence à lui. Autant il se sentait paralysé à l’idée de devoir faire face à un loup, autant un être humain, ça ne lui faisait pas peur, quitte à s’appuyer sur l’aide de sa communauté. La nouvelle répartition des rôles lui convenait bien mieux.

Dans le monde des humains, il était celui qui se dresserait s’il le fallait pour empêcher qu’un autre homme ne nuise à Delia. Dans celui des animaux, la louve ferait face au loup.

Le bébé à venir ne pouvait pas être mieux défendu, quelle que soit la forme que prendrait l’agresseur potentiel de sa mère.

Bien sûr, il était possible qu’un vukodlak soit à la fois plus qu’un humain et plus qu’un loup. Mais cette incertitude, Tony préférait la laisser pour plus tard. Il était chez Delia et elle se sentait enfin détendue. Elle lui avait même dit qu’elle avait beaucoup d’affection pour lui et, bien qu’elle se sente pleinement rassurée, elle ne lui demandait pas de rentrer chez lui. La simple idée qu’ils allaient dormir paisiblement sous un même toit et qu’ils partageraient leur petit déjeuner le lendemain matin le mettait en joie. Pour le moment, il voulait simplement savourer ce plaisir-là.

 


 

Chapitre 12 La porte de toute merveille

Deux, issus d'une même source

Mais portant des noms différents.
Ce deux-un s'appelle mystère,
Mystère au-delà du mystère,
Porte de toute merveille.

Lao Tseu

Tony ?

Il se retourna vers le dossier du canapé en grognant un peu. Son rêve était trop agréable pour être interrompu comme ça.

Tony ?

La voix était douce, à peine au dessus du chuchotement. Il entrouvrit les yeux. Où était-il ? Ah oui, chez Delia. Était-ce déjà le matin ?

Tony, vous dormez ?

Il se mit sur le dos, bien réveillé. Il faisait nuit. Il tourna la tête vers la montre lumineuse du décodeur de Canal Sat. Deux heures du matin. Pas étonnant s’il ne se sentait pas du tout reposé. Mais pourquoi Delia l’appelait-elle ainsi ? Il se redressa péniblement, tous les muscles engourdis. Que se passait-il encore ? Ce n’était quand même pas la louve qui était revenue, si ?

Tony ?

Oui, oui, je vous entends, dit-il à mi-voix. Il y a… il y a un problème ?

Elle ne répondit rien. Il se leva et se dirigea vers la chambre, dont la porte était restée largement ouverte. Dans la pénombre, il distingua la silhouette de Delia allongée, recouverte d’un drap. Il s’arrêta sur le pas de la porte.

Vous avez entendu quelque chose ?

Non, c’est juste que… je n’arrive pas à dormir et je… oh, je suis désolée de vous avoir réveillé mais… ça vous embête si on parle ?

Non, non, bien sûr. Vous voulez que je réchauffe du café ? Il en reste assez pour deux.

Vous alors, vous êtes vraiment très gentil. Oui, je veux bien.

Il alla à la cuisine, alluma seulement la lumière de la hotte pour ne pas être trop ébloui et versa le fond de café dans une casserole. C’était trop juste pour deux. Il rajouta un peu d’eau, fit chauffer le tout jusqu’au frémissement, remplit deux verres et revint avec jusqu’à la chambre.

Delia s’était redressée, le dos appuyé sur le mur et le drap retenu sous les bras. Ses épaules étaient nues. Tony essaya de ne pas trop regarder vers elle. Il resta debout, à demi tourné vers la fenêtre. Il ne savait pas quoi dire pour entamer la conversation. Elle ne dit rien non plus. Ils commencèrent à boire leur café en silence.

C’est vraiment un délice.

Euh… pardon ?

Votre café. Je le trouve très bon.

Ah, hé bien, merci, je… c’est gentil.

Tony, je peux vous demander quelque chose ?

Euh oui, bien sûr.

Depuis quand êtes-vous seul ?

Il écarquilla les yeux. Il ne s’attendait vraiment pas à une question pareille.

Huit ans.

Et depuis… vous n’avez jamais revu personne ?

Que… comment ça ?

Pas de petite amie ou même de rencontres éphémères ? Oh, je suis trop indiscrète, pardonnez-moi, je…

Non, ça va. J’ai juste été surpris. Mais ça ne me gêne pas de vous dire. Non, personne.

Pourtant, vous êtes quelqu’un d’adorable, de généreux et en plus, quand vous jouez de la guitare, vous devez sûrement…

Séduire ?

Ben oui. Séduire. Non ?

Je… je ne sais pas. Je ne fais pas vraiment attention. Vous êtes gentille mais, vous savez, j’ai fait mon temps.

Comment ça ?

Oh ben, j’ai dépassé la cinquantaine, ce n’est plus moi que les jeunes femmes regardent. Ah ça, des couples qui se forment sous mes yeux quand je joue dans les fêtes, il y en a ! Et ça me fait plaisir, hein ? Mais moi, je suis juste celui à qui on fait des grands sourires parce que je ne joue pas trop mal et que je fais danser tout le monde. Pour moi, ça se limite à ça. Alors, les filles, je ne m’en soucie pas.

Il prit une gorgée de café.

Sauf moi.

Il faillit avaler de travers mais parvint de justesse à ne pas tousser. Ça se voyait tant que ça ? Il se tourna un peu plus vers la fenêtre.

Euh oui mais vous ce n’est pas pareil.

C'est-à-dire ?

Je… euh… je vous vois comme… comme une amie, enfin, je veux dire, je vous trouve très… euh… enfin, je… j’essaie de vous aider avec vos… vos soucis, voilà, quoi.

Vous voulez bien vous asseoir un peu ? On dirait que vous n’avez qu’une envie, c’est de courir vous coller à la fenêtre. Je suis si effrayante que ça ?

Euh pas du tout, je, oui, bien sûr, attendez, je vais chercher une chaise au séj

Tony, asseyez-vous ici, dit-elle en tapotant le matelas à sa droite. Je vous jure que je ne vais pas vous mordre.

Il s’assit au bord du lit, regardant droit devant lui.

Tony, détendez-vous un peu. Vous êtes tout raide.

Il déglutit. Si elle savait à quel endroit il était en train de devenir tout raide…

S’il vous plaît, allez, venez vous appuyer contre le mur, vous serez mieux.

Il obtempéra et replia à moitié sa jambe gauche. Ce n’était pas uniquement pour paraître plus à l’aise. Il n’avait pas éteint la lumière de la cuisine. L’éclairage qui parvenait à la chambre était faible mais largement suffisant pour créer des contre-jours et il ne voulait surtout pas que Delia remarque la bosse en train de se former sous son caleçon.

Tony, savez-vous quel âge j’ai ?

Euh, je… non, enfin je veux dire, vous êtes très jeune mais je n’ai jamais été bon à ce jeu et…

Vingt huit ans.

Ah ? C’est… euh… c’est bien.

Il avait envie de se donner des baffes. Pourquoi n’arrivait-il pas à avoir avec elle une conversation détendue, comme il l’aurait eue seulement quelques jours auparavant ? Il l’avait toujours trouvée très belle mais, avant, cela ne l’empêchait pas de se comporter normalement.

Bon, là, en plus, il était chez elle, tous les deux assis sur le même lit, elle nue sous son drap avec son corps de rêve et lui en caleçon en train de bander. Forcément, ça n’aidait pas. Mais voilà, il la trouvait de plus en plus craquante depuis qu’ils s’étaient rapprochés à cause des menaces qui pesaient sur elle. Et puis, il y avait eu son plaisir coupable de la veille, quand il s’était affolé à la vue irrésistible de son postérieur.

Il était en train de perdre complètement les pédales, avec elle. Il fallait qu’il trouve au plus vite n’importe quel prétexte pour quitter la chambre.

Vous savez, je ne suis plus une petite fille.

Ah ça, aucun doute.

En fait, ce que j’essaie de vous dire, c’est que… Vous avez peut-être une vingtaine d’années de plus que moi mais je suis autant une adulte que vous, voilà. Et je ne pense pas une seconde que vous avez fait votre temps, comme vous dites. Vous êtes généreux, plein de charme, vous aimez la vie et en plus, vous vous démenez pour me protéger. Vous croyez que ça ne me fait rien ? En fait, vous êtes un homme comme je crois que je n’en ai jamais connu. Même quand vous étiez aussi terrorisé que moi par le loup dans la rue, hier, vous êtes resté à mes côtés. Et vous n’avez pas hésité une seconde à revenir ce soir.

Euh… merci, c’est gentil mais vous savez, c’est normal, je…

Normal ? Attendez, est-ce que vous auriez fait tout ça pour un homme ? Si un gadjo vous avait expliqué qu’il avait peur du loup depuis son enfance, vous ne l’auriez pas tout simplement pris pour un gentil demeuré et oublié aussitôt ? Répondez-moi franchement.

Hé bien… Peut-être que… Pfou, je ne sais pas, c’est vrai. Mais bon, je suis un homme, c’est normal que je sois plus touché quand c’est une femme jeune et belle qui  me demande mon aide, non ? Surtout vous.

Surtout moi ?

Oui, vous. Déjà, vous vous intéressez sincèrement à nos vies, à notre culture. Et quand vous avez cherché un ami, c’est vers moi que vous vous êtes tournée. Et je n’y peux rien si, en plus, vous êtes belle et que je suis aux anges de venir chez vous et d’être celui sur qui vous comptez et de faire les courses avec vous et de vous faire à manger et de vous regarder dormir et… et… euh… je… excus

Elle colla ses lèvres sur les siennes.

La première pensée de Tony fut qu’il était en train de rêver. La deuxième, qu’il ne fallait pas qu’il se réveille.

Non, il ne rêvait pas. Elle était là, nue contre lui, à l’embrasser intensément.

Il resserra ses bras autour d’elle, sentant enfin cette peau dont il avait tant rêvé, découvrant à quel point elle était douce. Elle le repoussa sur le dos. Il se laissa faire quand elle lui retira son caleçon, laissant apparaître son sexe en pleine gloire.

Elle se mit à califourchon sur lui avant qu’il ait le temps d’esquisser un geste. Ils ne firent plus qu’un. Il en eut le souffle coupé.

Cette seconde d’éternité, tant fantasmée, venait de se produire, là, à l’instant, comme si rien de plus naturel ne pouvait arriver, alors qu’elle lui avait paru encore inaccessible une minute plus tôt.

Il avait passé la porte de toute merveille, bien au-delà de celle, physique, dans laquelle son pénis s’était enfoncé. Celle d’une libération qui transcendait tout, la fusion parfaite de deux âmes qui ne faisaient plus qu’une.

Les murs de la chambre, la ville, la Terre disparurent de sa conscience. Ils étaient devenus l’Univers.

Et, en même temps, tout restait délicieusement réel. Enivré comme jamais, il saisit les seins superbes qui se dressaient au dessus de lui. Elle gémit et se mit à onduler lentement. Il ne savait plus où poser les mains tellement tout ce qu’il voyait de Delia était beau. Il pétrit doucement ses fesses, ses cuisses, ses hanches, ses seins à nouveau.

Elle se colla à lui de tout son corps, ils se retournèrent, il se retrouva au dessus d’elle, l’embrassa fougueusement, accéléra le rythme de ses hanches, auquel elle répondit avec autant de vigueur.

Leurs halètements se firent de plus en plus fort, jusqu’à l’extase finale qui les envoya plus haut que toute limite, avant tout commencement, au-delà de toute fin.

Ils restèrent un long moment sans faire un geste, toujours serrés l’un contre l’autre, parcourus de vagues suaves de plaisir, d’un bout à l’autre du corps.

Tony finit par murmurer :

Vous êtes la femme la plus merveilleuse que j’aie jamais connue.

Delia répondit en riant.

Et vous, l’homme le plus… euh… on pourrait peut-être se tutoyer ?

 

Ils s’endormirent sans s’en rendre compte.

 

Au petit matin, ils recommencèrent.

Autour d’eux, rien n’avait changé et tout était différent.

 


 

Chapitre 13 Sous la surface

Il y avait des ténèbres à la surface de l'abîme, et l'esprit de Dieu se mouvait au-dessus des eaux.

Genèse 1.2

Caius Septimus se pencha par-dessus la proue. Après huit jours de navigation depuis Rome, l’île artificielle formée par l’oppidum de Râ se dressait enfin à l’horizon, alors que le soleil était sur le point de se coucher à sa gauche. Les murs mégalithiques, aux façades inclinées telles une pyramide tronquée, s’illuminèrent de reflets orangés. Ils formaient une enceinte carrée, au centre de laquelle se trouvait une tour, carrée également et surmontée d’un dôme hémisphérique.

La rumeur disait que, sous la surface, se trouvait l’exacte réplique en symétrie de la partie émergée. Le jeune patricien essaya d’imaginer la forme de l’ensemble. Pour qu’il soit stable, il fallait nécessairement que la tour centrale soit enfouie dans le sable. Personne ne savait comment des pierres aussi énormes avaient pu être apportées là, puis assemblées en pleine mer, pour construire l’édifice. Seuls des mages très puissants avaient pu rendre un tel exploit possible.

Le navire se prépara à accoster.

À une distance d’à peine une dizaine de stades se trouvait la côte. Caius distingua des lueurs fugitives à travers la brume qui s’en élevait. Il frémit. Il avait entendu les pires légendes sur les créatures étranges qui vivaient là-bas, au cœur d’un dédale de marais insalubres. Certains prétendaient qu’il s’agissait de goules avides de sang. D’autres, de chimères amphibies couvertes d’écailles. Tous s’accordaient sur un point : ces êtres démoniaques étaient hostiles et les approcher signifiait une mort aussi certaine qu’horrible.

Il se détendit un peu dès que les lourdes portes donnant accès à l’intérieur des murs se refermèrent derrière lui avec un bruit rassurant. Le grand prêtre Loxias, tout de blanc vêtu, vint l’accueillir, suivi de huit hommes vêtus de longues toges noires, le visage recouvert d’une capuche. Il écarta les bras et ils se déployèrent en arc de cercle, comme deux ailes géantes. Caius n’osait pas dire un mot. Il se remémora les circonstances qui l’avaient conduit ici.

 

Quelques semaines plus tôt, alors qu’il venait d’avoir 18 ans, il avait participé à ses premières lupercales par une nuit de pleine lune. Il faisait partie de l’une des cinq familles les plus anciennes de Rome et, de ce fait, se trouvait membre de droit du collège des Luperques, réservé aux descendants de la Louve fondatrice.

Il avait été l’unique jeune homme convié ce soir-là, à l’endroit précis où Romulus et Remus avaient été nourris par la Louve, dans la grotte secrète de Lupercal, au pied du mont Palatin. Il avait assisté au sacrifice d’un bouc noir par les douze prêtres de Faunus, sous l’égide de Lykeion, leur supérieur. À l’issue d’un rituel qu’il avait suivi avec fascination, les officiants l’avaient aspergé du sang de l’animal en criant et en grognant. Le nouveau Fils de la Louve avait répondu par un grand éclat de rire, qui symbolisait sa résurrection dans une seconde vie.

Surexcité, il était ensuite parti parachever son initiation dans les rues de Rome, armé de bandes de cuir découpées sur la dépouille fumante. Il devait s’en servir à sa guise lorsqu’il rencontrerait des jeunes filles aptes à enfanter dans l’année. Les prêtres avaient été parfaitement explicites sur la meilleure façon d’être sûr qu’elles se retrouvent enceintes dans le délai requis.

Il suffisait que ce soit lui qui les féconde.

Non loin des arènes, il croisa la route d’un jeune couple, Donatus et Sabina. Dans un jeu amoureux, ils faisaient semblant de se poursuivre, se cachant à tour de rôle dans des recoins obscurs pour surprendre l’autre. À un moment, l’homme passa tout près de Caius et se jeta sous une porte cochère en lui faisant signe de ne rien dire. Caius se glissa aussitôt derrière lui. Donatus eut à peine le temps d’esquisser un geste de surprise. Caius l’étrangla à l’aide d’une de ses lanières. L’excitation qu’il ressentit en sentant les derniers soubresauts de sa victime se manifesta par une érection qu’il accueillit avec une surprise enjouée.

Il repoussa le corps derrière lui. Puis il attendit.

Sabina arriva une minute plus tard, jeta un coup d’œil vers la porte, ne vit rien à cause de l’obscurité, lui tourna le dos. Caius fut sur elle en deux pas. Il lui mit la main sur la bouche pour étouffer son cri de surprise, se collant à elle et l’enserrant de son autre bras. Il la sentit pouffer de rire. Elle pensait, bien sûr, qu’il était Donatus.

Il l’entraîna sous la porte à reculons et commença à caresser sa poitrine et son pubis à travers ses vêtements. Elle grogna de désir. Il souleva sa robe, mit à nu ses fesses rebondies, passa une main entre ses cuisses, enfonça un doigt dans son vagin trempé. Elle se cambra pour s’offrir sans avoir à se retourner. Il la pénétra sans effort. Elle se laissa tomber à quatre pattes. Il saisit ses fesses à pleines mains et s’enfonça encore plus profondément, la faisant gémir avec délice à chacun de ses coups de boutoir.

Quand il sentit l’orgasme imminent, il attrapa d’une main, derrière lui, le corps sans vie de Donatus et le projeta en avant sur les pavés, en pleine lumière. Le visage figé, déformé par un dernier rictus sinistre, se retrouva face à celui de Sabina.

Elle n’arriva pas à comprendre tout de suite ce qu’elle avait sous les yeux.

Dans une réaction de déni de la réalité, elle voulut croire à une hallucination. C’était forcément Donatus qui la chevauchait et lui donnait autant de plaisir. Ce ne pouvait être que lui. Pas cette horreur grimaçante qui gisait devant elle. Elle regarda par-dessus son épaule pour voir les traits apaisants de son amant. Elle ne vit que ceux, extatiques, de Caius. Il s’appuya sur elle de tout son poids pour l’écraser au sol et jouit à longs traits pendant qu’elle hurlait de terreur.

Il se dégagea enfin. Elle n’eut pas le temps de se relever qu’il la fouettait déjà, lacérant son corps et son visage de dizaines de plaies ensanglantées. Il n’arrêta que lorsqu’elle eut perdu connaissance, face contre terre.

Avant de partir, il vérifia qu’elle était toujours en vie et installa sur elle le cadavre de Donatus, en une parodie grotesque de copulation. Il admira son œuvre et hurla longuement à la Lune.

Puis il repartit poursuivre sa maraude. Il n’avait qu’une envie, recommencer.

Deux adolescentes imprudentes qui n’auraient jamais dû sortir si tard furent ses victimes suivantes. Après les avoir flagellées jusqu’à ce qu’elles tombent au sol, il s’était servi des lanières pour les entraver face à face, tête bêche, le visage de l’une au niveau du mont de Vénus de l’autre. Il les avait prises l’une après l’autre avec sauvagerie. Jamais il n’avait ressenti une telle excitation.

Il retourna au petit matin à la grotte pour raconter ses exploits en détails à Lykeion qui l’attendait. Il lui dit qu’il avait accompli ses premiers pas dans le monde obscur à merveille. Il lui recommanda de poursuivre son initiation en se rendant au plus tôt à l’oppidum de Râ.

 

Après l’avoir fait conduire à la cellule sans fenêtre où il allait vivre une année entière, Loxias le reçut en tête à tête. Caius eut ensuite la sensation exaltante d’en avoir plus appris au cours de cette première heure qu’il passa avec lui que toute sa vie auparavant. Loxias expliqua qu’il appartenait à un ordre ancien venu d’Abydos. À la suite d’une violente querelle religieuse, liée à son interprétation particulièrement sombre de certains attributs des dieux de son pays, il avait fui l’Égypte une quinzaine d’années auparavant.

Après des mois d’errance, il avait trouvé refuge dans l’oppidum de Râ, où personne ne connaissait son histoire. Il en avait pris rapidement le contrôle et en avait fait un lieu réputé pour les membres de son ordre. Lykeion, le supérieur des Luperques, était l’un d’entre eux.

Pendant des mois, Caius ne revit plus une seule fois Loxias. Il recevait quotidiennement ses enseignements de l’un des prêtres habillés de noir, qui ne lui donna jamais son nom.

En dehors des longues heures passées avec lui, Caius pouvait aller et venir librement dans l’enceinte de la place forte, à l’exception des appartements privés de Loxias. Il finit par conclure que l’existence d’un temple inversé sous la surface de l’eau était un mythe. Il ne trouva, en effet, aucun passage y menant.

Et puis, un jour, il eut pour instruction de se rendre dans la tour carrée. Loxias en personne l’y attendait au centre de la pièce immense. Elle était éclairée par des torches accrochées sur son pourtour. Les ouvertures étaient occultées par de lourds tissus noirs.

Tout ce qu’il avait appris depuis son arrivée au temple prit alors un sens. Le grand prêtre lui parla d’Oupouaout, le dieu qui ouvre les portes, représenté sous les traits d’un loup blanc. Il ajouta que tous les soirs, quand Râ disparaissait à l’ouest, il passait la porte du monde des morts où l’attendait Anubis, le dieu à la tête de loup noir. Alors, venu des Enfers, le vent d’ouest soufflait, celui que les Grecs nommaient Zéphyr, le vent-loup.

Quand il s’enfonce au-delà de l’horizon, le soleil devient noir et couvre tout de sa nuit. Vous, les Romains, vous appelez le dieu-soleil Apollon. Il est le plus beau des dieux. Il séduit les femmes pour les posséder. Il a plaisir à séduire les hommes aussi. Il n’aime rien tant que la luxure. Il ne supporte pas qu’on lui résiste. Ses colères sont innombrables et redoutables. Il se nomme Apollon Lukogenes, ce qui signifie à la fois celui qui apporte la lumière et celui qui devient loup. Il est le dieu des passages, ressemblant ainsi aux deux autres dieux-loups, Oupouaout et Anubis. Apollon le Soleil est une puissance des ténèbres. Il est né en Orient, loin à l’est des Terres Noires, bien au-delà de Babylone, depuis le cœur des steppes glacées du peuple des Loups. Il est arrivé jusqu’à nous, allant vers l’ouest, comme le fait le Soleil.

Caius se sentit euphorique. Était-ce l’étrange parfum des torches qui l’enivrait ou l’avalanche de révélations qui le fascinait ? Comme dans un rêve, les douze prêtres noirs apparurent, en cercle autour d’eux, sans qu’il les ait vus arriver.

Il est dieu-loup et aussi dieu-vent. Ses enfants sont à la fois loup et vent, la force et la liberté. Mais un jour, ils se diviseront et s’opposeront. Les fils du Loup pourchasseront les fils du Vent, en suivant la route qu’Apollon parcourt, jour après jour. Le combat durera des siècles, jusqu’à l’avènement du fils de la Veuve Obscure.

Les douze prêtres psalmodièrent une incantation dans une langue que Caius ne comprit pas. Les voix, incroyablement graves, semblaient à peine humaines. Loxias poursuivit la description de la prophétie d’un ton emphatique.

Lorsque les humains pulluleront au point de rendre la Terre plus chaude sous les feux du Soleil et de déclencher des tempêtes, une femme sera fécondée par son amant, qui perdra la vie juste après. Elle se rendra ici, sur les lieux du temple. Un fils du Vent et un fils du Loup viendront l’y retrouver. Quand le fils du Loup déposera en elle sa semence par dessus celle du fils du Vent, le premier enfant de la Veuve établira la suprématie définitive des fils du Loup. L’humanité passera alors sous le joug des Luperques. Le monde des ténèbres renversera celui des lumières. Et nous règnerons enfin jusqu’à la fin des temps.

Loxias se tut et écarta les bras jusqu’à ce qu’ils soient à l’horizontale, les paumes vers le haut. Dans un grondement impressionnant, le dôme au dessus de leur tête s’ouvrit comme une fleur à six pétales. Un flot de lumière tomba du ciel et inonda la salle. Le soleil était exactement au zénith. Caius plissa les yeux, ébloui. Loxias et les douze prêtres noirs fixèrent le soleil sans ciller.

Tout en poursuivant leur chœur entêtant, ils reculèrent vers les bords de la pièce. Loxias, les bras toujours étendus, orienta les mains vers le bas. Caius sentit le sol trembler sous ses pieds et recula à son tour.

L’immense dalle où il s’était tenu au centre de la salle s’enfonça lentement et disparut de sa vue. Un vent glacé et méphitique s’échappa de l’orifice et toutes les torches s’éteignirent.

Les voix se turent.

Caius s’approcha du bord du trou et se pencha prudemment. Le temple inversé n’était pas une légende.

Il remarqua alors un étrange phénomène. Malgré le soleil à la verticale, il avait beau écarquiller les yeux, il ne voyait rien que des ténèbres, comme s’il surplombait une cavité sans fond.

La lumière semblait s’arrêter à la surface de l’abîme.

Venu des profondeurs, un long hurlement résonna. Il ne semblait ni humain, ni animal.

Caius frémit et recula instinctivement de plusieurs pas, s’attendant à voir jaillir les pires démons.

Une brume noire s’éleva de l’orifice au dessus de la surface, comme si la nuit diffusait hors du sol pour éteindre le jour à jamais.

 


 

Chapitre 14 La fureur et les cris

J'ai vu le sang sur ma peau

J’ai vu la fureur et les cris
Et j'ai prié, j'ai prié

Tous ceux qui se sont sacrifiés

Muriel Laporte

Tony arriva chez lui, d’humeur plus qu’euphorique. Il voulait récupérer des vêtements de rechange afin de passer quelques jours avec Delia à son appartement, sans avoir à revenir.

Alors qu’il finissait de remplir un vieux sac de sport, Rajko passa la tête par la porte laissée grande ouverte.

Tony ? Tu es là ?

Rajko ? Oui, entre une minute. Je ne vais pas rester longtemps mais il faut absolument que je te raconte quelque chose de très important.

C’est quoi, ce sac ? Tu t’en vas ?

Justement, c’est de ça que je veux te…

Tu te l’es faite ! C’est ça, hein ? Tu te l’es faite !

Hé, tu ne parles pas comme ça de Delia, OK ? Surveille tes mots !

A-ha ! Alors, c’est vrai ? Tu t’es fait la petite ? Ah mon salaud, tu as dû t’en payer une sacrée tranche ! Ça va ? Pas trop rouillé, ce vieux Tony ?

Rajko ! Ça suffit ! Ce n’est pas une histoire de fesses ! Delia et moi, c’est…

Attends, mais… Oooooh que c’est touchant ! Tu es amoureux ! Tu es amoureux d’elle ! Tu as un sourire d’une oreille à l’autre et tu planes à un mètre au dessus du sol !

Parfaitement ! Parfaitement que je suis amoureux d’elle ! Alors, maintenant, tu arrêtes de lui manquer de respect sinon tu ne me verras plus jamais !

Tony, je te taquine ! Tu es mon meilleur ami et je suis très heureux pour toi ! C’est magnifique ! Bon, elle n’est pas aussi belle qu’une fille de chez nous, bien sûr, mais c’est vrai que pour une gadji, elle n’est pas si mal. Il faudra que je demande à Mère de lui prêter quelques vraies robes à la place de ses petites jupes bien trop courtes. Sinon, j’en connais qui vont avoir une attaque lorsque tu la leur présenteras.

Tony éclata de rire en visualisant la scène et Rajko se joignit à lui. Non seulement Mère était toute petite mais sa silhouette de centenaire n’avait vraiment rien à voir avec celle de Delia. Ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Puis Rajko lui dit :

Allez, file rejoindre ta dulcinée, sacré veinard !

 

________

 

Delia ouvrit en grand la fenêtre de la chambre et contempla le lit défait, une expression rêveuse illuminant son visage. Ils avaient passé toute la journée ensemble et avaient rarement quitté la chambre. Ils avaient même refait l’amour en fin d’après-midi avant que Tony ne sorte. Il n’allait pas tarder à revenir. Inutile de remettre les draps en place, ils allaient sûrement se recoucher dès son retour. Elle fila à la salle de bains pour prendre une bonne douche. Au moment où elle avançait une jambe sous le jet pour vérifier la température, elle entendit la porte s’ouvrir. Elle coupa l’eau et surgit dans le séjour, en écartant les bras de façon théâtrale.

Taddaaaah ! s’écria-t-elle joyeusement.

Il se retourna vers elle avec un grand sourire.

Ce n’était pas Tony.

Le regard gris la transperça.

Elle cria, recula en trébuchant vers la salle de bains, repoussa la porte pour s’y enfermer.

Le pied de Samyr dans l’encoignure l’en empêcha. D’un coup d’épaule, il l’envoya valser contre le mur d’en face. Elle glissa, s’écroula dans le bac à douche, se heurta la tête. Du sang se mit à couler lentement de son cuir chevelu puis à goutter sur le carrelage mouillé. Sonnée, elle perdit connaissance.

Il la souleva sans ménagement et la tira dehors, la traînant jusqu’à la chambre. Il la laissa choir, au milieu du matelas. Puis il la positionna sur le côté, tournée vers la fenêtre, en chien de fusil. Avec un sourire satisfait, il recula un peu pour contempler la scène.

La vue de la croupe offerte de Delia lui fit un effet immédiat. Il saisit la sacoche qu’il avait amenée avec lui.

 

________

 

Tony sortit de chez lui avec Rajko, qui s’en alla après une dernière accolade. Il ferma à clef, il ne comptait pas revenir de si tôt. En sifflotant, il prit la route de l’appartement mais se ravisa au bout d’une centaine de mètres : il avait oublié sa guitare. Il rebroussa chemin pour aller la chercher.

Après la discussion qu’ils avaient eue juste avant de faire l’amour la veille, cela s’imposait. Delia allait adorer qu’il joue pour elle. Désormais, c’est elle qu’il ferait danser.

Il fallait qu’il compose un morceau pour elle, et même plusieurs. Il se mit à imaginer aussitôt une suite d’accords et d’arpèges.

 

________

 

Delia entrouvrit les yeux et resta hébétée une seconde. Elle avait la sensation de suffoquer. Puis tout lui revint. Elle voulut se redresser mais ne parvint pas à bouger. Ni même à crier. Elle sentit quelque chose lui entailler la gorge et elle toussa douloureusement.

Du gros scotch marron faisait plusieurs fois le tour de son visage au niveau de sa bouche pour l’empêcher de crier. Ses poignets, ses chevilles, sa taille et son cou étaient enserrés par des liens en plastique qui l’immobilisaient dans la position où Samyr l’avait installée. Ils étaient reliés aux quatre pieds du lit

Son hurlement de panique ne produisit qu’un son étouffé et redoubla la brûlure de l’étranglement. Samyr vint se mettre dans son champ de vision, entre le lit et la fenêtre.

Désolé de t’attacher ainsi, mais c’est pour ton bien. Je ne voudrais pas avoir à te cogner dessus si tu bouges trop et je trouve vraiment trop mélodramatique de te menacer avec une lame de rasoir ou une fiole d’acide.

Il se tut un instant pour mieux préparer son effet.

Je préfère les utiliser par pur plaisir, lorsque je te montrerai à quel point je peux être créatif pour te faire éprouver des sensations dont tu n’as pas idée. Tu vas voir, ce sera inoubliable. L’acide, surtout. C’est bien mieux que le fouet pour marquer les chairs à jamais.

Il posa un cutter et une petite bouteille emplie d’un liquide jaunâtre sur la table de nuit. Delia sentit des larmes couler sur ses joues.

Il commença à se déshabiller lentement, ouvrant sa chemise bouton après bouton puis la jeta derrière lui, passant ensuite à son pantalon. Dans un surcroit d’horreur, elle reconnut le sexe à la forme étrangement arquée[6] qui avait habité ses cauchemars. Sa silhouette à contrejour rappelait celle d’un serpent dressé prêt à mordre. Elle ferma les yeux.

Hé bien, que t’arrive-t-il ? Oh, je comprends. C’est la première fois de ta vie que tu vois un vrai sexe d’homme. Ça doit te changer de ces petites choses ridicules dont se contentaient tes amants précédents.

Il s’assit à côté d’elle et parcourut nonchalamment du bout des doigts une ligne imaginaire partant du cou de Delia et allant jusqu’à son pubis.

 

________

 

Tony arriva enfin au pied de l’immeuble. Une grosse voiture était garée juste devant l’entrée. Il gravit les deux étages. Il voulut ouvrir la porte mais elle ne bougea pas. Tiens ? Delia avait fermé à clé ? Il sonna deux fois, tapa, sonna à nouveau. Rien. Bizarre. Elle lui avait pourtant dit qu’elle ne bougeait pas. Peut-être était-elle sortie quelques minutes pour une course imprévue ?

Dépité, il redescendit et regarda la rue à gauche et à droite. Il passa sur le trottoir d’en face, posa son sac à ses pieds et la guitare contre le mur, auquel il s’appuya aussi, les mains dans les poches.

La première chose qu’il lui demanderait en la voyant, ce serait d’avoir un jeu de clés. Il regarda machinalement la voiture. Une Mercedes noire. Son père en avait eu une, il y a longtemps, un modèle plus ancien, bien sûr. Ils en avaient fait de la route avec elle. Quand ils roulaient d’un camp à un autre, en tractant l’énorme caravane familiale où il avait passé une bonne partie de son enfance, il adorait sortir sa main par la fenêtre pour sentir le vent. Il sourit. À chaque fois qu’il le faisait, son père lui disait : « Rentre ta main sinon le loup va la manger. »

 

________

 

Indifférent aux coups frappés à la porte, Samyr s’allongea de tout son long, en appui sur un coude, tourné vers Delia. Elle eut envie de vomir au contact écœurant du pénis en érection contre ses cuisses.

Ah, murmura-t-il, rien de tel que les seins d’une femme enceinte... Tu permets ? Comment ? Que signifie ce « mmhh » ? Cela doit vouloir dire oui, c’est ça ? C’est très gentil à toi.

Il se mit à lécher goulûment son sein droit pendant qu’il pétrissait le gauche. Elle sentit, à sa plus grande honte, ses tétons s’ériger et lui renvoyer des ondes d’un plaisir insupportable.

Hé, mais dis-moi, ça a l’air de te plaire ! En tout cas, je commence à me sentir vraiment très bien, moi. Pas toi ? Si on passait à quelque chose de plus sérieux ? Non, ne dis rien, je m’occupe de tout.

Il passa au dessus d’elle, et s’allongea dans son dos. Elle sentit le pénis remonter entre ses fesses. Ses gémissements assourdis et les mouvements limités qu’elle pouvait appliquer à ses hanches pour tenter en vain de se soustraire ne firent qu’exciter encore plus Samyr.

Nous y voilà, ma beauté. Tu vas voir, c’est bien mieux que dans n’importe quel rêve.

Il se cambra et approcha son pénis de l’entrée des lèvres. Delia, tétanisée, se contracta de toutes ses forces. Samyr lâcha un petit rire.

Tu fais ça pourquoi ? Tout ce que tu vas gagner, c’est d’avoir encore plus mal. Ça ne me dérange pas, remarque. Je dirais même que je préfère.

Il joua à frotter légèrement son gland contre le renflement du clitoris.

Tu es complètement sèche. C’est parfait. Tu vas me sentir comme tu n’as jamais senti quelqu’un. J’espère que tu es bien étroite.

 

________

 

Tony se sentit oppressé. Il passa de l’autre côté de la rue, regarda la fenêtre entrouverte de la chambre.

Quelque chose n’allait pas.

Il comprit.

Un bout de chemise dépassait sur le rebord de la fenêtre. Une chemise d’homme.

Il se liquéfia.

Le cœur battant à tout rompre, il bondit vers l’escalier, atteignit la porte de l’appartement en quelques secondes et hurla :

Delia ! J’arrive !

D’un grand coup de pied sur la serrure, il la fit voler en éclats.

Il courut à la chambre et vit tous les détails en même temps : Delia nue, bâillonnée, entravée de toutes parts, les yeux exorbités.

Puis sa tête explosa et tout devint noir.

 

Quand il revint à lui, Delia avait disparu.

La chemise sur la fenêtre aussi. Et la couette.

Il ne restait sur le lit que les liens en plastique tranchés net au cutter et des taches de sang là où s’était trouvée sa tête.

Il hurla de rage bien plus que de douleur.

 


 

Chapitre 15 Soleil noir

Mais la terre s'est ouverte,
Là-bas, quelque part,
Mais la terre s'est ouverte,
Et le soleil est noir

Barbara

Tony entendit un moteur vrombir et des pneus crisser. Il se précipita à la fenêtre et vit la Mercedes se ruer en direction de la plage.

Samyr jeta un coup d’œil derrière lui. Il avait jeté Delia sur la banquette arrière, pieds et poings liés, sommairement recouverte de la couette. Il déboula sur la côte, prit l’avenue Van Gogh à gauche pour longer la mer, puis à gauche à nouveau au grand rond-point. Il voulait quitter la ville en direction du mas Cacharel, une route où il avait toutes les chances d’être seul à cette heure-là.

Alors qu’il roulait plein nord dans la rue de la République, il pila brutalement, n’en croyant pas ses yeux. Un loup se tenait assis au milieu de la voie. Il le contempla un moment, se demandant s’il s’agissait de quelque chose d’important, qu’il devait comprendre pour que la prophétie s’accomplisse.

Était-ce parce qu’il devait terminer ce qu’il avait commencé en un lieu bien précis ? Personne ne savait où avait bien pu se trouver exactement le temple de Râ. Comme pour lui répondre, le loup tourna la tête vers la droite. Samyr suivit son regard. Il était au niveau de la rue Cerdan qui ramenait vers l’église. Bien sûr, c’était forcément là. Elle avait dû être construite sur les vestiges de l’oppidum, comme cela était le cas d’un nombre incalculable d’autres églises un peu partout dans le monde, afin de mieux faire disparaître toute trace de rites païens antérieurs.

Le ciel avait pris un aspect étrange. À l’est, d’énormes cumulus noirs en avaient envahi une moitié, alors qu’il était limpide du côté du couchant. Les dernières lueurs du soleil semblaient s’arrêter à la lisière du couvercle nuageux. Un éclair zébra l’obscurité. Le tonnerre gronda quelques secondes plus tard.

Samyr sourit. Tous les signes étaient là. Il était l’élu, celui qui allait permettre l’avènement de l’ère des Luperques.

 

Il passa la première, avança lentement, tourna à gauche dans la rue, longea l’église. Il écarquilla les yeux. Face à lui, le loup était à nouveau là. Il était pourtant certain que l’animal n’avait pas pu le doubler. Était-il doué du don d’ubiquité ?

Il fit le tour de la bâtisse de pierre. Le loup à nouveau, assis cette fois devant la petite entrée donnant accès à la crypte. Il arrêta la voiture à quelques centimètres de lui, descendit, regarda autour de lui. Le loup n’était plus là. La rue était déserte. Cette fois, il n’en fut même pas surpris.

Depuis qu’il avait fui de chez Delia, il n’avait rencontré absolument personne.

Il essaya d’ouvrir la porte de la crypte. Fermée à clé, bien sûr. Il jeta un rapide coup d’œil circulaire. Toujours personne. Il attrapa son couteau à cran d’arrêt, fit jaillir la lame effilée et se mit en œuvre de crocheter la serrure grossière. Il y parvint en quelques secondes. Une bouffée de chaleur lui monta au visage quand il poussa le battant. Les centaines de cierges qui ornaient la crypte généraient en permanence une température tropicale. Il descendit les quelques marches usées pour vérifier que personne ne s’était laissé enfermer là pour passer la nuit avec la statue de Sarah. Il ne voulait prendre aucun risque. Non, tout allait bien.

Il regarda le sol, rêveur. Est-ce que l’œil de l’abîme se trouvait vraiment là, quelque part sous ses pieds ? La terre allait-elle s’ouvrir au moment de l’orgasme ultime, laissant jaillir les plus terrifiants des démons sous la lueur obscure du soleil noir ?

Il était temps d’aller chercher Delia. L’idée de la prendre dans un endroit pareil le réjouissait au plus haut point. Ça ne pouvait pas être plus parfait. Il avait été un adepte puis un grand maître de la magie noire toute sa vie[7]. Il avait une haine viscérale pour les lieux de culte des Chrétiens. Le blasphème avait un doux parfum à son goût. Et puis, la Veuve Obscure connaissant son supplice sous le regard de la vierge noire, quel symbole !

O latcho dives, sar san ? Misto ? Na misto ?

Samyr sursauta. Une vieille gitane venait d’apparaître dans l’encadrement de la porte, en haut des marches. D’où sortait-elle ? Il monta en trombe. Ils étaient une dizaine, hommes et femmes, qui tournaient autour de sa voiture. Certains essayaient de voir à travers les vitres.

Hé, vous ! Écartez-vous de ma voiture !

Je te disais « Bonjour, comment tu vas ? Bien ? Pas bien ? », noble seigneur.

Je suis de la police, dit-il durement. Vous n’avez rien à foutre ici ! La crypte est fermée, je faisais juste une ronde.

Oh, tu es un shanglo ! C’est un grand honneur.

C’est quoi, shanglo ? Tu essaies de m’insulter ?

C’est à toi de le dire, noble seigneur. Shanglo, ça veut dire policier.

C’est ça, fous-toi de ma gueule.

Je suis une très bonne drabarni. Laisse-moi te dire la bonne aventure. Montre-moi ta main et tu sauras tout sur ton avenir, amour, argent, travail, santé.

Elle l’attrapa par la manche pendant que deux autres femmes s’approchaient de lui et posaient leurs mains sur sa poitrine.

Lâchez-moi ! Et vous, barrez-vous tous !

Il n’y en a que pour quelques minutes, noble seigneur. Pour toi, ce sera gratuit puisque tu prends garde de Sara e Kali.

Samyr réfléchit une demi-seconde. Après tout, c’était la solution la plus rapide pour se débarrasser d’eux. Il avait une arme à feu sur lui mais il n’allait quand même pas les tuer tous, il fallait absolument que rien n’attire l’attention du voisinage ou de passants alors qu’il était si près du but.

Une minute, pas plus. J’ai beaucoup de choses à faire.

Une minute, d’accord. Misto, misto.

Les trois femmes s’absorbèrent dans la contemplation de la paume de sa main, la parcourant en tout sens du bout des doigts tout en parlant en romani. Elles occultaient sa vue sur les autres gitans, qui échangeaient des mots qu’il ne comprenait pas. Ils devaient faire des commentaires sur sa voiture.

Du moins, c’est ce qu’il croyait.

Rajko venait d’ouvrir discrètement la portière arrière droite de la Mercedes. D’un coup de poing sec, il brisa le plafonnier pour que la lumière ne le trahisse pas.

La couette avait un peu glissé et le visage affolé de Delia était dégagé. Il lui murmura :

Na dar, amé sam kathé.

N’aies pas peur, nous sommes là.

Il parvint à enlever suffisamment de scotch pour dégager sa bouche.

Elle tenta de se redresser mais Rajko la retint avec douceur et fermeté.

Ma dikh, ma vaker. Mangav te na des jekh svato.

Ne regarde pas, ne parle pas. Je ne veux pas que tu dises le moindre mot.

Elle hocha la tête pour montrer qu’elle avait compris. Rajko souleva la couette. Il eut un petit mouvement de recul en voyant que Delia était nue mais il fallait qu’il la libère de ses entraves sinon leur fuite serait bien plus compliquée. Il demanda à une jeune gitane à ses côtés de lui passer son fichu.

Les diseuses de bonne aventure jacassèrent de plus en plus fort. Samyr faisait tous ses efforts pour ne pas perdre patience en attendant qu’elles lui traduisent enfin les sornettes qu’elles auraient envie de lui dire. En fait, elles débitaient avec un sérieux imperturbable les paroles d’une chanson traditionnelle.

Rajko glissa son couteau le long du corps allongé de Delia en essayant de ne pas trop regarder ni penser au bras qu’il passait entre ses seins. Il ne put s’empêcher de se dire qu’elle était vraiment très belle. Tony avait bien de la chance.

D’un coup sec de sa lame glissée entre les deux poignets de Delia, il rompit le lien en plastique qui les entravait. Un autre Rom avait ouvert la portière de gauche pour lui dégager les chevilles de la même manière.

S’enroulant du mieux qu’elle pouvait dans le grand châle sombre que lui tendait Rajko, Delia sortit de la voiture du côté droit, à l’opposé de celui où se trouvait Samyr. Les trois vieilles femmes faisaient tout pour qu’il ne remarque rien de ce qui se tramait derrière elles.

Rajko et le second Rom remirent la couette en boule du mieux possible sur la banquette puis refermèrent les portières sans un bruit.

Aven amenca, dit Rajko à mi-voix.

Suivez-nous. Tous les Roms se réunirent en un groupe serré, Delia dissimulée au milieu d’eux.

Me premapyom buri, lança Rajko.

J’ai achevé le travail. Les femmes n’attendaient que ça. Elles racontèrent un boniment sans intérêt à Samyr puis partirent rejoindre les autres. Une minute plus tard, ils avaient disparu dans la nuit. L’orage éclata à ce moment-là, libérant une pluie abondante.

Samyr, indifférent aux grosses gouttes qui le trempaient, resta encore un peu sans bouger pour être sûr que plus personne ne venait. Il s’attendait presque à revoir le loup mais cette fois, il était vraiment seul. Il eut soudain un doute. Les femmes l’avaient-elles diverti le temps que les autres lui dérobent son autoradio ou son GPS ? Il se pencha contre la vitre à l’avant. Non, tout semblait être là.

Le grand moment était venu. Il savoura d’avance la double extase qu’il allait connaître. Celle, physique, de poursuivre le viol jusqu’à son apothéose. Et celle, bien supérieure, de voir se réaliser l’avènement du soleil noir, après plusieurs millénaires d’attente.

Il ouvrit la portière arrière avec un sentiment d’exaltation. La première chose qu’il remarqua fut le plafonnier qui ne s’allumait pas. Il n’eut pas le temps de s’en irriter. Il venait de poser la main sur la couette et de se rendre compte de la fuite de Delia.

Bande de bâtards ! hurla-t-il.

Il sauta au volant, mit le contact et accéléra dans la direction où ils étaient partis. Mais il ne fit que quelques mètres. Les essuie-glaces n’avaient plus leur balai et ils étaient en train de grincer durement sur le pare-brise. De plus, les quatre pneus avaient été crevés. Il poussa un cri de rage, ressortit de la voiture et se mit à courir à leur poursuite.

Il s’engouffra dans la rue qu’ils avaient prise. Le bruit de la pluie tambourinant sur le goudron ne couvrit pas le grondement menaçant qui résonna devant lui. Il s’arrêta net. Deux points lumineux le fixaient dans le noir. Le loup était là. Et cette fois, il n’avait plus rien d’amical. La bête s’avança, sortant progressivement de la pénombre, la tête enfoncée entre les omoplates, les babines retroussées, le regard méchant.

Samyr recula lentement, tout en essayant d’attraper son Sig-Sauer sans faire de geste brusque. Il le portait dans un holster cousu à l’intérieur de sa veste. Ses doigts ne trouvèrent que du vide. Il se promit que s’il recroisait la route des gitans, et surtout des trois vieilles, il les torturerait pendant des heures avant de les brûler vifs dans leurs caravanes.

Le loup s’approcha un peu plus.

L’acide. Il avait mis la fiole directement dans sa poche quand il avait quitté précipitamment l’appartement de Delia. Oui, elle était toujours là. Tout en continuant à reculer et sans lâcher le loup des yeux, il la sortit, dévissa le bouchon.

Une goutte de pluie fit gicler un peu d’acide sur sa main. Il lui sembla qu’une aiguille lui traversait la chair de part en part. Il ne put s’empêcher de regarder l’entaille pendant une fraction de seconde. Le loup bondit et le fit tomber à la renverse.

Samyr poussa un hurlement suraigu. Dans la chute, la fiole venait de se renverser sur son visage, creusant d’atroces sillons dans tous les sens. Il se roula sur le ventre pour se protéger du mieux possible.

Aucune morsure ne vint. Il se redressa prudemment. Sa vision était sérieusement affaiblie. Le loup avait disparu. Il se tourna vers le ciel pour asperger son visage avec la pluie. Une tache plus sombre que les nuages semblait suspendue en plein ciel.

Il crut un instant qu’il s’agissait du soleil noir.

Puis il comprit que ses yeux étaient rongés par l’acide.

Il devenait aveugle.

Le grondement du loup retentit à nouveau, tout près de lui. Samyr sentit son haleine chaude souffler sur ses plaies.

 


 

Chapitre 16 L’île sans limite

Un plan-païs immènse ; d’erme,

Que n’an à l’iue ni fin ni terme,

De lieun en lieun, e pèr tout germe,

ràri tamarisso, e la mar que parèi

 

Un plat pays immense ; des landes

Qui n’ont à l’œil ni fin ni terme,

De loin en loin, pour toute végétation,

De rares tamaris, et la mer qui apparaît

Frédéric Mistral

Au petit matin, Samyr avait disparu. Sa voiture aussi.

Lorsque le loup s’était approché, il avait cru sa dernière heure arrivée et s’était figé, attendant le coup de mâchoire final. Mais rien ne s’était passé. Il avait cherché prudemment du bout des mains autour de lui, sans rien rencontrer d’autre que les murs des maisons. Il avait réussi à rejoindre sa voiture, s’était assis à l’intérieur pour se mettre enfin à l’abri de la pluie, épuisé et la peau en feu. Il avait somnolé un peu. Puis il avait glissé la main sous son siège et saisi un téléphone portable qu’il cachait là en permanence.

Une heure plus tard, deux gros 4x4 étaient arrivés, dont l’un muni d’un plateau remorque. Des hommes en étaient descendus, ombres furtives plus noires que la nuit. Samyr avait été conduit jusqu’à l’un des véhicules pendant que la Mercedes était tractée et fixée. Le petit convoi était reparti, tous feux éteints.

Un escadron de policiers en tenue d’assaut avait encerclé le quartier manouche. Les maisons, les appartements et les roulottes avaient été perquisitionnés. Une trentaine de Roms avaient été mis en garde à vue et interrogés pendant des heures. Ils furent accusés d’avoir agressé le commissaire Noria avec de l’acide et d’avoir vandalisé sa voiture.

Ils prétendirent tous ne pas être au courant de l’incident et ne pas avoir quitté le camp de la nuit. Leurs alibis mutuels furent amplement confirmés par les uns et les autres. Ils finirent par être relâchés. Parmi eux se trouvaient Rajko et trois autres membres de l’expédition nocturne.

Aucun flic n’avait mentionné Delia. Samyr avait visiblement « omis » d’en parler.

Du coup, les Roms, Tony en tête, avaient fini par la convaincre qu’il valait mieux ne pas porter plainte contre lui. Des siècles de harcèlements et d’injustices leur avaient définitivement ôté toute confiance dans l’impartialité des forces de l’ordre quelle que soit leur forme, surtout si elles se retrouvaient sur le banc des accusés. Selon eux, elle gagnerait une paix certaine à ne pas aller plus loin plutôt qu’à se lancer dans une procédure trop aléatoire, voire dangereuse pour sa vie. Samyr était à terre, gravement mutilé, promis à une fin de vie misérable. Il ne pourrait plus jamais faire de mal à personne.

Quand Tony fut enfin à nouveau seul avec Delia, ils commencèrent par faire l’amour, longuement, avec une tendresse infinie. Ce n’est que plusieurs heures plus tard qu’il lui raconta comment il avait réagi en voyant la Mercedes s’enfuir. Il avait appelé Rajko sur son portable et lui avait donné son numéro d’immatriculation. Ce dernier était en ville avec des proches, aux abords de l’église et ils avaient vu arriver la voiture quelques minutes plus tard.

Quelle chance qu’ils aient été justement par là !

Oui, tu peux le dire. C’est à croire que Samyr a été guidé directement vers eux.

Tu… tu veux dire, une sorte de miracle ? Un petit coup de pouce de Sarah la Noire ?

Je suis croyant, Delia. Ce genre d’évènement ne me surprend pas.

Je le suis beaucoup moins que toi, j’avoue. Mais, miracle ou pas, je suis très heureuse que ça se soit passé ainsi.

C’est vrai, c’est la seule chose qui compte.

 

À quelques kilomètres plus au nord, Iselda sortit de sa roulotte, en plein cœur des marais. Mère était d’humeur guillerette. Celui qui croyait parler au nom des Loups avait été mis hors d’état de nuire. Le soleil noir n’était pas près de remplacer celui qui la réchauffait délicieusement pendant qu’elle attendait le retour imminent de ses trésors.

Comme s’ils avaient capté sa pensée, les quatre loups apparurent à travers les tamaris. Ils gambadèrent joyeusement jusqu’à elle, en jappant comme des chiens.

Le plus grand était la femelle, une louve au pelage presque blanc, celle que Delia avait vue dans sa rue. Elle posa ses grosses pattes sur les épaules d’Iselda et lapa abondamment son visage malgré ses protestations rieuses. Les trois autres étaient des mâles, ceux qui s’étaient chacun mis, à tour de rôle, aux différents carrefours de la ville pour guider Samyr jusqu’à l’église. Il les avait pris pour un seul et même animal capable de se téléporter, tant il était désireux de voir la prophétie se réaliser et les signes les plus surnaturels se produire.

Aucun Rom n’avait jamais su quIselda avait des loups. Ce n’était pas son moindre secret. De même que personne ne savait qu’elle avait croisé Samyr à plusieurs reprises dans le passé. Elle en connaissait tout le pouvoir de nuisance et elle l’avait fait trébucher plus d’une fois dans sa quête frénétique pour la victoire des Fils du Loup sur les Fils du Vent. Elle détestait que lui et ceux de son ordre se réclament des loups. À ses yeux, ces animaux étaient des créatures magnifiques, qui avaient partagé nombre de ses voyages chamaniques et quelques-unes de ses errances terrestres. Ils ne méritaient en rien d’être salis de la sorte.

Les loups étaient les amis des hommes depuis la préhistoire. Ils avaient chassé ensemble et partagé leur butin pendant des dizaines de milliers d’années. Qu’une secte maléfique s’en serve d’étendard la rendait d’autant plus détestable à ses yeux.

Elle portait le même mépris aux extrémistes nationalistes turcs, les Loups Gris. Ils se prétendaient les descendants de Gengis Khan mais n’étaient qu’une bande de racistes haineux et sans cervelle, comme il y en a trop. Les Fils du Vent étaient toujours parmi les premières victimes de ces ordures, eux qui étaient des étrangers partout où ils passaient.

Toujours est-il que lorsqu’elle avait entendu parler de la venue de Samyr dans la région, elle avait envoyé ses loups pour le pister. Puis pour protéger Delia. Puis pour le piéger. Lui qui rêvait de soleil noir, il allait pouvoir le regarder tous les jours. Plus aucune particule de lumière n’atteindrait désormais le fond de ses yeux devenus opaques à jamais.

 

À quelques mètres à peine sous le sol de la crypte, se trouvaient les vestiges de la pièce carrée du temple de Râ et leur terrible accès à un abîme sans fond. Il y avait là une savoureuse ironie de l’Histoire. Apollon, le dieu-soleil perverti, se retrouvait enseveli au coeur des ténèbres, alors que Sarah dite la Noire n’avait jamais été aussi lumineuse.

Le lieu où s’était autrefois trouvée l’île de Râ avait été englouti au cœur des landes et des étangs de l’île sans limite, ainsi que Frédéric Mistral aimait à voir la Camargue.

 

L’île sans limite… Aucun endroit au monde n’aurait pu être mieux choisi pour accueillir la vierge noire vénérée par les Fils du Vent.

 


 

Chapitre 17 L’enfant de la veuve

Je suis dans la clarté qui s'avance
Mes mains sont toutes pleines de désir
Le monde est beau
Mes yeux ne se lassent pas

De regarder les arbres
Les arbres si verts,

Les arbres si pleins d'espoir

Nâzim Hikmet

Delia arriva à la maternité de la Polyclinique du Grand Sud d’Arles, avec Tony à son bras. C’était Rajko qui les avait conduits depuis les Saintes. Les premières grosses contractions avaient commencé vers quatre heures du matin. Elle avait perdu les eaux une trentaine de minutes plus tard. Ensuite, tout s’était passé à la fois très vite et dans une sensation d’apesanteur euphorique.

La voiture était arrivée sur le parking de la clinique au moment où le jour se levait. Le soleil lui-même ne voulait pas manquer l’évènement.

Delia fut saisie par une contraction plus violente que toutes les autres. Son ventre semblait presque cubique tellement il était dur. Elle posa les mains dessus, le visage crispé par la douleur. Elle regarda Tony droit dans les yeux et lui dit :

Je n’arriverai pas à la chambre. Je reste ici.

Il l’aida à s’assoir sur la pelouse. Le visage de Delia rayonnait. Il était encore très tôt et personne dans la clinique n’avait remarqué leur arrivée. Elle portait une simple nuisette. Rajko, par pudeur, passa derrière elle. Elle se tourna vers l’est et s’allongea sur le dos. Elle voulait que son enfant naisse face au soleil.

Une nouvelle contraction la fit se redresser à moitié. Puis une autre.

Une infirmière, suivie d’une sage-femme, toutes les deux affolées, surgirent sur le perron. La personne de garde à l’entrée venait de les alerter de ce qui se passait. Elles coururent jusqu’au trio. La sage-femme jeta un rapide coup d’œil et glissa deux doigts dans le vagin de Delia. Elle sentit la tête du bébé. Il n’était plus temps de la transporter à l’intérieur, même de force.

Elle rassura Delia avec des mots doux et la guida à chacune des nouvelles contractions, pour qu’elle pousse à fond au bon moment en bloquant sa respiration.

Il arrive, il arrive, c’est bien, continuez, il arrive, je vois ses cheveux…

Tout en parlant, elle passait les doigts sur tout le tour de la vulve pour l’assouplir au maximum et diminuer le risque d’une déchirure au moment de la sortie.

Poussez maintenant ! Encore ! Encore ! Encore ! Il est là ! Il est là ! La tête est  ! Soufflez un peu !

Tony mourait d’envie d’aller voir mais il tenait Delia par les épaules, poussant mentalement au moins aussi fort qu’elle.

Allez-y, poussez maintenant, doucement.

La sage-femme se décala un peu sur le côté.

Voilà, elle est sortie.

Le soleil éclaira pour la première fois le dessus du crâne minuscule, l’auréolant d’une lumière douce.

Allez, cette fois, c’est la dernière. Quand je vous le dirai, poussez de toutes vos forces. Vous êtes prête ? Inspirez bien… Poussez ! Fort ! Fort ! Fort ! C’est bien ! C’est bien ! Hop !

Et le bébé fut dehors. La sage-femme le prit dans le creux de ses mains et le posa sur le ventre de Delia, qui fondit en larmes d’émotion ainsi que Tony.

Bravo ! Monsieur ? Vous voulez couper le cordon ?

Elle lui tendit des ciseaux de chirurgien. Il la regarda, interloqué. Puis les ciseaux, Delia, le bébé, la sage-femme, les ciseaux, le bébé.

Fais-le, Tony, murmura Delia, le visage radieux. Fais-le, s’il te plaît.

N’ayez crainte, Monsieur. Votre bébé ne sentira rien. Coupez ici.

Mon béb… euh… oui, oui, je vais couper.

Il entrouvrit les ciseaux, aux lames très courtes, les mit en place et appuya. Le bruit du cordon en train d’être entaillé lui fit un drôle d’effet. La vue brouillée par les larmes qui ruisselaient de ses yeux, il regarda la sage-femme qui l’encouragea d’un signe de tête avec un grand sourire. Il s’y reprit à deux fois et le cordon fut enfin tranché.

Delia saisit le bébé et le remonta vers son sein gauche. Le miracle ancestral se produisit. Il dodelina maladroitement, trouva le téton nourricier et se mit à boire goulûment, ce qui fit éclater Delia de rire tellement elle était heureuse.

Vous allez l’appeler comment ? dit la sage-femme.

Hé bien, répondit Tony, attendez, euh… au fait, c’est une fille ou un garçon ?

Ah oui, tiens, j’ai oublié de vous dire. Mais aussi, c’est pas tous les jours que je fais un accouchement sur la pelouse, hein, quand je vais raconter ça au bloc, ils vont faire une de ces têtes, vous vous rendez compte, c’est quand même...

Elle s’interrompit, remarquant enfin que Delia et Tony la fixaient, suspendus à ses lèvres, les yeux écarquillés.

Excusez-moi. Je… C’est une fille.

Tony et Delia poussèrent un cri de joie. Ils ne le savaient pas mais toute menace occulte venait de disparaître à jamais de leur avenir. Une fille… La prophétie parlait d’un premier-né mâle. Delia n’était pas celle que les Fils du Loup attendaient. Ils n’étaient pas près de régner.

Je peux ? dit Tony.

Oui, je le veux, répondit-elle.

Il se tourna vers la sage-femme et lui dit, d’une voix douce et ferme :

Elle s’appelle Surya.

C’est mignon, ça. C’est un nom qui vient de chez vous, n’est-ce pas ? Ça a un sens particulier ?

Oui. Ça vient de chez moi. En hindi, la langue de mes ancêtres, Surya, c’est le soleil.


 

F I N

de la deuxième partie

 


 

POSTFACE

Ce roman est une suite directe de certains évènements racontés dans Le septième livre. L’intrigue en est totalement fictive mais elle s’appuie, comme dans chacun des livres que j’écris, sur un entrelacs de faits réels tirés d’une large documentation dont je vais donner un aperçu ici. En parallèle, à la suite de cette postface, figure une sélection de notes parues sur mon blog (http://annagaloreleblog.blogs-de-voyage.fr/) qui racontent les coulisses de l’écriture du manuscrit.

La graphie « Rom » est celle qui m’a semblée la plus naturelle pour un lectorat francophone. Le mot existe également sous la forme « Rrom » – avec deux R – afin de souligner que le R se prononce légèrement roulé. Les deux orthographes sont autorisées. L’article de Wikipedia consacré aux Roms donne une présentation très bien faite de leurs origines, leur histoire et leur culture (http://fr.wikipedia.org/wiki/Roms). Il est souvent cité en référence sur divers sites roms.

Toutes les phrases en romani qui figurent dans ce livre proviennent de Loka Nova (http://forum.lokanova.net/viewtopic.php?f=9&t=15223), un forum de passionnés de langues, et plus précisément d’un cours de romani donné par une certaine Leelou depuis 2006.

L’idée de situer l’action principale aux Saintes-Maries-de-la-Mer est née de notre intérêt, Anti et moi, pour les vierges noires, dont on trouve la présence dans un très grand nombre de lieux, tous attachés à l’eau. C'est donc tout naturellement que nous avons découvert Sarah, la vierge noire vénérée par tous les Roms d'Europe lors de leur pèlerinage du 25 mai aux Saintes-Maries. Un autre pèlerinage, moins connu, est célébré par les habitants de la région le dimanche d'octobre le plus proche de la sainte Salomé. C’est en nous y rendant que nous avons vu, pour la première fois, la statue de Sarah dans la crypte sous l’église, vieille de 900 ans.

Le chapitre 1 me permet de planter le décor en racontant la légende fondatrice des Saintes-Maries-de-la-Mer, avec l’arrivée en barque de Marie-Madeleine, Marie-Jacobé, Marie-Salomé et leur servante Sarah. Elles ont abordé au lieu-dit Ancien Oppidum de Râ, dont on ne sait quasiment rien, si ce n’est qu’il a vraiment existé à l’emplacement actuel des Saintes-Maries, selon le géographe romain Festus Avienus. Il est probable que la légende de l’arrivée des trois Maries soit la transposition d’un culte plus ancien dédié aux trois Matres, mères protectrices symboles de fécondité. La marialisation est d’autant plus évidente que les prénoms composés n’existaient pas chez les Juifs du 1er siècle. Quant à la barque, elle rappelle celle de Râ. Plusieurs sites en parlent en détail, dont celui qui suit, passionnant :

http://lieuxsacres.canalblog.com/archives/les_saintes_maries_de_la_mer__13_bouches_du_rhone_/index.html.

Au cours de l’intrigue, toutes les scènes qui se situent dans ce temple supposé du dieu Soleil sont fictives. J’ai pris la liberté d’en faire une île artificielle à quelques centaines de mètres de la côte d’alors, sur l’emplacement où un millier d’années plus tard seront construites l’église et sa crypte.

Dans le chapitre 2, j’imagine qui a pu être la mère d’Hiram, le fondateur mythique de la franc-maçonnerie dont je parle beaucoup dans Le septième livre. On ne sait d’elle qu’une chose, c’est qu’elle est surnommée la veuve de Nephtali. Voilà qui laisse un champ très large à ce qu’a pu être son histoire. Je la prénomme Sarah et lui attribue une peau hâlée pour des raisons évidentes. Elle devient ainsi la première veuve au visage noir du roman. Je la vois comme une solitaire (d'où son handicap physique qui ne retire rien à sa beauté mais l'isole), à la fois modeste et forte, introvertie, contemplative et qui a connu une expérience spirituelle extrême dont elle va transmettre quelque chose de fondamental à son fils. Ce genre de zone d'ombre sur des femmes-clés de la Bible n'est pas unique. Un verset encore plus évasif évoque la femme de Caïn - brèche que j'ai exploitée dans La femme primordiale. La description de la vision de Sarah lorsqu’elle perd connaissance s’inspire, dans tous ses détails, des expériences de mort imminente (« near death experiments » ou NDE chez les Anglo-Saxons), telles qu’elles ont été rapportées de façon concordante par de multiples témoins. Le livre qui m’a servi de référence en la matière est La source noire, du toujours passionnant Patrice van Eersel. Le nom de Talmaï bar Anakim est une allusion à Talmaï fils d’Anak, les Anakim étant l’une des familles de géants nés de l’accouplement des fils de Dieu avec les filles des hommes selon la Bible (Genèse 6.4, Nombres 13.22 et 13.33).

L’explosion de colère de Rajko au début du chapitre 3 est directement tirée d’une « Lettre aux tsiganologistes » qui figure en romani et en anglais, sur un site nommé Romendar Romenge (http://www.rromanes.com/4599.html), par ailleurs entièrement rédigé en romani et d’une très grande richesse iconographique. La lettre a été écrite par un Rom nommé Gigo, la traduction anglaise est de Ljuba Radman et Birgit Schiedung.

Le prénom de Rajko est emprunté au poète et écrivain tsigane Rajko Djuric, également coscénariste du film d’Emir Kusturica Le temps des gitans.

Tony doit son prénom à Tony Gatlif, le grand cinéaste gitan qui a réalisé plusieurs films merveilleux ayant pour personnages des Roms, tels que Gadjo Dilo, Latcho Drom ou Swing. Dans ces deux derniers figure le guitariste Tchavolo Schmitt, dont j’imagine bien que Tony a les traits. Le début du chapitre, où Tony va préparer du café, est un clin d’œil à une scène de Swing. La citation de Tchalaï qui ouvre le chapitre est extraite d’une préface écrite par cet écrivain, poète et journaliste Rom, qui a travaillé entre autres à France Culture (http://www.romani.org/rtchalai.html). Certains éléments de son texte sont également repris par Rajko dans sa diatribe.

La longue errance des Roms depuis l’Inde et les persécutions qu’ils ont connues, en particulier sous la domination nazie, sont évoquées au chapitre 6. Le lien que croit y voir le grand-père de Tony avec les loups-garous est une pure création de son – et donc de mon – imagination. Dans les mythes traditionnels, il existe plusieurs façons de devenir lycanthrope : pactiser avec le Diable, être victime d’une malédiction, descendre soi-même d’un loup-garou, pratiquer le cannibalisme, voire même revêtir tout simplement une peau de loup. La transmission par morsure est une erreur commise par un scénariste hollywoodien du début du vingtième siècle, qui a confondu avec les mythes concernant les vampires, comme le rappelle Tony.

Pour effroyable qu’elle soit, l’histoire de Vlad Basarab dit Draculea, telle qu’elle est racontée au chapitre 7, est vraie dans quasiment tout son déroulement. La partie du récit qui se déroule à l’époque des faits ne contient que peu de détails imaginaires, tous secondaires et au rôle essentiellement narratif. Le dialogue entre Anouar et Safiya s’appuie sur des documents historiques, dont Bram Stoker s’est probablement inspiré pour créer le personnage du comte Dracula dans son roman du même nom. Au passage, le titre de comte de Transylvanie est incorrect et n’a jamais existé, ce pays n’étant pas un comté. Vlad était voïvode (chef militaire) et prince. Parmi les descendants les plus connus de Vlad Basarab, on peut citer la famille royale de Windsor.

L’étrange ressemblance, dans un grand nombre de langues indo-européennes, entres les mots « huit » et « nuit » est une curiosité linguistique qui n’a aucune explication clairement établie. Celle que le symboliste propose à la télé dans le chapitre 8 est inspirée de l’interprétation qu’en font les astrologues.

Il est fait mention à la fin du chapitre 9 d’une tribu mongole, les Tsaatan. Elle existe vraiment. Le prénom de Zhelmaïa provient de la légende de la naissance du kobyz, qui est une viole chamanique. Un article détaillé lui a été consacré sur mon blog et figure à la suite de la postface.

Le prénom de la troisième Mère dans le chapitre 10 est Angwusnasomtaqa, une expression hopi qui signifie « esprit de mère corbeau », en harmonie, donc, avec Zhelmaïa « rapide comme le vent », Iselda, fille du vent et Sarah la Noire elle-même, dont tout porte à croire qu’elle était vénérée en Mésopotamie sous le nom d’Ishtar, alias Lilith, l’esprit du vent.

Les lupercales étaient un rite initiatique réservé aux adolescents des grandes familles de Rome sur le point de passer à l’âge adulte, en honneur au dieu Faunus Lupercus (le faune gardien des loups). La grotte où se tenait le rituel a été découverte lors de fouilles fin 2007. Le chapitre 13 en décrit le déroulement avec fidélité, en dehors de la scène concernant Donatus et Sabina, créée pour les besoins de l’intrigue. Par contre, poursuivre des jeunes filles dans les rues en les fouettant avant de les violer relève de la vérité historique. Ce rituel se déroulait tous les ans le 15 février. En 496, le pape décida de l’interdire et le remplaça par un jour de célébration des amoureux, ce qui ne manque pas de sel. Il choisit Valentin de Terni comme leur saint patron. Sa fête, qui tombait la veille, est toujours célébrée aujourd’hui.

À Athènes existait un rite similaire. Les jeunes hommes sortaient non d’une grotte mais d’un lieu nommé le Lycée (Lykeion en grec, mot qui dérive de lykos, le loup), parce qu’il jouxtait le temple d’Apollon Lykeios, le dieu-loup, « maître des passages, dieu qui transforme les forces chaotiques des confréries de loups-garous de l’adolescence vers l’âge adulte » (Wikipedia). Il nous en reste les lycées, établissements scolaires d’où les adolescents ressortent adultes.

La personnalité complexe, voire trouble, d’Apollon Lukogenes et le fait qu’il soit considéré à la fois comme un dieu-vent et un dieu-loup ne doivent rien à mon imagination. L’expression « lukogenes » peut signifier à la fois « celui qui crée la lumière » et « celui qui devient loup ». Apollon était surnommé Loxias, l’Oblique, en raison de l’ambigüité de ses oracles.

 

L’esprit bienveillant de nos amis chamanes Atawallpa Oviedo et Jean-Gabriel Foucaud a survolé nos vies et nos rêves pendant l’écriture de ce livre, qu’ils en soient remerciés. Nous avons eu également la chance de profiter des enseignements sereins de plusieurs grands maîtres kagyupa, que sont Konchog Tharchin Rinpotché, Khenpo Konchok Tashi Rinpotché, Kyabjé Togden Tulkou Rinpotché et Lama Jampa.

 

Je tiens à saluer la communauté qui m’entoure et surtout celle qui s’est réunie autour de mon blog depuis son apparition en février 2008. Je voudrais citer en particulier notre flamboyante Réginelle, amie fidèle depuis le tout début, Rosaria dont j’ai édité deux recueils de poèmes avec ravissement, Georges-André qui s’y connait en abîmes sous la surface, Ramses pour qui nous avons une tendresse particulière, Ronron et Lison nos anges du Québec, Bloody Mary aux mots de lave noire et au cœur de miel, Feuilllle et ses quatre ailes de libellule, Zeno qui a rendu possible l’édition de ma deuxième trilogie, Kathy Dauthuille si lumineuse, Netsah mon fils aîné à la présence chaleureuse, Monilet pour ses mots ciselés, Ness du Frat qui sort la tête de l’Ô, Céline et ses rires explosifs, Catherine et Alban à la joie communicative, Kleman, Rodolphe Bessey, Baliramas, Olivier Goujon, Lucius, Boudufle, Slay, Startine, Julien, Emma, Antiochus, Chwip – pardon aux autres de ne pas les avoir nommés.

La relecture du manuscrit a été assurée par Anti, Miss You, Ramses et Sapotille.

J’envoie mes pensées les plus affectueuses à notre ami Michel Rauscher, dont la sensibilité et la douceur sont des trésors précieux et dont les tableaux et les photographies sont des enchantements permanents.

Pensées amicales pour Sylvia et Isa.

Un merci particulier à Val, pour son amitié sans failles.

 

Tout au long de l’écriture de ce roman, les connaissances d’Anti sur la plupart des spiritualités et sa virtuosité pour aller débusquer les informations les moins évidentes m’ont été extrêmement précieuses.

Elle a souvent été à l’origine d’éclairages fascinants et inattendus entre les éléments que je débusquais dans mes recherches documentaires et sa maîtrise du symbolisme, souvent complétée par sa culture approfondie en astrologie et dans certaines formes d’ésotérisme. Sur bien des aspects, certains passages de ce livre sont donc l’expression d’idées autant d’elle que de moi, comme cela avait déjà été le cas pour Le septième livre et La femme primordiale.

La fusion entre nos visions et nos âmes étant à chaque jour plus profonde, je me réjouis chaque jour de parcourir la suite du chemin et de passer le reste de ma vie avec elle à mes côtés.

 

 

A.G.

Nîmes, solstice d’été de l’an 9

 

 


 

LES COULISSES DE L’ÉCRITURE

Tout au long de la préparation et de l’écriture de ce roman, j’ai mis en ligne sur mon blog (http://annagaloreleblog.blogs-de-voyage.fr/) un certain nombre de notes qui en relatent le déroulement. Voici de larges extraits des plus significatives d’entre elles.

15 octobre 2008

La veuve obscure


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Mon huitième roman, La veuve obscure, aura pour toile de fond un point commun récurrent que partagent plusieurs religions ou mythes : celui du prophète, dieu ou messie qui n'a jamais connu son père.

Il en est ainsi d'Hiram, dont la Bible dit qu'il est le fils d'une veuve de la tribu des Nephtali (l'une des douze tribus d'Israël). Les Francs-Maçons se nomment entre eux les "enfants de la veuve".

Horus est le fils d'Isis la déesse-mère et d'Osiris, le dieu mort ressuscité par elle le temps de la féconder.

Sargon fondateur de la dynastie d'Akkad en Mésopotamie, était le fils illégitime d'une prêtresse qui le déposa dans une corbeille confiée au fleuve Euphrate. Il fut récupéré par un jardinier et le mythe raconte que la déesse Ishtar (Lilith) le prit sous sa protection et l'amena jusqu'au titre de roi.

Moïse, fils de veuve avec un début de vie quasiment identique, a été celui qui a libéré les Juifs de l'esclavage où les tenaient les Egyptiens. Il a conduit son peuple jusqu'à la Terre Promise.

Mithra, fils d'Anahita la déesse vierge immaculée, a donné naissance à une religion qui a sérieusement concurrencé le christianisme dans les premiers siècles de notre ère. Il était considéré comme un dieu de lumière qui combattait les forces obscures. Son culte était particulièrement célébré au solstice d'hiver, une fête qui a ensuite été récupérée et transformée en Noël par l'Eglise.

Hannah (la Grâce), mère de Marie, est stérile et veuve. Elle conçoit la mère du Christ sur intervention de Dieu.

Marie met au monde Jésus tout en restant vierge, malgré le couple (non consommé donc) qu'elle forme avec Joseph, ce qui veut dire que Jésus est également né d'un père qu'il n'a pas connu - sauf après sa propre mort.

"En termes de psychanalyse, la figure du père inhibe : elle représente la loi, la domination des forces instinctives et l'autorité traditionnelle. Privés de père, les « fils de veuves » (ou de vierge) sont des novateurs ; ils représentent les forces nouvelles de changement." (Wikipedia).

Un dernier mot sur la photo qui illustre cette note : je l'ai prise au musée Rodin à Paris, en compagnie d'Anti. Ainsi détourée et assombrie, elle servira d'illustration de couverture pour La veuve obscure, dont le premier chapitre est déjà bien avancé dans ma tête.

Cette sculpture plutôt étonnante par ses mélanges de textures est intitulée Le Sommeil, un élément important de l'intrigue dans Le septième livre, qui sera à nouveau exploité dans sa suite. Le sommeil peut conduire en effet au rêve (ou au cauchemar), à l'éveil (à tous les sens du terme) ou à la mort : dans la mythologie grecque, Nyx la Nuit a deux enfants, Hypnos le Sommeil (qui a pour enfant Morphée le Rêve) et Thanatos la Mort.

19 octobre 2008

Première rencontre avec Sarah la Noire

Depuis quelques jours, Anti et moi menons des recherches documentaires autour des vierges noires pour préparer l'écriture de La veuve obscure. C'est donc tout naturellement que nous sommes tombées sur Sara e Kali, la vierge noire vénérée par tous les Roms d'Europe lors de leur pèlerinage du 25 mai aux Saintes-Maries-de-la-Mer.

 

Et là, petite perche tendue par le destin, nous découvrons ce matin qu'un autre pèlerinage est célébré en comité plus restreint (juste les habitants de la région) le dimanche d'octobre le plus proche du 22, c'est à dire justement... aujourd'hui.

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Nous avons donc filé aux Saintes pour assister à la clôture de ce pèlerinage. L'ambiance dans l'église vieille de 900 ans était d'une très grande ferveur et d'une belle simplicité. Et nous avons pu voir de très près la statue de Sarah dans la crypte sous l'église.

Je reviendrai sur Sarah, les Roms et l'histoire étonnante des Saintes-Maries dans de prochaines notes. Tout cela est d'une richesse vertigineuse et jouera un rôle central dans La veuve obscure.

 

21 octobre 2008

Les Roms

Les Roms sont originaires d’Inde du Nord. Ils sont connus sous de nombreuses dénominations : Gitans, Tsiganes ou Tziganes, Manouches, Romanichels, Bohémiens, Sintis, ou parfois "gens du voyage" (bien que cette dernière dénomination ne soit pas réservée aux Roms).

Les mots Rom et romani (la langue parlée par les Roms) n'ont aucun rapport avec la ville de Rome, la Roumanie, l’empire romain ou les Roumains.


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Jeunes gitanes aux Saintes-Maries-de-la-Mer - http://pkarus-team.blogspot.com/

En hindi, "rom" signifie "être humain" et "gadjo" (ou gadjé), "étranger". Un grand nombre d’autres peuplades a adopté une dénomination similaire de type "nous" / "les autres" (les Inuits, plusieurs tribus indiennes et africaines, les aborigènes, etc.

Les différents noms donnés à certains groupes de Roms ont les origines suivantes :

 

- Romanichels est un dérivé de Romani (groupe d'hommes).

- Manouches est proche de manushiam, qui signifie gens en hindi.

- Gypsies en anglais rappelle une ancienne légende selon laquelle les Roms seraient venus d'Égypte ("Egyptos": Αιγύπτοs en grec) mais en fait les noms grecs Γύψ (Gyps) et Γύφτοs (Gyftos), dont dérive Gypsies, signifient respectivement recycleur, équarrisseur, et ferronnier, ferrailleur, chaudronnier.

- Gitans, de l'espagnol Gitanos, dérive aussi de Gyps et de Gyftos, et a également été rapproché d'"Egiptos". Cet ethnonyme n'a jamais été utilisé par les Roms pour se désigner eux-mêmes. En France, ce terme a longtemps été associé à la persécution dont ils ont fait l'objet, et a acquis une connotation péjorative. Ils furent donc appelés "Égyptiens" en France.

- Tziganes vient du grec Αθίγγανος ("intouchable"). Cette dénomination a donné Zigeuner en allemand, Cigány en hongrois, Zingaro en italien, etc. Il existe une autre graphie du mot en français : Tsigane. Les Tsiganes préfèrent le S au Z, d'une part, parce que ce dernier évoque trop douloureusement le Z (pour Zigeuner) tatoué par les SS dans les camps de concentrations, ensuite, parce qu'il ne correspond pas à la prononciation du mot. Pourtant, l'usage du Z est plus courant en français, et recommandé par l'Académie française.

- On appelait, autrefois, certains groupes tsiganes Bohémiens. Le roi de Bohême leur avait, en effet, accordé un passeport qu'ils montraient en Europe.

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Photo http://www.sonsdumonde.fr/ Les gitans Dhoad

Les Roms parlent de nombreuses langues : certaines leur sont propres, d'autres sont celles des contrées qu'ils ont traversées et où ils vivent, d'autres encore sont des dialectes nés de ces multiples influences.

La parenté de la romani avec le sanskrit est clairement établie, avec des influences avestiques et hébraïques.

 

Légendes sur les origines des Roms

L’origine des Roms a été l’objet de tous les fantasmes. Les Roms descendraient ainsi (au choix, ou tout ensemble) de la divinité hindoue Rāma, ou encore de Rāmachandra, avatar de Vishnou, de Tubalkaïn le premier forgeron (Hiram), des enfants de la Marie-Madeleine biblique, des manichéens de Phrygie, des Mayas, des Aztèques, des Incas... et même de Tamerlan, du Grand Moghol ou des Mameluks.

Histoire des Roms

Les Roms pourraient avoir quitté le nord de l'Inde autour de 1000 ap. J.-C., et avoir traversé ce qui est maintenant l'Afghanistan, l'Iran, l'Arménie, une grande partie du Caucase et la Turquie. La plupart d’entre eux, une fois parvenus en Europe, se mirent sous la protection des seigneurs nobles et des monastères ou abbayes, échappant ainsi à la vindicte des cultivateurs sédentaires, et continuant à exercer leurs métiers traditionnels au service de leurs nouveaux maîtres.

Au XIVe siècle, les groupes actuellement connus avaient achevé leur installation en Europe.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, entre 50 000 et 220 000 Tziganes d'Europe sont morts des suites des persécutions nazies. Le terme tsigane le plus courant pour désigner ce génocide est Porrajmos, qui signifie littéralement « dévoration ». Les Tziganes ont aussi participé à la résistance armée en France, en Yougoslavie, en Roumanie, en Pologne et en URSS.

La France n’attend pas l’occupation allemande pour interner ses propres populations nomades, « par mesure de sécurité nationale ». Les décrets d’avril 1940 les obligent à se fixer dans une commune, et on parle de " camps de concentration " en toutes lettres dans les circulaires destinées aux préfets.


gitans1bg8Photo http://gypsies.canalblog.com/

D'autres massacres ont pris une forme particulièrement cruelle dans cette période de chaos : ainsi, en Roumanie, le régime d'Antonescu déporte plus de 5000 Roms vers l'Ukraine occupée par les Roumains (" Transnistrie ") : la plupart meurent de froid, de faim et de dysenterie. Quelques habitants courageux parviennent à protéger certains groupes. Le gouvernement roumain a officiellement reconnu ce génocide (en même temps que la Shoah) en 2005.

Des estimations laissent à penser qu'il y a approximativement 8 à 10 millions de Roms dans le monde. Entre 7 et 10 millions vivent en Europe. Les plus grandes concentrations de Roms se trouvent dans les Balkans, en Europe Centrale et de l'Est, aux États-Unis, et en Amérique du Sud.

D’un point de vue génétique, la distribution de leur groupe sanguin ABO est cohérente avec celle des castes guerrières du nord de l'Inde. Une étude récemment publiée dans le magazine Nature suggère que les Roms sont apparentés aux Cingalais du Sri-Lanka, eux aussi originaires de l'Inde du nord.

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Le drapeau Rom depuis 1971.

Sur un fond vert (la Terre fertile) et bleu intense (le Ciel, la liberté), est posé le Chakra (roue solaire, symbole de la route et de la liberté), du rouge de l'empereur Ashoka.

Méfiance et persécutions

Du fait de leur style de vie nomade et de leurs réticences ou de la résistance qui est opposée à leur " intégration ", il y a toujours eu une grande méfiance mutuelle entre les Roms et leurs voisins Gadjé.

On les disait (et dit encore) traditionnellement vagabonds, voleurs, incapables d'un travail sédentaire, ils furent et sont toujours l'objet de constantes persécutions, sous des formes plus ou moins visibles. Le nom en allemand des Roms, Zigeuner est parfois abusivement assimilé à Ziehende Gauner (voleurs voyageurs).

Les Roms n'ayant parfois d'autre choix que d'accepter parmi eux des marginaux font alors l'objet d'amalgames, comme c'est le cas de toutes les minorités.

Religion

On a suggéré que, lorsqu'ils étaient encore en Inde, les Roms étaient hindouistes, le mot romani pour " croix ", trushul, est le même mot que le sanscrit " trishula " qui désigne le trident de Shiva. Mais vu le statut que l'hindouisme leur réservait, leurs pratiques, à l'arrivée en Europe, s'apparentaient davantage au chamanisme initial de leurs protecteurs Tatars et à la divination.

Les Roms ont souvent adopté la religion dominante du pays où ils se trouvaient, en gardant toutefois leur système spécial de croyances. La plupart des Roms sont protestants, orthodoxes ou musulmans.

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Le pèlerinage du 25 mai aux Saintes-Maries-de-la-Mer
Photo Office du tourisme

Dans les Balkans, les Roms de Macédoine et du Kosovo ont été particulièrement actifs dans les fraternités mystiques soufies. Les immigrants roms musulmans vers l'Europe de l'Ouest et vers les États-Unis ont apporté ces traditions avec eux.

Culture rom

La plupart des films d'Emir Kusturica, dont Le Temps des Gitans et Chat noir, chat blanc, prennent les Roms pour thème du film. Latcho Drom, Gadjo Dilo et Vengo de Tony Gatlif forment un parcours musical à travers l'Europe des Roms.

Deux des trois films de la "trilogie flamenca" de Carlos Saura (Carmen et L'Amour sorcier) ont des héros roms.

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Il en va de même de Montoyas y Tarantos de Vicente Escrivá, Luna Papa de Bakhtiar Khudojnazarov, Gypsy Caravan (2007) de Jasmine Dellal, Snatch (2000) de Guy Ritchie et Mohamed Bertrand-Duval, film d'Alex Métayer.

Rajko Djuric (1947-) est l’auteur de plusieurs romans et poèmes dont Sans maisons, sans tombe - Bi kheresqo bi limoresqo (recueil de poèmes, Paris, L'Harmattan), Les rêves de Jésus Christ (Montpellier, 1996) et Malheur à qui survivra au récit de notre mort (Buzet-sur-Tarn, 2003).

Mateo Maximoff (1917-1999) a écrit La Septième Fille (Romainville, 1982), La poupée de Maméliga (Romainville, 1986), Les Ursitori (Romainville, 1988) et Le prix de la liberté (Port-de-Bouc, Wallada, 1996).

Esméralda Romanez (1949- France) est l'auteure de Les Chemins de l'arc-en-ciel (Wallada) et De coups de cœur en coups de gueule (édition Lacour à Nîmes).

Django Reinhardt et Manitas de Plata (né dans une caravane à Sète) sont sans doute deux des Roms les plus célèbres au monde

Les Roms sont connus pour être d'excellents musiciens et danseurs. En Espagne, ils ont influencé le flamenco et ils sont devenus les protagonistes de ce genre. Dans la plupart des pays d'Europe centrale et orientale, les musiciens tziganes ont été très recherchés pour les mariages, funérailles, etc.

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En France, leurs talents d'amuseurs publics et de dresseurs de chevaux ont généré les familles du cirque célèbres comme les Bouglione ou les Zavatta.

Cette note sur les Roms puise l’essentiel de ses informations sur l’excellent article de Wikipedia qui leur est consacré, avec de nombreux autres détails passionnants http://fr.wikipedia.org/wiki/Roms

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Photo Gilles Martin-Raget

 

13 décembre 2008

Les fils du vent

Ca fait du bien de se poser. Réveil en douceur, Mirou sur les jambes, soleil déjà haut. Tout est encore silencieux dans la maison.

Pendant que je traversais la France en TGV, mes livres dépassaient la barre des 130 000 lecteurs, le blog connaissait une bien joyeuse animation et mon troisième chapitre s'écoulait de mes doigts.

Il s'intitule Les fils du vent, la très belle expression que les Roms emploient volontiers pour parler d'eux-mêmes. Il s'ouvre sur un extrait d'un livre de Tchalai, écrivain-journaliste Rom.

" Nous n’avons inventé aucun alphabet, aucune religion […]. Nous n’avons eu aucun grand poète héroïque, aucun législateur, aucun roi pacificateur, aucun chef de guerre, aucun mythe universel. Nous sommes le mythe. "

Il met en scène deux nouveaux personnages, deux Roms qui vivent aux Saintes-Maries. En voici le début, qui se veut un clin d'oeil respectueux à Swing, le film de Tony Gatlif.

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Tony Lautari traversa la petite cour écrasée de soleil et entra dans la cuisine. Il fit réchauffer pour la dixième fois, dans une casserole cabossée, du café préparé le matin. Il se versa un verre du liquide noir brûlant, ajouta deux sucres, sirota une gorgée et repartit s’installer dans le séjour minuscule qui donnait sur la rue. Sa guitare l’y attendait.

Au moment où il s’assit, Rajko Vasilescu arriva et passa la porte grande ouverte. Il semblait de mauvaise humeur.

Les Lautari sont des musiciens traditionnels, pour la plupart tsiganes.

Mon chapitre se termine sur ces mots :

Nous sommes les fils du vent. Rien n’est plus insaisissable que le vent.


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Photos : Tchavolo Schmitt, l'acteur et musicien Rom qui joue le rôle de Miraldo dans "Swing"

 

30 mars 2009

Le kobyz et les chamanes

La Mongolie est vraisemblablement le berceau mondial du chamanisme, qui a ensuite diffusé un peu partout autour de la Terre en suivant les grandes migrations :

- vers le nord, il a atteint la Sibérie puis le continent américain (accessible à pied sec par le détroit de Bering quand la banquise était permanente il y a quelques milliers d'années) jusqu'à son extrémité la plus au sud.

- vers l'ouest, il s'est répandu partout en Asie et jusqu'en Europe, au gré des grandes invasions à différentes époques (comme celles d'Alexandre vers l'Asie et celles de Gengis Khan vers l'Europe quelques siècles plus tard)

- il est aussi très répandu en Afrique, où on parle plutôt d'animisme.

Hier après-midi, j'ai terminé l'écriture du chapitre 9 de "La veuve obscure". Il fait intervenir une chamane mongole et je l'ai initialement décrite comme se servant d'un tambour pour faciliter sa transe. C'est, en effet, l'instrument utilisé par de nombreuses formes de chamanisme, comme par exemple chez les Hopis en Amérique du Nord.

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Après avoir lu le chapitre, Anti, chercheuse dans l'âme qui ne s'arrête jamais à ce qui semble évident, a alors fait une petite vérification sur le web et là, surprise : chez les Mongols et d'autres peuplades culturellement proches, comme les Kazakhs par exemple, ce n'est pas le tambour qui est utilisé mais une sorte de viole, nommée de façon générique le kobyz.


 


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Voici la légende qui raconte sa naissance.

"Lorsque Korkyt eut vingt ans, un esprit vint le voir en rêve pour lui dire qu’il ne vivrait pas plus de 40 ans. Korkyt partit alors à la recherche de l’im-mortalité. Il enfourcha sa chamelle, Zhelmaïa (litt. “rapide comme le vent”), et se rendit vers le soleil levant.

Il vit un jeune garçon aux yeux bleus qui, debout, creusait une tombe. Korkyt lui demanda ce qu’il faisait. Le garçon lui répondit qu’il creusait une tombe pour Korkyt. Ce dernier s’enfuit aussitôt et alla vers le soleil couchant. Un jeune homme agenouillé creusant une tombe l’y attendait.

Il repartit vers le nord et aperçut alors un homme adulte aux yeux bleus mais dont les cheveux grisonnaient. Ce dernier était dans la tombe jusqu’à la ceinture. Korkyt se rendit alors au sud mais là, dans une fosse, l’attendait un vieillard dont les yeux bleus lui étaient familiers. Ainsi, aux quatre coins de la terre, la mort l’attendait et une tombe était prête à l’accueillir.

Korkyt retourna donc chez lui et, sur les rives du Syr-Darya, fabriqua le premier kobyz. Pour ce faire, il sacrifia sa chamelle et tendit sa peau sur le nouvel instrument. Puis il déplia son tapis au-dessus du fleuve, s’assit et se mit à jouer jour et nuit. La musique, qui résonnait pour la première fois, charma toutes les créatures vivantes qui s’étaient rassemblées pour l’écouter. La mort vint à son tour mais, tant que la musique jouait, elle ne pouvait prendre Korkyt.

Un jour, comme il posait son kobyz pour boire, la mort s’approcha de lui et le fit passer dans le monde des esprits."

(Source : Le kobyz, l’ancienne viole des chamanes, par Saida Elemanova, Frédéric Léotar et Xavier Hallez, collection Maison des Cultures du Monde, http://mcm.bois.free.fr/booklet260115.pdf)

Le kobyz est donc l'équivalent du tambour chamanique sibérien. Il joue plusieurs rôles différents, en particulier celui de porte vers les mondes des esprits mais aussi de monture pour les parcourir ou encore d’outil sonore imitant les cris des animaux sauvages.


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Le chamane traverse, lors de sa transe, la porte qui le sépare des autres mondes en se regardant dans un miroir placé à l’intérieur de la caisse de résonance.

C'est ce qui lui permet de communiquer avec les aruakh (les esprits des anciens) et de recevoir leurs prédictions.

Pour revenir à mon chapitre, j'ai supprimé aussitôt l'allusion au tambour et mis dans les mains de ma chamane un kobyz, en reprenant certains des éléments que je viens de reproduire ici. Deux détails m'ont semblé particulièrement frappants:

- Le ou la chamane enfourche son kobyz pour voyager dans les mondes des esprits. La similitude avec la sorcière sur son balai est remarquable mais pas forcément inattendue. Sous Gengis Khan, les Mongols sont en effet arrivés jusqu'en Europe centrale autour du 13e siècle. Ils ont très bien pu transmettre cette image au passage, de même qu'ils ont apporté avec eux la plupart des fleurs et herbes que l'on trouve désormais dans les Alpes.

- La chamelle mythique qui est impliquée dans la création du premier kobyz s'appelle Zhelmaïa, ce qui signifie " rapide comme le vent ". Cela m'a fait penser immédiatement aux Roms qui se surnomment " les fils du vent " et à Lilith dont le nom veut dire " l'esprit du vent ". C'est pourquoi, dans mon chapitre, j'ai appelé la chamane Zhelmaïa.

Lorsque je lui en ai parlé, Anti a rapproché le vent, donc l'air, du fait que les vierges noires - autres figures centrales de mon roman – sont liées à l’eau. En symbolisme, l'air représente la pensée et l'eau représente les sentiments. On peut y percevoir une opposition ou une complémentarité, pour ne pas dire une complétude.

Ainsi, venus du fond des âges, les différents échos que je croise tout au long de l'écriture se répondent en toute harmonie.

Les deux premières illustrations proviennent de l'article sur le kobyz cité plus haut.

10 mai 2009

De gammes et d'âmes

Encore une bien belle journée que celle d'hier. En fait, la plupart de nos journées sont belles. Il en faut vraiment beaucoup - et du sérieux - pour que ce ne soit pas le cas.


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Après un réveil tardif (vers 10h30, ce qui est tard pour moi), j'ai mis les dernières retouches à mon chapitre 11. Même si l'autosatisfaction est quelque chose dont je me méfie, je vais me risquer à dire que ces nouvelles pages marquent un pas en avant dans mon écriture. Je veux parler, plus exactement, de la façon dont j'ai décrit l'évolution graduelle des sentiments de Tony.

Il s'agit d'un Rom vivant aux Saintes-Maries. Il s'inspire en partie du personnage joué par Tchavolo Schmitt dans Swing, le film de Tony Gatlif. Il est l'un des deux protagonistes principaux de La veuve obscure avec Delia, jeune femme autour de qui tourne toute l'intrigue, dont je ne dirai pas beaucoup plus pour le moment. J'ai l'impression que je n'ai jamais su auparavant dépeindre aussi bien l'âme d'un homme, imprégné par l'histoire de son peuple, dont la générosité de coeur n'empêche pas les faiblesses et les zones d'ombre comme on en a tous. Empêtré dans ses sentiments et ses peurs, il se retrouve en position d'être le seul espoir de la jeune femme sur qui pèse une menace effrayante. Il n'a rien d'un héros et il va devoir se comporter comme tel.

En tout cas, il me tarde de connaître la suite de mon livre ! Ben oui, je suis la première personne à le lire et ne sais pas encore comment ça va tourner, tout ça, puisque j'écris au fur et à mesure que les idées surgissent, sans plan préétabli. Mais c'est aussi ce qui permet de laisser l'intrigue se développer sans qu'aucun indice ne laisse au lecteur la possibilité d'imaginer la suite - puisque moi-même je l'ignore au moment où j'écris la scène en cours.

 

11 mai 2009

La porte de toute merveille


En rentrant et en m'installant à mon PC pour lire les derniers commentaires sur le blog, j'ai ouvert un peu par hasard un fichier où je mets les citations que j'utilise pendant l'écriture de mes livres. Celles déjà prises pour La veuve obscure étaient en italique. Puis venaient quelques vers sublimes de Lao Tseu. Ils semblaient avoir été écrits pour décrire notre vision du ciel-mer en la magnifiant :

Deux, issus d'une même source mais portant des noms différents
Ce deux-un s'appelle mystère
Mystère au-delà du mystère
Porte de toute merveille.


Comme toutes les pensées vraiment profondes, celle-ci peut s'appliquer à bien des choses, tant mystiques que profanes. A commencer par le couple parfait, qui fusionne en une seule âme, à la fois deux et un. Une expérience profondément mystique et profane à la fois.

Aussitôt, j'ai repris mon manuscrit. Hier matin, quand j'ai mis la dernière main au chapitre 11, je n'arrivais pas à en sortir. D'habitude, une fois le chapitre terminé, je m'en détache et il peut se passer plusieurs jours, voire plusieurs semaines, avant que la suite ne m'apparaisse. Mais là, j'étais toujours avec mes personnages, en plein milieu d'une scène qui venait de trouver une conclusion temporaire mais qui appelait un développement immédiat. J'ai commencé par me dire : j'ai le temps, on va laisser décanter, j'y reviendrai un peu plus tard.

En fait, le "plus tard" est devenu "maintenant". J'ai écrit :

Chapitre 12

La porte de toute merveille

Et les mots se sont alignés sans effort. Tout était là, devant mes yeux, comme si je regardais un film se dérouler à la télé.

Je n'ai arrêté d'écrire que parce qu'il fallait que j'aille me coucher à une heure raisonnable, le weekend prolongé arrivant à sa fin. Mais j'y suis presque, j'en ai écrit plus des trois-quarts et ce qui reste est tout simple à raconter. Je terminerai d'ici ce soir.

La porte de toute merveille est devant moi, grande ouverte.

17 mai 2009

Dernière ligne droite pour la Veuve Obscure

Ca y est, je suis dans la dernière ligne droite pour l'écriture de La veuve obscure. C'est un moment qui varie d'un roman à l'autre, celui où je vois la façon dont l'histoire se termine. Parfois, c'est à deux chapitres de la fin, parfois un peu plus tôt. Ici, ça a été dès le chapitre 11 (sur 17 prévus).

Alors, tout s'accélère. Depuis le début, j'écrivais en moyenne deux chapitres par mois. Les chapitres 11, 12 et 13 se sont enchaînés en six jours seulement.

Je m'amuse souvent à faire du chapitre 13 un passage aussi dramatique que possible. Petit clin d'oeil pour le lecteur qui le remarque, le nombre 13 symbolisant le début d'un nouveau cycle, le basculement, la mort sous une forme ou une autre.

Ensuite, tout le jeu consiste à faire grimper l'adrénaline pendant encore au moins deux à trois chapitres, pour que l'on reste accroché jusqu'au bouquet final, le tout dernier chapitre étant celui du retour au calme.

Une règle de base dans un roman et plus spécifiquement dans un thriller, c'est qu'une fois arrivé au bout, il ne doit rester aucune zone d'ombre et que tout, absolument tout ce qui a été introduit au fil des pages doit avoir servi à quelque chose. Autrement dit, si on lance des choses en l'air, il faut qu'elles retombent et pas n'importe comment. Rassembler ce qui est épars...

Or, si l'intrigue principale va atteindre son aboutissement sans difficulté, il me reste plusieurs actions secondaires apparues au fil des pages qu'il faut mener à leur terme de façon utile. Et là, depuis ce matin, je tâtonnais un peu lorsque j'y pensais. Mon problème n'était pas ce qu'il restait à raconter mais l'ordre dans lequel le faire. Question de rythme, mais aussi de cohérence et de clarté.

J'en ai parlé avec Anti, sans lui révéler où je voulais en venir, mais en passant en revue ces actions inachevées.

Et tout s'est mis en place, du moins dans ma tête. Il ne reste plus qu'à écrire. Il est tout fait possible que j'aie terminé d'ici la fin du mois, tellement cela me semble désormais tracé.


02 juin 2009

La terre ouverte

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Les signes, on les voit ou pas mais une chose est sûre, ils sont partout sous nos yeux.

Dimanche, j'ai commencé à écrire le chapitre 15 de La veuve obscure. Sans dévoiler son contenu, il y est question d'un ciel partagé en deux entre beau temps et nuages d'orage, d'une sainte, d'un loup et d'un soleil qui devient noir.

La citation qui prélude au chapitre est un extrait d'une chanson de Barbara, Le soleil noir :


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Mais la terre s'est ouverte,
Là-bas, quelque part,
Mais la terre s'est ouverte,
Et le soleil est noir


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Je laisse mon manuscrit en plan, nous partons chez notre ami Gordon, je prends quelques photos de sa piscine. En les regardant hier soir, je réalise qu'elles montrent un ciel partagé en deux entre beau temps et nuages d'orage, le pic Saint-Loup semblable à la terre ouverte, et - en jouant certes un peu avec l'image - un soleil noir.

 

Hier, je continue un bout de l'écriture du 15 avant que nous allions terminer l'après-midi tous ensemble à la plage. Sur notre route, nous croisons Aigues-Mortes qui joue un rôle-clé dans Le septième livre et la bifurcation vers les Saintes-Maries-de-la-Mer, qui est au centre de La veuve obscure.

 

En traversant le paysage horizontal de la Camargue, mon esprit fait des volutes au dessus des étangs à la recherche des traces semées par mes personnages.

 

 

04 juin 2009

"La veuve obscure", c'est fait

Et de huit ! J'ai terminé hier, le 03/06/09, l'écriture de La veuve obscure, mon huitième roman. J'avais fini le chapitre 15 mardi et j'ai enchaîné le 16 et le 17 hier en rentrant.

Nous avons ouvert - et bu - une bouteille de champagne rosé pour fêter ça.

Bien que j'y aie consacré pas mal de notes sur le blog depuis octobre dernier, j'ai gardé soigneusement secret le thème de ce livre jusqu'à maintenant. Le moment est venu de dévoiler ce qui devrait être la quatrième de couverture.

L'histoire

Affolée par la mort brutale de son compagnon à Marseille dans des circonstances troubles, Delia part se cacher aux Saintes-Maries-de-la-Mer, où elle a un petit appartement. Des cauchemars récurrents la hantent : dans son enfance, elle fuyait un loup ; désormais c'est un homme qui la poursuit et tente d'abuser d'elle. Alors qu'elle apprend qu'elle est enceinte, elle croise dans la rue l'homme de ses cauchemars, qui se met à la traquer. Delia se confie à Tony, un Rom, qui va tout faire pour la protéger. Mais qui est vraiment son mystérieux agresseur ? Homme ? Loup ? Ou les deux à la fois ? Face aux ténèbres, nos peurs les plus viscérales sont promptes à ressurgir.

 

 

La suite : relecture et mise en ligne le 21 juin

 

Le manuscrit va maintenant être relu dans sa continuité par Anti, Miss You et moi. Je cherche, si possible, deux personnes qui accepteraient de le faire aussi en avant-première. Le but est de réunir toutes les critiques, remarques, corrections et incohérences.

Je souhaite mettre en ligne la version finale sur mon site pour le jour du solstice, le 21 juin, en téléchargement gratuit comme à l'accoutumée. Il y est, en effet, beaucoup question de ténèbres et de lumière, et le soleil y joue un rôle central.

 


 

TRADUCTION DES CITATIONS ANGLAISES

Chapitre 3

 

Stuck in my head again

 

Feels like I’ll never leave this place

There’s no escape

I’m my own worst enemy

 

 

 

Englué dans ma tête à nouveau

J’ai l’impression que je ne partirai jamais d’ici

Il n’y a pas d’échappatoire

Je suis mon pire ennemi

Chapitre 6

 

Under the moonlight,

You see a sight that almost stops your heart
You try to scream

But terror takes the sound before you make it
You start to freeze

As horror looks you right between the eyes
You're paralyzed

 

 

 

 

Sous la lumière de la lune

Ce que tu vois arrête presque ton cœur
Tu essaies de crier

Mais la terreur arrête le son avant que tu ne l’émettes
Tu commences à geler

Alors que l’horreur te regarde droit dans les yeux
Tu es paralysé

 

Chapitre 7

 

Pain, unlike pleasure, wears no mask

 

 

 

La douleur, à la différence du plaisir, ne porte aucun masque

 

Chapitre 9

 

Oh a storm is threatening

My very life today

If I don’t get some shelter

Oh yeah, I’m gonna fade away

 

 

Oh une tempête menace

Ma propre vie aujourd’hui

Si je ne trouve pas un refuge

Oh oui, je vais disparaître

 

 

 


[1] Voir Le septième livre.

[2] Voir Le septième livre.

[3] Voir Le septième livre.

[4] Voir La femme primordiale.

[5] Voir Les trois perles de Domérat et Le miroir noir.

[6] Voir Le septième livre.

[7] Voir Le miroir noir.

La veuve obscure
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