XVII

 

Un fugitif.

 

Les habitants de Saint-Quentin savaient bien quel terrible jeu ils jouaient en opposant à la triple armée espagnole, flamande et anglaise qui entourait leurs murailles cette opiniâtre résistance dont la fortune de Philippe II venait de triompher.

Ils ne songèrent donc pas plus à demander merci que, selon toute probabilité, le vainqueur ne songea à leur accorder miséricorde.

C’était la nature des guerres de cette époque d’entraîner à leur suite d’effroyables représailles. Dans ces armées composées d’hommes de tous pays, où des condottieri d’une même nation combattaient souvent l’un contre l’autre et où les engagements d’argent étaient, en général, assez mal tenus par les parties contractantes, le pillage était porté d’avance en ligne de compte comme complément de solde et devenait même parfois, en cas de défaite, la solde unique. Seulement, dans ce cas, on pillait les amis au lieu de piller les ennemis.

Aussi, nous l’avons vu, la défense avait-elle été désespérée partout, excepté sur ce point où la compagnie du Dauphin avait faibli. L’ennemi occupait déjà la tour Rouge, l’amiral était déjà pris, Philibert était déjà sur le rempart, que l’on se battait encore, non plus pour sauver la ville, mais pour tuer et être tué, sur trois autres brèches, celles qui étaient défendues par le capitaine Soleil, par la compagnie de M. de La Fayette et par celle de M. Dandelot, frère de l’amiral.

Il en était de même sur plusieurs points de la ville : les Espagnols, en pénétrant dans la place par la rue du Billon, avaient trouvé des groupes de bourgeois armés qui défendaient le carrefour de Cépy et l’entrée de la rue de la Fosse.

Cependant, aux cris de : « Ville gagnée ! » à la lueur du feu, à la vue de la fumée, ces résistances partielles s’éteignirent ; la brèche du capitaine Soleil fut forcée, puis celle de M. de Lafayette, puis enfin la dernière, celle de M. Dandelot.

À mesure que ces brèches étaient prises, on entendait de grands cris auxquels succédait un silence sombre ; ces cris, c’étaient des cris de victoire ; ce silence, c’était celui de la mort.

La brèche forcée, ses défenseurs égorgés ou reçus à rançon, – si on les jugeait à leur mine assez riches pour se racheter, – les vainqueurs se ruaient sur la partie de la ville la plus proche du rempart où ils avaient pris pied, et le pillage commençait.

Il dura cinq jours.

Pendant cinq jours, l’incendie, le viol et le meurtre, ces hôtes dévastateurs des villes prises d’assaut, se promenèrent par les rues, s’asseyant au seuil des maisons désertes ou renversées et se vautrant jusque sur les dalles sanglantes des églises.

Rien ne fut épargné : ni femmes, ni enfants, ni vieillards, ni moines, ni religieuses. Dans une piété pour les pierres qu’il n’avait pas pour les hommes, Philippe II avait donné l’ordre de respecter les édifices sacrés, craignant sans doute que les sacrilèges commis ne retombassent sur sa tête ; l’ordre fut inutile, rien n’arrêta la destruction aux mains des vainqueurs. L’église de Saint-Pierre-au-Canal fut renversée comme par un tremblement de terre ; la Collégiale, trouée à jour par les boulets, veuve de ses magnifiques vitraux de couleur brisés par les décharges d’artillerie, fut dépouillée de ses ciboires de vermeil, de ses vases et de ses chandeliers d’argent ; le grand Hôtel-Dieu fut brûlé, et l’hôpital des Belles-Portes, l’hôpital de Notre-Dame, l’hôpital de Lembay, l’hôpital de Saint-Antoine, le béguinage des grainetiers et la maison du Séminaire ne présentèrent plus, ces cinq jours écoulés, qu’un monceau de ruines.

Une fois le rempart envahi, une fois la résistance des rues anéantie, chacun n’avait plus songé qu’à subir le destin ou à y échapper ; les uns avaient tendu la gorge au couteau ou à la hallebarde, les autres s’étaient réfugiés dans des caves, dans des souterrains, où ils espéraient se dérober aux regards des ennemis ; d’autres, enfin, s’étaient laissés glisser du haut en bas des remparts, essayant de passer à travers les tronçons mal joints des trois armées. Mais presque tous ceux qui avaient tenté ce dernier moyen de fuite avaient servi de but aux arquebusiers espagnols ou aux archers anglais, et bien peu avaient échappé aux balles des uns ou aux flèches des autres.

On égorgeait donc, non seulement dans la ville, mais aussi hors la ville ; non seulement sur les remparts, mais encore dans les fossés, dans les prairies, et jusque dans la rivière, que quelques désespérés essayaient de traverser à la nage.

Cependant, la nuit vint et le bruit des fusillades cessa.

Il y avait à peu près trois quarts d’heure que la nuit était venue, il y avait à peu près vingt minutes que le dernier coup d’arquebuse s’était fait entendre, lorsqu’un léger frissonnement agita les roseaux de la partie du rivage de la Somme qui s’étendait des sources du Grosnard à la coupure faite en face de Tourival pour laisser pénétrer l’eau de la rivière dans les fossés de la ville.

Ce frissonnement était si léger, qu’il eût été impossible à l’œil le plus perçant ou à l’oreille la plus exercée de distinguer, à dix pas de distance, s’il était causé par les premiers souffles de la nuit ou par le mouvement de quelque loutre se livrant à l’exercice nocturne de la pêche. Tout ce que l’on eût pu voir, c’est qu’il s’approchait insensiblement du fil de l’eau, assez peu profonde en cet endroit ; aussi, arrivé à la lisière des roseaux, le frémissement cessa-t-il pendant quelques minutes à la suite desquelles on eût pu entendre comme le bruit d’un corps qui plonge. En même temps, des bulles d’eau montèrent du fond de la rivière à la surface.

Quelques secondes après, un point noir apparut au milieu du cours de la rivière ; mais, ne demeurant visible que juste le temps qu’il faut à un animal vivant dans notre atmosphère pour reprendre haleine, il disparut aussitôt.

Deux ou trois fois encore, à des distances égales, sans se rapprocher d’un bord ni de l’autre, et toujours suivant le fil de l’eau, le même objet disparut pour reparaître encore.

Puis, enfin, le nageur – car, au fur et à mesure qu’il s’éloignait de la ville rugissante de douleur et qu’un double regard jeté à droite et à gauche l’assurait que les deux rives de la Somme étaient désertes, l’individu dont nous suivons la trace paraissait moins craindre de laisser reconnaître qu’il appartenait à l’espèce du genre animal qui, de son autorité privée s’est déclarée la plus noble ; – puis enfin, disons-nous, le nageur dévia volontairement de la ligne droite et, après quelques vigoureuses brasses pendant lesquelles le sommet de sa tête seul apparaissait à la surface de l’eau, il aborda sur la rive gauche du fleuve, juste à un endroit où l’ombre d’un groupe de saules rendait l’obscurité plus épaisse encore que dans les endroits découverts.

Un instant il s’arrêta, retint son haleine et, demeurant aussi muet et aussi immobile que le tronc rugueux contre lequel il s’était appuyé, il interrogea, avec tous ses sens rendus plus subtils par l’idée du péril auquel il venait d’échapper et de celui qui le menaçait encore, l’air, la terre et l’eau.

Tout semblait silencieux et tranquille ; la ville seule, couverte d’un panache de fumée au milieu duquel s’élevait parfois un jet de flammes, semblait, comme nous l’avons dit, se débattre dans les tortures d’une douloureuse agonie.

Le fugitif, alors, par cela même qu’il se sentait à peu près en sûreté, parut éprouver un plus vif regret d’abandonner ainsi une ville dans laquelle il laissait sans doute des souvenirs d’amitié ou d’amour chers à son cœur. Mais ce regret, si vif qu’il fût, ne parut pas lui inspirer un moment le désir de revenir sur ses pas ; il se contenta de pousser un soupir, de murmurer un nom ; et, après s’être assuré que son poignard, seule arme qu’il eût conservée et qu’il portait au cou, suspendu à une chaîne dont, le jour, on pouvait contester la valeur mais que, la nuit, rien n’empêchait de prendre pour de l’or ; après s’être assuré, disons-nous, que son poignard jouait facilement dans le fourreau et qu’une ceinture de cuir à laquelle il semblait attacher une importance réelle continuait de serrer sous son pourpoint la taille mince et flexible dont la nature l’avait doué, il s’élança vers les marais de l’Abbiette de ce pas qui tient le milieu entre le pas de course et le pas ordinaire, et que la stratégie moderne a baptisé du nom de pas gymnastique.

Pour quelqu’un qui eût été peu familier avec les alentours de la ville, le chemin que prenait le fugitif n’eût peut-être pas été sans danger. À l’époque où se passaient les événements que nous racontons, toute cette partie de la rive gauche de la Somme sur laquelle se hasarde notre coureur nocturne était occupée par des marais et des étangs qu’on ne traversait qu’à l’aide d’étroites chaussées ; mais ce qui devenait un péril pour un homme inexpérimenté offrait, au contraire, une chance de salut à celui qui connaissait les passes du boueux labyrinthe, et un ami invisible qui eût suivi des yeux notre homme et qui eût conçu des craintes sur le chemin qu’il prenait, eût été bien vite rassuré.

En effet, toujours du même pas et sans dévier un seul instant de la ligne de terrain solide qu’il devait suivre pour ne point s’engloutir dans quelques-unes de ces tourbières où le connétable avait si malheureusement envasé ses soldats, le fugitif traversa le marais et se trouva bientôt sur les premiers monticules de cette plaine mamelonnée qui s’étend du village de l’Abbiette au moulin de Cauchy et qui, lorsqu’elle est couverte d’épis, prend sous le souffle du vent qui les courbe l’aspect houleux d’une mer agitée.

Cependant, comme il devenait assez difficile de continuer à marcher du même pas au milieu de ces moissons à moitié sciées par l’ennemi pour en faire la paille de ses bivouacs ou la nourriture de ses chevaux, celui que nous avons pris à tâche de suivre dans sa course aventureuse appuya sur sa gauche et se trouva bientôt fouler un chemin battu qu’il semblait avoir eu pour but principal de rencontrer en exécutant la savante évolution qu’il venait de faire.

Comme il arrive chaque fois qu’un but est atteint, le batteur d’estrade, en sentant sous ses pieds le sable de la route au lieu du chaume de la plaine, s’arrêta quelques instants, aussi bien pour jeter un coup d’œil autour de lui que pour reprendre son souffle ; puis, dans une ligne qui l’éloignait plus directement de la ville qu’aucune de celles qu’il avait suivies jusque-là, il continua son chemin. Il courut ainsi un quart d’heure à peu près ; puis il s’arrêta de nouveau, l’œil fixe, la bouche entrouverte, l’oreille tendue.

À droite, à cent pas dans la plaine, avec ses grands bras de squelette, s’élevait le moulin de Cauchy ; son immobilité dans les ténèbres lui donnait le double de sa grandeur ordinaire.

Mais ce qui avait arrêté court le fugitif, ce n’était point la vue de ce moulin, qui ne semblait pas lui être inconnu, et qui, sans doute, lui apparaissait, non pas, comme à don Quichotte, sous la forme d’un géant, mais sous sa véritable forme ; ce qui avait arrêté court le fugitif, c’était un rayon de lumière qui avait glissé tout à coup par la porte du moulin et le bruit d’une petite troupe de cavaliers qui arrivait directement à son oreille, tandis que, s’approchant incessamment de lui, une masse compacte et mobile se faisait de plus en plus visible à ses yeux.

Il n’y avait pas de doute, c’était une patrouille espagnole qui battait la campagne.

Le fugitif s’orienta.

Il était juste à l’endroit où avait eu lieu contre Emmanuel Philibert l’échauffourée du bâtard de Waldeck, échauffourée dans laquelle certains aventuriers de notre connaissance avaient été si mal traités, et qui avait eu pour le pauvre Fracasso particulièrement de si déplorables suites. À gauche, était le petit bois par lequel deux des assaillants s’étaient enfuis ; ce bois ne paraissait point être étranger à notre inconnu ; il s’y élança avec la rapidité d’un daim effarouché et se trouva sous le couvert d’un taillis de vingt ou vingt-cinq ans, dominé de place en place par de grands arbres qui semblaient les aïeux de toute cette menue futaie.

Il était temps : la troupe prenait le chemin à quinze pas de lui au moment même où il disparaissait dans le petit bois.

Soit qu’il pensât que ses facultés auditives fussent augmentées par le contact du sol, soit qu’il se crût plus en sûreté couché à plat ventre que debout, le fugitif se jeta la face contre terre et demeura aussi immobile et aussi silencieux que le tronc du chêne au pied duquel il était couché.

Notre homme ne s’était pas trompé ; c’était bien une troupe de cavaliers ennemis qui battait les chemins et qui peut-être même, avertie de la prise de la ville par quelque messager ou par la vue des flammes et de la fumée qui s’élevaient à l’horizon, allait lui réclamer sa part du butin.

Quelques mots espagnols prononcés par les cavaliers comme ils passaient à la hauteur du fugitif ne laissèrent à celui-ci aucun doute sur leur identité.

Il en devint plus immobile et plus muet que jamais.

Puis, quand, dans cette immobilité et ce mutisme, il eut donné aux rôdeurs nocturnes le temps de s’éloigner, quand le bruit de leurs voix fut éteint tout à fait, quand le retentissement des pas de leurs chevaux fut près de s’éteindre, il se souleva doucement et, soit pour prendre un parti sur la route qu’il devait suivre afin d’éviter de pareilles rencontres, soit pour attendre que les battements de son cœur, dont la violence accusait la vivacité de ses émotions, se fussent un peu calmés, il se souleva lentement, sur ses genoux d’abord, puis sur ses mains, rampa pendant la longueur d’une toise et, sentant aux aspérités des racines qui sortaient de terre qu’il était protégé par l’ombre d’un de ces grands arbres semés de place en place dans le taillis et dont nous avons parlé, il fit volte face et se trouva assis, le dos presque appuyé au tronc de l’arbre, le visage tourné vers le chemin.

Le fugitif, seulement alors, se permit de respirer librement et, quoique ses vêtements fussent encore tout imprégnés des eaux de la Somme, il essuya son front couvert de sueur et passa sa main fine et élégante dans les boucles de ses longs cheveux.

À peine avait-il achevé cette opération qui lui avait fait pousser un soupir de bien-être, qu’il lui sembla qu’un objet mobile qui planait au-dessus de sa tête caressait à son tour, et de la même façon qu’il venait de le faire, cette belle chevelure dont il paraissait, dans les circonstances ordinaires de la vie, prendre un soin tout particulier.

Curieux de savoir quel était cet objet animé ou inanimé qui se permettait à son endroit cette caressante familiarité, le jeune homme, – il était facile de deviner à la souplesse et à l’élasticité de ses mouvements que le fugitif était un jeune homme, – le jeune homme donc se renversa en arrière, s’appuya sur les coudes et essaya de distinguer, à travers les épaisses ténèbres, la forme de l’objet qui causait momentanément sa préoccupation.

Mais tout était si sombre autour de lui qu’il ne put rien distinguer qu’une ligne rapide et étroite placée tout à l’heure verticalement au-dessus de sa tête, maintenant au-dessus de sa poitrine, et qui se balançait avec roideur au souffle de la brise, laquelle tirait des arbres environnants ces murmures nocturnes et indécis qui font frissonner le voyageur disposé à les prendre pour la plainte des âmes en peine.

Nos sens, on le sait, suffisent rarement, isolés, à nous donner une idée nette des objets avec lesquels ils sont mis en contact et ne se complètent que les uns par les autres. Notre fugitif résolut donc de compléter la vue par le toucher, l’œil par la main ; il étendit la main, en effet, et demeura immobile et, pour ainsi dire, pétrifié ; puis, tout à coup, comme s’il eût oublié que la situation précaire où il se trouvait lui faisait une obligation du mutisme et de l’immobilité, il jeta un cri et s’élança hors du bois, en proie à la plus effroyable terreur.

Ce n’était point une main qui venait de caresser amoureusement sa noire chevelure, c’était un pied, et ce pied, c’était celui d’un pendu.

Inutile de dire que ce pendu était notre ancienne connaissance le poète Fracasso qui, ainsi que le bruit en avait couru, avait, après la malheureuse échauffourée du bâtard de Waldeck, trouvé, au participe passé, la rime qu’il avait si longtemps et si inutilement cherchée à l’infinitif.